Il a beau multiplier les échecs électoraux, collectionner les ennuis judiciaires et avoir été inculpé pour mise en danger de la sûreté nationale, l’ancien président reste le favori de la primaire républicaine pour l’élection de 2024.
« Have a drink ! » Donald Trump lève sa bouteille d’eau face à la foule avant de la porter à ses lèvres. « Thank you. Happy birthday. Great birthday. » Face à ce Narcisse peroxydé qui a soudain décidé de se souhaiter un joyeux anniversaire la veille de ses 77 ans, ses partisans venus l’acclamer ce 13 juin dans son club de golf de Bedminster, dans le New Jersey, n’ont d’autre choix que d’entonner en chœur « Happy birthday to you ». « Bel anniversaire, n’est-ce pas ? Je viens d’être inculpé pour des faits qui pourraient me coûter quatre cents ans de prison au total. Nous allons faire de cet anniversaire le plus beau de tous ! » ricane le Macbeth de l’Amérique.
Trump a retrouvé son sourire sarcastique. Quelques heures auparavant, il n’en menait pas large pourtant. Bras croisés, visage fermé, dents serrées, tendu comme un arc dans son costume sombre. Assis à la table de l’accusé dans une salle d’audience bondée du 13e étage du tribunal de Miami, le premier président de l’histoire des Etats-Unis inculpé pour un crime fédéral avait plaidé non coupable. Trente-sept chefs d’inculpation étaient retenus contre lui, dont la « rétention illégale d’informations portant sur la sécurité nationale », l’« entrave à la justice » et le « faux témoignage ».
L’ancien locataire de la Maison-Blanche est un habitué des tribunaux. Un récidiviste. Rien qu’en 2023, il a déjà comparu trois fois. En mars, il a été inculpé pour une histoire sordide d’accord financier passé avec une ancienne star de films pornographiques, Stormy Daniels. En mai, il a été reconnu coupable d’une agression sexuelle sur la chroniqueuse E. Jean Carroll. Mais cette fois, c’est différent. L’acte d’accusation est « plus grave sur le plan juridique et plus périlleux sur le plan politique », écrit Peter Baker dans le « New York Times ». Car Trump a mis en danger la sûreté de la nation.
L’affaire est rocambolesque. La loi oblige les présidents à transmettre leurs correspondance et documents de travail aux Archives nationales à la fin de leur mandat. Mais en janvier 2021, en quittant la Maison-Blanche, Trump emporte avec lui des centaines de documents classifiés comportant des renseignements ultrasensibles, notamment sur l’armement nucléaire des Etats-Unis. Des photos incroyables de cartons empilés dans une salle de bal, des toilettes ou un débarras de sa résidence de Mar-a-Lago, à Palm Beach en Floride, ont fait le tour du monde. Sommé de les restituer, il n’en a rendu qu’une partie en janvier 2022. Il a fallu que le FBI effectue une perquisition spectaculaire au cœur de l’été pour mettre la main sur le reste. Pourquoi avoir pris ce risque ? Pour s’en servir plus tard ? Peut-être. Parce qu’il ne parvient pas à concevoir qu’il n’est plus président ? Sûrement.
Au coude-à-coude avec Joe Biden
« Lock her up ! » (« enfermez-la ! »), hurlait Trump en 2016, lorsque sa rivale Hillary Clinton s’était vu reprocher d’avoir utilisé une messagerie privée au lieu d’un serveur gouvernemental sécurisé. Ironie de l’histoire, c’est lui qui, aujourd’hui, pourrait finir derrière les barreaux pour ne pas avoir appliqué les règles sur la protection des informations sensibles.
L’affaire des e-mails avait fait trébucher sa rivale au pied du podium. Les dossiers secrets lui coûteront-ils à son tour la victoire ? Personne ne se risque à faire des pronostics. Il n’y a pas si longtemps, on donnait le milliardaire blond platine pour mort politiquement. Il avait été lâché par le magnat des médias conservateurs Rupert Murdoch, qui l’avait déclaré persona non grata sur sa chaîne Fox News et le réduisait au surnom humiliant de « retraité de Floride » dans son tabloïd « The New York Post ».
On pensait que la série noire de ses ennuis judiciaires et ses trois échecs électoraux successifs plomberaient son retour sur scène. Il avait perdu le contrôle de la Chambre des Représentants en 2018, échoué à la présidentielle face à Joe Biden en 2020 – une défaite qu’il ne reconnaît toujours pas –, et enregistré des résultats mitigés aux midterms de 2022. Mais les affaires judiciaires l’ont paradoxalement ressuscité. On l’a vu remonter dans les sondages à chaque inculpation. Il fait désormais jeu égal avec Joe Biden. D’où lui vient cette mystérieuse résilience ?
« Save America »
Premier à s’être déclaré candidat à la Maison-Blanche pour 2024, le « retraité de Floride » a pris une longueur d’avance : il rassemble ses ouailles depuis novembre. Une incroyable communauté de fidèles, connue sous le nom de MAGA, en référence à son slogan « Make America Great Again », qui lui voue un véritable culte. C’est elle la clé de voûte du phénomène Trump. Mais pourquoi continuent-ils de le suivre contre vents et marées ?
D’innombrables études ont dépeint cette Amérique populaire, patriarcale, chrétienne, blanche et conservatrice qui se sent menacée par la transformation démographique et culturelle du pays, dont elle tient la gauche pour responsable. Une Amérique qui se souvient du mandat de Trump (2016-2020) comme d’une époque économiquement stable, où elle se sentait soutenue. Une Amérique qui « ne voit pas la lutte entre les républicains et les démocrates comme une compétition politique, mais comme un conflit existentiel,souligne l’historien Thomas Zimmer sur Twitter. Ces conservateurs ont décidé qu’ils sont le pays, et que tous les autres sont des ennemis. » Cette Amérique-là voit en Trump son commandant et se reconnaît dans son cri de guerre : « Save America. »
« Ils représentent aujourd’hui de 35 % à 50 % de l’électorat républicain »,selon Reed Galen, cofondateur du Projet Lincoln – un groupe de conservateurs opposés à Trump ayant claqué la porte du parti. Ce sont ces ruraux de Virginie-Occidentale qui affichent toujours une bannière « Trump » devant chez eux, même en dehors des périodes électorales. C’est cette famille rencontrée dans un restaurant de fruits de mer en Caroline du Sud, qui avait sorti ses casquettes « Trump 2024 » spécialement pour son déjeuner dominical. C’est Sharon, une infirmière californienne croisée à la grand-messe annuelle des républicains, la Conservative Political Action Conference (CPAC), à Washington, qui dilapide son peu de temps libre et ses maigres économies à sillonner les Etats-Unis pour le voir et revoir « monter à la tribune » lors de ses meetings.
Cette emprise alchimique qu’il exerce sur ses électeurs le soustrait aux lois de la gravité politique. « Teflon Don is back » (« Don Teflon est de retour ») annonçait le journal « Politico » en mai, pour décrire sa capacité à traverser les épreuves en restant indemne. « Comme il l’a dit lui-même en 2016, il pourrait se planter au milieu de la 5e Avenue à New York et tirer sur quelqu’un sans perdre un électeur, rappelle le politologue Geoff Kabaservice, du think tank Niskanen Center. Si ses supporters ne le jugent pas comme les autres politiciens, c’est parce qu’ils considèrent qu’il n’appartient pas à cette catégorie : c’est un milliardaire trop riche pour être corruptible, un roi du divertiss
ement impertinent, un messie venu les sauver. Ils arrêteront de le soutenir quand il mourra. »
D’autant qu’ils sont persuadés que leur héros est un martyr. « Dès son arrivée au pouvoir, il a fabriqué un récit très efficace qu’il a ressorti chaque fois qu’il a eu des ennuis, constate le politologue Lee Drutman, du think tank New America. Il se présente comme la victime d’un Parti démocrate corrompu qui abuserait de son pouvoir contre ses ennemis politiques. » Il a utilisé ce récit lors des investigations sur les ingérences russes dans la présidentielle de 2016, puis en 2020 en accusant les démocrates de lui avoir volé la victoire, puis dans l’enquête parlementaire sur l’assaut du Capitole, et de nouveau dans l’affaire des documents classifiés. Avec succès : 81 % des républicains estiment que leur champion est la cible d’une machination politique, selon un sondage réalisé après son inculpation à Miami.
Assis devant sa tente, une canette de bière à la main, Bryan, un garagiste à la retraite d’Alabama venu camper en Caroline du Sud, s’emballe :
« Et les documents classifiés qu’on a retrouvés aussi chez Joe Biden ? Et les e-mails de Hillary Clinton ? Si Trump est visé et pas les autres, c’est juste parce que l’Etat profond de Washington a voulu le neutraliser. Mais il peut compter sur nous. »
Sont-ils toujours prêts à en découdre ? Depuis l’assaut sur le Capitole du 6 janvier 2021, ses partisans se tiennent cois. Refroidis par la présence policière lors de ses comparutions et par les poursuites judiciaires qui ont visé les participants au 6 janvier. Mais Trump continue de ranimer leur flamme. « Je suis votre vengeance », leur a-t-il promis.
Ron DeSantis loin derrière
Résultat, malgré ses déboires, l’ancien président toise de haut ses concurrents en lice pour la primaire républicaine, avec 53,4 % des intentions de vote contre 21,4 % pour son rival le plus redouté, le gouverneur de Floride Ron DeSantis, et 5 % ou moins pour tous les autres. Nul ne sait s’il est réellement imbattable ou finira par exploser en vol. Mais une chose est sûre : le célèbre golfeur confirme sa domination sur le Grand Old Party (GOP, le surnom du Parti républicain). Après sa nouvelle inculpation, la plupart des élus et candidats républicains ont repris en chœur son récit du procès politique. Ils sont piégés : ne pas défendre leur boss autoproclamé, c’est se voir accuser de faire le jeu des démocrates ; mais le soutenir, c’est reconnaître son hégémonie.
« Tout républicain qui remet en question sa vision paranoïaque de l’Amérique risque de se suicider politiquement », analyse Geoff Kabaservice. Ils l’ont vu purger le parti avant les midterms, tel un parrain de mafia, adoubant ses amis, éliminant ses ennemis. Et ils redoutent de s’aliéner les voix MAGA. La peur règne. L’oxygène manque. Dans son ombre, il n’y a pas de place pour exister. Ses rivaux ne se font remarquer que lorsqu’ils parlent de lui. « CNN a fait à Trump un cadeau incroyable en transmettant en direct un débat entre lui et ses sympathisants. Les grands médias doivent cesser de jouer son jeu pour donner de l’air à ses concurrents », remarque le politologue.
Quand ils n’affichent pas leur soutien, les élus du GOP se terrent dans un silence gêné. « Ce parti a passé un accord avec le diable : ils ont peur de gagner avec lui, mais ils savent qu’ils ne peuvent pas gagner sans lui », juge le déserteur républicain Reed Galen. Seules de rares voix discordantes osent dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas : « C’est un loser qui gémit et fait en sorte que tout tourne autour de lui », fustige le candidat à la primaire Chris Christie.
L’élite républicaine ne sait plus que faire. Ils ne lui trouvent pas d’alternative. Beaucoup misaient sur le Floridien Ron DeSantis. Mais il est loin derrière dans les sondages. La primaire 2024 semble rejouer celle de 2016 : une dizaine de concurrents aux idées plus ou moins similaires (moins d’immigration clandestine, d’avortements, de transgenres, d’impôts…)vont se neutraliser en se partageant la moitié de l’électorat qui ne roule pas pour le gourou MAGA.
Qu’espèrent-ils donc ? Le calendrier judiciaire qui va rythmer cette campagne est à double tranchant : il va ramener constamment la lumière sur Trump, qui criera encore et encore à la persécution politique, mais il pourrait finir par décourager ses électeurs les moins fervents. Car ses ennuis ne font que commencer. On attend encore les conclusions des investigations sur les pressions qu’il a exercées pour modifier le résultat de l’élection en Géorgie en 2020, et de l’enquête fédérale sur son rôle dans l’assaut du Capitole. Enfin, son procès dans l’affaire Stormy Daniels est prévu pour mars 2024, en pleine primaire.
Comment tout ça peut-il finir ? Trump entend poursuivre sa campagne jusqu’au bout. Après tout, la loi le permet, même s’il était derrière les verrous. La presse américaine le compare à un Silvio Berlusconi, qui a passé des décennies à faire des allers-retours entre les élections et les tribunaux italiens. Ou à un Benjamin Netanyahou, qui veut étouffer l’indépendance de la justice israélienne afin d’échapper à la prison. Comme eux, il n’a plus rien à perdre. Son but, c’est de se sauver lui-même en revenant à la Maison-Blanche. « Ce serait sa carte de sortie de prison – et l’enterrement de l’Amérique », prévient l’éditorialiste Edward Luce dans le « Financial Times ». Juste après s’être souhaité « happy birthday », Trump a promis que, s’il était réélu, il nommerait un procureur spécial pour « poursuivre Joe Biden ». « Lock him up ! » ont entonné ses adorateurs.
Par Sarah Halifa-Legrand (correspondante à Washington)
L’acte d’accusation contre l’ex-président américain détaille la conservation précaire des archives classifiées transportées de la Maison Blanche vers sa résidence floridienne, et conservées plusieurs mois dans « une salle de bal, une salle de bains, un espace de bureau, sa chambre ».
Une image non datée, publiée par le tribunal du sud de la Floride, montre des boîtes à archives qui contiendraient des documents confidentiels dans une salle de bains de la résidence de Donald Trump de Mar-a-Lago, à Palm Beach en Floride. HANDOUT / AFP
La négligence, le goût narcissique de la possession, le mensonge, la dissimulation. Mais avant tout, un mépris absolu pour la sécurité nationale. L’acte d’accusation publié vendredi 9 juin, recensant les chefs d’inculpation contre Donald Trump dans l’affaire des documents classifiés conservés dans sa résidence de Mar-a-Lago (Floride), dessine un caractère et donne le vertige. Preuves à l’appui – photos, enregistrements audio et SMS –, il détaille la façon dont l’ancien président a cherché à tromper les autorités fédérales, pour ne pas rendre les archives confidentielles emportées illégalement à son départ de la Maison Blanche, en janvier 2021.
Donald Trump comparaîtra formellement le 13 juin devant un tribunal de Miami (Floride) pour se faire notifier son inculpation. Vendredi, dans une brève et rare allocution, le procureur spécial Jack Smith, chargé de l’instruction, a rendu hommage à son équipe et aux enquêteurs de la police fédérale (FBI). Il a invité le public américain à prendre connaissance du document judiciaire, afin de « comprendre l’étendue et la gravité » des crimes allégués et a souhaité un « procès rapide ».
