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A quoi rêve un Oriental ? Une question qui aurait pu paraître saugrenue
il y a quelques années devient incontournable de nos jours ! En ces
temps troubles et incertains, la question de savoir si l’Oriental,
l’Arabe et l’Autre en général peut rêver est essentielle. On est tenté
de savoir si cet Autre est capable de sensibilité et de cet exil dans
l’imaginaire afin de fuir la violence, la brutalité et la bestialité de
notre monde ? Cette question est d’autant plus importante que
l’Oriental est aujourd’hui réduit à deux figures, celles de Ben Laden
et du Roi Shahrayar, le héros brutal et cruel des “ Mille et une Nuits
”. La perception et l’image de l’Oriental et de l’Autre en général se
sont trouvées prisonnières dès le début de ce siècle de ces deux
figures ou idéaux types, pour reprendre les termes du sociologue
allemand Max Weber. La figure du terroriste n’est pas récente et a été
nourrie dans la mémoire occidentale par les récits et les travaux des
orientalistes et trouve ses origines dans les batailles féroces qui ont
opposé au Moyen Age les Croisés et les armées musulmanes. Les
expéditions des armées croisées pour libérer les Lieux Saints suite à
l’appel du pape Urbain II au Concile de Clermont en 1095 ont été à
l’origine de batailles impitoyables et sanguinaires. Près de trois
siècles durant, les batailles sauvages et farouches entre les Francs et
les armées musulmanes ont nourri les récits et les mémoires
collectives. La violence de ces affrontements a construit dans les
mémoires occidentales l’image d’un Autre musulman, nourri de haine, de
barbarie et de sauvagerie. Cette perception de l’Autre n’a jamais
quitté l’imaginaire occidental. Certes, la fin des Croisades et des
guerres a établi un semblant de paix entre les camps. Mais la figure de
la sauvagerie rattachée à l’Autre est restée ancrée définitivement dans
la mémoire collective de l’Occident. Certes, les doutes et les
interrogations suscités en Occident par les Lumières et les révolutions
au 18ième siècle ont été à l’origine du développement d’un orientalisme
tourmenté qui a suscité une certaine envie, voire même de la sympathie
vis-à-vis d’un Autre qui est resté dans les royaumes des dieux et qui
n’a pas répondu aux sirènes de la fin de la trajectoire du religieux.
Mais ces doutes ont été balayés par l’orientalisme conquérant du 19ième
siècle qui a rajouté à la figure de la sauvagerie et de la barbarie
celles du retard de l’Autre et de son enfermement dans les mythes et
les divinités et son incapacité à s’ouvrir sur le temps du monde. Ces
perceptions, ces discours et ces récits ont fini par construire la
prédominance de l’universel occidental et ont relégué l’Autre dans
l’obscurantisme et la violence.
Il faut dire aussi que la figure de l’Autre s’est progressivement
laïcisée tout au long de l’histoire des échanges entre l’Occident et
les peuples à sa marge. En effet, la figure de l’Autre a été rattachée
tout au long du Moyen Age au Musulman et au ressortissant de l’Arabie.
Cet Oriental était proche mais commençait aussi à illustrer la figure
de l’ennemi. Il était proche car il partageait avec l’Occident la
croyance en un Dieu unique qui devient le but ultime de l’être et
devient l’objet de sa quête existentielle. Il était proche aussi parce
qu’il s’est inscrit dans cette tradition qui trouve ses origines dans
le Moyen-Orient et qui a fait d’une divinité unique le lieu où l’être
retrouve sa complétude et son bonheur. Mais cet Oriental commençait
progressivement à prendre la figure de l’ennemi. En effet, l’avènement
de l’Islam s’est accompagné de la construction d’un important empire
qui a réduit à la marge et à l’histoire les empires chrétiens. Un
nouveau temps du monde et un universalisme se sont construits au Moyen
Age, ayant pour référence les découvertes des scientifiques arabes et
les rêves et les recherches théoriques des philosophes musulmans.
Ainsi, l’Autre était à l’époque l’Oriental, le Musulman et l’Arabe. Un
Autre auquel vont s’affronter les Francs et qui constituera pour
l’Occident l’ennemi juré et le rival honni.
Cette figure de l’Autre restera marquée par la religion et concernera
le Musulman jusqu’à l’avènement de l’ère des révolutions et des
Lumières. C’est à ce moment-là que la figure de l’Autre se libérera
progressivement de la religion et se rapprochera des philosophies de la
conscience. L’Autre n’est plus cet Oriental ou ce Musulman qui rappelle
la barbarie et la sauvagerie des Croisades. Mais, il s’agit désormais
de tous ces autres, qui ne se sont pas libérés du poids des divinités
et des mythes. Il s’agit de ces civilisations qui peuplent la marge du
monde, de l’Afrique à l’Arabie, de l’Asie à l’Amérique, où le sujet n’a
pas pu rompre avec l’altérité radicale, et où la raison et le libre
entendement du sujet sont toujours refoulés au profit de la
transcendance. L’Autre est devenu, cet Africain, cet Oriental, cet
Arabe ou cet Asiatique qui vit toujours dans le monde du sublime et des
divinités. Un Autre qui vit toujours dans un ordre subi et dont la
liberté est contrainte par les conformismes politiques et religieux.
Dans cet essai, nous avons adopté cette figure laïcisée de l’Autre où
l’Oriental est l’idéal type du Moi de la marge et qui est perçu par
l’universel occidental et les nouveaux orientalistes comme celui qui
est toujours incapable de trouver en lui-même les fondements de sa
propre perception du monde.
La violence, le sublime et l’enchantement ont constitué depuis des
lustres les caractéristiques d’un Autre soumis aux empires des dieux.
Cet Oriental ne pouvait échapper aux forces du sublime et des mythes
dans la formation de son entendement. Il était dépossédé de sa raison
et ne pouvait fonder son regard sur soi et sur le monde dans sa propre
rationalité. C’est un Autre qui vit une temporalité immuable dont le
calme et la linéarité ne sont aucunement gênés par les bouleversements
et les grandes interrogations de notre temps. La dépossession ne se
limite pas à la conscience de soi mais se prolonge à la perception de
la nature chez l’Oriental. Les catastrophes naturelles sont perçues
comme les marques de colère de l’être originel et l’humain ne peut
maîtriser ces cataclysmes. Les prières et les conjurations sont le seul
recours de cet être impuissant devant la hargne des dieux. L’altérité
de l’Autre s’étend également dans les domaines du politique et du lien
social où la violence et la crainte sont au cœur de la régulation
sociale et font de ces sociétés des ordres fermés et autoritaires.
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Hakim Ben Hamlouda
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