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Ce n’était pas seulement depuis son arrivée en France que le maréchal Clausel avait conçu l’accomplissement de ces grands projets. Déjà lors de l’expédition de Mascara, voulant peut-être effrayer le bey de Constantine, il avait investi de cette dignité le mamelouk Yousouf; mais, comme celui-ci ne pouvait aller prendre immédiatement possession de sa charge, le gouverneur général lui avait assigné la résidence et le commandement de Bône, qui furent à cette occasion enlevés au général Monck d’Uzer. Dans ce poste, Yousouf devait, au moyen d’agents dévoués et de négociations diplomatiques adroitement conduites, ou à défaut par la force des armes, préparer les voies à la conquête. Les pouvoirs du nouveau bey ne furent pas bien définis; l’institution de ces gouverneurs de province représentait, aux yeux des Arabes, une autorité presque sans limites et comportait des privilèges excessifs, que la France ne pouvait pas déléguer. En laissant au bey français de Constantine le soin de se faire reconnaître par ceux qui se déclareraient ses partisans, et de s’imposer par les armes à ses adversaires, on s’épargnait peut-être quelques-uns des embarras de la protection, mais on avait à tolérer des actes qui, autorisés par le droit public du pays, n’auraient pu être avoués par la France. En résumé, Yousouf ne justifia en aucune façon le choix dont il avait été l’objet: en adoptant les mesures violentes et arbitraires des beys turcs, il aliéna toutes les tribus voisines, et ne sut réaliser aucune des magnifiques espérances qu’il avait fait entrevoir au maréchal, et sur lesquelles celui-ci avait beaucoup compté pour le succès de son entreprise.
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Malgré ces fautes, on ne peut s’empêcher de reconnaître que l’expédition de Constantine ne fût bien conçue. Politiquement, nous ne pouvions nous dire les maîtres de l’Algérie, tant qu’un lieutenant de l’ex-dey nous disputerait la possession de la partie la plus importante de l’ex-régence. Administrativement, cette province manquait à notre autorité, elle nous privait des ressources infinies qu’elle produit, et nous ôtait les moyens de faire servir à sa domination la docilité traditionnelle de ses habitants; car c’est un fait digne d’être remarqué, dit M. Enfantin dans son excellent Programme de Colonisation, qu’à toutes les époques de l’histoire de l’Afrique septentrionale, la conquête, l’occupation et la colonisation se sont faites de l’est à l’ouest. Non seulement les conquérants carthaginois, romains, arabes, ont marché dans cette direction avec leurs armées, mais ils suivaient la même route pour organiser et civiliser progressivement le pays conquis.
Ainsi Rome, pendant sa longue domination, a toujours conservé son caractère purement militaire dans l’ouest, tandis qu’elle avait porté tout son ordre civil dans l’est. Le christianisme lui-même confirme cette marche de la civilisation en Afrique de l’est à l’ouest. Après Carthage, Hippone, Cirta, Madaure et Mila, ajoute M. Carette, quelles sont les villes dont l’église a rendu le nom célèbre ? Le nombre des évêchés diminue dans une progression rapide en allant de l’est à l’ouest; le nombre de villes portant le nom de colonia diminue également dans cette direction, à mesure que croissait au contraire le nombre des noms indicateurs de camps, de forteresses, d’établissements militaires. Le même auteur fait observer, en outre, que l’est renfermait plusieurs lieux désignés par le nom d’horrea (magasins, dépôts de céréales), tandis que l’ouest n’en renfermait aucun; que dans tous les écrivains anciens, les mots qui rappelaient la fertilité de la terre et la facile soumission des habitants s’appliquaient à la partie orientale, et que ceux qui rappelaient au contraire la rigueur du climat, la stérilité du sol et la férocité des habitants, s’appliquaient surtout à la partie occidentale; enfin que les révoltes principales contre l’autorité romaine partaient toujours de l’ouest.
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Sous la domination turque, le beylik de Constantine était un vrai royaume dans le royaume: sa nombreuse population, l’étendue et la richesse de son territoire, ses relations faciles avec la fertile régence de Tunis, sa profondeur dans l’intérieur des terres, l’élévation et par conséquent la température modérée de ses plaines; enfin la douceur d’une population qui se laissait gouverner par quelques centaines de Turcs, rendaient ce beylick et son bey incomparablement supérieurs à ceux de Tittery et d’Oran. Pour nous, sa conquête avait encore un autre avantage, celui de nous assurer la complète possession de nos anciens établissements de la côte d’Afrique; établissements qui sont contemporains de celui de Tunis (Tandis qu’en 1520 Kaïr-ed-Din s’emparait de Bône et de Constantine, des négociants provençaux traitaient avec les tribus de la Mazoute pour faire exclusivement la pèche du corail depuis Tabarka jusqu’à Bône).
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Au surplus, les circonstances paraissaient on ne peut plus favorables pour accomplir cette conquête le bruit de la mort d’Ahmed Bey venait de se répandre le nombre de ses ennemis grossissait de jour en jour et sa tyrannie devenait de plus en plus odieuse aux populations. D’un moment à l’autre la possession de Constantine pouvait donc être obtenue. Le maréchal Clausel pensa qu’afin de se préparer à cette éventualité il convenait de faire un pas de plus sur la route de la capitale du beylik, et fit occuper la position de Dréan, à six lieues au sud de Bône. La soumission presque immédiate de plusieurs tribus en fut la première conséquence. Dans le cours d’une tournée entreprise pour établir son autorité, Yousouf avait été reçu en ami par les Arabes des environs de la Calle, qui conservaient le souvenir des anciens établissements français ces bons rapports, joints aux avantages bien connus d’une position abandonnée seulement depuis neuf ans, décidèrent le gouverneur général à ordonner la nouvelle occupation de la Calle. Elle s’effectua non seulement sans résistance, mais avec l’assentiment des indigènes; et depuis lors la possession n'a pas été disputée.
