Je t’ai vue et je me suis éprise de toi et je me suis mise à te suivre…
Certains Tunisiens s’impatientent et demandent à leur Président de leur rendre des comptes et de répondre enfin à leur attente…
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Je t’ai vue et je me suis éprise de toi et je me suis mise à te suivre…
Certains Tunisiens s’impatientent et demandent à leur Président de leur rendre des comptes et de répondre enfin à leur attente…
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Rédigé le 20/07/2024 à 14:56 dans Lejournal Depersonne, Tunisie | Lien permanent | Commentaires (0)
La Tunisie fait partie des rares pays arabes où la solidarité populaire avec Gaza peut s’exprimer librement, car elle est également prise en charge par le régime de Kaïs Saïed. Mais comme ailleurs, cette actualité n’est pas autonome du contexte politique et social local et peut en faire les frais, malgré un attachement sincère de la population à ce combat anticolonial.
Rédigé le 19/06/2024 à 05:07 dans Gaza, Israël, Palestine, Paléstine, Tunisie | Lien permanent | Commentaires (0)
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Rédigé le 14/06/2024 à 14:29 dans Lejournal Depersonne, Tunisie | Lien permanent | Commentaires (0)
Avalanche d’arrestations, à commencer par celle de Saadia Mosbah, figure emblématique de la lutte antiraciste, suivie entre autres de celle de l’avocate Sonia Dahmani en raison d’un commentaire sur un plateau de télévision. Le monde associatif et les intervenants médiatiques critiques du discours présidentiel sont dans le viseur des autorités. Le tout dans une atmosphère de retour à la chasse aux migrants.
24 avril 2024. Des migrants d’Afrique subsaharienne sont assis près de tentes dans un camp à Jebeniana, dans le gouvernorat tunisien de Sfax.
Dans une vidéo postée lundi 6 mai sur la page Facebook officielle de la présidence de la République, le président Kaïs Saïed annonce lors d’une réunion du Conseil national de sécurité que les autorités tunisiennes ont repoussé vers « la frontière Est », c’est-à-dire du côté de la Libye, près de 400 migrants subsahariens qui avaient tenté d’entrer en Tunisie par le pays voisin. Ces chiffres lui font réitérer que la Tunisie ne sera pas une terre d’accueil ni de transit pour les migrants en « situation irrégulière ». Une annonce qui advient plus d’un an après un communiqué de la présidence dénonçant la « horde de migrants subsahariens » visant à « modifier la composition démographique et l’identité du pays » et qui avait ouvert les vannes d’une campagne de racisme sans précédent.
Ce discours est prononcé après plusieurs jours de campagnes sécuritaires pour contrôler et arrêter les migrants en situation irrégulière. En cause, de multiples facteurs. Il y a eu la visite le 17 avril de la présidente du conseil italien Giorgia Meloni, la quatrième en moins d’un an pour parler, entre autres, des arrivées de migrants irréguliers à Lampedusa, la Tunisie étant depuis 2018 l’une des principales zones de départs des bateaux.
Sur le plan local, le mécontentement de nombreux habitants s’est amplifié dans la région de Sfax, près des oliveraies après la dégradation de biens agricoles et certaines tensions avec les migrants qui vivent depuis des mois sur place, dans une situation sanitaire et sociale plus que précaire. Durant la campagne sécuritaire de 2023, les migrants subsahariens – parfois même des immigrés en situation régulière — ont été chassés de leurs logements et beaucoup, dont le travail informel a longtemps été toléré par l’État, ont perdu leur emploi, ce qui a rendu leur situation encore plus fragile. Chassés des grandes villes, ils se sont retrouvés dans les zones rurales, comme dans la région de Sfax, où ils ont utilisé des bâches et autres matériels agricoles pour camper et se protéger des intempéries, provoquant ainsi la colère des habitants des oliveraies sur place. La majorité de ces derniers soutiennent d’ailleurs les opérations de police, et une manifestation de plusieurs centaines de personnes a eu lieu à Sfax samedi 4 mai pour réclamer le « départ » des migrants.
Mais cette fois, un autre élément s’est introduit dans le débat autour de la gestion des arrivées dans le pays. Les associations venant en aide aux migrants sont désormais dans le viseur des autorités. La militante tunisienne noire Saadia Mosbah, critique vis-à-vis de la politique migratoire du gouvernement et présidente de l’association de lutte contre les discriminations raciales Mnemty, a été arrêtée le jour du discours présidentiel, ainsi qu’un autre membre de l’association, sur fond de suspicions de « blanchiment d’argent ». Cette figure importante de la lutte antiraciste en Tunisie a contribué à l’élaboration de la loi pénalisant le racisme dans le pays votée en 2018. Elle a également fait partie des mobilisations contre la politique répressive à l’égard des migrants après le communiqué polémique de la présidence en février 2023.
En juillet, lors d’une manifestation pour dénoncer les déportations de migrants subsahariens dans le désert libyen, elle déclare : « Si la leçon d’humanité est de mettre les migrants aux portes du désert avec plus de 50 degrés à l’ombre, on se demande où on va ». Elle critiquait alors les propos tenus par Kaïs Saïed le 10 juin lors d’une visite dans la ville de Sfax où se trouvaient des migrants à la rue, expulsés de leur logement. Il avait en effet déclaré : « Nous sommes capables de donner des leçons d’humanité à ceux qui n’en ont pas », soulignant que la solution à la migration devait être « humaine et collective » et respecter la souveraineté de l’État. Durant l’été 2023, plusieurs milliers de migrants se sont retrouvés déplacés dans le désert libyen et à la frontière algérienne, laissés à l’abandon pendant plusieurs jours, souvent sans eau ni nourriture. Plusieurs dizaines sont morts selon les chiffres des ONG1. La photo d’une mère et de sa fille, Fati Dasso et Marie mortes de déshydratation dans le désert, avait particulièrement choqué. Des expulsions que l’État tunisien n’a jamais officiellement reconnus, remettant même en question la véracité de certains clichés.
Moins d’un an plus tard, en plus de la reprise des évacuations forcées de migrants subsahariens, les membres des associations qui leur viennent en aide sont considérés comme des « traîtres » et des « mercenaires » selon les mots du président, qui a accusé dans son discours — sans les nommer – les organisations qui reçoivent d’importants financements étrangers et « ne devraient pas se substituer à l’État tunisien ». Avant son arrestation, Saadia Mosbah a été la cible de campagnes de haine sur les réseaux sociaux. Elle et son collègue ont été questionnés sur la base de la loi relative à la lutte contre le terrorisme et au blanchiment d’argent. La garde à vue de Saadia Mosbah a été prolongée de cinq jours le samedi 11 mai. Son collègue a quant à lui été libéré.
Le président du Conseil tunisien pour les réfugiés et son vice-président sont également arrêtés le 3 mai après la publication d’un appel d’offres destiné à des hôtels pouvant héberger des personnes en situation irrégulière. Ils ont été placés sous mandat de dépôt et accusés d’associations de malfaiteurs dans le but d’aider des personnes à accéder au territoire tunisien.
L’ex-directrice de la branche tunisienne de l’ONG française Terre d’asile, Cherifa Riahi est également placée en garde à vue, bien qu’elle ait quitté ses fonctions depuis 2022. D’autres associations venant en aide aux migrants ou travaillant sur la question migratoire ont reçu des visites des autorités et ont été questionnées. Depuis plusieurs mois, une grande majorité travaille d’ailleurs sans exposition médiatique afin d’éviter les campagnes de diffamation sur les réseaux sociaux, mais aussi parce que l’aide aux migrants est désormais criminalisée.
Un homme a été arrêté le 7 mai à Thala, au centre-ouest du pays, pour avoir hébergé des migrants en échange d’une compensation financière. Idem à Monastir où la garde nationale a arrêté deux Tunisiens pour les mêmes raisons. Les campagnes sécuritaires se poursuivent, 24 migrants en situation irrégulière ont été arrêtés à Monastir, et 60 à Sousse. Ils font l’objet d’un mandat de dépôt pour « entrée illégale » sur le territoire tunisien et « avoir fait partie d’un rassemblement de nature à troubler l’ordre public ».
