Les vidéos diffusées par la filiale d’une entreprise chinoise menacent-elles la sécurité des pays occidentaux ? Est-elle le cheval de Troie destiné à endoctriner de jeunes esprits naïfs ? Les pressions et les initiatives se multiplient pour l’interdire en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest.
Au début des années 2000, le monde occidental s’est offusqué lorsque les Chinois ont interdit Google, Facebook, Twitter sur leur territoire. Aujourd’hui, c’est au tour des Américains de chercher à interdire TikTok chez eux. Ce dernier appartient à la société chinoise ByteDance, qui possède un réseau social équivalent en Chine sous le nom de Douyin. Parmi ses trois codirecteurs, on trouve M. Wu Shugang, un membre du Parti communiste. Ce qui serait le signe d’une mainmise politique sur cette application à succès planétaire.
Avec plus d’un milliard d’usagers dans le monde, une moyenne d’utilisation de quatre-vingt-dix minutes par jour pour les moins de 25 ans et un revenu annuel de plus de 800 millions d’euros, TikTok est, en effet, une réussite commerciale. Pourtant, aujourd’hui, ByteDance éprouve quelques difficultés à protéger sa start-up, évaluée à plus de 61 milliards d’euros, face aux dirigeants politiques et aux médias américains.
« TikTok pose problème », a déclaré Mme Karine Jean-Pierre, porte-parole de la Maison Blanche, le 1er mars dernier. Quelques jours plus tard, deux sénateurs — l’un démocrate, l’autre républicain — déposaient un projet de loi de restriction de son utilisation (Restrict Act) qui a toutes les chances d’être voté. Selon le conseiller à la sécurité nationale, M. Jake Sullivan, cela « permettrait à l’État américain d’empêcher certains États étrangers d’exploiter des services technologiques d’une manière telle que cela menace les données confidentielles des Américains et notre sécurité nationale (1) ». Ni la Chine ni TikTok ne sont directement cités mais il est évident que la législation vise avant tout le réseau chinois. Ce dernier est d’ores et déjà interdit aux fonctionnaires américains et à nombre de leurs homologues européens.
Pourquoi cet acharnement alors que son activité n’est pas fondamentalement différente de celle de ses concurrents américains ? TikTok, avec ses partages de vidéos de quelques secondes, semble inoffensif. Mais, comme tous les réseaux sociaux, il dispose d’un pouvoir d’influence qui, selon Washington, pourrait tomber dans de mauvaises mains, faisant courir un risque politique. Comme sur Facebook, Instagram ou YouTube, les influenceurs partagent leurs opinions, et plus généralement, à force de défilements, de clics et d’achats, les utilisateurs divulguent des données très personnelles. Si leur confidentialité serait, nous assure-t-on, protégée, chacun fait quotidiennement l’expérience du surgissement de publicités ou de contenus issus de l’utilisation d’algorithmes tenus secrets par ces réseaux… Ce qui est vrai dans le domaine commercial peut l’être dans le domaine politique. TikTok appartenant à une société chinoise, l’administration américaine craint une manipulation de l’opinion ou la collecte d’informations sensibles par l’État chinois. D’autant que ce dernier détient 1 % du capital de ByteDance avec des droits privilégiés qui pourraient lui permettre de dicter certaines décisions (2).
Ces soupçons ne sont pas complètement infondés. En décembre 2022, ByteDance a admis que des employés avaient utilisé TikTok pour suivre les mouvements de deux journalistes étrangers qui avaient recueilli des informations confidentielles et tenté ainsi d’identifier les membres du personnel à l’origine de ces fuites. Ces employés pris la main dans le sac ont été licenciés, mais le malaise demeure.
Interdire aux jeunes leur application favorite ?
De plus, les Américains soulignent que Douyin, via ses algorithmes, favorise en majorité des contenus éducatifs pour les Chinois de moins de 14 ans. Ils y voient la main du Parti communiste chinois, qui pourrait s’étendre en Occident, où TikTok, pourtant, ne promeut pas les questions d’éducation. Tous les réseaux sociaux adoptent des programmes différents selon les zones géographiques, mais Washington ne reconnaît pas cette dissociation quand il s’agit de l’application chinoise.
Pour s’affranchir de son identité originelle, ByteDance entend distinguer davantage ses activités chinoises de celles en vigueur dans le reste du monde. Il a élaboré un plan de restructuration appelé « Project Texas ». Ce dernier vise à empêcher tout accès aux données des utilisateurs grâce à un partenariat avec le groupe américain Oracle Corp. Il comprend un centre névralgique installé à Dallas (TikTok US Data Security Inc) ainsi que trois centres de données européens — le premier sera implanté en Irlande —, avec un budget alloué de plus de 3 milliards d’euros.
Le président-directeur général (PDG) de TikTok, M. Shou Zi Chew, a défendu ce plan devant la commission du commerce du Congrès américain le 23 mars 2023, espérant ainsi échapper à l’interdiction d’opérer sur le territoire des États-Unis comme celle qui avait frappé Huawei en 2019. Dans le cas contraire, il est probable que les gouvernements des pays européens suivraient, alors que la Commission européenne a déjà exigé de ses employés la suppression de l’application chinoise sur leurs outils de travail.
Mais les dirigeants américains sont-ils en mesure, politiquement, d’interdire aux moins de 35 ans de ne plus utiliser leur application favorite ? Quelles seraient les réactions sur les médias sociaux ? Les autorités américaines, qui prônent la liberté des affaires, vont certainement essayer d’obtenir la cession de TikTok à des investisseurs étrangers ou au moins une séparation totale des activités de Douyin et de TikTok (3). Les effets pourraient être considérables pour les grandes sociétés américaines présentes en Chine comme Apple, Microsoft et Tesla.
par Gabrielle Chou
Professeure associée à la New York University, Shanghaï.
https://www.monde-diplomatique.fr/2023/04/CHOU/65654
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