Les chefs d’accusation retenus sont lourds. Leur enjeu n’est pas seulement une probité personnelle en faillite, mais la sécurité des Etats-Unis. Les principaux retiennent la rétention et la dissimulation d’informations relevant de la défense nationale, en violation de l’Espionage Act, de fausses déclarations, la conspiration en vue de faire obstruction à la justice, en compagnie de son assistant personnel, Waltine Nauta, également inculpé. Certains de ces chefs sont passibles de dix et vingt ans de prison. « Nos lois protégeant les informations relevant de la défense nationale sont essentielles pour la sûreté et la sécurité des Etats-Unis, et elles doivent être appliquées, a souligné Jack Smith. La violation de ces lois met notre pays en danger. »
Président, Donald Trump avait l’habitude d’entreposer toutes sortes de souvenirs dans des boîtes en carton : des coupures de presse, des photographies, mais aussi des documents classifiés portant sur les sujets les plus sensibles. Parmi eux, les capacités nucléaires américaines, des armements de pointe, les vulnérabilités potentielles du pays à une éventuelle attaque étrangère ainsi que celles d’alliés de l’Amérique, ou encore les plans de représailles à une attaque. Des secrets d’Etat, que Donald Trump a traités comme de vieux numéros du magazine Sports Illustrated.
Cartons éparpillés à Mar-a-Lago
Le 20 janvier 2021, le jour où l’ex-président, niant la réalité de sa défaite, a dû quitter la Maison Blanche, il a fait transporter les cartons d’archives vers sa résidence de Mar-a-Lago. Il « a été personnellement impliqué dans ce processus », souligne l’acte d’accusation. Il n’avait aucun droit d’agir ainsi, selon la loi.
En outre, ce lieu n’offrait pas les conditions sécuritaires prévues pour la détention et la consultation de documents du plus haut degré de classification, ayant trait à la sécurité nationale, dont la fuite serait catastrophique. Entre janvier 2021 et août 2022, plus de 150 événements ont été organisés dans la résidence – mariages, levées de fonds… – constituant autant de moments de vulnérabilité pour y accéder.
Et pourtant, note Jack Smith, ces cartons ont été éparpillés à Mar-a-Lago dans différents endroits, notamment « une salle de bal, une salle de bains et douche, un espace de bureau, sa chambre et un espace de stockage. » Une photo montre les cartons négligemment empilés sur la scène de la salle de bal.
Au bout de quelques semaines, ils ont été en partie déplacés vers le business center. Le 5 avril 2021, deux employés de la résidence ont échangé des messages par téléphone, cherchant à résoudre le problème d’espace disponible. « Il y a encore un peu de place dans la douche où se trouvent ses autres trucs, écrit l’un. Y a que ses papiers qui le préoccupent ? Y’a d’autres trucs là-dedans qui ne sont pas des papiers. » Le lendemain, les cartons sont entreposés dans la salle de bains en marbre, sous un chandelier en cristal. Une photo en fait foi.
En mai, Donald Trump demande qu’une pièce de stockage soit vidée pour accueillir les cartons. Elle est située juste à côté de la réserve d’alcools et de la serrurerie. Le 7 décembre, Waltine Nauta découvre que le contenu de plusieurs boîtes est répandu à terre. En apparence, parmi des coupures de presse, se trouvent des notes destinées à une circulation très restreinte entre membres des Five Eyes, un partenariat en matière de renseignement réunissant les Etats-Unis, le Canada, l’Australie, le Royaume-Uni et la Nouvelle-Zélande.
Fausse déclaration, obstruction est répétée et caractérisée
Entre novembre et décembre 2021, Donald Trump passe en revue ses dizaines de cartons, en vue de procéder à une sélection. Plusieurs employés font des allers-retours, les bras chargés, en fonction de sa progression. Depuis mai, les Archives nationales réclamaient la restitution de la totalité. Une demande à laquelle M. Trump refuse de se résoudre, comme si ces notes de renseignement prolongeaient son pouvoir présidentiel. En janvier 2022, l’ex-chef d’Etat accepte de rendre quinze cartons contenant 197 documents. En mars, le FBI ouvre une enquête pour détention illégale de documents classifiés.
Le 3 juin, en réponse à une assignation de la justice fédérale, Donald Trump rend 38 autres notes classifiées. Il convainc l’un de ses avocats de signer une fausse déclaration assurant que toutes les demandes formulées dans l’assignation étaient satisfaites. Ce même jour, la famille Trump prend son avion pour partir en vacances : à bord, plusieurs cartons de documents classifiés. Il a fallu attendre la perquisition du 8 août, à Mar-a-Lago, pour que le FBI mette la main sur tout le reste, soit 102 notes.
Pour les enquêteurs, l’obstruction est répétée et caractérisée. Selon l’acte d’accusation, Donald Trump a suggéré à l’un de ses avocats de prétendre qu’il ne possédait pas les documents réclamés par l’assignation du 11 mai. « Ça ne serait pas mieux si on leur disait qu’on n’a rien ici ? », lui dit-il alors, en substance, selon les notes du juriste.
L’ancien président a aussi proposé de dissimuler ou de détruire une partie des archives. « Pourquoi est ce que tu ne les emporterais pas dans ta chambre d’hôtel, et s’il y a quelque chose de vraiment mauvais dedans, eh bien, tu sais, tu t’en débarrasses », aurait suggéré le favori actuel des primaires républicaines, selon le souvenir de son conseil.
Enfin, il a convaincu son assistant personnel, Waltine Nauta, de déplacer des cartons pour les soustraire à ses propres avocats et au FBI, avant la visite des enquêteurs le 3 juin. Ancien militaire, Nauta est « un homme merveilleux », « fort, courageux et un grand patriote », a signalé Donald Trump vendredi dans un message public de soutien.
Documents classifiés montrés à des personnes non habilitées
A deux reprises, en 2021, Donald Trump a montré des documents classifiés à des personnes non habilitées. La première fois lors d’un entretien accordé à son club de golf à Bedminster (New Jersey), devant quatre individus – un épisode documenté par un enregistrement audio. Donald Trump se dit alors en possession d’un « plan d’attaque » contre l’Iran préparé à son intention par le Pentagone. « Comme président, j’aurais pu le déclassifier, explique-t-il alors à ses invités. Maintenant, je ne peux pas, vous savez, mais c’est toujours un secret. » Un membre de son staff rit. « Oui, maintenant, on a un problème. » Ces extraits mettent à mal la défense de Donald Trump, qui prétend depuis un an qu’il avait déclassifié tous les documents et qu’il avait le droit de le faire même oralement.
La deuxième occurrence a eu lieu en août ou septembre 2021, dans ce même club de Bedminster. L’ex-président a montré une carte relative à une opération militaire en cours dans un pays étranger à un membre de son comité d’action publique (super-PAC), tout en lui précisant qu’il ne devrait pas faire cela.
Vendredi matin, Donald Trump a joué au golf mais a néanmoins multiplié les messages colériques sur son réseau Truth Social, traitant Jack Smith de « dérangé » et de « haineux ». Il a aussi confirmé le départ de deux de ses avocats, James Trusty et John Rowley.
Au cours de la campagne présidentielle de 2016, Donald Trump avait enseveli son adversaire, Hillary Clinton, sous les accusations de négligence pour avoir utilisé une adresse e-mail non sécurisée alors qu’elle était secrétaire d’Etat. Aujourd’hui, le voilà exposé à des poursuites judiciaires d’une gravité extrême. Crier à la conspiration et à l’instrumentalisation de la justice ne contentera que ses partisans les plus fidèles.
Le visionnage de cette vidéo est susceptible d'entraîner un dépôt de cookies de la part de l'opérateur de la plate-forme vidéo vers laquelle vous serez dirigé(e). Compte-tenu du refus du dépôt de cookies que vous avez exprimé, afin de respecter votre choix, nous avons bloqué la lecture de cette vidéo. Si vous souhaitez continuer et lire la vidéo, vous devez nous donner votre accord en cliquant sur le bouton ci-dessous.
Par Piotr Smolar(Washington, correspondant)
Publié aujourd’hui à 01h14, modifié à 09h08https://www.lemonde.fr/international/article/2023/06/10/comment-donald-trump-a-voulu-dissimuler-la-conservation-illegale-de-documents-classifies_6176977_3210.html .
Les relations diplomatiques entre l’Algérie et les USA se renforcent petit à petit. Des entrevues entre les officiels algériens et américains pour promouvoir le commerce international, jusqu’aux rendez-vous entre l’ambassadrice et les ministres du Gouvernement algérien. Des collaborations entre les deux pays, il y en a depuis des siècles, à l’image de la petite ville d’Elkader, nommée en l’honneur de l’Émir Abdelkader et portant son nom à ce jour. Une cité qui brandit haut et fort l’histoire de l’Algérie au cœur des USA.
Elkader, la ville américaine baptisée au nom de l’Émir Abdelkader
Il existe une ville dans l’Iowa qui porte fièrement le nom du combattant historique Emir Abdelkader. Une petite agglomération tranquille qui met à l’honneur l’histoire coloniale d’Algérie et qui abrite quelque 1200 habitants. Telle est la description qui sied le mieux à Elkader.
L’écho des exploits de l’Émir Abdelkader contre l’armée française entre 1830 et 1847 est parvenu jusqu’en Amérique.Fondée en 1836 par ElishaBoardman et Horace Bronson, la ville prend quelques années plus tard le nom du célèbre guerrier algérien.
Un magnifique hommage à l’Émir Abdelkader à Elkader
Elkader est jumelée à la ville de Mascara depuis 1984. Les deux cités sont considérées comme des villes « sœurs » depuis cette date. Son musée retrace l’histoire de l’Émir Abdelkader et de l’Algérie brièvement. Outre son cachet historique, la ville dispose de bien des atouts pour attirer les touristes et charmer les visiteurs. On peut y trouver un restaurant algérien du nom de « Schera’sAlgerian-American Restaurant ».
Identité d’Elkader
La ville dispose même d’un jardin nommé « Mascara Park » pour refléter la ville de naissance du personnage emblématique que représente la ville. Petite et chaleureuse, la ville d’Elkader possède un centre-ville animé avec une rue principale où se trouvent la plupart des commerces et échoppes. Une bonne façon de visiter la ville est de commencer par ce lieu bouillonnant d’histoire.
Depuis le déclenchement du conflit ukrainien en février 2022, les puissances de ce monde semblent s’intéresser de plus en plus à l’Algérie. C’est le cas notamment de la Russie, de la Chine, de l’Italie, mais aussi des États-Unis.
Pour sa part, l’Algérie fait en sorte de profiter de ce bouleversement de l’ordre géopolitique pour se tailler une place dans le concert des nations. C’est ainsi qu’elle fait valoir son rôle de nouvelle puissance énergétique et envisage d’intégrer le groupe des BRICS courant 2023.
Dans ce contexte, un groupe de chercheurs américains du Washington Institute ont publié récemment (le 18, mais 2023) une analyse approfondie dans laquelle ils étudient la situation de relation entre l’Algérie et la Russie après le conflit ukrainien pour, ensuite, donner une série de recommandations à Washington à propos de l’avenir de ses relations avec l’Algérie.
Sabina Henneberg, Grant Rumley et Erik Yavorsky ont particulièrement insisté sur les domaines de la défense et de la sécurité. Ils ont mis l’accent sur le fait que l’Algérie ne pouvait plus dépendre totalement du soutien militaire russe et que c’est là une opportunité que les Etats-Unit doivent saisir pour renforcer leurs liens avec notre pays.
Et parmi les axes qu’ils ont proposés, on trouve, bien sûr, les échanges économiques, les investissements, les énergies renouvelables… Mais, il a surtout été question « d’utiliser la perspective de ventes d’armes et de coopération en matière de sécurité (…) comme moyen d’attirer Alger hors de l’orbite de Moscou ».
Les USA veulent attirer Alger hors de l’orbite de Moscou D’abord, les analystes Washington Institute se sont livré à un long exposé sur l’évolution des relations entre l’Algérie et son allié historique, la Russie, depuis le début du conflit en Ukraine. S. Henneberg, G. Rumley et E. Yavorsky ont estimé que l’Algérie était en train d’essayer de jouer « un numéro d’équilibriste » entre ses liens étroits avec la Russie et son désir de maintenir son non-alignement sur la scène internationale.
Le président Tebboune reçoit, la sous-secrétaire d’État américaine au contrôle des armements, Bonnie Denise Jenkins.
Ensuite, l’étude s’est penchée sur la façon dont les Washington devraient exploiter le conflit ukrainien pour renforcer la coopération en matière de défense et de sécurité avec l’Algérie.
Notant que « la dépendance historique de l’Algérie à l’égard du soutien militaire de la Russie pourrait se transformer en vulnérabilité à mesure que les effets de la guerre en Ukraine entravent la capacité de Moscou à vendre des armes et des équipements militaires », les trois chercheurs suggèrent que « Washington pourrait envisager d’utiliser la perspective de ventes d’armes et de coopération en matière de sécurité — en particulier dans le domaine de la lutte contre le terrorisme — comme moyen d’attirer Alger hors de l’orbite de Moscou ».
L’Algérie dans le top 20 des réserves mondiales de pétrolD’ailleurs, le président Tebboune a reçu, le 6 mars dernier à Alger, la sous-secrétaire d’État américaine au contrôle des armements, Bonnie Denise Jenkins. Toutefois, souligne l’étude, Washington devra concilier cette volonté de rapprochement avec le désir du Congrès d’imposer à l’Algérie des sanctions au titre de la loi CAATSA (Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act) pour ses achats d’armes russes.
Quel avenir pour les relations Algérie — États-Unis ? En conclusion de leur article, les trois analystes du Washington Institute estiment qu’à ce stade « la meilleure approche pour Washington consiste de continuer à traiter Alger comme un partenaire dans le domaine de la sécurité et de créer des ouvertures pour un engagement plus profond ».
Le président américain, Joe Biden.
« Cela pourrait inclure, précisent-ils, le renforcement des partenariats d’investissement avec d’autres secteurs de l’économie algérienne, tels que l’agriculture et les énergies renouvelables et continuer à encourager un climat d’investissement en Algérie plus stable et plus amical ».
Le 1er mai 2003, le président George W. Bush annonçait — à tort — que les troupes de son pays avaient accompli leur « mission » en Irak. Pourtant, sur un point au moins, la victoire des États-Unis est réelle vingt ans plus tard : aucune sanction n’a suivi leur agression. Et ceux qui l’ont défendue (journalistes compris) continuent à privilégier la guerre dans les relations internationales.
Les États coupables d’une agression ne sont pas punis de la même façon. Le traité de Versailles (28 juin 1919) fut qualifié de « diktat » imposé par Georges Clemenceau à un pays vaincu, l’Allemagne. Le 22 juin 1940, ayant pris sa revanche, Berlin insista pour que la défaite de la France intervienne en forêt de Compiègne dans le même lieu et le même wagon que ceux où l’Allemagne avait dû signer l’armistice, le 11 novembre 1918. Mieux vaut ne pas perdre son temps à chercher une symétrie des formes aussi absolue dans le cas de l’Irak et des États-Unis, qui, eux aussi, se sont livré deux guerres à intervalle rapproché.