Dans ce contexte déjà tendu, durant le week-end du 10 au 12 mai, la répression est montée d’un cran sur le plan politique. L’avocate et chroniqueuse Sonia Dahmani, sous le coup d’un mandat d’amener pour des propos sarcastiques tenus sur la situation en Tunisie, s’est réfugiée à la Maison de l’avocat à Tunis vendredi soir. Le lendemain, elle y a fait l’objet d’une arrestation musclée par des hommes cagoulés. L’opération a été filmée en direct sur la chaîne France 24, dont le journaliste a ensuite été pris à partie par la police, toujours en direct, et sa caméra cassée. Quelques heures après cette intervention, les journalistes de la radio IFM, Borhen Bsaiess et Mourad Zeghidi ont été également arrêtés et sont actuellement toujours en garde à vue. Ils ont été questionnés sur le contenu de leurs analyses politiques effectuées sur les plateaux de la radio.
Alors que les avocats sont montés au créneau lundi pour dénoncer l’arrestation de leur collègue, appelant à une grève générale de leur secteur, l’étau se resserre sur la profession qui avait déjà protesté et décrété une journée de grève le 2 mai pour dénoncer les pressions grandissantes sur leur profession et le sort de certains de leurs confrères qui se trouvent en prison. Dans la nuit du lundi au mardi, une nouvelle descente a été effectuée à la Maison de l’avocat par les forces de l’ordre qui y ont arrêté maître Mehdi Zagrouba pour le motif d’« outrage à un fonctionnaire ».
Ces coups de filets à l’encontre de la société civile qui aide les migrants, mais aussi contre les robes noires et les journalistes témoignent de la volonté des autorités de contenir un débat de plus en plus sensible, celui de la gestion de la migration, facteur de tensions au sein d’une population en grande majorité encore acquise à Kaïs Saïed.
Au parlement – élu avec 11 % des suffrages et dénoncé comme illégitime par l’opposition -, pendant une séance plénière le mardi 7 mai, certains députés ont par exemple questionné l’efficacité de la gestion sécuritaire de la migration, même si beaucoup soutiennent le président et optent pour la même rhétorique sur la migration irrégulière. « Nous avons vu des files d’attentes devant les guichets de Western Union où les migrants reçoivent des fonds de l’étranger, a déclaré la députée Besma Hammami, nous voyons bien qu’ils sont financés et diligentés par l’extérieur (…). Il y a un plan pour qu’ils s’installent en Tunisie durablement ». Un autre député, Fadhel Ben Torkia, réclame plus de transparence de la part des autorités sur le nombre de migrants en Tunisie :
Pourquoi le gouvernement ne nous répond pas ou ne nous rencontre pas pour parler de ce problème ? (…) on entend parler de 20 000 migrants, voire 60 000, sans jamais avoir de chiffres exacts.
Certains députés ont aussi demandé la publication du contenu de l’accord bilatéral signé en avril, à l’occasion de la visite de Giorgia Meloni2, entre la Tunisie et l’Italie pour lutter contre la migration, de même que la publication des résultats du sommet tripartite entre la Tunisie, la Libye et l’Algérie tenu le 25 avril à Tunis, pendant lequel les chefs d’État ont assuré vouloir coordonner leurs efforts en vue de lutter contre la migration irrégulière.
Ce questionnement sur le déni de communication des autorités par un Parlement dont les pouvoirs demeurent très restreints selon la Constitution montre que la question migratoire suscite également des critiques au sein d’une classe politique habituellement alignée sur la ligne de Kaïs Saïed. L’ancienne députée Leila Hadded, membre du parti nationaliste arabe et du mouvement Echâab, a déclaré à la radio privée IFM le 9 mai3 qu’il fallait s’interroger sur un possible « échec sécuritaire » à contrôler la vague migratoire en Tunisie. « Où sont nos forces de sécurité, notre armée ? Il n’y a aucune réponse qui éclaire les Tunisiens (…). Il faut expliquer pourquoi nous en sommes arrivés là », interpelle-t-elle.
Pour l’historien spécialisé dans la migration et maître de conférences à l’université de Tunis Riadh Ben Khalifa, ces débats montrent bien les problèmes de perception et de représentation de la question migratoire en Tunisie.
Étant donné qu’il n’y a pas de politique migratoire en Tunisie mais plutôt une gestion sécuritaire qui fonctionne au coup par coup, les représentations sont faussées. Par exemple, la question de « l’invasion » des migrants qui est souvent agitée et les différents chiffres sur le nombre de migrants subsahariens faussent la perception. On voit beaucoup de migrants concentrés dans un lieu et notamment dans les zones urbaines, d’où le sentiment d’un très grand nombre.
Sans compter les débats sur les réseaux sociaux qui ne cessent de véhiculer les théories complotistes autour de la migration, des « théories elles-mêmes importées d’Europe, proches de celles du Grand remplacement », précise Riadh Ben Khalifa4.
Alors que les campagnes sécuritaires actuelles donnent cours à l’incurie raciste, les vraies questions peinent à être posées selon Riadh Ben Khalifa, notamment sur le rôle des associations dans la gestion migratoire et les amalgames : « Il faut faire la différence entre celles qui travaillent et qui sont reconnues et celles qui font le jeu des autorités européennes en poussant la Tunisie à devenir une sorte de hotspot pour la migration ». L’enseignant-chercheur ajoute que la Tunisie n’ayant pas de loi relative à la demande d’asile et au statut de réfugié, le gouvernement a confié à des représentations onusiennes le rôle de se charger de cette question. Or, « certaines de ces organisations ont vu leur budget se réduire avec la guerre en Ukraine et assurent de moins en moins leur rôle ».
Alors que vendredi 10 mai au soir, les camps de fortune de migrants installés devant le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) étaient démantelés par les autorités, « le silence de ces organismes était assez assourdissant », se désole Romdhane Ben Amor du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES). Notamment sur le sort des réfugiés soudanais présents parmi les migrants, et éligibles à une demande d’asile. Selon les chiffres du HCR, ils sont de plus en plus nombreux depuis 2023 à arriver en Tunisie en raison de la guerre civile au Soudan. « Aucune solution durable n’a été trouvée pour les Soudanais, et pour nous, il y a une responsabilité partagée entre l’État mais aussi les représentations onusiennes qui ne réagissent pas », constate Romdhane Ben Amor.
L’OIM a communiqué le 9 mai sur les retours volontaires de migrants en situation irrégulière qu’elle facilite avec les autorités tunisiennes, notamment celui de 161 Gambiens ayant accepté une prise en charge d’aide au retour volontaire. La communication était identique l’année passée après les expulsions de leur logement de migrants subsahariens. En 2023, l’OIM a aidé 2 557 migrants à rentrer volontairement depuis la Tunisie vers leur pays d’origine, une augmentation de 45 % par rapport à 2022.
Devant le siège de l’organisme ce 9 mai, alors que des maçons sont en train de repeindre la façade d’une maison en face de l’OIM, dont le mur tagué a servi pendant des mois de support pour les tentes des migrants, plusieurs Subsahariens attendent un rendez-vous. Rachid, la vingtaine, est originaire de Centrafrique. Il dit avoir été arrêté par les autorités après le démantèlement du campement dans la nuit du 3 au 4 mai : « On nous a mis dans des bus et on nous a jetés 3 heures plus tard sur un terrain. On nous a dit "voilà, ici c’est l’Algérie, va-t’en" ».
Certains ont franchi la frontière tandis que lui et un petit groupe se sont cachés le temps que les autorités partent. Ils ont ensuite repris à pied le chemin de Tunis en suivant les lumières des villages et les rails de train, tout cela « pendant la nuit, car en journée, on essaye de dormir et d’éviter de se faire repérer », raconte-t-il. Son cheminement de trois jours vers la capitale explique en partie les vidéos qui ont circulé sur les réseaux sociaux, des images de migrants éparpillés dans le nord-ouest du pays et passant à travers champs. Un périple que Rachid ne veut pas réitérer. Après un parcours migratoire très difficile, les derniers évènements l’ont convaincu de quitter le pays définitivement :
Moi je suis revenu à Tunis parce que je veux faire un retour volontaire et d’ailleurs, cela fait plusieurs mois que je l’ai demandé. Mais en attendant, je n’ai nulle part où dormir ni aller, et cela fait des mois que ça dure. Je n’ai pas eu de soucis avec la population tunisienne, toutefois j’ai compris que ça ne sert à rien de rester ici. Je n’arrive pas à me stabiliser dans un travail malgré tous les petits boulots que j’ai faits. J’ai même passé un mois en prison. C’est devenu trop difficile.
