Les forces américaines ont manqué à leur devoir de protection du patrimoine irakien après l’invasion de 2003, provoquant ainsi la perte de milliers d’objets anciens – l’une des plus grandes catastrophes culturelles de l’histoire récente du Moyen-Orient.
Les restes d’une sculpture au Musée national de Bagdad lors d’un pillage en avril 2003 (AFP/Patrick Baz)
Cela s’est produit au début de l’invasion américaine, et rapidement. Le 10 avril 2003, les premiers pillars ont pénétré au sein du Musée national d’Irak alors que les troupes américaines progressaient dans Bagdad.
Au cours des 36 heures suivantes, ces voleurs ont mis à sac l’institution, fondée en 1923 et dédiée à la préservation de l’immense patrimoine irakien.
Le New York Times avait qualifié le pillage du musée et de son inestimable collection d’objets archéologiques – dont beaucoup remontaient aux premiers jours de la culture et de la civilisation humaines – de l’ « une des plus grandes catastrophes culturelles de l’histoire récente du Moyen-Orient ».
Bien que le personnel du musée soit parvenu à mettre en sécurité plus de 8 000 artefacts avec peu d’aide externe, plus de 15 000 objets historiques ont disparu en l’espace de deux jours.
Des photos prises lors de ce pillage frénétique montrent des scènes dévastatrices de dégâts et d’incurie, tandis qu’un passé glorieux était piétiné et brisé.
Des voleurs – des particuliers tout autant que des réseaux plus organisés, une distinction difficile à faire – ont cassé les verrous et verres de protection à l’aide de fusils, de marteaux, de masses et de pieds-de-biche. Ils ont rempli des boîtes et des brouettes et empli leurs poches d’objets d’une valeur inestimable.
Parmi les objets disparus figurent un sceau sumérien représentant la Lyre dorée d’Ur (détruite dans le parking du musée puis restaurée ultérieurement), ainsi que le Vase d’Uruk et la Dame de Warka, deux des plus anciennes représentations respectivement d’une scène de vie et d’un visage humain. Par chance, tous deux furent retrouvés par la suite.
Lorsque les troupes américaines sont finalement arrivées pour protéger le musée le 16 avril, presque une semaine après le début du pillage, c’était déjà trop tard.
Quand on a su cette inaction, les chercheurs du monde entier ont exprimé leur indignation. Beaucoup avaient conseillé à l’armée de garantir activement la sécurité du musée.
« À la demande pressante d’un archéologue irakien, un groupe de Marines avec un char a ouvert le feu au-dessus des têtes des pillards et les a chassés. Mais au lieu de rester pour protéger le bâtiment, les Marines sont partis et les pillards sont revenus », indiquait Human Rights Watch à l’époque.
Cet incident a d’abord été minimisé par l’administration américaine. « Est-il possible qu’il y eut autant de vases dans tout le pays ? », demandait Donald Rumsfeld, alors secrétaire de la Défense, à la presse peu après l’annonce du pillage du musée.
Ces vases étaient uniques, leur perte irremplaçable.
Du pillage au commerce illicite endémique
Se confiant à Middle East Eye des années plus tard, l’écrivaine irako-libanaise Joumana Altallal pleure les objets disparus lors de cet événement qui symbolise la brutalité de l’invasion.
« Les événements semblaient s’enchaîner si rapidement que la profondeur du pillage n’a pas été enregistrée à l’époque », observe-t-elle. « La rage et le chagrin ont été remplacés par l’impuissance. Les Irakiens étaient préoccupés par leurs morts et leurs disparus – une mère, un frère, un père. Voilà ce que ressentaient les Irakiens, dit mon père, la plupart ne pensait pas au musée. »
En dehors de Bagdad, d’autres sites culturels ont été négligés et détruits.
Les récents événements de l’histoire irakienne doivent servir d’avertissement : en période de chaos, le pillage était une véritable possibilité et ce précédent aurait dû être pris davantage au sérieux en 2003.
Lors de la guerre du Golfe en 1991, alors que les forces gouvernementales perdaient le contrôle des territoires du sud, des pilleurs avaient attaqué neuf musées régionaux, lesquels accueillaient leurs propres collections locales ainsi que celles du Musée national qui avaient été déplacées de Bagdad par mesure de sécurité.
On estime qu’environ 4 000 objets furent volés ou détruits à cette époque, notamment la tablette de Gilgamesh, objet de 3 500 ans comportant des inscriptions sumériennes racontant la grande épopée.
Ventes sur les marchés noirs
La plupart des objets volés, que ce soit pendant la guerre du Golfe ou l’invasion de 2003, se sont retrouvés sur les marchés licites ou illicites via des intermédiaires. Ils ont été vendus dans des enchères privées ou en ligne, via des canaux qui sont généralement moins regardants quant à la provenance et à la propriété.
Cette pratique est strictement illégale. Si des faux sont parfois produits, les objets trafiqués ont souvent été vendus pour des sommes assez maigres.
Même en temps de guerre, les pays sont tenus de respecter leurs engagements internationaux, un principe qui définit notre système juridique international.
La convention de La Haye de 1954 définit les obligations et responsabilités des forces occupantes pour garantir la sécurité et l’intégrité des biens culturels.
La plupart des incidents relatifs aux dommages culturels ont été enregistrés lorsque 2 000 soldats américains et polonais ont utilisé le site archéologique de Babylone comme base militaire, ce que l’UNESCO a qualifié d’« empiétement grave ».
La question du patrimoine culturel a été la grande absente des discussions préalables à l’invasion des décideurs américains, note Lawrence Rothfield, auteur de The Rape of Mesopotamia: Behind the Looting of the Iraq Museum.