Lors de la première, qui oppose Bagdad aux puissances occidentales, Saddam Hussein est l’agresseur : le 2 août 1990, ses armées occupent un État souverain, le Koweït, l’annexent et en font la dix-neuvième province de son pays. La condamnation internationale de l’Irak est unanime au Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU). Il autorise une expédition militaire foudroyante, principalement occidentale, qui contraint les troupes irakiennes à quitter l’émirat après trois semaines de bombardements intensifs et de combats terrestres. L’Irak fait ensuite face à un embargo et à des sanctions impitoyables. Au cours des dix ans qui suivent, plusieurs centaines de milliers de civils, souvent des enfants, en mourront faute d’eau potable et de médicaments.
Même ce calvaire ne suffit pas. Après le 11 septembre 2001, le président George W. Bush décide de s’en prendre à nouveau à ce pays. Cette fois, au prétexte de prévenir d’autres attentats aux États-Unis — ceux qui venaient d’être commis contre le World Trade Center et le Pentagone avaient pourtant eu quinze Saoudiens et aucun Irakien pour auteurs — réalisés avec des « armes de destruction massive ». Il s’agit là d’une invention des services de renseignement américains, aussitôt propagée par la Maison Blanche et les principaux médias occidentaux (le New York Times, The Economist et le Washington Post en tête), sans oublier une majorité de parlementaires (dont M. Joseph Biden, alors sénateur du Delaware), ainsi qu’une poignée d’opposants irakiens en exil.
En mars 2003, sans mandat de l’ONU, avec un prétexte aussi fallacieux que celui mis en avant par la Russie dix-neuf ans plus tard pour envahir son voisin ukrainien, une coalition anglo-américaine de quarante-huit États au total — dont la Pologne, l’Italie, l’Ukraine, l’Espagne, la Géorgie, l’Australie — attaque donc une nouvelle fois l’Irak. Le secrétaire d’État Colin Powell a fait valoir peu avant que, « quel que soit le résultat des négociations au Conseil de sécurité », le président des États-Unis dispose « de l’autorité et du droit d’agir pour défendre le peuple américain et [ses] voisins » (1). Et cinq ans plus tôt, sa prédécesseure démocrate Madeleine Albright avait averti : « Si nous devons recourir à la force, c’est que nous sommes américains. Nous sommes la nation indispensable. Nous nous tenons bien droit. Nous voyons plus loin (2). »
Ni embargo, ni boycott de Coca-Cola
Quand la France et l’Allemagne s’opposent à l’expédition militaire occidentale, le Wall Street Journal, organe des néoconservateurs, leur explique, très agacé, qu’il existe dorénavant deux manières de régler les affaires du monde : « la voie traditionnelle, souvent confuse, du compromis international et du consensus, celle que favorisent souvent les Européens ; et l’autre, moins bureaucratique et plus rapide, que préfère Washington : les États-Unis prennent unilatéralement les décisions les plus importantes et tentent d’assembler des coalitions ensuite (3) ». Mais dans quel dessein exactement ? Le président Bush le résumera solennellement en janvier 2005 : « La politique des États-Unis est d’appuyer les mouvements et les institutions démocratiques dans chaque nation et dans chaque culture, avec pour objectif ultime de mettre fin à la tyrannie dans le monde (4). »
Au moment de cette proclamation délirante, l’Irak est détruit, la guerre américaine se poursuit, plusieurs dizaines de milliers de personnes en ont d’ores et déjà péri, des millions sont réfugiées ou déplacées. Pourtant, la descente aux enfers du pays n’est pas terminée. Elle culminera en 2014 avec la prise de contrôle d’une partie du territoire par l’Organisation de l’État islamique (OEI).
Ce bilan n’étant guère discuté aujourd’hui (exception faite de quelques fanatiques) et l’illégalité de la guerre déclenchée par les États-Unis pas davantage, quelles sanctions ont découlé d’une telle avalanche de calamités et d’une violation aussi absolue du droit international ? Aucune. Ni embargo, ni gel des avoirs, ni exigence de réparations, ni procédure de la Cour pénale internationale (lire « Qui fabrique le droit international ? »), ni fermeture des McDonald’s, ni boycott de Coca-Cola… Non seulement nul ne réclame quoi que ce soit de ce genre, mais c’est le souci inverse qui prévaut sitôt Bagdad tombé en avril 2003. Chacun cherche alors à apaiser le courroux de l’agresseur, qui, scandalisé que deux de ses alliés européens l’aient désavoué, entend, selon une formule fameuse attribuée à Mme Condoleezza Rice, alors conseillère pour la sécurité nationale du président Bush, « punir la France, ignorer l’Allemagne et pardonner à la Russie ».
Punir la France… Conseiller diplomatique à l’Élysée de 2002 à 2007, M. Maurice Gourdault-Montagne relate que, quand il rencontre à Washington M. Paul Wolfowitz, ministre adjoint de la défense américain, quelques semaines avant le déclenchement de la guerre, « ce fut sans conteste l’un des moments les plus désagréables de ma longue carrière diplomatique. (…) Tout dans son attitude, son regard, ses gestes, son doigt pointé sur moi, soulignait le peu d’estime qu’il avait pour la France et ses dirigeants, qui incarnaient à ses yeux le défaitisme et la lâcheté (5) ». Dans ses Mémoires, Jacques Chirac relate une autre rencontre entre M. Gourdault-Montagne et cette fois Mme Rice. Peu après la chute de Bagdad, l’émissaire de l’Élysée propose que Paris coopère avec les autorités d’occupation. Mme Rice lui oppose une fin de non-recevoir : « Nous avons payé cette victoire avec notre argent et le sang de nos soldats. Nous n’avons pas besoin de vous (6). » Comme s’en souvient M. Gérard Araud, alors directeur des affaires stratégiques au Quai d’Orsay, les États-Unis « ne reculaient devant aucune mesquinerie pour nous faire subir des avanies dans toutes les enceintes où ils pouvaient nous punir de notre attitude, ils s’opposaient dans les organisations internationales à la nomination de Français, (…) ils laissaient entendre que la France avait envoyé des armes à Saddam Hussein (7) ».
Assez vite néanmoins, l’équipée militaire qui avait paru triomphale tourne mal : les pillages et les attentats se multiplient, le chaos se généralise, sunnites et chiites s’entre-tuent, de nombreux soldats américains meurent. Dans ces conditions, la « communauté internationale » vilipendée quelques semaines plus tôt retrouve son utilité pour Washington. C’est l’apaisement : « Les Américains ne tardèrent pas à s’apercevoir qu’ils avaient besoin de la France pour faire voter les résolutions post-guerre d’Irak au sein du Conseil de sécurité, explique M. Gourdault-Montagne. À compter de juin 2003, Condoleezza Rice m’appelle avant chaque débat au Conseil de sécurité pour harmoniser les positions de nos deux pays. Nous allons ensemble travailler à l’adoption à l’unanimité de toutes les résolutions présentées sur ce sujet. » C’est ainsi que la résolution 1511 du Conseil de sécurité unanime, France, Chine et Russie comprises, endosse le protectorat américain de l’Irak et la violation de la Charte des Nations unies.
Aucune punition du coupable donc. Et même une brassée de friandises… Pour commencer, les États-Unis se réservent les contrats pétroliers de l’Irak les plus juteux. Certains des membres de l’équipe rapprochée du président américain, lui-même ancien gouverneur du Texas, apprécient la chose en connaisseurs : le vice-président Richard Cheney a présidé l’entreprise d’ingénierie pétrolière Halliburton, Mme Rice a exercé pendant neuf ans ses talents au service de Chevron. Autre coïncidence providentielle, nombre d’entreprises favorisées par l’occupant avaient versé de l’argent à la campagne présidentielle de M. Bush (8). Enfin, puisque l’Irak est à la fois détruit et sous tutelle américaine, Washington réclame que les créanciers de Bagdad, la France en tête, renoncent au remboursement de la dette contractée par son ex-dictateur. M. Gourdault-Montagne raconte : « À la suite de la démarche effectuée dans les capitales par [l’ancien secrétaire d’État américain] James Baker, nous allons faciliter le traitement de la dette irakienne (qui s’élève à 80 milliards de dollars) vis-à-vis de la France, convaincus que cette décision (…) pouvait contribuer à permettre de reprendre langue avec nos partenaires. » Il commente : « Quand bien même les faits nous donnaient largement raison, nous nous gardions bien de proclamer que nous avions vu juste. » Les alliés des États-Unis savent se montrer magnanimes quand c’est Washington qui sévit.
En France pourtant, l’hostilité sans équivoque de Chirac, leader de ce qu’on appelle alors le « camp de la paix », à l’invasion de l’Irak a été plébiscitée par ses concitoyens. Selon un sondage publié par Le Figaro le 28 avril 2003, 84 % des Français jugent que le président de la République a « eu raison de s’opposer aux États-Unis ». Comme celui-ci le relèvera plus tard, « c’est du côté des élites ou présumées telles que se font entendre des voix discordantes. Chez certains de nos diplomates, une inquiétude feutrée mais perceptible tend à se propager, quant aux risques d’un isolement de la France. Du Medef [Mouvement des entreprises de France] et de certains patrons du CAC 40 me parviennent des messages plus insistants, où l’on me recommande de faire preuve de plus de souplesse à l’égard des États-Unis, sous peine de faire perdre à nos entreprises des marchés importants. (…) Les courants les plus atlantistes au sein de la majorité comme de l’opposition ne sont pas en reste (9) ».
Grâce aux révélations de WikiLeaks et à Julian Assange, on apprendra plus tard que MM. François Hollande et Pierre Moscovici comptaient au nombre de ces « atlantistes de l’opposition ». En 2006, ils s’étaient en effet rendus à l’ambassade des États-Unis à Paris pour informer Washington qu’en cas d’élection d’un socialiste à l’Élysée l’année suivante M. Bush n’aurait plus à redouter de critiques trop véhémentes de sa politique.
Un trio d’exaltés proaméricains
Chercher à arrondir les angles avec le suzerain américain, voire défendre sa politique, avait également été le choix des médias français, moins diplomates quand les agresseurs ne sont pas les commandeurs de l’OTAN. On retrouva donc dans l’Hexagone des relais empressés des réquisitoires de la presse américaine contre l’Élysée. Ainsi, peu avant que l’hebdomadaire US News and World Report écrive : « En Europe, la lâcheté et l’apaisement de Hitler dans les années 1930 ressemblent à la performance désolante de la France et de l’Allemagne aujourd’hui. (…) Dans les deux cas, la France avait un leader faible, insensible au danger croissant qui venait de l’étranger et à un antisémitisme qui gagnait (10) », Pascal Bruckner avait filé cette même analogie. S’en prenant au Monde diplomatique, coupable d’avoir titré « L’empire contre l’Irak », il écrit : « Si le débarquement de juin 1944 avait lieu de nos jours, gageons que l’oncle Adolf jouirait de la sympathie d’innombrables humanistes et radicaux de la gauche extrême au motif que l’Oncle Sam tenterait de l’écraser (11). »
Mais le camp proaméricain déborde alors largement le trio d’exaltés que composent Bruckner, Romain Goupil et André Glucksmann, auquel se mêlent Dominique Moïsi, Jean-François Revel, Bernard Kouchner, Stéphane Courtois, Gérard Grunberg et Françoise Thom. Le directeur de L’Express, Denis Jeambar, maugrée que, « gavé de confort, le monde occidental ne veut plus courir le moindre risque. Même pas celui de se battre pour défendre ses idéaux » (6 mars 2003), pendant que Claude Imbert, éditorialiste et fondateur du Point, croit avoir déniché la vraie raison de l’hostilité de Chirac à cette guerre : « Nous avons, en France, une immigration islamique à ménager. Et une politique arabe (…) toujours vache sacrée au Quai d’Orsay » (21 mars 2003). Imbert concède que l’Amérique a « commis, dans l’exécution de sa riposte, des erreurs prévisibles », mais il rappelle que « c’est sous son aile que sont protégés nos libertés et nos biens » (4 avril 2003).
L’idée que la France doit aider Washington à normaliser sa présence en Irak est reprise par Libération (Serge July), Le Nouvel Observateur (Laurent Joffrin), France Inter (Bernard Guetta) et beaucoup d’autres. Il importait, estime Bernard-Henri Lévy, de « sauver les soldats Bush et [Anthony] Blair de ce désastre » afin de combattre la « montée du terrorisme international ». Lutter aussi contre l’« antiaméricanisme que Dominique de Villepin a alimenté » (Kouchner), avec « dans son sillage un antisémitisme qui manifeste à découvert » (July). Le 4 avril 2003, Guetta décrète : « Il n’y a pas à hésiter. Bien sûr que chaque démocrate souhaite la victoire des États-Unis. » Son ami Joffrin n’en disconvient pas : « Mieux vaudrait, quoi qu’on pense de sa politique, que Bush réussisse. »
En France comme aux États-Unis, la plupart des « faucons » de la guerre d’Irak ont poursuivi de brillantes carrières et appuyé d’autres guerres. M. Bush est même devenu la coqueluche des démocrates depuis qu’il s’est dressé contre M. Donald Trump. Il lui arrive néanmoins de commettre de nouvelles erreurs. Comme en mai dernier quand, avant de se reprendre un peu penaud, l’ancien président a critiqué M. Vladimir Poutine et son « invasion brutale et totalement injustifiée de l’Irak »…
(1) Cité par Phyllis Bennis, « The UN, the US and Iraq », The Nation, New York, 11 novembre 2002.
(2) Entretien avec NBC, 19 février 1998.
(3) « How France, Germany united to undermine US designs on Iraq », The Wall Street Journal, New York, 26 mars 2003.
(4) Discours inaugural, 20 janvier 2005.
(5) Maurice Gourdault-Montagne, Les autres ne pensent pas comme nous, Bouquins, Paris, 2022.
(6) Jacques Chirac, Le Temps présidentiel. Mémoires, Nil, Paris, 2011. Lire aussi Vincent Nouzille, Dans le secret des présidents, Fayard-LLL, Paris, 2010.
(7) Gérard Araud, Passeport diplomatique. Quarante ans au Quai d’Orsay, Grasset, Paris, 2019.
(8) Lire Ibrahim Warde, « Irak, l’Eldorado perdu », Le Monde diplomatique, mai 2004.
(9) Jacques Chirac, op. cit.
(10) John Leo, « Sringtime for Saddam », US News and World Report, 17 mars 2003.