LILIA BLAISE
Correspondante à Tunis.
https://orientxxi.info/magazine/tunisie-haro-sur-les-migrants-subsahariens-et-leurs-soutiens,7332
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Rédigé le 15/05/2024 à 08:09 dans Racisme, Tunisie | Lien permanent | Commentaires (0)
Il avait honte d’être un Tunisien. Il se faisait passer pour un Égyptien. En se disant à tort ou à raison qu’un arabe qui vient de loin peut en cacher un autre qui vient de plus près. Parce qu’on préfère toujours le plus lointain à son prochain. C’est le cercle carré de tout individu qui se renie pour ne pas avoir de souci avec le pays qu’il s’est choisi pour refaire son nid. Je peux citer sans m’en féliciter, Hakim Jemili mais il n’y a pas que lui qui a trahi ses origines pour avoir bonne mine ! Beaucoup de franco-tunisiens se cassent la voix pour valider leurs choix… De Sonia Mabrouk à Sami Sfaxi entre autres, ils sont tous passés par là… sans être des agents doubles, on peut les désigner du doigt comme des gens doubles, une fesse par chaise pour dissimuler leur incontournable malaise.
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Rédigé le 05/05/2024 à 16:19 dans Lejournal Depersonne, Tunisie | Lien permanent | Commentaires (0)
Après la révolution tunisienne et la chute du régime Ben Ali, le pays tente de redresser son économie. L'ancien dictateur et son clan ont fui le pays, laissant derrière eux d'immenses richesses. En exclusivité, nos caméras ont pu pénétrer à l'intérieur du palais de Ben Ali, réquisitionné par les autorités. Plage et héliport privés, 332 pièces, piscines intérieure et extérieure, lits en argent : une véritable caverne d'Ali Baba pour un président à la folie des grandeurs. Nous sommes partis sur les traces de la famille Ben Ali, dont les membres vivent aujourd'hui aux quatre coins du monde. Un clan qui n'est pas parti les poches vides et qui dispose encore d'un train de vie plus que confortable.
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Rédigé le 24/04/2024 à 22:43 dans Tunisie | Lien permanent | Commentaires (0)
Troisième long métrage du réalisateur tunisien Mohamed Ben Attia, Par-delà les montagnes reprend une veine fantastique présente en filigrane dans le cinéma tunisien, pour dire les blocages d’une société qui peine à se défaire des conformismes. Le film sort en salle en France ce mercredi 10 avril.
La révolution de 2011 a-t-elle permis aux classes moyennes de se libérer des contraintes sociétales ? Comment expliquer le recours à la violence ? Autant de questions qui traversent le travail cinématographique de Mohamed Ben Attia, réalisateur sensible et attentif à sa société. Ce dernier avoue lui-même avoir longtemps fait un rêve où il se voyait voler. Lors du tournage de son deuxième long métrage, Mon cher enfant (2018), ce rêve revient habiter son sommeil. Et c’est ainsi que l’idée lui vient d’explorer ce thème pour dire les aspirations et la chute inéluctable de Rafik, joué par l’excellent Majd Mastoura qui avait déjà incarné le rôle-titre dans le premier long métrage du même réalisateur, Hédi, un vent de liberté (2016). Homme ordinaire de la classe moyenne, marié, père d’un jeune garçon, Rafik est dès les premières images au bord de l’implosion. Sur son lieu de travail, une banque, une société d’assurance ou de communication — peu importe au fond —, il est pris d’un accès de rage et de violence qui ouvre le film et donne le ton de l’état psychique du personnage.
Le travail en tant qu’aliénation est une idée déjà mise en scène par Ben Attia dans ses précédents films. Dans Hédi, un vent de liberté, le protagoniste est un jeune représentant commercial qui semble errer d’une entreprise à l’autre sans grande conviction, jusqu’à la déflagration amoureuse qui vient bouleverser sa vie. Si dans le sillage de la révolution tunisienne de 2011, le personnage de Hédi est porté par « un vent de liberté », celui de Rafik dans Par-delà les montagnes est un héros plus difficile à cerner, plus sombre et plus fermé, ce qui donne à la première partie du film une tension narrative attrayante pour les amateurs de mystère.
Car Rafik a un secret et, à sa sortie de prison, il souhaite le partager avec son fils Yassine. Rejeté par sa femme et par ses parents, il décide donc de kidnapper Yassine pour lui révéler la vérité : il vole, ou plutôt, il saurait voler. La force du film tient dans cette capacité à maintenir le flou entre un récit fantastique, où un personnage aurait le pouvoir extraordinaire de voler, et un récit sombre, où le même personnage serait atteint de folie délirante.
L’esthétique réaliste qui traverse tous les longs métrages de Mohamed Ben Attia entretient ce flou. Il va sans dire que nous ne sommes pas là dans un film fantastique à la façon de la franchise cinématographique Marvel. On reste dans un monde réaliste identifiable, à l’exception de quelques indices renvoyant par touches successives au genre fantastique. On notera par exemple le personnage du berger, subtilement incarné par l’acteur palestinien Samer Bisharat. Croisant la route de Rafik dans les montagnes, il semble immédiatement croire en ses super pouvoirs. Économe en gestes et en mots, lui aussi possède un don : celui de parler aux animaux, sorte de Salomon (Soulayman en arabe) dont la présence confère au récit un air de fable ou de parabole.
Ce mélange subtil des genres n’est pas totalement inhabituel dans un cinéma qui a longtemps utilisé l’allégorie pour contourner les censures des régimes dictatoriaux de Bourguiba puis Ben Ali. Bien que le réalisateur ne revendique pas spécifiquement de filiation, son film s’inscrit entre autre dans la continuité d’un film tunisien malheureusement assez méconnu : Khlifa Lagraa (1969), de Hamouda Ben Halima. L’histoire se déroule dans un vieux quartier de Tunis à une époque indéterminée. Le héros souffrant de la teigne est employé comme messager par les habitants du quartier. Sa maladie lui permet d’accéder à des lieux, notamment féminins, qui lui seraient normalement interdits. Sorte de passe-muraille, Khlifa est lui aussi témoin et déclencheur d’évènements fantastiques inexpliqués.
Mais en 1969, la machinerie des effets spéciaux est loin de ce que le cinéma connaît aujourd’hui, et les attentes des spectateurs dans ce domaine sont désormais plus exigeantes. Mohamed Ben Attia relève un nouveau défi en tournant des scènes avec effets spéciaux, tout en gardant son esthétique propre. Même s’il admet que cela a été la partie la plus difficile du tournage : il a fallu s’adapter à une technologie qu’il ne maîtrisait pas totalement, mais surtout rassurer les acteurs du bien-fondé de ses choix et de la qualité des scènes dont ils ne pouvaient pas toujours visualiser le résultat final. Autre difficulté à cet égard : le budget. Il a été difficile de convaincre les bailleurs de fond de la pertinence et de la faisabilité du film, selon le réalisateur.
Si la première partie du film est portée par une tension narrative liée au secret de Rafik, la seconde, qui se déroule dans la région montagneuse d’Aïn Draham au nord-ouest de la Tunisie, est marquée par la violence au sein du cercle familial. La rupture de rythme et de ton peut dérouter, et les événements ont tendance à trainer en longueur. On comprend toutefois mieux le choix du réalisateur lorsqu’on se rend compte qu’il a voulu montrer, à travers cette famille, tout ce que Rafik a cherché à fuir. L’épouse, interprétée par Selma Zeghidi, semble comme ce dernier au bord de l’implosion psychique, incapable de se libérer de ses peurs et de ses doutes. Dans ce foyer comme dans celui du protagoniste, des tensions pèsent au sein du couple. À l’image de tous les films de Ben Attia, les enfants sont l’objet d’une attention excessive, quasi étouffante de la part des parents. Que ce soit dans Par-delà les montagnes ou dans ses deux précédents long métrages, on attend des enfants qu’ils se conforment parfaitement aux normes sociales, en affichant réussite scolaire ou professionnelle afin d’accéder à une situation financière qui permette de se marier et de fonder un foyer.