Des plans détaillés pour protéger les gisements pétroliers irakiens existaient et les bâtiments du ministère du Pétrole sont restés intacts dans le chaos de la chute de Bagdad.
La professeure Elizabeth Stone, archéologue au département d’anthropologie de l’université Stony Brook à New York, a utilisé des images satellites pour estimer que plus de 40 % des près de 1 500 sites surveillés dans le sud de l’Irak présentaient des preuves de dévastation en décembre 2003.
Sur ces images, elle a identifié un grand nombre de fouilles illégales via la présence de fosses ou de trous de fouilles, une tragédie permise parce que les sites avaient été laissés pour la plupart sans protection lors des premières années du conflit.
Les biens culturels sont devenus une cible pour les groupes armés, tels que l’État islamique
Il y a eu également des anecdotes de soldats et de sous-traitants d’entreprises de sécurité privées américaines rentrant chez eux avec des trophées culturels, « souvenirs » d’un droit sinistre et grossier à morceler le passé de l’Irak.
Des objets historiques se sont retrouvés dans plusieurs pays depuis, notamment les États-Unis, le Royaume-Uni et les Pays-Bas.
Il semble qu’aucune leçon n’ait été tirée du pillage de 2003 ; d’autres tentatives de pillage ont menacé le Musée national.
Dans le vide sécuritaire qui a suivi le retrait américain, les biens culturels sont devenus une cible pour les groupes armés, tels que l’État islamique.
Le groupe a filmé la destruction de sites historiques dans le nord de l’Irak pour créer de cruelles vidéos de propagande.
Les scènes de ses combattants détruisant l’héritage assyrien dans le musée de Mossoul en février 2015 sont toujours un rappel pénible que l’art et la culture sont politiques.
L’État islamique a également organisé un « pillage massif et méthodique » pour affirmer sa domination sur les minorités culturelles irakiennes et générer des revenus illicites grâce aux « antiquités de sang », lesquels ont été estimés à 20 % des revenus du groupe à un moment donné.
Un long chemin vers la restitution
Les images du pillage du Musée national en 2003 ont profondément choqué la population, sentiment qui s’est vite mué en colère et en solidarité.
En réaction, les partenaires irakiens et internationaux se sont organisés pour cataloguer, numéroter et retrouver les objets manquants. C’était une tâche nécessaire car beaucoup des objets pillés avaient été pris dans les entrepôts du musée, où ils n’avaient pas encore été convenablement enregistrés.
L’Institut oriental de Chicago a immédiatement lancé « Lost Treasures of Iraq », une page d’informations et base de données en ligne pour enregistrer, visualiser et signaler les objets disparus des collections irakiennes.
Pour entretenir leur souvenir, l’artiste américain d’origine irakienne Michael Rakowitz a recréé plusieurs des objets perdus dans son projet « The Invisible Enemy Should Not Exist » (depuis 2007) en utilisant les données de la base de données de l’Institut oriental.
Au moyen de sculptures en papier mâché, ce dernier a reconstitué des reliefs de l’ancien palais de Nimroud et des statuettes d’argile votives qui ont servi de substitut à l’exil, à la dépossession culturelle et à la patrie perdue.
En 2018, Michael Rakowitz a installé un « lamassu » de 4 m de long – une sculpture représentant un taureau ailé à tête humaine, symbole protecteur assyrien – sur le quatrième socle de Trafalgar Square, devant la National Gallery à Londres.
Cette œuvre réinterprète un objet de 2 700 ans qui gardait autrefois les portes de l’ancienne Ninive, détruite par l’État islamique en 2015.
Ses efforts ont aidé à maintenir le vol et la destruction des trésors culturels irakiens dans la conscience publique, ce qui est vital pour que les objets pillés soient rendus un jour.
Par exemple, à travers une enquête internationale, une statue brisée du roi sumérien En-temena de Lagash a été retrouvée à New York en 2006 et d’autres restitutions ont été annoncées périodiquement depuis.
Quelque 17 000 antiquités ont été rendues à l’Irak en 2021, dont la plupart étaient d’antiques tablettes d’argile en possession d’une jeune institution américaine évangélique, le musée de la Bible, ainsi que de l’université Cornell.
En outre, quatre sceaux cylindriques de 4 000 ans pillés lors de la mise à sac du Musée national de Bagdad en 2003 ont été rendus en décembre dernier.
Il ne s’agit que de quelques exemples les plus récents, et si les restitutions ont eu lieu sur la base du volontariat, les amendes et procès les ont sans doute accélérées.
La réouverture du Musée national irakien en 2015 était très attendue. Mais l’institution est restée fermée trois ans de plus en raison des grandes manifestations de 2019 et de la pandémie de covid-19. Le musée a finalement réouvert ses portes début 2022.
On recherche toutefois encore environ la moitié de ses objets manquants.
« Aujourd’hui, le défi pour continuer à protéger le patrimoine en Irak n’est pas seulement lié aux dommages provoqués lors des conflits passés, mais aussi à l’impact délétère du changement climatique sur le patrimoine de notre pays », indique Valery Freland, directeur exécutif de l’Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones en conflit (ALIPH).
Son organisation a soutenu près d’une trentaine de projets de restauration en Irak depuis 2018.
Certaines personnes peuvent faire valoir que le pillage a toujours accompagné les guerres.
Mais loin d’être un dommage collatéral insignifiant, la destruction culturelle de l’Irak pendant et après l’invasion américaine de 2003 a été un acte de violence, une perte et une injustice toujours profondément ressentie aujourd’hui, malgré les efforts juridiques actuels et les restitutions sporadiques.
Cela reste l’une des plus grandes catastrophes culturelles de l’histoire récente du Moyen-Orient.
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