(11) Pascal Bruckner, « Paradoxal pacifisme », Le Monde, 4 février 2003.
en perspective
En Irak et en Syrie, les civils sont les premières victimes des bombardements
Damien Lefauconnier, mars 2022
L’usage intensif des bombardements aériens dans les multiples conflits en Syrie et en Irak a provoqué la mort de milliers de civils en moins de dix ans. Dans tous les cas, les acteurs impliqués tendent à minimiser le bilan qui leur est imputable, à l’image de l’alliance internationale menée par les États-Unis. Ou à le nier, comme le fait la Russie, alliée du régime syrien. →
Après Kaboul, objectif Bagdad
Akram Belkaïd, septembre 2021
La campagne d’Afghanistan, à l’automne 2001, a retardé les projets d’attaque militaire américaine contre l’Irak. Partisans acharnés du démantèlement du régime de Saddam Hussein, les néoconservateurs s’emploient alors à rendre cet objectif cohérent avec l
Bagdad, 20 mars 2003
Fruits secs, poèmes et vipères
Il y a 20 ans, le 20 mars 2003, par une nuit de pleine lune, les États-Unis d’Amérique, et leurs alliés, déclenchent l’invasion de l’Irak pour renverser le président Saddam Hussein et son régime. À Bagdad, alors que les bombes pleuvent, un couple parle d’argent, de lait et… de poésie.
par Akram Belkaïd, 20 mars 2023
Bagdad est blême. Ses toits et terrasses sont couverts par un linceul d’albâtre qui s’unit à la nuit. Dans les eaux lourdes du Tigre, les carpes remontent à la surface, attirées par les faisceaux lumineux qui trouent le ciel et par les reflets de la pleine lune qui s’émiettent tels des perles échappées d’un écrin de velours. Ce n’est pas encore l’aube mais la ville ne dort pas. Ou plutôt, elle ne dort plus. Des explosions retentissent à l’ouest et au sud, là où se dressent quelques palais du tyran. À chaque fracas, un souffle puissant fait trembler le sol et les murs. C’est l’ombre de la guerre, encore une, certainement pas la dernière, qui déploie ses ailes. Bagdad tremble. Elle regrette ses trois murailles rondes évanouies dans l’obscurité des siècles. Mais à quoi pourraient-elles bien servir face à la vague qui va déferler ? Bagdad s’affole. Elle sent roder le spectre de Hulagu Khan. Impatient de voir déferler ses successeurs, le loup des steppes hume l’odeur du sang et de la peur. Il prend la forme d’une nuée de fils sombres et sillonne en sifflant les rues désertes. Dans les foyers, dans les rares caves et les vieux abris délabrés, des index se tendent et des soupirs ponctuent la profession de foi résignée qui sied à ces instants annonciateurs de malheurs. L’Heure approche et, avec elle, le temps de la lune fendue, ce signe manifeste de la fin des temps. Nul ne l’ignore parmi les Bagdadis. Tous, ou presque, croyants ou non, implorent la miséricorde du Maître de l’univers ou la protection de la Vierge Marie, meilleure femme de tous les temps.
À l’est de la ville, en bordure de Saddam-City, dans la chambre à coucher d’une petite maison en briques grises, un nouveau-né hurle. Allongé dans une corbeille en feuilles de palmiers, les poings serrés, il projette les pieds vers l’avant, ses yeux noirs prêts à jaillir de leurs orbites. Gamra, sa mère, la trentaine, le corps bien en chair et le visage fin, bondit du lit et manque de se prendre les pieds dans sa robe de tissu rouge. Wathiq, le père qui s’est levé aussi, la rattrape brutalement par le bras.
— Laisse-le pleurer, ordonne-t-il d’une voix caverneuse creusée par le mauvais tabac.
Habillé d’un pantalon de pyjama à rayures et d’un maillot de corps militaire, il semble furieux sans que sa femme ne sache si c’est à cause des explosions ou des pleurs de l’enfant. C’est un homme roux, chétif, presque malingre, au regard intense et dont le visage osseux est barré par une moustache en aiguilles brûlées par la cigarette. Il a quinze ans de plus qu’elle mais en paraît le double.
— Je te dis de le laisser, gronde-t-il alors qu’elle essaie de se dégager.
Gamra obéit. Elle connaît depuis longtemps le pouvoir dévastateur de ses colères. À l’université, comme tous les autres étudiants de sa section, elle vouait déjà un respect craintif à cet ancien officier devenu douktour, docteur en littérature, après sa mise à la retraite. Prompt à s’embraser, il était capable de saccager un bureau, de piétiner des copies ou de se colleter avec plus costaud que lui. Pour un rien. Pour un travail insuffisant, pour une réponse désinvolte, un mot de travers ou une plaisanterie anodine à propos des poètes et de cet art, la poésie, jugé superflu dans un pays affamé par l’embargo. Plus tard, une fois mariés, elle l’a vu faire mordre la poussière à des voisins bruyants ou trop familiers et manquer de les égorger, le corps et l’esprit possédés par une hargne soudaine.
— Ton fils a peur, proteste-t-elle sans hausser le ton. Tout ce fracas lui fait du mal.
— Il doit s’habituer. Plus il entendra les bombes et moins il en aura peur, marmonne Wathiq en ne lâchant pas prise.
La mère réprime un cri de douleur. Elle pense au bleu qu’elle ne pourra cacher au bain et aux réflexions moqueuses des autres femmes. Elle insiste.
— Il est terrorisé ! Ne laisse pas ton aîné pleurer comme un orphelin ! Tu auras tout le temps de lui enseigner la bravoure.
Le père hésite. Le bébé s’étouffe dans ses cris. Une sirène retentit au loin. Dans la rue, on entend des cavalcades et un homme qui crie d’une voix stridente « qassef ! », « qassef ! ». Un bombardement…
— C’est bon, maugrée-t-il en triturant sa moustache. Mais ne va pas m’en faire une femmelette.
— Sois tranquille, dit-elle. Ce sera un grand guerrier, fort et viril, comme tous les hommes de ce pays. Elle s’assied en tailleur sur une peau de mouton et donne le sein au nourrisson. Wathiq se mord les lèvres en fixant le dos de sa femme. « Fort et viril » se répète-t-il en faisant craquer ses phalanges. Fort, il ne l’a pas toujours été. Mais viril, personne ne peut en douter. Il y a douze ans, j’ai combattu les Américains et j’ai survécu. Je n’ai fui que parce que les chefs de Bagdad l’ont ordonné, pense-t-il encore. Il s’allonge sur le lit et récite une prière à voix basse. Gamra reconnaît les versets de L’Aube naissante. Elle se demande pourquoi il a choisi cette sourate quand de nouvelles explosions la font sursauter. Elle passe alors une main tremblante sur la tête de l’enfant qui tète avec voracité. Elle sait, elle devine, que ce n’est que le début du cauchemar. Les Américains, les Anglais, les Italiens, les Danois, les Espagnols, les Hongrois, les Polonais, les Portugais, les Tchèques — elle les cite tous en les maudissant — mais aussi Saddam et ses sbires sans oublier son époux et ses principes stupides : le monde entier lui semble ligué contre elle et son fils. Elle veut en appeler à l’intercession du Prophète et de son cousin et gendre auprès du Créateur mais les invocations habituelles lui paraissent dérisoires. Son esprit vagabonde et des souvenirs d’enfance lui reviennent. Tous les soirs à la télévision, défilaient des images en noir et blanc, de longues cohortes de prisonniers iraniens avançant pieds nus, mains sur la tête et concédant des sourires crispés à la caméra. Des hommes jeunes, parfois des enfants, tous écrasés par la honte. Suivaient ensuite les gros plans sur les cadavres mutilés de l’ennemi avec leurs nuées de mouches et les positions obscènes des corps empilés. Gamra continue de caresser le bébé. Elle repense aux sirènes de Bassora et aux rumeurs incessantes qui annonçaient un bombardement à telle ou telle heure, pour telle ou telle occasion.
— Naître dans la peur, murmure-t-elle en s’adressant autant au nourrisson qu’à Wathiq dont elle sent le regard pesant. Grandir, vivre et enfanter dans la peur. La peur, toujours et encore elle… Tout est écrit, mon fils, mais je saurai te protéger.
L’enfant repu, Gamra le redresse, le colle contre sa poitrine et lui tapote doucement le dos. Elle reste de longues minutes à ruminer de sombres pensées, luttant contre l’accablement qui l’envahit. Son regard inspecte la pièce. Large, mais pauvrement meublée, sans décorations aux murs si ce n’est une petite tenture écarlate achetée à des Bédouins de l’ouest. Plusieurs tapis au sol — Wathiq déteste le contact froid du carrelage — une armoire anglaise un peu branlante et, dans un coin, un amas recouvert par une bâche militaire. « Ce vide est le stigmate de ma survie », pense-t-elle en étouffant un sanglot. Dans la rue, la même voix stridente implore les habitants du quartier d’éteindre leurs lumières.
— Il était affamé, dit-elle en se recouchant. Je lui ai mis de la ouate dans les oreilles. Ma mère faisait la même chose. Dans son panier, le bébé dort, les poings toujours serrés. On dirait qu’il sourit. Le mari a un petit poste de radio collé à l’oreille. Il finit par l’éteindre et le repose d’un geste agacé sur le tabouret qui lui sert de table de chevet.
— La BBC est brouillée mais j’ai entendu l’essentiel, grommelle-t-il. L’attaque a commencé. Ces maudits Américains nous envahissent.
Gamra hausse les épaules.
— La dernière fois, ils se sont arrêtés en route…
Elle a failli rajouter « au mauvais moment ». Wathiq secoue la tête. Il parle sans un regard pour elle, les yeux fixés au plafond où s’étalent de nombreuses plaques d’humidité.
— Nous allons perdre cette guerre. Tu peux faire confiance aux Américains. Ils viendront jusqu’à Bagdad pour capturer Saddam et ils le fusilleront ou bien le pendront : c’est écrit. Prends garde à ne pas le répéter. Nos têtes…
Gamra se mord les lèvres. Faire confiance aux Américains ? Oublier 1991 ? Effacer le massacre des siens par la Garde républicaine après la déroute au Koweït ? Là aussi, on annonçait la fin imminente de Saddam. Enrôlés avant l’invasion, ses frères avaient déserté l’armée et rejoint les rebelles. Ce fut une révolte pour rien, sans aide ni soutien malgré les promesses et les encouragements de l’Occident. Une immense tuerie. Des sacrifices inutiles pour que le sang des fosses communes remplace l’eau des marais asséchés. Pour que ses deux frères disparaissent à jamais. Pour que son père, un vétéran décoré de la guerre contre l’Iran mais « géniteur de deux traîtres », soit humilié en place publique et en meure de chagrin. Pour que Saddam reste en place. Pour que l’embargo transforme son peuple en mendiants épuisés par les privations, avilis par les cartes de rationnement. Pour que la vermine envahisse les musées de Bagdad et pour que les livres les plus rares se vendent au poids dans des ruelles crasseuses. Gamra ne peut ni oublier ni pardonner. « Même s’il mange un monstre, le démon reste une créature du diable », se dit-elle attentive à ne pas interrompre Wathiq.
— Les Américains s’installeront chez nous, poursuit ce dernier en allumant une cigarette. Comme les Anglais avant eux, ils imposeront un nouveau despote. Un maître chasse l’autre… Mais seul Allah est vainqueur et un jour viendra où nous serons libres, le buste droit et la tête haute. Je prie chaque jour pour que notre fils ne soit jamais hanté par la peur et les cris d’Abu Ghurayb. Je veux que personne ne l’oblige à dénoncer son frère ou ses voisins. Je ne veux pas qu’il subisse le sort de ses oncles.
Gamra se redresse. Son époux ne lui a jamais parlé ainsi ou, du moins, il n’a jamais parlé de la sorte en sa présence. Elle sent qu’une faille s’ouvre, que les mots qui vont être prononcés compteront à jamais.
— Alors, il va falloir survivre à cette guerre, lance-t-elle en se penchant pour qu’il croise enfin son regard. Le sort de Saddam est peut-être scellé mais pas le nôtre. Survivre, entends-tu ?
Un sourire triste adoucit les traits de Wathiq. À sa femme, il ne sait comment confier ses craintes mais aussi ses espérances. Il est certain que les choses vont changer, qu’un monde s’effondre déjà et il s’est juré d’en tirer profit. Ni pour lui, ni pour sa femme mais pour son fils. L’incendie débusque le gibier…, se répète-t-il souvent, feignant d’oublier que ce feu brûle parfois le chasseur. Il connaît les risques mais se sent capable de vaincre la peur et de tout défier : les bombes, la Sécurité générale, les polices secrètes et leurs mouchards. Fort et viril… En février 1991, n’a-t-il pas survécu à la route du massacre ? N’a-t-il pas gardé sa dignité à l’heure de la débâcle ? Ses frères d’armes et lui avaient été abandonnés par Saddam. Cette fois, Wathiq est décidé à ne rien faire pour al-Tikriti. Il ne portera aucun fusil, n’écrira aucun poème, ne psalmodiera aucun verset et n’adressera aucune invocation. Il ne se battra pas. Advienne que pourra. Oui, il protégera son fils. Par Dieu, il trouvera le moyen et la force de le faire.
De nouvelles détonations retentissent au loin et le sol tremble encore. Wathiq se dit qu’il va devoir renforcer les bandes de papier collant posées sur les vitres. Il regrette de ne pas avoir eu le temps de creuser lui-même un abri dans le jardinet où poussent de maigres hibiscus. L’esprit en ébullition, il allume une nouvelle cigarette avec un mégot encore incandescent puis récite quelques vers d’une voix mal assurée : Loin, derrière les nuages dont les bouches s’ouvrent sur notre ruelle ignorée, peut-être paraît une lueur, comme un voile, promesse de lumière dans les pesantes ténèbres.
— Nâzik al-Malâïka ! s’exclame Gamra. La pauvre… Que dirait-elle de tout cela si elle était encore de ce monde ?
— Mais elle vit toujours ! s’indigne Wathiq.
Gamra hoche la tête, étonnée.
— Tu plaisantes ?
— Je t’assure que non. Elle a quitté Koweït depuis longtemps et habite Le Caire. Je sais que plus personne ne parle d’elle dans ce pays mais ce n’est pas une raison pour l’enterrer.
Gamra est décontenancée. Ce matin, alors qu’elle donnait le sein à son fils, des vers d’al-Malâïka, ceux-là mêmes que sa propre mère aimait à fredonner, se sont imposés à elle.
« Mama Mama Mama Mama Mamama / la merveille au doux zézaiement cherche un somme / le somme derrière la colline prépare un rêve / le rêve de ses ailes monte jusqu’à l’étoile / l’étoile sur sa lèvre voudrait bien un baiser / le baiser réveillera mon enfant / Mama Mama… ». Et voilà que Wathiq égrène les mots de cette vieille poétesse qu’il ne cite jamais. Gamra aimerait trouver le sens caché d’une telle coïncidence.
— On dit qu’elle versifie encore, reprend le mari qui hésite quelques instants avant de poursuivre. Quand nous avons pris Koweït-City, c’est mon escouade qui devait l’arrêter. Les chefs voulaient qu’elle rentre à Bagdad. Mais elle était déjà partie pour l’Égypte.
— L’arrêter ? s’exclame Gamra. Mon Dieu, mais pourquoi ?
Son trouble est tel qu’elle réalise à peine que c’est la première fois que son mari évoque cette guerre. Cette guerre presque oubliée. Sa guerre. Wathiq hausse les épaules, tenant la réponse pour évidente.
— Saddam détestait les exilés au Koweït… Je ne pense pas qu’il voulait l’exécuter. Il aurait juste exigé d’elle des louanges et un long poème d’allégeance. Ou peut-être une lecture publique d’un extrait des Longs Jours ou de Zabiba et le Roi.