Comment se libérer de ce conformisme social ? C’est la question qui traverse tous les films de Mohamed Ben Attia, pour qui la libération des personnages semble souvent prendre la forme d’un douloureux arrachement. Pour le personnage principal de Hédi, cela passe par une relation amoureuse intense qui n’a aucune chance d’être acceptée par son milieu, et l’espoir d’une fuite à deux. Dans Mon cher enfant, c’est en rejoignant les combattants de Daech en Syrie que le jeune Sami s’arrache à sa famille et à son milieu, sans rien dire à ses parents, et sans avoir donné de signe avant-coureur d’une quelconque sympathie envers les mouvements islamistes extrémistes. Rafik croit quant à lui détenir la clef qui le libèrera : transmettre à son fils son secret et, à travers cela, la foi en la possibilité d’une autre vie, différente de celle imposée par la société.
De longs plans sur les forêts et les montagnes accompagnés d’une bande originale un peu trop présente en arrière-plan semblent signaler l’existence d’autres voies de salut. Ce retour vers la nature est un thème qui traverse le cinéma maghrébin contemporain, notamment celui des réalisateurs Ala Eddine Slim, Amine Sidi-Boumédiène ou Alaa Eddine Aljem. Mohamed Ben Attia qui a toujours aimé filmer ses personnages en mouvement et en déplacement, semble ici vouloir donner à la nature une place plus importante, comme s’il était à la recherche de solutions pour ses personnages certes en révolte, mais encore prisonniers de leur corps physique et social.
Il est d’ailleurs intéressant de voir que Rafik est désigné « terroriste » par la police à la fin du film. Comme si les autorités n’avaient que ce mot pour qualifier toute personne ou groupe qui tente de contester l’ordre établi, indépendamment de son affiliation politique. Cela en dit long sur l’anomie politique dans la Tunisie actuelle. Bien que certains espaces de liberté se soient ouverts à la faveur de la chute du régime de Ben Ali, le caractère conservateur de la société — et plus encore des classes moyennes —, la phase réactionnaire et le tournant autoritaire que vit le pays, ainsi que les disfonctionnements du monde du travail, pèsent encore lourdement sur les trajectoires individuelles. Inlassablement, Ben Attia dresse des portraits d’hommes en révolte, mais sans cesse empêchés.
Professeure associée en études francophones et postcoloniales à Bowdoin College aux États-Unis.
https://orientxxi.info/lu-vu-entendu/par-dela-les-montagnes-metaphore-de-l-anticonformisme-social,7225
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Rédigé le 10/04/2024 à 08:38 dans Cinéma, Tunisie | Lien permanent | Commentaires (0)
Après la révolte de 2011 qui a chassé Zine El-Abidine Ben Ali du pouvoir, de nombreux observateurs et responsables occidentaux se sont bercés d’illusions en pensant que la Tunisie allait construire une démocratie pérenne. Après s’être trompés sur la situation en Libye, en Algérie ou au Maroc, ils ont dû encore une fois reconnaître leurs erreurs. Cela ne les a pourtant pas empêché de recommencer,
comme aujourd’hui avec le président Kaïs Saïed.
« Nous avons juré de défendre la Constitution », clame Samira Chaouachi, vice-présidente de l’Assemblée tunisienne. « Nous avons juré de défendre la patrie », lui rétorque un jeune soldat. Cet échange devant les portes fermées du Parlement, au petit matin du 22 juillet 2021, résume le paradoxe d’un pays longtemps considéré comme le seul succès des « printemps arabes ». La décision du président Kaïs Saïed quelques heures plus tôt de destituer le gouvernement et de suspendre l’Assemblée des représentants du peuple a provoqué la colère de son président islamiste et de sa vice-présidente qui cherchaient à entrer dans le bâtiment, désormais gardé par des troupes armées.
Cette décision présidentielle a surpris de nombreux diplomates étrangers visiblement peu au fait de la situation. Les Tunisiens beaucoup moins. Des milliers de personnes se sont précipitées dans les rues de chaque ville et village afin d’exprimer leur soulagement face à cette classe politique qu’ils estimaient corrompue et incompétente.
Le 17 avril 2023, Rached Ghannouchi, leader suprême d’Ennahda depuis sa fondation dans les années 19801 a été arrêté. Douze ans après son retour triomphal à Tunis, le 20 janvier 2011, au lendemain de l’éviction du président Zine El-Abidine Ben Ali qui avait dirigé le pays pendant vingt-quatre ans. La boucle est bouclée. La contre-révolution a été plus longue à venir en Tunisie que dans tout autre pays arabe.
Il est trop tôt pour écrire les nécrologies des soulèvements qui, en deux vagues (2011 puis 2019), ont englouti la plupart des pays arabes. En Tunisie, au lieu de produire une nouvelle génération de dirigeants politiques, la révolte de 2011 « a ramené les élites marginalisées de l’ère Ben Ali »2.
Malgré tout, un processus révolutionnaire à long terme est à l’œuvre dans la région. Les gouvernements occidentaux, en particulier en Europe, se font des illusions s’ils pensent pouvoir compter sur des hommes forts pour assurer la stabilité des pays de la rive sud de la Méditerranée. Des changements politiques et économiques radicaux sont nécessaires et, par définition, imprévisibles. Les inégalités sociales et le sous-emploi des ressources humaines continuent de générer une énorme frustration sociale que les jeunes ne supporteront pas. Les dirigeants de l’Union européenne sont obsédés par les vagues d’immigrants en provenance du sud et par la montée du populisme que celles-ci alimentent, tout en restant dans le déni des causes sous-jacentes.
Pourquoi l’Union européenne (UE) et les États-Unis n’ont-ils pas compris que la contre-révolution a commencé immédiatement après les « révolutions » tunisienne et égyptienne ayant chassé Ben Ali et Hosni Moubarak du pouvoir ? Pourquoi n’ont-ils pas compris qu’après avoir échoué à lancer des réformes audacieuses dans la gestion de l’appareil sécuritaire et de l’économie, les responsables politiques et syndicaux tunisiens ont conduit leur pays dans une impasse ? La réponse réside avant tout dans la nature même de l’État. En 2011, il était clair pour les observateurs chevronnés que la politique économique libérale favorisée par l’Occident – le fameux « consensus de Washington » que l’on peut résumer dans un rôle strictement minimum alloué à l’État au profit de l’investissement privé – ne parviendrait pas à produire les résultats économiques escomptés. Entre cette date et l’élection du président Kaïs Saïed en 2019, tous les voyants économiques étaient au rouge.
Aujourd’hui, le consensus de Washington est mort. Le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et l’UE reverront-ils leurs prescriptions politiques pour autant ? Pour avoir une chance de réussir, leurs ordonnances devront être fondées sur la reconstruction de l’État, l’utilisation de l’investissement public et la lutte contre la corruption engendrée par le capitalisme de connivence. C’est à cette condition seulement qu’une partie des centaines de milliards de dollars évadés à l’étranger reviendra. L’État s’est déjà montré incapable d’arrêter la fuite des capitaux, dont la plupart sont illégaux. On peut donc se demander pourquoi, tout en reconnaissant qu’ils se sont trompés, les gouvernements tunisiens successifs, le FMI, la Banque mondiale et l’Europe continueront de se battre pour stopper les sorties de fonds et appliquer la même recette qui a échoué.
La plupart des politiciens et des groupes de réflexion occidentaux ont accueilli les révoltes arabes avec incrédulité. C’est surprenant car les multiples rapports du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) en 2003, 2005 et 2009 montraient l’explosion du taux de chômage, et une tendance à la baisse de la part du produit intérieur brut (PIB) consacré à l’investissement au cours du dernier quart de siècle. Une preuve de « l’échec des élites arabes à investir localement ou régionalement [qui] est le plus grand obstacle à la croissance économique soutenue »3. En 2011, la directrice générale du FMI Christine Lagarde déclarait : « Soyons francs : nous ne prêtons pas suffisamment attention à la façon dont les fruits de la croissance économique sont partagés »4.