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Depuis cinq ans, les Arabes de la province s’étonnaient que la France laissait le bey de Constantine exercer en paix un pouvoir qui aurait dû tomber avec celui du pacha d’Alger. Nous avons déjà vu qu’en 1833, un chef de Touggourt avait réclamé l’honneur de concourir au renversement de Hadj Ahmed; l’année précédente, un autre chef des tribus du désert, Farhat-Ben-Sagier, avait fait une pareille offre. Bon nombre de tribus, exaspérées par les cruautés et les exactions du bey, demandaient vengeance, et l'on pouvait espérer, avec l’assistance des unes, la neutralité ou l’indifférence de beaucoup d’autre:, de mener à bonne fin cette entreprise. L’obéissance, la soumission du pays étaient assurées si les français ne restaient pas toujours attachés au rivage, trop éloignés des alliés qu'ils trouveraient à l’intérieur pour pouvoir les protéger avec efficacité. Ces idées, généralement répandues parmi les Arabes, emportaient d’ailleurs la croyance, utile à entretenir, que rien n’était impossible à la France, qu’il ne s’agissait pour elle que de vouloir.
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C’est au milieu de cette situation des choses et des esprits que le maréchal Clausel arriva à Alger vers la fin du mois d’août. Déjà ses lieutenants, instruits de ses projets, avaient accompli de grands travaux et plusieurs mouvements stratégiques pour préparer le succès, lorsque tout à coup (8 septembre) M. de Rancé, un de ses aides de camp, arriva de France, apportant la nouvelle de la dissolution du cabinet dont M. Thiers était président. Bientôt après on sut que le maréchal Maison, ministre de la guerre, qui avait accueilli favorablement le projet d’expédition, venait d’être remplacé par M. le lieutenant général Bernard, esprit froid, calculateur, réservé dans ses actes, et aimant à ne rien livrer au hasard.
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Moins enthousiaste que le précédent, le nouveau ministère crut devoir différer l’envoi des renforts promis, et discuta même avec le comte Clausel le mérite de ses plans de campagne; pendant ces délais, les tribus, découragées par l'immobilité des français, travaillées par les agents d’Abd-el-Kader et d’Ahmed Bey, se montrèrent en armes dans plusieurs parties de la régence. En présence de cette nouvelle situation, et reconnaissant que le nombre d’hommes qu’il avait demandé serait insuffisant pour accomplir ses projets, le maréchal voulut revenir sur ses premiers chiffres et souleva une discussion fort longue et très subtile. Il disait au ministre de la guerre « J’avais demandé à votre prédécesseur trente-cinq mille hommes d’effectif réel; mais d’après les envois que vous m’annoncez, vous ne me donnez que trente-cinq mille hommes d’effectif général. Maintenant que la situation du pays s’est rembrunie, plus que jamais j’ai besoin de l’effectif réel de trente-cinq mille hommes. Les malades, les blessés, les empêchés de toute espèce ou employés dans l’intérieur des villes, ne peuvent nullement concourir au succès de mon expédition. » De son côté, le ministre lui répondait que notre situation n’était pas aussi difficile qu’il la représentait; que les rapports des divers chefs n’étaient point alarmants ; qu’il devait tenir compte aussi de l’ascendant personnel que, suivant ses propres rapports, il devait exercer sur les Arabes ; qu’en définitive il s’était engagé à faire réussir l’expédition avec trente-cinq mille hommes; que les chambres n’avaient voulu voter qu’un effectif de dix-sept mille hommes, et que la responsabilité ministérielle se trouvait suffisamment engagée en doublant ce chiffre; « qu’au reste on ne voulait point le placer dans une position critique, et qu’on le laissait libre de tenter ou d’ajourner l’expédition, selon qu’il le croirait le plus conforme à l’intérêt de la France ainsi qu’à l’honneur de nos armes. »
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L’examen impartial des dépêches échangées entre le ministre et le maréchal fait éprouver un sentiment douloureux à quelle subtilité de raisonnements et de langage se livrent ces deux chefs à propos d’une haute question qui appelait des calculs positifs, et non des arguties plus ou moins adroites ! En présence de l’indécision du gouverneur général, le cabinet ne devait pas un seul instant hésiter à prendre l’initiative et à contremander l’expédition. De son côté, en reconnaissant ou qu’il s’était trompé sur l’effectif nécessaire ou que des circonstances nouvelles exigeaient une armée plus considérable, le comte Clause! devait à la France et à lui-même d’ajourner une campagne qui ne pouvait dès lors que porter atteinte à sa gloire personnelle et compromettre gravement les intérêts du pays. Il n’en fut pas ainsi : première faute dont il convient du reste dans ses Explications. Nous ajouterons, nous, que ce fut la seule; car, une fois engagé dans la voie qu’il s’était tracée, il fit constamment preuve d’habileté, de courage et de sang-froid.
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