Gamra se rallonge, amusée par l’allusion à l’hagiographie du président et à son « roman » publié de manière soi-disant anonyme. Elle repense aux séances de lecture collective imposées aux étudiants. Certains affichaient leur morgue goguenarde tandis que d’autres étaient terrorisés à l’idée d’éclater de rire pendant qu’un des leurs s’échinait à glorifier le style du grand auteur anonyme mais connu de tous grâce à une incessante propagande laudatrice. — Un anonymat, lui-même voulu et décidé par le prestigieux auteur au nom de l’impératif d’humilité qui sied à tout grand homme, murmure Gamra en se souvenant de la formule officielle. Wathiq, qui l’a entendue, éclate de rire en même temps qu’elle.
— L’exceptionnel auteur qui veut rester à l’abri de la renommée mais qu’il est interdit de ne pas connaître et de ne pas admirer, ajoute-t-il gaiement.
— L’inconnu le plus connu et le plus vénéré d’Irak, renchérit Gamra en se disant qu’il y a bien longtemps qu’elle n’a pas partagé pareille complicité avec son mari.
Lire aussi Noam Chomsky, « Le meilleur des mondes selon Washington », Le Monde diplomatique, août 2003.Mais très vite, des pensées dérangeantes chassent cette distraction. Elle repense à l’invasion du Koweït. Elle imagine Wathiq flottant dans un treillis poussiéreux, un béret noir vissé sur sa tête. Elle le voit déambuler dans la maison abandonnée par la poétesse, certainement à la recherche de sa bibliothèque. Elle s’apprête à l’interroger quand de nouvelles explosions se font entendre. Dans la rue, la voix aiguë annonce la fin des temps. Une autre, grave et menaçante, lui enjoint de la fermer et de prier pour la victoire finale. Plus loin, quelqu’un annonce que des Américains ont été faits prisonniers sur les berges du fleuve. Gamra se lève pour vérifier que la fenêtre et ses volets sont bien fermés.
— Ils visent toujours les palais, chuchote-t-elle. S’ils pouvaient nous en débarrasser dès ce soir, la guerre serait vite terminée.
— Ne sois pas naïve, s’irrite Wathiq. Tu sais bien qu’il n’y dort jamais. Ce n’est qu’un message pour lui dire qu’il n’a aucune chance de sauver sa peau. Et même s’ils le tuent cette nuit, ils viendront quand même. C’est tout le pays qui les intéresse : le pétrole, l’eau… D’autres trésors que nous ne connaissons pas. Les Américains ne font jamais rien au hasard. Jamais ! Ils savent des choses que même Saddam ignore…
La plainte d’une sirène de pompiers oblige Gamra à se lever encore. Elle s’assure que le bébé dort bien sur le dos puis se rassied au bord du lit.
— Il va falloir acheter du lait, dit-elle songeuse. Je vais essayer de l’allaiter le plus longtemps possible mais nous devons être prévoyants. Il va y avoir des pénuries.
Wathiq fronce les sourcils. Il préfère éviter la conversation qui s’annonce.
— Combien de boîtes ? demande-t-il néanmoins en écrasant son mégot dans un gros cendrier de verre martelé.
— Autant que possible, répond-elle en appuyant sur chaque mot. Dix, vingt, cent. Tout ce que tu peux trouver. Pas de boîtes turques ou syriennes. Je ne veux pas non plus du lait iranien. Il n’y a pas mieux que les boîtes de la Croix-Rouge.
— Et où en trouver ? proteste l’époux en rallumant une cigarette. Tu me vois frapper à la porte des Suisses et tendre ma carte de rationnement ? Tu veux que je me fasse embarquer ?
— Ce lait se vend au marché noir, s’irrite Gamra. Le vieux Yazid en possède un stock dans son arrière-boutique. Je lui ai parlé. Il accepte de nous garder vingt boîtes jusqu’à la fin de la semaine. Il en exige deux cents dollars mais je pense que tu peux obtenir un rabais.
Wathiq se lève brusquement et fait quelques pas dans la chambre.
— Deux cents dollars ? Crois-tu vraiment que j’aie cette somme ? gronde-t-il en pointant un doigt menaçant sur elle. Ce Yazid n’est pas des nôtres. Il nous méprise. Il passe son temps à épier les gens et à manigancer je ne sais quoi avec l’îlotier du Parti et les Feddayin de Saddam. De toutes les façons, c’est un âne à qui je n’adresserai plus la parole. Je l’ai vu arracher les pages d’un livre pour en faire des cornets de fruits secs ! Te rends-tu compte ? Déchirer un livre pour des pistaches ! Non, ce chien d’analphabète ne me fera jamais de rabais même si je lui promets de maudire mille fois Ali et ses fils.
— Il t’en fera, réplique Gamra avec un soupçon de rage dans la voix.
Son visage s’est fermé. Son corps qui se ramasse et ses mains crispées la font ressembler à une lutteuse prête à en découdre.
— Il sait qu’il va bientôt avoir besoin d’amis et de protecteurs, poursuit-elle. Crois-moi, il a vu le regard de nos jeunes. Il devine ce qui va arriver. Sa femme et ses enfants sont déjà partis à Ramadi et il sera heureux d’écouler toute sa marchandise et de décamper. Je suis même sûre qu’il acceptera des dinars swissris. Il ira les dépenser chez les Kurdes…
Wathiq a hâte de clore la discussion. Sa femme et lui savent comment trouver l’argent mais il se tait, considérant que c’est à elle d’aborder le sujet. Il attend la demande. Le genou qui ploie, la supplique qui oblige et l’incontournable gratitude qu’engendre la prière exaucée. Gamra, quant à elle, connaît ce jeu qui lui est imposé. Elle aimerait se rebeller. Une fois. Juste une seule fois. Mais une petite voix l’incite à penser à son fils et au lait dont il ne pourra se passer.
Les minutes filent. Tout semble suspendu. Plus aucun bruit ne parvient de l’extérieur et la maison s’installe dans le silence cotonneux qui précède l’aube. Wathiq est assis sur le tabouret et fume cigarette sur cigarette. Gamra ne veut pas s’endormir. Elle sait que la partie se joue maintenant et que, dans quelques heures, il lui faudra déployer encore plus d’énergie pour obtenir ce qu’elle veut.
— Je te demande d’en vendre un ou deux, murmure-t-elle enfin en contenant son amertume. C’est ton fils autant que le mien et je n’ai pas de fortune.
Wathiq opine. Maintenant que la requête a été formulée, il peut l’agréer. Il sait qu’il n’a pas le choix. Personne, pas même un membre de sa tribu, ne lui prêtera l’argent.
— Alors, je vais vendre le divan d’al-Jawâhiri, dit-il d’une voix faible et en fermant les yeux. — Non ! s’emporte Gamra. Pas ça !
Wathiq fait mine de ne pas l’avoir entendue.
— C’est une édition très rare des années quarante. Je n’ose même pas la faire photocopier, ça attirerait les voleurs. On pourrait nous tuer pour ces volumes. Mais je sais où trouver un acheteur de confiance. Il m’en offrira une belle somme. Nous aurons de quoi tenir quelques mois.
— Je te l’interdis, entends-tu ? hurle presque Gamra. Ce serait un acte honteux ! Vends tout ce que tu veux d’autre !
Wathiq affiche un air détaché. En réalité, il n’a pas l’intention de se séparer de ce recueil. Comment pourrait-il trahir le père de la poésie irakienne moderne ? Ce descendant d’hommes illustres, joyaux de Najaf, cette ville bénie où lui-même est né. Al-Jawâhiri… Chantre de l’Euphrate et arpenteur inspiré des berges du Tigre. L’emblème vivant de l’Irak mais pourtant forcé à l’exil comme al-Malâïka et tant d’autres. Lui, l’Irakien, le vrai, dont d’insignifiants étrangers, venus du Yémen ou de Syrie, ont osé dénier l’identité en le sommant, telles des hyènes enragées, de retourner en Iran. Al-Jawâhiri, l’âme du peuple d’Irak. Ce peuple qu’il n’a jamais cessé de défendre, se faisant l’écho avisé des mots d’ordre du Parti. Oh, pas le Baas, mais l’autre parti qui comptait aussi, le seul qui aurait dû compter. Celui des poings levés, du marteau, de la faucille et de la longue bataille menée au nom de l’Histoire. Wathiq serre les dents. Il cherche dans sa mémoire des vers qui refusent d’affleurer. La seule chose qui lui vient à l’esprit est cette question jadis posée, après moult précautions, par un vieil ami de Najaf : « Comment l’Irak a-t-il pu produire à la fois un al-Jawâhiri et un Saddam ? ».
Wathiq n’a pas trouvé de réponse. Aujourd’hui encore, il en serait bien incapable.
— Te souviens-tu de quelques vers de La Berceuse ? demande-il soudain d’une voix épaisse à Gamra.
Celle-ci, bien que prise au dépourvu, répond presque aussitôt : Dormez, gens affamés, dormez Les dieux féconds veillent sur vous Dormez, si l’éveil ne vous rassasie point Alors, le sommeil vous comblera.
— Bravo à toi ! Je ne vendrai donc pas le dîwan, lance le mari avec un sourire ironique.
Il sait que la seule solution est de se séparer à jamais d’un livre et d’abandonner une part de lui-même et de ce qui lui reste de son père et des pères de ses pères. Vendre un livre, de la main à la main : un déchirement, une blessure inguérissable… Vendre et perdre de sa dignité, de son honneur.
Il sait depuis la naissance de l’enfant qu’il devra sacrifier d’autres ouvrages. Le céder réellement, pas juste le photocopier en liasses pour en tirer quelques milliers de dinars glanés un vendredi matin sur un étal poussiéreux de la rue al-Moutanabi. Il sait que la seule solution est de se séparer à jamais d’un livre et d’abandonner une part de lui-même et de ce qui lui reste de son père et des pères de ses pères. Vendre un livre, de la main à la main : un déchirement, une blessure inguérissable… Vendre et perdre de sa dignité, de son honneur. Se dire que l’on attente à son pays, que l’on dilue et souille ce qui est et qui devrait rester à jamais. Vendre un livre pour manger. Pour survivre. Céder la vieille édition de Kitâb al-Hayawân d’al-Jâhiz pour payer la clinique de Gamra. Sacrifier tous les volumes de Lisân al-‘arab, une vieille collection libanaise, enluminée et très rare, pour refaire une partie du toit ou pour payer, en partie seulement, le mariage d’un frère ou d’un proche cousin…
Comme à chaque fois qu’il se retrouve dans cette situation, Wathiq fait appel au Très Miséricordieux pour lui en donner la force. Pour l’empêcher de hurler sa rage et de maudire à la fois Saddam et ses fils, les Américains et leur embargo, leur injustice et leurs guerres, sans oublier les autres peuples arabes si indifférents aux souffrances de l’Irak.
Gamra se tait. Elle connaît les lamentations silencieuses de son mari. Elle connaît ce discours intérieur dont elle endurait, il y a peu encore, les éclats et les morsures. Elle sait aussi qu’elle doit insister, qu’elle doit l’obliger à prendre la décision. À choisir le livre qui devra être sacrifié.
— Un jour les choses changeront, finit-elle par dire. Tu pourras en acheter d’autres et les donner à tes fils qui les transmettront aux enfants de leurs enfants.
— Peut-être, soupire Wathiq. Mais il y en a que je ne retrouverai jamais. J’ai vendu le Talkhîs Bârîz d’al-Tahtâwî. C’était une édition bilingue, en arabe et en turc, de la fin du dix-neuvième siècle. Elle était annotée par mon arrière-grand-père. Il utilisait l’encre verte pour dire son admiration et la noire pour signifier un désaccord ou son incompréhension. Du vert et du noir. Qui est capable de cela aujourd’hui ? Annoter un livre… Page après page… Et j’ai cédé cette merveille au Consul d’Égypte pour deux mille dollars. Une bêtise…
Gamra le dévisage avec un mélange de curiosité et d’irritation.
— Tu veux dire que tu aurais pu en obtenir plus ?
— Mais bien sûr ! Ce mangeur de fèves l’a revendu dix fois son prix. Vingt mille dollars…
Gamra n’en croit pas ses oreilles.
— Mais qui a payé une telle somme ?
Wathiq a un geste de mépris. Il pense même cracher dans le cendrier mais se retient en laissant échapper un juron.
— Un homme d’affaires du Qatar ou d’Abou Dhabi, je ne sais plus. Il paraît que c’est un grand collectionneur. Il posséderait plus de cinquante mille livres anciens. On m’a parlé d’un coran vieux de plusieurs siècles qu’une famille de Mossoul a fini par lui vendre pour s’installer en Allemagne. Du cuir de Koufa pour la couverture, du papier de Khorasan à l’intérieur et la calligraphie d’un lettré de Bassora. Voilà notre monde : des pêcheurs de perles pillent notre héritage. J’espère qu’ils finiront comme al-Jâhiz, ensevelis sous leurs bibliothèques ! Vingt mille dollars…
Gamra n’en peut plus. La fatigue, le sommeil, mais aussi la peur, lui font perdre patience.
— Si j’avais des bijoux, je les vendrais, dit-elle en haussant le ton. Si j’avais un riche parent, j’irais me jeter à ses pieds.
Wathiq agite ses deux mains pour signifier que ce n’est pas ce qu’il souhaite. Il abandonne son tabouret et se dirige d’un pas traînant vers l’extrémité de la pièce. Après quelques instants d’hésitation, il tire la bâche puis s’accroupit avec peine pour ouvrir une vieille cantine couleur kaki dont il fait grincer les ridelles.
— Je pourrais vendre celui-ci, lâche-t-il d’une voix chevrotante en brandissant un livre relié en cuir sombre.
— Je n’arrive pas à lire le titre ! s’irrite Gamra restée assise sur le lit.
Wathiq lui lance un regard étonné. Elle ne lui parle jamais sur ce ton. « La guerre, peut-être », se dit-il.
— C’est une compilation des premiers poèmes de Badr Châker as-Sayyâb. Un livre très rare. On m’en a proposé cinq cents dollars. Je suis sûr que je peux en obtenir le double ou même le triple.
Gamra se détend. Elle inspire puis récite d’un trait : Le poète est ainsi à l’heure où jaillit le poème Il ne le voit pas battre son rythme d’éternité Il détruira ce qu’il aura bâti Il éparpillera les pierres de son édifice, puis les enfouira sous la cendre du silence et du repos.