La Banque mondiale a fini par admettre dans un rapport publié en 2014 qu’elle s’était trompée sur la Tunisie avant 2011. Une telle humilité est inhabituelle, sinon sans précédent. Elle élude toutefois la question des raisons pour lesquelles les dirigeants politiques et les experts occidentaux font aussi souvent fausse route, alors que certains observateurs sont capables d’établir une juste analyse.
Au fur et à mesure de l’extension des révoltes, les capitales occidentales, tout d’abord incrédules, ont fait place à l’enthousiasme. Cela n’a pas duré longtemps. Face au désir de changement, les dirigeants ont opposé une force brutale, et les soulèvements se sont bien vite transformés en bains de sang en Égypte, en Libye, au Bahreïn, au Yémen ou en Syrie. Les puissants groupes d’intérêts nationaux, en premier lieu les forces de sécurité, fortement soutenus de l’extérieur - notamment par les pays du Golfe -, n’étaient pas disposés à autoriser des réformes susceptibles de remettre en cause le statu quo. D’autres, comme le Qatar, étaient prêts à le renverser complètement, toutefois en faveur de leurs « clients » islamistes. Les « amis » étrangers n’ont pas eu le temps d’influencer sérieusement les évènements en Tunisie, dont l’importance stratégique pour les grands acteurs internationaux est inférieure à celle de l’Égypte ou de la Syrie. Le fait que la Tunisie ait été le premier pays arabe à se révolter peut également expliquer l’absence d’ingérence extérieure.
Quoi qu’il en soit, l’utilisation même de l’expression « révolution de jasmin »5 suggère un malentendu. Aucune révolution n’a eu lieu en Tunisie en 2011. Une révolte violente a contraint les appareils dirigeants à prendre leurs distances avec le chef de l’État qu’ils ont poussé vers la sortie pour sauver leurs privilèges. C’est la raison pour laquelle il n’y a pas eu de redistribution des richesses ou du pouvoir entre les classes sociales et les régions.
Des malentendus occidentaux tout aussi flagrants se sont manifestés après que les États-Unis sont intervenus militairement en Libye, au nom d’une urgence humanitaire, sans tenir compte de ce qui se passerait lorsqu’un petit groupe d’islamistes très organisés et lourdement armés (qu’ils avaient aidés pendant les dernières années de Mouammar Kadhafi) s’opposerait à une majorité non islamiste mal organisée, dont une grande partie était jeune et sans emploi. Leur départ après l’attaque du 11 septembre 2012 contre la mission américaine à Benghazi a transformé l’est de la Libye en arrière-garde d’Al-Qaida et de l’organisation de l’État islamique (EI). Cela a accéléré l’exportation du terrorisme et des réfugiés vers l’Europe, tout en déstabilisant davantage une grande partie de l’Afrique du Nord et du Sahel. Et bien sûr de la Tunisie dont de nombreux djihadistes ont été formés dans des camps libyens près de la frontière.
Dans le pays, les amis politiques des principaux partis se sont vu proposer des emplois au sein d’une fonction publique gonflée à l’extrême - des postes qui n’existaient souvent que sur le papier, mais pour lesquels ils étaient payés. Résultat : la destruction de toute efficacité publique, l’augmentation considérable de la masse salariale et des emprunts. Cette hausse de la dette (et donc des intérêts à payer) a évincé les investissements publics dans la santé, l’éducation et les infrastructures. Les présidents et les gouvernements se sont succédé, chacun empruntant de l’argent au FMI, à la Banque mondiale et à la Banque européenne d’investissement (BEI). Tous se sont contentés d’évoquer les conditions liées à ces prêts, mais n’ont jamais eu l’intention de les mettre en œuvre. Le FMI et l’Europe ont continué à prêcher l’évangile du libéralisme et ont fait semblant de croire que des réformes étaient mises en œuvre. Pourquoi a t-il été si facile de se tromper une deuxième fois alors que la prescription et la situation étaient identiques ?
Pendant ce temps, les investissements privés – tant nationaux qu’étrangers – ont diminué. Des secteurs clés tels que les phosphates et les engrais ont vu leur production s’effondrer, de même que le tourisme, victime du terrorisme et de la pandémie de Covid-19. L’arrière-pays le plus pauvre, d’où partent toutes les révoltes en Tunisie, a continué d’être exploité par ceux de la côte, plus riches, afin d’assurer la majeure partie de l’eau, du blé et des phosphates nécessaires au pays.
Pour les Occidentaux,
la démocratie est une idée si belle qu’elle semble échapper à la réalité. Pour l’élite américaine, les pays en développement qui réussissent sont ceux qui organisent des élections, et les pays qui échouent sont ceux qui ne le font pas. Il ne s’agit pas de logique, ni de croyance fondée sur l’histoire ou même sur la science politique. Il s’agit de pure idéologie – et d’idéologie missionnaire, en plus. Regardez l’échec du printemps arabe ! Bien sûr, les populations de ces nations aspirent à la démocratie, mais cela ne signifie pas que celle-ci apportera automatiquement de bons résultats face à la grande pauvreté, aux clivages ethniques et sectaires, etc. Elle a fonctionné en Corée [du Sud] ou à Taïwan, par exemple, parce qu’elle est venue après l’industrialisation et la création de classes moyennes.6
Les élites européennes et américaines se sont trompées quand, après 2011, elles se sont convaincues que des élections libres et équitables annonçaient un avenir prometteur pour la Tunisie. Les jeunes en étaient moins convaincus et les gens ont de plus en plus délaissé les urnes, beaucoup ne se donnant même pas la peine de s’inscrire. Quant aux mouvements islamistes, ils n’ont jamais montré d’intérêt pour relever les défis d’une économie moderne. Ennahda n’a pas fait exception. Les élites tunisiennes, bien éduquées, n’ont pas pu s’entendre sur un plan de réforme économique. Elles ont laissé tomber leur pays.
Douze ans après la chute de Ben Ali, Kaïs Saïed a ramené la fine fleur d’hier, notamment dans les forces de sécurité. Ghannouchi, le puissant dirigeant d’Ennahda qui dirigeait le parti islamiste « comme l’organisation clandestine qu’il avait été dans les années 1990 »7 s’est retrouvé en prison, incapable de rallier l’armée. Cette dernière a jeté son dévolu sur Saïed qui « défend la patrie ».
Selon certains observateurs attentifs,
le soulèvement arabe a atteint son apogée, le 11 février 2011, quand le président égyptien Hosni Moubarak a été contraint de démissionner. Selon la théorie de Lénine, une révolution victorieuse nécessite un parti politique structuré et discipliné, un leadership robuste et un programme clair. La révolution égyptienne, comme son précurseur tunisien et contrairement à la révolution iranienne de 1979 n’avait ni organisation ni dirigeant identifiable, ni d’ordre du jour sans équivoque.8
Alors que les manifestations sont devenues violentes dans de nombreux pays, les forces se sont divisées. Les anciens partis politiques et les dirigeants économiques se sont disputés le pouvoir, « laissant à de nombreux manifestants le sentiment que l’histoire qu’ils faisaient il n’y a pas si longtemps les dépassait »9. Ceux qui ont mené la révolte en Tunisie n’avaient ni les moyens ni le temps de s’organiser. Les forces établies ont donc pu détourner leur agenda et bloquer le changement.
Cela n’a pas empêché certains universitaires, tel Safwan Masri, de parler d’« anomalie arabe »10, et des journaux de clamer que la Tunisie était le seul pays des révoltes arabes à avoir donné naissance à une véritable démocratie. Illusion caractéristique de nombreuses attitudes occidentales. Avant la chute de Ben Ali, la Banque mondiale et les observateurs ont loué les performances économiques du pays. Après, ils ont salué son succès en tant que démocratie. On comprend pourquoi les dirigeants européens n’ont pas eu de pensée stratégique sur la Tunisie…
En fait, les analystes occidentaux projettent trop souvent leur propre vision du monde sur des pays dont l’histoire est différente. Ainsi, l’intense débat intellectuel et politique autour des idées de John Maynard Keynes (1883-1946) sur l’intervention de la puissance publique dans l’économie n’a pas d’équivalent dans la région. En partie parce que la diplomatie des canonnières et le colonialisme ont interrompu les débats qui se déroulaient dans le Sud, notamment en Tunisie. Au moment de l’indépendance, les nouveaux régimes ont compris que l’État devait être partie prenante de la création d’une économie nationale, qu’elle soit liée ou non au Nord. Or les dirigeants se sont rarement concentrés sur l’augmentation de la richesse du pays, mais davantage sur leur maintien au pouvoir, en contrôlant notamment les nouveaux arrivants au sein de la classe privilégiée, le Makhzen11.
À partir des années 1980, le FMI et la Banque mondiale ont appliqué un ensemble de principes idéologiques contenus dans le consensus de Washington. Cette doxa néolibérale avait déjà échoué en Tunisie au tournant du siècle, pourtant cela n’a pas arrêté la Banque mondiale qui l’a présentée comme modèle de « bonne gouvernance économique » à suivre en Afrique et au Proche-Orient. L’Europe a chanté la même partition et s’est retrouvée dans l’impasse.
Malgré l’émancipation des femmes et les attitudes tolérantes envers les étrangers, la Tunisie a vu ses richesses contrôlées par quelques familles dont l’emprise est renforcée dans un système corporatiste leur permettant de surveiller l’État. Loin d’apporter de nouvelles idées et de contribuer à la création d’un vaste parti de gauche après 2011, le puissant syndicat de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) s’est contenté de regarder le pouvoir gonfler le nombre de fonctionnaires (et par conséquent ses adhérents), ce qui a ruiné le pays. Au lieu de promouvoir un débat ouvert sur ce qu’il fallait entreprendre, les dirigeants tunisiens ont agi en fossoyeurs des réformes. Auparavant, Zine El-Abidine Ben Ali avait géré l’économie en prélevant de plus en plus de rentes pour sa famille, sans jamais la réformer.
Alors que la région est riche en hydrocarbures, les institutions internationales pourraient suggérer que « les monarchies pétrolières cessent d’investir leur capital dans les économies occidentales, en particulier aux États-Unis, et le transfèrent plutôt aux gouvernements arabes, sur le modèle de l’aide que les États-Unis ont fournie à leurs alliés européens de 1948 à 1951, le Plan Marshall »12. Peu de chance que cela arrive car les banques occidentales perdraient d’énormes opportunités de gagner de l’argent et les monarchies du Golfe beaucoup d’influence à Paris, Londres et Washington. Pendant ce temps, le capital déserte la région pour trouver refuge dans des banques et des entreprises occidentales. L’Afrique du Nord à elle seule dispose de centaines de milliards de fonds « privés » dans des établissements financiers étrangers.
Aujourd’hui, les jeunes issus des milieux favorisés et formés se sauvent aussi au bénéfice immédiat du Golfe, du Canada, de la France et de ses voisins, et au détriment de la stabilité à long terme en Méditerranée. En Afrique du Nord, la « guerre froide » entre l’Algérie et le Maroc explique que les flux commerciaux et d’investissement soient au plus bas. Cette situation est d’autant plus absurde que le pétrole, le gaz, le soufre et l’ammoniac algériens pourraient, avec les phosphates marocains, générer de nombreux emplois et de grandes exportations. Les tensions entre les deux pays conviennent à l’Occident depuis des décennies, néanmoins la pression des nouveaux immigrants en Europe alimente les partis populistes et le risque de turbulences intérieures dans des pays comme l’Italie ou la France.
Autre ironie de ce scénario néolibéral, la Chine et la Turquie renforcent leurs liens commerciaux avec l’Afrique du Nord — la Chine est ainsi devenue son deuxième fournisseur étranger après l’Italie, et la Turquie le quatrième —, sans accroitre leurs investissements. En Algérie, au Maroc et en Tunisie, le capital privé occidental continue par contre de jouer un rôle clé.
Aujourd’hui, l’Union européenne et les États-Unis découvrent à leur grand désarroi que les dirigeants nord-africains, comme ailleurs dans le Sud, ne partagent pas leur lecture de la guerre en Ukraine. Ils notent que l’Occident considère ses problèmes comme les problèmes du monde, et ils ne sont pas d’accord. Le monde multipolaire dans lequel nous nous trouvons rend familier l’ancien tiers-mondisme algérien. Les élites se méfient de l’ancienne puissance coloniale et expriment publiquement leur critique du comportement français, passé et présent, comme jamais auparavant.
Plus tôt l’Europe s’éveillera au fait que les pays au-delà de ses côtes méridionales méritent une politique ambitieuse, un nouveau processus de Barcelone13 plus audacieux, mieux ce sera. Plus tôt elle comprendra que l’islamisme n’est pas l’inclination naturelle de la région, comme beaucoup l’ont cru après 2011, notamment les États-Unis et le Royaume-Uni, plus tôt elle abandonnera son orientalisme de pacotille, mieux ce sera. En finir avec l’État patrimonial ou néo-patrimonial où quelques familles contrôlent tout représente un défi historique pour la région autant que pour l’Europe.
Comme le montre sa réaction modérée au renversement du président égyptien Mohamed Morsi un an après les élections libres de juillet 2012, l’Occident ne semble guère accorder autant d’importance au vote qu’il le prétend. Son attitude face au mépris de Kaïs Saïed pour les règles fondamentales de la démocratie le confirme. Il faudrait une refonte complète de l’État — condition préalable pour une croissance plus rapide —, mais aussi une plus grande inclusion sociale afin d’atteindre une stabilité à long terme en Tunisie et dans la région. Tant qu’elle n’acceptera pas ce principe, la Commission européenne devra se faire à l’idée que ses interminables prises de position visant à « améliorer » les politiques de voisinage donnent l’impression de jouer avec les peuples.
FRANCIS GHILÈS
https://orientxxi.info/magazine/pourquoi-l-occident-se-trompe-si-souvent-sur-la-tunisie,7168
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Rédigé le 26/03/2024 à 10:36 dans Tunisie | Lien permanent | Commentaires (0)
Le 13 janvier 2024, soit la veille du 13e anniversaire de la révolution tunisienne, Ahmed Manaï est décédé, presque dans l’indifférence générale. Pourtant, cet homme n’était pas seulement un opposant politiquement inclassable, mais aussi l’un des premiers à témoigner de la réalité du système de torture sous la dictature, ou ce qu’il appelait « le jardin secret du général Ben Ali ».
Ahmed Manaï était d’une étoffe particulière, un profil à part au sein de la classe politique tunisienne. Il en était d’ailleurs à la fois proche et lointain, singulier et parfois solitaire ; un choix délibéré qui l’a éloigné des citadelles des partis et des idéologies, et qui l’a rendu inclassable.
De fait, écrire sur lui et sur ses presque six décennies d’action publique n’est pas chose aisée. Il en était lui-même conscient, et nous nous disputions souvent – moitié sérieusement, moitié par plaisanterie - sur la manière dont il fallait le présenter. Si l’étiquette d’activiste ou de militant des droits humains le gênait, il craignait tout autant celle d’homme politique, probablement par excès de modestie. Il ne voulait pas non plus être désigné comme auteur. Mais ce dilemme lié à son identité en tant qu’acteur de la chose publique depuis les années 1960 constitue l’essence même de la singularité de cet homme.
Nos chemins se sont croisés par hasard il y a 15 ans, moi le jeune homme d’une vingtaine d’années, tout juste sorti d’une dure expérience politique et existentielle ; et lui, l’opposant politique ayant parcouru le monde comme immigré ou exilé, et revenu finalement au pays, las d’une opposition depuis l’étranger. La rencontre a eu lieu en 2009, deux ans avant la révolution, dans un petit café de la rue d’Angleterre à Tunis. Ahmed Manaï faisait partie de ces rares personnes qui savent être là dans les moments difficiles. Il n’aimait pas être l’ami de ceux qui sont au sommet, pris dans l’exultation de la gloire. Je lui ressemble en cela, notamment dans mon aversion pour les vainqueurs, les maîtres, les puissants et ceux qui détiennent le pouvoir.