Wathiq hoche la tête d’un air satisfait. Il secoue le livre et une feuille de papier, pliée en deux, tombe à ses pieds. Il s’en saisit avec lenteur. Sa main tremble quand il en parcourt les premières lignes. C’est une copie d’examen aux lettres minuscules écrites à l’encre turquoise. Il la lit à voix basse mais de façon à être entendu par Gamra :
Propos liminaire pour un manifeste poétique dédié à l’incomparable Badr Châker as-Sayyâb :
Par les vers du poète. Par la puissance des mots et du verbe. Par les femmes et les hommes. Par le fleuve et le village. Par la palmeraie et l’argile. Par la colline et la lumière. Par la montagne et le marais. Par le désert et la rocaille… Il est une vérité que tout lettré honnête se doit de rétablir. L’Irak, notre Irak, celui d’aujourd’hui et celui de demain, n’est pas la création des Abbassides, des Ottomans ou des Anglais et encore moins celle des Américains. Il est la vision du poète qui a su le définir et en dessiner les contours. Notre patrie n’est pas la fille de révolutionnaires en uniformes ni de comploteurs en costumes. C’est le poète et lui seul qui l’a engendrée. Par le poète et ses vers. Par les saintes processions, par la croix, le croissant, l’étoile et l’âtre. Par les ruines et les pas du patriarche. C’est le poète, et lui seul, qui a donné corps à notre nation en la révélant à notre peuple. Mais le poète a trahi et s’est condamné au silence. Il a célébré le parti, les quintaux de blé et la supposée révolution. Il a chanté les louanges des uns et ladite gloire des autres. Mais par l’exilé qui n’oublie rien et par l’emmuré qui ne cesse de versifier, le poète revient à lui-même et toujours préfère l’ombre créatrice à la gloire empoisonnée. Par les bras usés du père. Par la mère drapée de noir. Nous devons écouter Badr Châker as-Sayyâb quand il nous abjure de ne pas renier les bienfaits de l’Irak. Oui, le vent nous crie Irak et la vague gémit Irak. Notre chance est d’habiter le meilleur parmi les eaux et la verdure, cette terre bénie que le soleil, lumière de Dieu, inonde été comme hiver. Non, nous ne devons pas oublier l’Irak pour un autre ! Ce pays est un paradis. Craignons la vipère qui glissera sur sa terre fraîche. Et faisons des mots du poète une incantation sacrée car seule la poésie libère l’âme et vainc les vipères.
Wathiq replie la feuille en hochant la tête d’admiration. Il accorde un bref regard à Gamra qui reste sans voix. Elle se souvient de cette copie, la sienne, et de ces lignes écrites dans une exaltation extrême, durant un jeûne de plusieurs jours. Une exaltation de celles que l’on vit à vingt ans quand on est persuadé d’avoir trouvé sa voie et que l’on se dit qu’un chemin vient de s’ouvrir, fût-il celui des déboires et des persécutions. Mais il ne s’était rien passé. Ni convocation ni réprimandes. Wathiq, alors son professeur, avait prétendu avoir perdu les copies et il avait noté d’autres travaux. Effrayée a posteriori par son audace, Gamra s’était dépêchée de rejoindre le terne anonymat qui caractérisait les étudiants sans but ni idéal. Elle était restée dans la lumière rassurante et avait tourné le dos à l’ombre créatrice.
— Cette copie aurait pu changer ma vie, dit-elle enfin en essayant de contrôler sa voix. Malgré sa colère, elle n’oublie pas les boîtes de lait du vieux Yazid.
— Tu ne serais pas mère à cet instant, réplique Wathiq d’un air détaché, un trait méprisant dessiné sous sa moustache. « Je ne pouvais pas remettre cette copie au rectorat. Quelqu’un aurait alerté les autorités et tu aurais disparu. Comment alors demander ta main ? Je cherchais une compagne pas une martyre.
Puis, alors que Gamra reste figée, il poursuit en brandissant le recueil d’as-Sayyâb.
— Il y a même une dédicace en l’honneur de l’ancien propriétaire. Cela augmente sa valeur.
— Ce livre, l’as-tu pris dans la bibliothèque d’al-Malâïka ? interroge alors l’épouse d’une voix glaciale.
Le visage de Wathiq se ferme. Il va pour crier mais se ravise en haussant les épaules. Pourquoi se justifierait-il ? Et pourquoi maintenant ? À cause de la guerre qui vient de commencer ? À cause de ces bombes que l’on n’entend plus exploser. Il continue à fouiller dans la malle, déplaçant un volume, caressant un autre. Ce qu’il a fait là-bas ne regarde personne. Non, il n’a volé aucun livre à la poétesse. Quand les bérets rouges ont pillé la villa, emportant avec eux toute la bibliothèque, il les a regardés faire sans protester, sans même essayer de se servir. Non, il n’a rien pris. Ou si peu. Le feu débusque le gibier… Cette phrase, il ne la prononçait pas à l’époque, croyant encore aux discours de Saddam sur la grandeur de l’Irak et la noblesse de cœur de ses enfants. Dérober des livres ? Jamais. Surtout après une si belle victoire. L’heure était à l’euphorie. L’Irak régnait sur le Koweït. Il allait dominer le Golfe, faire ployer le genou des émirs et des roitelets flatulents. Non, il n’a pris aucun livre. Par contre, les lettres, oui. Et l’argent aussi. Oh, si peu d’argent. Deux cents dollars américains trouvés dans un tiroir. Les lettres, elles, avaient bien plus de valeur. Une vieille correspondance entre al-Malâïka et as-Sayyâb. Un trésor littéraire. Deux Irakiens, deux poètes qui s’écrivent et qui s’encouragent mutuellement. Deux artistes qui évoquent leur art avec modestie et détachement. Ah, ces lettres, source de réconfort pendant la fuite vers le nord. Lues et relues pour oublier l’abandon et la désinvolture. Les avions américains mitraillaient la route semant des dizaines de morts à chaque passage. Une colonne de fourmis écrasée par des géants… La mort tombait du ciel, au hasard de leurs caprices. Une bombe ici mais pas là. Une compagnie décimée, l’autre épargnée. Sans que personne ne comprenne de quelle logique cela procédait. Ces lettres… Lues et relues dans un fossé puant la mort, à quelques mètres des carcasses de chars encore fumantes. Ces lettres déchirées dans un accès de rage et de folie. Ces lettres éparpillées aux mille vents de la défaite avec la conviction de ne jamais être capable d’en écrire d’aussi belles. Avec la certitude définitive de vivre dans un monde de folies et de trahisons qui ne voulait pas d’une telle beauté. Non, il n’a pas volé les livres de la poétesse. Que sont-ils devenus ? Peut-être vendus à un riche collectionneur du Golfe. Ou bien encore, certainement même, effeuillés au fil du temps par un quelconque Yazid vendeur de pistaches et d’amandes grillées.
Quant à l’argent… Deux cents dollars en billets de dix, usés et poisseux, vite dépensés, vite oubliés. Wathiq ne veut pas y repenser. Il entend oublier la honte de ce chapardage indigne de l’officier qu’il était. Du lettré qu’il a toujours prétendu être. Et là, maintenant, cette méchante allusion sortie de la bouche de la mère de son fils…
— Je n’ai volé aucun livre, dit enfin Wathiq sans même regarder sa femme. Tu viens de m’offenser. Je ne te punirai pas parce que l’heure est grave mais ne recommence plus jamais. Insinue encore une fois que je suis un voleur de livres et je te tue.
Gamra encaisse sans broncher. Elle espérait une confession. Un récit. À l’heure où la mort rôde, les hommes ne sont-ils pas supposés se raconter ? Elle en veut à Wathiq. Tous ses griefs se mélangent et fondent en une seule rancœur. Cette menace… Ce lait qu’il ne veut pas acheter. Ce livre qu’il aurait pu vendre bien plus cher. Cette copie jamais notée gardée au fond d’une malle comme on enterre un trésor ou comme on cache un cadavre. Les silences et les secrets de son époux. Ce qu’il a fait de l’autre côté de la frontière. Les vraies raisons de sa mise à la retraite et celle de son entrée à l’université. Un militaire colérique et violent qui enseigne la poésie… Que d’histoires invérifiables a-t-elle pu entendre à son sujet… Mais la vision de son mari qui continue de farfouiller dans la malle finit par la calmer. Il lui paraît si vulnérable. Si vieux… Elle se dit soudain qu’il ne verra pas son fils grandir.
— Vends ce que tu veux, lance-t-elle. Mais fais vite avant que le chaos ne s’installe.
Wathiq secoue la tête d’un air buté et lui fait signe de le rejoindre.
— Voici notre avenir, chuchote-t-il alors qu’elle s’agenouille à ses côtés. Il tient avec précaution quelques feuillets manuscrits et un paquet de revues ficelées.
— Du vieux papier ? De journaux jaunis ? s’étonne Gamra.
Il fait un geste pour l’interrompre.
— Un trésor rare, s’enthousiasme-t-il. Ce vieux papier, c’est du Khorasan. Il date de plusieurs siècles. Ce sont des extraits du premier volume du Kitâb al-Aghâni. Les collectionneurs du monde entier en paieront des milliers de dollars. Et ces vieux journaux, comme tu dis, sont la collection complète d’al-Hassid.
— La revue littéraire des années trente ? s’exclame Gamra. Mais c’est interdit de garder ça ! Wathiq éclate de rire.
— C’est ce qui lui donne de la valeur. Il y a des articles d’Anwar Shaoul, de Mourad Mikhael ou de Meir Basri. Cette collection ne vaut plus rien ici mais je suis sûr qu’une université américaine ou même israélienne en donnera un bon prix. Cela fera beaucoup de lait et de vêtements pour ton fils.
Gamra est saisie par un soudain sentiment d’oppression.
— Wathiq, murmure-t-elle. Je sais que ce pays est un piège mais je ne veux pas que nous le quittions…
Son mari la regarde, étonné.
— Mais qui te parle de partir ? Nous resterons ici. Nous n’échangerons rien contre l’Irak. Demain ou dans une semaine, une bombe nous pulvérisera peut-être dans cette maison. Yazid ou un autre vendeur de fruits secs viendra enjamber nos cadavres pour récupérer le papier qui n’aura pas brûlé. Si c’est ce qui est écrit alors que ce qui doit arriver arrive. Mais nous resterons dans ce pays malgré les vipères qui vont déferler. Nous devons rester car, comme tu l’as écrit, seule…
Gamra l’interrompt d’un geste brutal. Cette phrase, c’est la sienne. C’est à elle, et à elle seule, de la prononcer comme on psalmodie une prière sacrée :
— Car seule la poésie vainc les vipères, murmure-t-elle en regardant le bébé qui dort.
Akram Belkaïd
Cette nouvelle figure dans le recueil Pleine Lune sur Bagdad, ErickBonnier, Paris, 2017.
Les vidéos diffusées par la filiale d’une entreprise chinoise menacent-elles la sécurité des pays occidentaux ? Est-elle le cheval de Troie destiné à endoctriner de jeunes esprits naïfs ? Les pressions et les initiatives se multiplient pour l’interdire en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest.
Au début des années 2000, le monde occidental s’est offusqué lorsque les Chinois ont interdit Google, Facebook, Twitter sur leur territoire. Aujourd’hui, c’est au tour des Américains de chercher à interdire TikTok chez eux. Ce dernier appartient à la société chinoise ByteDance, qui possède un réseau social équivalent en Chine sous le nom de Douyin. Parmi ses trois codirecteurs, on trouve M. Wu Shugang, un membre du Parti communiste. Ce qui serait le signe d’une mainmise politique sur cette application à succès planétaire.
Avec plus d’un milliard d’usagers dans le monde, une moyenne d’utilisation de quatre-vingt-dix minutes par jour pour les moins de 25 ans et un revenu annuel de plus de 800 millions d’euros, TikTok est, en effet, une réussite commerciale. Pourtant, aujourd’hui, ByteDance éprouve quelques difficultés à protéger sa start-up, évaluée à plus de 61 milliards d’euros, face aux dirigeants politiques et aux médias américains.
« TikTok pose problème », a déclaré Mme Karine Jean-Pierre, porte-parole de la Maison Blanche, le 1er mars dernier. Quelques jours plus tard, deux sénateurs — l’un démocrate, l’autre républicain — déposaient un projet de loi de restriction de son utilisation (Restrict Act) qui a toutes les chances d’être voté. Selon le conseiller à la sécurité nationale, M. Jake Sullivan, cela « permettrait à l’État américain d’empêcher certains États étrangers d’exploiter des services technologiques d’une manière telle que cela menace les données confidentielles des Américains et notre sécurité nationale (1) ». Ni la Chine ni TikTok ne sont directement cités mais il est évident que la législation vise avant tout le réseau chinois. Ce dernier est d’ores et déjà interdit aux fonctionnaires américains et à nombre de leurs homologues européens.
Pourquoi cet acharnement alors que son activité n’est pas fondamentalement différente de celle de ses concurrents américains ? TikTok, avec ses partages de vidéos de quelques secondes, semble inoffensif. Mais, comme tous les réseaux sociaux, il dispose d’un pouvoir d’influence qui, selon Washington, pourrait tomber dans de mauvaises mains, faisant courir un risque politique. Comme sur Facebook, Instagram ou YouTube, les influenceurs partagent leurs opinions, et plus généralement, à force de défilements, de clics et d’achats, les utilisateurs divulguent des données très personnelles. Si leur confidentialité serait, nous assure-t-on, protégée, chacun fait quotidiennement l’expérience du surgissement de publicités ou de contenus issus de l’utilisation d’algorithmes tenus secrets par ces réseaux… Ce qui est vrai dans le domaine commercial peut l’être dans le domaine politique. TikTok appartenant à une société chinoise, l’administration américaine craint une manipulation de l’opinion ou la collecte d’informations sensibles par l’État chinois. D’autant que ce dernier détient 1 % du capital de ByteDance avec des droits privilégiés qui pourraient lui permettre de dicter certaines décisions (2).
Ces soupçons ne sont pas complètement infondés. En décembre 2022, ByteDance a admis que des employés avaient utilisé TikTok pour suivre les mouvements de deux journalistes étrangers qui avaient recueilli des informations confidentielles et tenté ainsi d’identifier les membres du personnel à l’origine de ces fuites. Ces employés pris la main dans le sac ont été licenciés, mais le malaise demeure.
Interdire aux jeunes leur application favorite ?
De plus, les Américains soulignent que Douyin, via ses algorithmes, favorise en majorité des contenus éducatifs pour les Chinois de moins de 14 ans. Ils y voient la main du Parti communiste chinois, qui pourrait s’étendre en Occident, où TikTok, pourtant, ne promeut pas les questions d’éducation. Tous les réseaux sociaux adoptent des programmes différents selon les zones géographiques, mais Washington ne reconnaît pas cette dissociation quand il s’agit de l’application chinoise.
Pour s’affranchir de son identité originelle, ByteDance entend distinguer davantage ses activités chinoises de celles en vigueur dans le reste du monde. Il a élaboré un plan de restructuration appelé « Project Texas ». Ce dernier vise à empêcher tout accès aux données des utilisateurs grâce à un partenariat avec le groupe américain Oracle Corp. Il comprend un centre névralgique installé à Dallas (TikTok US Data Security Inc) ainsi que trois centres de données européens — le premier sera implanté en Irlande —, avec un budget alloué de plus de 3 milliards d’euros.
Le président-directeur général (PDG) de TikTok, M. Shou Zi Chew, a défendu ce plan devant la commission du commerce du Congrès américain le 23 mars 2023, espérant ainsi échapper à l’interdiction d’opérer sur le territoire des États-Unis comme celle qui avait frappé Huawei en 2019. Dans le cas contraire, il est probable que les gouvernements des pays européens suivraient, alors que la Commission européenne a déjà exigé de ses employés la suppression de l’application chinoise sur leurs outils de travail.
Mais les dirigeants américains sont-ils en mesure, politiquement, d’interdire aux moins de 35 ans de ne plus utiliser leur application favorite ? Quelles seraient les réactions sur les médias sociaux ? Les autorités américaines, qui prônent la liberté des affaires, vont certainement essayer d’obtenir la cession de TikTok à des investisseurs étrangers ou au moins une séparation totale des activités de Douyin et de TikTok (3). Les effets pourraient être considérables pour les grandes sociétés américaines présentes en Chine comme Apple, Microsoft et Tesla.
par Gabrielle Chou
Professeure associée à la New York University, Shanghaï.
La frustration des États-Unis à l’égard des Émirats arabes unis augmente car Dubaï et Abou Dabi sont utilisés pour échapper aux sanctions occidentales imposées à la Russie depuis l’invasion de l’Ukraine.
De nombreux Russes qui s’installent à Dubaï ne sont pas des partisans de la guerre ou de Vladimir Poutine, mais travaillent toujours pour des entreprises russes parce qu’ils n’ont pas d’autres moyens de maintenir leur train de vie (AFP)
Fin janvier, une délégation américaine de haut niveau s’est rendue aux Émirats arabes unis.
Dirigé par Brian Nelson, le sous-secrétaire du département du Trésor chargé du terrorisme et du renseignement financier, le voyage a été précédé d’une note diplomatique privée stipulant que les responsables américains souhaitaient rencontrer des membres de haut niveau de la famille al-Nahyan au pouvoir à Abou Dabi.
Les Américains se trouvaient dans le Golfe pour « poursuivre la coordination sur les financements illicites et d’autres problèmes régionaux » : autrement dit, ils étaient venus parler de la façon dont les Émirats arabes unis sont utilisés pour contourner les sanctions occidentales contre la Russie.
« Les Émiratis préféreraient sûrement ne pas avoir à choisir entre la Russie et les États-Unis. Mais dans cette situation, vous ne pouvez pas être neutre. Toute prétendue neutralité est en fait un choix, celui du soutien à la Russie »
- Jonathan Winer, ancien envoyé spécial américain en Libye
Cette visite a été suivie peu de temps après par celle de James O’Brien, le responsable des sanctions au département d’État américain.
O’Brien, qui travaillait pour le groupe Albright Stonebridge, la société de conseil créée par la secrétaire d’État américaine Madeleine Albright après son départ du gouvernement en 2001, est un initié de longue date, un démocrate de l’époque de Bill Clinton, qu’il a servi en tant qu’envoyé spécial du président pour les Balkans.
Il est très proche de l’actuel secrétaire d’État, Antony Blinken, et de Susan Rice, la conseillère en politique intérieure de Joe Biden, qui fut la conseillère à la sécurité nationale de Barack Obama.
Cette effervescence n’est pas un hasard. Washington est en train de perdre rapidement patience avec les Émirats arabes unis, alors que son allié continue d’aider la Russie à échapper aux sanctions imposées à la suite de l’invasion de l’Ukraine.
L’heure des comptes approche, l’administration Biden ayant l’intention d’imposer ce qu’on pourrait appeler des mesures à Abou Dabi.
« Les Émiratis préféreraient sûrement ne pas avoir à choisir entre la Russie et les États-Unis », explique à Middle East Eye Jonathan Winer, ancien envoyé spécial américain en Libye et chercheur non résident au Middle East Institute. « Mais dans cette situation, vous ne pouvez pas être neutre. Toute prétendue neutralité est en fait un choix, celui du soutien à la Russie. »
Dubaïgrad
La semaine dernière, les Émirats arabes unis sont devenus un « pays cible » pour Washington, alors que la responsable du Trésor américain Elizabeth Rosenberg a déclaré que les entreprises émiraties avaient exporté pour plus de 18 millions de dollars de marchandises vers des « entités russes désignées par les États-Unis » entre juillet et novembre 2022.
Selon Rosenberg, 5 millions de dollars de cette somme étaient constitués « de marchandises d’origine américaine et dont l’exportation doit faire l’objet d’un contrôle par les États-Unis vers la Russie », y compris des « dispositifs semi-conducteurs, dont certains peuvent être utilisés sur le champ de bataille ».
Pour échapper aux sanctions, les oligarques russes trouvent refuge à Dubaï
née où Moscou est entrée en guerre contre l’Ukraine, le chiffre d’affaires commercial entre la Russie et les Émirats arabes unis a augmenté de 68 %, atteignant un niveau record de 9 milliards de dollars.
Recevant son homologue émirati Mohammed ben Zayed al-Nahyan à Saint-Pétersbourg en octobre 2022, le président russe Vladimir Poutine a salué le développement continu des relations bilatérales entre les deux pays.
Stratégiquement situés entre l’Asie et l’Afrique, les Émirats arabes unis (en particulier les émirats d’Abou Dabi et de Dubaï) sont devenus l’une des principales destinations des entreprises russes quittant l’Europe et des particuliers russes fortunés quittant la Russie.
De puissants Russes qui auraient pu autrefois mener leurs affaires à Londres ou en Suisse se sont installés à Dubaï ou à Abou Dabi, où ils peuvent continuer à profiter du mode de vie auquel ils sont habitués et travailler sans attirer l’attention de manière excessive.
Des super yachts appartenant à des milliardaires russes sanctionnés, dont Andrei Skoch, le « roi du nickel » Vladimir Potanin et le magnat de l’acier Alexander Abramov, ont tous été vus amarrés à la marina de Mina Rashid, près de l’embouchure de la crique de Dubaï, selon la newsletter Whale Hunting.
En mars 2022, l’ancien propriétaire du club de football de Chelsea, Roman Abramovich, un autre milliardaire russe sanctionné, a été aperçu en train de chercher une maison à Palm Jumeirah à Dubaï.
« Londongrad est plus ou moins terminée », a déclaré un banquier d’affaires britannique à MEE, en référence à la présence autrefois écrasante de l’argent et des affaires russes à la City de Londres.
« De nombreux Russes sanctionnés travaillent via Dubaï. L’un des rôles clés joués par les Émirats arabes unis est d’être un intermédiaire »
- Olivia Allison, consultante indépendante
« Il y a une énorme liste de sanctions et beaucoup de gens se méfient de tout ce qui concerne la Russie… Il existe un nombre considérable de sociétés à responsabilité limitée et de sociétés fictives aux Émirats arabes unis qui peuvent être utilisées pour ce travail. »
Selon Olivia Allison, consultante indépendante qui étudie les flux d’argent entrant et sortant des Émirats arabes unis vers la Russie, les gouvernements occidentaux envisagent de contourner les sanctions aux Émirats arabes unis concernant les structures pétrolières, financières et les grandes entreprises, et le commerce de biens sanctionnés et à double usage (bien sensibles, destinés à un usage civil et susceptible d’être détourné par leur utilisateur à des fins militaire, terroriste, ou d’abus des droits de l’homme).
De nombreux Russes fournissant des prestations professionnelles se sont installés à Dubaï depuis le début de la guerre. « Je peux dire que la communauté russe a connu une croissance exponentielle depuis le début de la guerre », a déclaré Ivan, un technicien russe qui vivait et travaillait déjà à Dubaï et qui n’a pas voulu donner son nom complet.
« De nombreuses agences créatives, de développeurs, de studios de production, quelques marques de distribution : tous essaient d’établir une alternative ici aux EAU. »
Les Russes qui s’installent à Dubaï ont tendance à être de riches professionnels. Beaucoup d’entre eux ne sont pas des partisans de la guerre ou de Vladimir Poutine, mais travaillent toujours pour des entreprises russes parce qu’ils n’ont pas d’autres moyens de maintenir leur train de vie.
Les entreprises russes, comme les Russes, se déplacent de l’Europe vers les Émirats arabes unis, en particulier à Dubaï.
« Je pense que les Émirats arabes unis sont l’option la plus attrayante car tout le monde y est », explique Olivia Allison à MEE.
« De nombreux Russes sanctionnés travaillent via Dubaï. L’un des rôles clés joués par les Émirats arabes unis est d’être un intermédiaire, y compris dans le passé en ce qui concerne le contournement d’autres sanctions. Il y a beaucoup de savoir-faire sur la façon de contourner les sanctions. »
Stratagème mondial
Les États-Unis ont précédemment accusé des entreprises émiraties de faciliter le contournement des sanctions iraniennes.
« Il est très facile d’anonymiser le commerce aux EAU et il est très facile de masquer la propriété réelle des entreprises », poursuit l’experte.
C’est ainsi depuis longtemps que des acteurs de pouvoir controversés ont facilité les choses, que ce soit dans le Golfe ou à la City de Londres. L'objectif étant de pouvoir nier de manière crédible. Un oligarque russe sanctionné peut toujours créer une entreprise au nom de son cousin.
Selon un analyste géopolitique basé à Delhi, des marchandises – souvent de la nourriture – arrivent du monde entier vers la Russie via les Émirats arabes unis. « La Russie n’était pas préparée à une longue guerre », explique l’analyste, qui préfère rester anonyme.
Un prince émirati accusé d’aider des oligarques russes à échapper aux sanctions
ple, ils ont manqué de papier toilette. Les marchandises et les produits viennent d’Inde, de Singapour, de Macao ou d’ailleurs. Ils transitent par les Émirats arabes unis – généralement Dubaï mais parfois Abou Dabi – et sont ensuite acheminés avec le port d’origine marqué comme étant les Émirats arabes unis.
Les Émirats arabes unis regorgent désormais d’intermédiaires agissant au nom de Russes sanctionnés et d’autres entités. Dans un royaume peuplé de nombreux professionnels de la finance, du commerce ou d’autres business venus du monde entier, l’opportunité de conclure un accord – y compris avec les Américains – est toujours là.
En octobre 2022, cinq ressortissants russes et deux négociants en pétrole ont été inculpés à New York dans le cadre d’un stratagème mondial de contournement des sanctions et de blanchiment d’argent.
L’un des Russes, Yury Orekhov, était basé à Dubaï. Il s’est vanté d’avoir utilisé la « banque la plus merdique des Émirats » dans le cadre d’un plan visant à « obtenir illégalement la technologie militaire américaine et le pétrole sanctionné par le Venezuela à travers une myriade de transitions impliquant des sociétés écrans et la cryptomonnaie ».
« Le plus gros problème est que les [Russes] sont tous très riches, qu’ils disposent de beaucoup de cash, ce qui fait grimper les prix de l’immobilier et les locations »
- Un Anglais vivant à Dubaï depuis dix ans
Commentant l’affaire, l’agent du FBI Jonathan Carson prévient : « Nous continuerons à appliquer les contrôles à l’exportation sans précédent mis en place en réponse à la guerre illégale de la Russie contre l’Ukraine et le [bureau chargé des exportations] a l’intention de poursuivre ces contrevenants où qu’ils se trouvent dans le monde. »
Selon l’analyste basé à Delhi, qui conseille un gouvernement régional important dans la région, la véritable valeur de ce type de commerce évitant les sanctions est gravement minimisée, et il n’y a aucun véritable moyen d’établir des chiffres plus précis.
Selon MEE, certaines grandes banques et entreprises de vente au détail sont également frustrées de sacrifier des bénéfices au profit de ceux qui accèdent au marché russe. De nombreuses entreprises occidentales ont renoncé au commerce avec la Russie non pas à cause des sanctions, mais parce qu’elles savent que cela serait une mauvaise communication.
Les changements démographiques de Dubaï sont observés par les résidents étrangers qui y vivent depuis longtemps. « Il est difficile de ne pas remarquer l’afflux de Russes, ils sont venus en masse », témoigne pour MEE un Anglais vivant à Dubaï depuis dix ans.
« Le plus gros problème pour les résidents de longue durée comme moi est qu’ils sont tous très riches, qu’ils disposent de beaucoup de cash, ce qui fait grimper les prix de l’immobilier et les locations. Le coût de la vie ici pousse beaucoup de gens à envisager de partir. »
Une histoire de lobbying
La frustration américaine vis-à-vis des Émiratis remonte au moins aux années Obama, lorsque les Émirats développaient des liens avec Moscou.
Les Émirats arabes unis ont organisé une réunion secrète en janvier 2017 entre Erik Prince, fondateur de la société de sécurité Blackwater, et Kirill Dmitriev, PDG du Fonds d’investissement direct russe, un fonds souverain russe.
La rencontre avec Prince, un proche allié de Donald Trump, faisait partie d’un effort apparent pour établir une voie de communication entre Moscou et le président entrant à l’époque, selon des responsables américains et européens.
Depuis, les intérêts russes et émiratis ont convergé en Libye, où les aspirations de Moscou étaient principalement perçues à travers les activités du groupe Wagner, un groupe de mercenaires privés qui a opéré en Syrie, en Ukraine et en République centrafricaine, dirigé par l’associé de Poutine, Evgueni Prigojine.
Les combattants de Wagner, déployés en Libye avec le consentement de Moscou en 2019, auraient été financés par les Émirats arabes unis, du moins au début.
Nouvelles révélations sur l’immobilier à Dubaï, machine à blanchir l’argent sale
À Washington, pendant les années Trump, les Émiratis avaient une grande influence. Bien que l’ambassadeur émirati aux États-Unis, Yousef al-Otaiba, soit l’un des diplomates les mieux connectés, la capitale américaine s’est gonflée de lobbyistes agissant au nom d’Abou Dabi.
Depuis 2016, les Émirats arabes unis ont dépensé plus de 154 millions de dollars en lobbyistes, selon les dossiers du ministère américain de la Justice rapportés par MEE en décembre 2022.
Elliott Broidy et George Nader, qui ont travaillé pour faire pression contre le Qatar au nom des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite, en sont des exemples frappants.
Tom Barrack, un allié de Trump, a été inculpé de neuf chefs d’accusation découlant de son prétendu lobbying pour les Émirats arabes unis. Il a été déclaré non coupable en novembre 2022.
« Les Émiratis ont eu le privilège, sous l’administration Trump, d’avoir une énorme influence sur la politique américaine dans la région MENA grâce aux relations personnelles qu’ils ont développées avec les gens de la Maison-Blanche », a déclaré Jonathan Winer à MEE.
« Les choix que feront les Émiratis ici auront inévitablement des conséquences plus larges sur les relations bilatérales tant que le président Biden restera en fonction »
- Jonathan Winer, ancien envoyé spécial américain en Libye
« Ils pourraient préférer s’occuper du dossier russo-ukrainien pour attendre le retour potentiel de Trump ou d’un clone de Trump. Mais les événements actuels ne le permettent peut-être pas. »
Selon l’analyste basé à Delhi, l’idée que les Émirats arabes unis feraient tout ce qui est important pour freiner le contournement des sanctions russes est un « rêve américain ».
La mise en place de mécanismes financiers prend beaucoup de temps. Pendant ce temps, le temps presse vers l’élection présidentielle américaine de 2024 et le possible retour au pouvoir d’un républicain.