J’ai eu droit à son amitié durant la dernière phase de sa vie. Pourtant, il écoutait ce que je disais avec une grande attention, et j’étais parfois étonné qu’il me demande des informations ou des conseils sur tel ou tel sujet. Puis, alors que j’arrivais à peine à faire publier mes articles, il a pris le risque de publier mon premier livre qui, malgré la légèreté et la superficialité de son analyse – comme l’est toute première tentative - m’a placé sur la carte de l’écriture dans un pays où celle-ci n’avait plus ni carte ni sens.
urent peu nombreuses. Malgré sa longue maladie qui a duré trois décennies, je l’ai vu lutter sans relâche par l’expression, l’écriture et l’action, toujours capable de réinsuffler l’espoir au milieu des ténèbres. Cet homme disposait en effet de cette dimension spirituelle que Rebecca Solnit appelle « l’espace d’incertitude ». Peut-être que son errance au fil des décennies entre la révolution algérienne, l’action internationale et la lutte démocratique et nationale l’avait-elle aidé à se faire un horizon plus large de l’idée d’espoir. Au cours des dernières années, il était absorbé par son travail de documentation, semblable à celui qui a vu advenir le jour du Jugement dernier alors qu’il avait un plant à la main, et a tenu à le planter malgré tout2. Manaï était un homme de conviction au plus haut point, avec une tendance soufie indubitable. S’il était persuadé de la justesse d’une idée, il la défendait jusqu’à la porter en pleine lumière.
C’était une journée nuageuse dans le village de Ouerdanine3. Dans les salles de classe étroites de la seule école du village, les petits corps des élèves se serraient sur les sièges vétustes, attendant que la cloche sonne la fin du cours pour détaler dans la cour. Soudain, Imran Moussa, le leader de la jeunesse du Sahel tunisien, surgit en criant aux professeurs et aux élèves : « Sortez ! Farhat Hached4 a été tué ! ».
C’est à ce moment même où l’âme du leader syndicaliste tunisien s’élevait vers le ciel le 5 décembre 1952, qu’Ahmed Manaï le politique est né. Il avait à peine dix ans, et le cri d’Imran Moussa l’a fait basculer d’un seul coup dans la maturité.
Manaï est né dans une famille politisée du Sahel tunisien, région où le mouvement national était bien implanté et comptait de nombreux militants. Son oncle Abdallah Farhat (1914-1985) était lui aussi un dirigeant de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et un militant du mouvement national contre le colonialisme français. Le jeune garçon a vu défiler dans la maison de son grand-père la plupart des dirigeants du mouvement national, ceux-là qui deviendront après l’indépendance les ministres et les hauts fonctionnaires du pays. Son deuxième oncle Mohamed était juge et a occupé de hautes fonctions sous la Tunisie indépendante.
Le jeune Manaï était, à son tour, tellement enthousiasmé par la question nationale – un enthousiasme qui ne s’est pas démenti jusqu’à sa mort – qu’il a économisé de l’argent pour payer sa carte de membre du parti nationaliste le Néo-Destour en 19545, alors qu’il avait à peine douze ans. Plus tard, il s’est porté volontaire pour participer à la bataille de Bizerte en 1961 contre le dernier vestige de l’occupation française, dans une Tunisie pourtant indépendante depuis 1956.
Manaï ne voulait pas tirer profit de ce capital symbolique, politique et social. Après l’indépendance, il a fait son chemin loin du cercle de la reproduction sociale qui a englouti nombre de jeunes gens de sa génération, comptant sur la notoriété de leurs pères et proches engagés dans la lutte contre le colonialisme pour obtenir des privilèges dans l’État indépendant. Mais pour ce futur opposant, la première préoccupation était celle du savoir. Attiré par l’aventure, il est d’abord parti travailler comme enseignant en Algérie au lendemain de la guerre de libération, où il a connu une véritable révolution intellectuelle grâce à sa rencontre avec le penseur Malek Bennabi. Destination la France ensuite, où il a assisté aux événements de mai 1968.
Pendant ce temps, la Tunisie de Bourguiba évoluait progressivement vers une modernité séculière, extrêmement dure et bien gardée par le parti et la police. Pour sa part, Ahmed Manaï s’éloignait peu à peu vers un rationalisme chargé de spiritualité. Et parce qu’il a toujours été d’une étoffe à part, il faisait partie de ces rares intellectuels de culture occidentale qui ne voyaient pas dans la religion le moindre obstacle social, comme le prétendait à l’époque l’État bourguibien. En même temps, sa spiritualité n’avait aucune dimension idéologique.
Pendant deux décennies, Manaï a voyagé entre la France, l’Algérie et le Maroc en tant qu’étudiant, enseignant et expert international auprès de l’ONU. De retour en Tunisie, il a assisté aux émeutes du pain de 1984. Je le taquinais toujours en lui disant : « Chaque fois que tu es arrivé dans un pays, il y a eu un soulèvement ». Il riait alors en déclamant à voix basse une phrase de l’ascète Al-Derini : « Ces pas que nous avons faits étaient notre destin, et chacun doit faire les pas que le destin lui a tracé ».
Alors que la Tunisie s’engouffrait dans un tunnel d’incertitude et de chaos dont personne ne connaissant l’issue, Manaï s’y est réinstallé. La seconde moitié des années 1980 était une période difficile. Le coup d’État du 7 novembre 1987 mené par Zine El-Abidine Ben Ali a représenté à la fois une rupture avec Bourguiba et une continuité de son régime, à la manière du héros de Giuseppe Tomasi di Lampedusa dans son roman Le Guépard qui disait : « Il faut que tout change pour que rien ne change ».
L’année 1989 a été celle du début d’un basculement à la fois national et personnel. Après s’être présenté aux élections législatives du mois d’avril dans la circonscription de Monastir, sur une liste soutenue par le mouvement Ennahda, Ahmed Manaï s’est heurté pour la première fois au nouveau pouvoir. Dès lors, il a été fiché comme islamiste sur les listes des services de police. Deux ans plus tard, une guerre décisive a éclaté entre Ben Ali et le mouvement islamiste, dont l’issue sera déterminante pour le pays et pour Manaï. Après une détention de courte durée au cours de laquelle il a été brutalement torturé, l’homme reprend, à cinquante ans, le chemin de l’exil parisien et de la lutte. À ce moment-là, il était encore sympathisant des islamistes et croyait que le mouvement Ennahda était injustement accusé par le régime de tentatives de coup d’État.
Malgré sa cruauté, l’exil n’était pas dénué de bienfaits. Durant deux décennies, Ahmed Manaï s’est battu sur deux fronts : contre la tyrannie d’un côté, et pour la mémoire et la vérité de l’autre. En 1995, il a publié son livre Supplice tunisien. Le jardin secret du général Ben Ali aux éditions La Découverte, un document inédit qui raconte la torture en Tunisie, avec une préface de Gilles Perrault. Le livre jette alors une pierre dans la mare du silence qui entoure le système de torture pratiqué par l’État contre ses propres citoyens, et passe en revue l’histoire de cette pratique depuis l’époque de Bourguiba jusqu’à l’histoire personnelle de l’auteur, dont le récit est à la fois terrible et extrêmement poignant. Manaï y rapporte également des dizaines de témoignages, notamment des cas de femmes arrêtées et photographiées nues pour faire pression sur leurs maris.
La parution du livre a été un coup dur pour le régime. En réponse à ce récit, Ben Ali a mobilisé les bureaux de l’Agence tunisienne de communication extérieure (ATCE) à Paris, Bruxelles et Genève afin de lancer une vaste campagne dans le monde francophone. L’accusation était toute prête : Ahmed Manaï appartenait à un mouvement fondamentaliste terroriste. Mais l’ouvrage a réussi à faire parler de lui en France, en Belgique et en Suisse. Il a bénéficié d’une grande attention des médias et des organisations de défense des droits humains. Ayant échoué à vaincre Manaï par la propagande, le régime a eu recours à la violence : les services de sécurité tunisiens ont tenté de l’assassiner à deux reprises, la première le 29 février 1996 et la seconde le 14 mars 1997.
Dans sa lutte contre le régime, Ahmed Manaï a connu durant son exil forcé toutes les factions de l’opposition, les individus comme les organisations. Il en a éprouvé la fragilité et les tares, l’opportunisme et la soif de pouvoir, le manque de discernement entre la question nationale et la question démocratique. Dans l’exil, il a aussi découvert que le mouvement Ennahdha n’était pas seulement un parti d’opposition islamiste en quête de démocratie et de liberté, mais qu’il faisait effectivement partie d’un réseau plus vaste. Mais le vrai choc a été lorsqu’il a compris que ni les accusations de tentatives de coup d’État en 1987, ni l’existence d’un appareil militaire et sécuritaire au sein du mouvement ne relevaient de la propagande du régime. Manaï a alors compris que « le général Ben Ali »6 n’était pas le seul responsable du tunnel dans lequel la Tunisie a sombré depuis 1991.