« Les Émiratis ont leurs propres intérêts nationaux, qui ne sont pas totalement alignés sur ceux des États-Unis. Ils se conforment aux demandes des États-Unis lorsqu’ils estiment qu’il est dans leur intérêt général de le faire », note l’ancien responsable américain Jonathan Winer à MEE.
« Aider l’Ukraine à se défendre contre l’invasion russe est d’une importance vitale pour l’administration Biden. Ainsi, les choix que feront les Émiratis ici auront inévitablement des conséquences plus larges sur les relations bilatérales tant que le président Biden restera en fonction. »
Les forces américaines ont manqué à leur devoir de protection du patrimoine irakien après l’invasion de 2003, provoquant ainsi la perte de milliers d’objets anciens – l’une des plus grandes catastrophes culturelles de l’histoire récente du Moyen-Orient.
Les restes d’une sculpture au Musée national de Bagdad lors d’un pillage en avril 2003 (AFP/Patrick Baz)
Cela s’est produit au début de l’invasion américaine, et rapidement. Le 10 avril 2003, les premiers pillars ont pénétré au sein du Musée national d’Irak alors que les troupes américaines progressaient dans Bagdad.
Au cours des 36 heures suivantes, ces voleurs ont mis à sac l’institution, fondée en 1923 et dédiée à la préservation de l’immense patrimoine irakien.
Le New York Times avait qualifié le pillage du musée et de son inestimable collection d’objets archéologiques – dont beaucoup remontaient aux premiers jours de la culture et de la civilisation humaines – de l’ « une des plus grandes catastrophes culturelles de l’histoire récente du Moyen-Orient ».
Bien que le personnel du musée soit parvenu à mettre en sécurité plus de 8 000 artefacts avec peu d’aide externe, plus de 15 000 objets historiques ont disparu en l’espace de deux jours.
Des photos prises lors de ce pillage frénétique montrent des scènes dévastatrices de dégâts et d’incurie, tandis qu’un passé glorieux était piétiné et brisé.
Des voleurs – des particuliers tout autant que des réseaux plus organisés, une distinction difficile à faire – ont cassé les verrous et verres de protection à l’aide de fusils, de marteaux, de masses et de pieds-de-biche. Ils ont rempli des boîtes et des brouettes et empli leurs poches d’objets d’une valeur inestimable.
Parmi les objets disparus figurent un sceau sumérien représentant la Lyre dorée d’Ur (détruite dans le parking du musée puis restaurée ultérieurement), ainsi que le Vase d’Uruk et la Dame de Warka, deux des plus anciennes représentations respectivement d’une scène de vie et d’un visage humain. Par chance, tous deux furent retrouvés par la suite.
Lorsque les troupes américaines sont finalement arrivées pour protéger le musée le 16 avril, presque une semaine après le début du pillage, c’était déjà trop tard.
Quand on a su cette inaction, les chercheurs du monde entier ont exprimé leur indignation. Beaucoup avaient conseillé à l’armée de garantir activement la sécurité du musée.
« À la demande pressante d’un archéologue irakien, un groupe de Marines avec un char a ouvert le feu au-dessus des têtes des pillards et les a chassés. Mais au lieu de rester pour protéger le bâtiment, les Marines sont partis et les pillards sont revenus », indiquait Human Rights Watch à l’époque.
Cet incident a d’abord été minimisé par l’administration américaine. « Est-il possible qu’il y eut autant de vases dans tout le pays ? », demandait Donald Rumsfeld, alors secrétaire de la Défense, à la presse peu après l’annonce du pillage du musée.
Ces vases étaient uniques, leur perte irremplaçable.
Du pillage au commerce illicite endémique
Se confiant à Middle East Eye des années plus tard, l’écrivaine irako-libanaise Joumana Altallal pleure les objets disparus lors de cet événement qui symbolise la brutalité de l’invasion.
« Les événements semblaient s’enchaîner si rapidement que la profondeur du pillage n’a pas été enregistrée à l’époque », observe-t-elle. « La rage et le chagrin ont été remplacés par l’impuissance. Les Irakiens étaient préoccupés par leurs morts et leurs disparus – une mère, un frère, un père. Voilà ce que ressentaient les Irakiens, dit mon père, la plupart ne pensait pas au musée. »
En dehors de Bagdad, d’autres sites culturels ont été négligés et détruits.
Les récents événements de l’histoire irakienne doivent servir d’avertissement : en période de chaos, le pillage était une véritable possibilité et ce précédent aurait dû être pris davantage au sérieux en 2003.
Lors de la guerre du Golfe en 1991, alors que les forces gouvernementales perdaient le contrôle des territoires du sud, des pilleurs avaient attaqué neuf musées régionaux, lesquels accueillaient leurs propres collections locales ainsi que celles du Musée national qui avaient été déplacées de Bagdad par mesure de sécurité.
On estime qu’environ 4 000 objets furent volés ou détruits à cette époque, notamment la tablette de Gilgamesh, objet de 3 500 ans comportant des inscriptions sumériennes racontant la grande épopée.
Ventes sur les marchés noirs
La plupart des objets volés, que ce soit pendant la guerre du Golfe ou l’invasion de 2003, se sont retrouvés sur les marchés licites ou illicites via des intermédiaires. Ils ont été vendus dans des enchères privées ou en ligne, via des canaux qui sont généralement moins regardants quant à la provenance et à la propriété.
Cette pratique est strictement illégale. Si des faux sont parfois produits, les objets trafiqués ont souvent été vendus pour des sommes assez maigres.
Même en temps de guerre, les pays sont tenus de respecter leurs engagements internationaux, un principe qui définit notre système juridique international.
La convention de La Haye de 1954 définit les obligations et responsabilités des forces occupantes pour garantir la sécurité et l’intégrité des biens culturels.
La plupart des incidents relatifs aux dommages culturels ont été enregistrés lorsque 2 000 soldats américains et polonais ont utilisé le site archéologique de Babylone comme base militaire, ce que l’UNESCO a qualifié d’« empiétement grave ».
La question du patrimoine culturel a été la grande absente des discussions préalables à l’invasion des décideurs américains, note Lawrence Rothfield, auteur de The Rape of Mesopotamia: Behind the Looting of the Iraq Museum.
La professeure Elizabeth Stone, archéologue au département d’anthropologie de l’université Stony Brook à New York, a utilisé des images satellites pour estimer que plus de 40 % des près de 1 500 sites surveillés dans le sud de l’Irak présentaient des preuves de dévastation en décembre 2003.
Sur ces images, elle a identifié un grand nombre de fouilles illégales via la présence de fosses ou de trous de fouilles, une tragédie permise parce que les sites avaient été laissés pour la plupart sans protection lors des premières années du conflit.
Les biens culturels sont devenus une cible pour les groupes armés, tels que l’État islamique
Il y a eu également des anecdotes de soldats et de sous-traitants d’entreprises de sécurité privées américaines rentrant chez eux avec des trophées culturels, « souvenirs » d’un droit sinistre et grossier à morceler le passé de l’Irak.
Des objets historiques se sont retrouvés dans plusieurs pays depuis, notamment les États-Unis, le Royaume-Uni et les Pays-Bas.
Il semble qu’aucune leçon n’ait été tirée du pillage de 2003 ; d’autres tentatives de pillage ont menacé le Musée national.
Dans le vide sécuritaire qui a suivi le retrait américain, les biens culturels sont devenus une cible pour les groupes armés, tels que l’État islamique.
Le groupe a filmé la destruction de sites historiques dans le nord de l’Irak pour créer de cruelles vidéos de propagande.
Les scènes de ses combattants détruisant l’héritage assyrien dans le musée de Mossoul en février 2015 sont toujours un rappel pénible que l’art et la culture sont politiques.
L’État islamique a également organisé un « pillage massif et méthodique » pour affirmer sa domination sur les minorités culturelles irakiennes et générer des revenus illicites grâce aux « antiquités de sang », lesquels ont été estimés à 20 % des revenus du groupe à un moment donné.
Un long chemin vers la restitution
Les images du pillage du Musée national en 2003 ont profondément choqué la population, sentiment qui s’est vite mué en colère et en solidarité.
En réaction, les partenaires irakiens et internationaux se sont organisés pour cataloguer, numéroter et retrouver les objets manquants. C’était une tâche nécessaire car beaucoup des objets pillés avaient été pris dans les entrepôts du musée, où ils n’avaient pas encore été convenablement enregistrés.
L’Institut oriental de Chicago a immédiatement lancé « Lost Treasures of Iraq », une page d’informations et base de données en ligne pour enregistrer, visualiser et signaler les objets disparus des collections irakiennes.
Pour entretenir leur souvenir, l’artiste américain d’origine irakienne Michael Rakowitz a recréé plusieurs des objets perdus dans son projet « The Invisible Enemy Should Not Exist » (depuis 2007) en utilisant les données de la base de données de l’Institut oriental.
Au moyen de sculptures en papier mâché, ce dernier a reconstitué des reliefs de l’ancien palais de Nimroud et des statuettes d’argile votives qui ont servi de substitut à l’exil, à la dépossession culturelle et à la patrie perdue.
En 2018, Michael Rakowitz a installé un « lamassu » de 4 m de long – une sculpture représentant un taureau ailé à tête humaine, symbole protecteur assyrien – sur le quatrième socle de Trafalgar Square, devant la National Gallery à Londres.
Cette œuvre réinterprète un objet de 2 700 ans qui gardait autrefois les portes de l’ancienne Ninive, détruite par l’État islamique en 2015.
Ses efforts ont aidé à maintenir le vol et la destruction des trésors culturels irakiens dans la conscience publique, ce qui est vital pour que les objets pillés soient rendus un jour.
Par exemple, à travers une enquête internationale, une statue brisée du roi sumérien En-temena de Lagash a été retrouvée à New York en 2006 et d’autres restitutions ont été annoncées périodiquement depuis.
Quelque 17 000 antiquités ont été rendues à l’Irak en 2021, dont la plupart étaient d’antiques tablettes d’argile en possession d’une jeune institution américaine évangélique, le musée de la Bible, ainsi que de l’université Cornell.
En outre, quatre sceaux cylindriques de 4 000 ans pillés lors de la mise à sac du Musée national de Bagdad en 2003 ont été rendus en décembre dernier.
Il ne s’agit que de quelques exemples les plus récents, et si les restitutions ont eu lieu sur la base du volontariat, les amendes et procès les ont sans doute accélérées.
La réouverture du Musée national irakien en 2015 était très attendue. Mais l’institution est restée fermée trois ans de plus en raison des grandes manifestations de 2019 et de la pandémie de covid-19. Le musée a finalement réouvert ses portes début 2022.
« Aujourd’hui, le défi pour continuer à protéger le patrimoine en Irak n’est pas seulement lié aux dommages provoqués lors des conflits passés, mais aussi à l’impact délétère du changement climatique sur le patrimoine de notre pays », indique Valery Freland, directeur exécutif de l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones en conflit (ALIPH).
Son organisation a soutenu près d’une trentaine de projets de restauration en Irak depuis 2018.
Certaines personnes peuvent faire valoir que le pillage a toujours accompagné les guerres.
Mais loin d’être un dommage collatéral insignifiant, la destruction culturelle de l’Irak pendant et après l’invasion américaine de 2003 a été un acte de violence, une perte et une injustice toujours profondément ressentie aujourd’hui, malgré les efforts juridiques actuels et les restitutions sporadiques.
Cela reste l’une des plus grandes catastrophes culturelles de l’histoire récente du Moyen-Orient.
Le 20 mars 2003, la coalition menée par les États-Unis lance une série de bombardements meurtriers sur l’Irak, préparant l’invasion du pays qui mènera à un conflit où périront des milliers de civils.
De la fumée s’élève au-dessus du ministère du Plan touché par un missile à Bagdad le 20 mars 2003. La capitale irakienne vient de subir de violents bombardements menés par les États-Unis. La guerre contre l’Irak a commencé. (AFP/Ramzi Haïdar)
Des Marines américains s’agenouillent et prient, le 20 mars 2003, alors que le 2e Bataillon du 8e Régiment se prépare à quitter le Camp Shoup, au nord de la ville de Koweït, en direction du nord pour commencer leur avance dans le sud de l’Irak. (AFP/Cris Bouroncle)
Des étudiants manifestent contre le président américain George W. Bush et la guerre menée par les États-Unis contre l’Irak, le 21 mars 2003, à Sao Paulo, au Brésil. Des manifestations similaires s’organisent à travers le monde entier. (AFP/Mauricio Lima)
Prisonniers irakiens capturés par le 40e Commando des Royal Marines après que les troupes britanniques ont pris la péninsule de Fao, en Irak, le 21 mars 2003. (AFP/Terry Richards)
Un soldat de la 101e Brigade d’aviation aéroportée jette des biscuits à des bédouins sur la route vers Bagdad, le 23 mars 2003. (AFP/Jim Watson)
Un Irakien portant son fils pleure alors qu’il parle au téléphone à des proches au Koweït après que la ville de Safwan, dans le sud de l’Irak, a été envahie par les forces de la coalition le 22 mars 2003. (AFP/Odd Andersen)
Des membres de l’Association des femmes irakiennes liée au parti Baas au pouvoir se tiennent à l’entrée du bâtiment de leur parti à Bagdad, le 23 mars 2003. (AFP/Sabah Arrar)
Un véhicule militaire américain passe devant un puits de pétrole en feu au champ pétrolifère d’al-Ratka, dans le sud de l’Irak, le 22 mars 2003. (AFP/Odd Andersen)
Un soldat américain ouvre de force une porte, le 23 mars 2003, alors que les troupes effectuent des fouilles maison par maison près de l’Euphrate, à la périphérie de la ville de Nasiriyah, dans le sud de l’Irak, où les troupes alliées ont trouvé une certaine résistance dans leur avance vers la capitale irakienne Bagdad. (AFP/Cris Bouroncle)
Un officier du ministère de l’Intérieur irakien porte une fille couvrant son nez de la fumée alors qu’il marche sur les débris d’une maison détruite dans le bombardement américain du quartier d’al-Aazamiya à Bagdad le 24 mars 2003. (AFP/Ramzi Haïdar)
Des Marines américains évacuent le 26 mars 2003 une femme irakienne aveugle et un homme blessé par balle à la suite d’affrontements avec les forces irakiennes près de la ville méridionale de Nasiriyah. (AFP/Éric Feferberg)
Les forces britanniques en mission pour établir un contact avec les résidents locaux rendent visite à une mère avec un petit garçon de vingt jours dans un village au sud de Bassorah, le 26 mars 2003. (AFP/Dan Chung)
Des Irakiennes crient des slogans lors d’une manifestation anti-américaine après la prière du vendredi midi devant la mosquée Abdul Kader al-Gilani à Bagdad le 28 mars 2003 après une nuit de terreur causée par les bombardements. (AFP/Ramzi Haïdar)
Middle East Eye delivers independent and unrivalled coverage and analysis of the Middle East, North Africa and beyond. To learn more about republishing this content and the associated fees, please fill out this form. More about MEE can be found here.
Les commentaires récents