Dans ce contexte tourmenté, Ahmed Manaï a poursuivi son activité, défendant les droits humains et les libertés, et développant une critique radicale contre les mouvements islamistes. Sur le plan arabe, il s’est engagé dans le soutien envers la deuxième intifada palestinienne puis en opposition à « la guerre contre le terrorisme » menée par les États-Unis et l’invasion de l’Irak.
Jusqu’à la fin de sa vie, cet infatigable intellectuel s’est de plus en plus investi dans la recherche, l’écriture et la publication au sein de l’Institut tunisien des relations internationales. Lorsque le régime de Ben Ali a ouvert la voie au retour individuel des opposants, il est rentré au pays en 2008, d’autant qu’il n’était rattaché à aucun parti ni groupe. Depuis, il est devenu aux yeux des islamistes un ennemi, malgré le lourd tribut qu’il a payé suite à son engagement à leurs côtés, sur le plan familial, politique et de santé. Les critiquant à son tour, Manaï citait toujours les paroles du leader islamiste libanais Fathi Yakan : « Les mouvements islamistes sont assis sur deux bombes à retardement. La première c’est l’organisation secrète, la seconde c’est l’argent ; d’où vient-il ? Et comment est-il dépensé ? ». À son tour, Manaï croyait fermement que le mouvement Ennahda était assis sur ces deux bombes. Qu’il ait eu totalement raison ou pas, toujours est-il que sa critique avait le mérite de ne pas avoir de fondement idéologique et de ne pas émaner d’une vision éradicatrice. Au contraire, elle était celle d’un homme qui a côtoyé les islamistes et dont l’horizon politique était assez large.
Que dire devant six décennies de travail et de lutte dans et pour la chose publique ? En faire le simple résumé semble impossible, et il est évident que le seul qualificatif de « dissident » est insuffisant. Manaï a parcouru des chemins que personne d’autre, en Tunisie, n’avait empruntés. Il suivait des sentiers non conventionnels car son indépendance lui était chère. Sans doute était-ce là son plaisir existentiel dans le dépassement de soi. Ses racines sociales et son capital politique auraient pu lui assurer une vie confortable, mais il a bifurqué pour choisir sa propre voie. Sa vaste culture et son niveau d’enseignement auraient pu également lui offrir le prestige et la fortune des postes internationaux, mais il s’en est là aussi écarté pour tracer son chemin singulier, lui qui écrivait :
Je suis proche du pouvoir par un environnement familial que je n’ai pas choisi... mais je n’en fais pas partie, je n’y suis jamais entré, et jamais, à aucun moment ni à quelque niveau que ce soit, je n’ai voulu en faire partie (...) je me suis habitué à défendre des causes que j’ai choisies et auxquelles j’ai adhéré.
On se sent presque manquer à son devoir à l’égard d’un ami comme Ahmed Manaï, lui qui était d’une loyauté sans faille à l’égard de ses amis, et dans le soutien qu’il prodiguait aux autres dans leurs peines. Mais on peut trouver dans les écrits et les textes qu’il a laissés une forme de consolation. Les rassembler et les publier serait peut-être le meilleur prolongement symbolique de sa présence parmi nous, nous ses amis, ses admirateurs, mais aussi pour les générations qui ne l’ont pas connu.
AHMED NADHIF
Journaliste et auteur tunisien.
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Rédigé le 31/01/2024 à 14:18 dans Tunisie | Lien permanent | Commentaires (0)
L’histoire du Parti communiste tunisien est celle d’un éternel tiraillement : d’abord entre son origine coloniale et son ancrage « indigène », ensuite entre une adhésion au socialisme bourguibien et un anti-impérialisme farouche. Pourtant, cette formation a été présente à tous les rendez-vous importants de l’histoire du pays.
En 1993, disparaît en Tunisie le plus ancien parti communiste du monde arabe, qui change cette année-là de nom pour devenir Ettajdid (le Renouveau), et inclure en son sein des personnalités non communistes affiliées à la mouvance dite progressiste. Depuis cette date et surtout depuis la révolution de 2011, ce parti a prolongé son existence sous des avatars successifs, mais sans plus peser sur la vie politique tunisienne, ni même sur la recomposition d’une gauche en déshérence.
Certes, le parti communiste n’a jamais été en Tunisie une formation de masse et n’a réuni dans ses moments les plus fastes que quelques milliers de militants sous sa bannière. Mais il a eu, à de nombreux moments de l’histoire du pays, une influence allant au-delà de l’engagement de ses seuls membres, malgré les contradictions et les ambigüités de ses positionnements politiques, dus en grande partie à sa dépendance vis-à-vis du Parti communiste français.
Dès le lendemain du Congrès de Tours est créée en 1921 une Section fédérale de l’Internationale communiste de Tunis (SFIC de Tunis). Bien que cette première mouture du parti ait vu le jour à l’initiative de militants français, elle souscrit pleinement à la huitième condition de l’adhésion à la IIIe Internationale : le soutien à tout mouvement d’émancipation dans les colonies et la lutte contre toute oppression des peuples coloniaux. Car la Régence de Tunis est un protectorat français depuis 1881, où la puissance occupante s’est arrogé tous les pouvoirs, s’appropriant les ressources agricoles et minières du pays.
La longue histoire du PCT peut être divisée en deux périodes : de sa création à l’indépendance en 1956 où les principaux clivages en son sein résident dans le positionnement par rapport à la lutte de libération nationale et l’alignement sur la politique soviétique, puis de l’indépendance à sa disparition progressive après 2011.
En 1924, le parti participe à la création du premier syndicat tunisien, la CGTT (Confédération générale des travailleurs tunisiens), à laquelle sont hostiles à la fois le Destour, parti nationaliste créé en 1920, qui craint un éparpillement du mouvement national, et l’Union départementale de la CGT (UD-CGT) qui accuse la nouvelle centrale de diviser les rangs ouvriers. La CGTT est rapidement interdite par les autorités du protectorat, son principal dirigeant Mohamed Ali El Hammi condamné au bannissement avec Jean-Paul Finidori, son camarade à la tête de la formation communiste. Jusqu’à la crise de 1929 qui a des répercussions sociales catastrophiques dans la régence, le PC est cantonné à une relative léthargie du fait de la répression dont il est l’objet. C’est avec l’arrivée au pouvoir du Front populaire en mai 1936 qu’il retrouve de la vigueur et prend la tête de nombreux mouvements de grève qui agitent alors le pays.
L’année 1936 est également l’année où le parti parvient à s’affranchir partiellement du PCF et prend le nom de Parti communiste tunisien. Il nomme à sa tête Ali Jrad, un de ses principaux dirigeants. Dès lors, deux tendances vont s’y affronter jusqu’au début des années 1950 : l’une attachée à suivre en tous points les positions du PCF dont on sait l’ambigüité et les retournements successifs sur la question coloniale, et l’autre voulant donner la priorité à la libération nationale, quitte à s’allier pour ce faire à certaines tendances du Néo-Destour, parti créé par Habib Bourguiba en 1934. La ligne « nationale » se renforce à partir de 1936 avec l’arrivée en Tunisie de dirigeants communistes italiens ayant fui le régime mussolinien et plus sensibles que leurs homologues français aux ravages causés par l’oppression coloniale.
Mis en sommeil par la Seconde guerre mondiale, l’affrontement entre ces deux lignes reprend toutefois dès son achèvement. Durant cette période, le PCT a été la seule formation politique à mener une lutte clandestine, d’abord sous le régime de Vichy, puis sous l’occupation allemande du pays de novembre 1942 à mai 1943. La divergence devient si profonde qu’Ali Jrad, soucieux de donner la priorité au combat pour l’indépendance, est exclu en 1948 au profit d’une mainmise sur l’appareil de la tendance inféodée au PCF.
Plus généralement, à partir de 1947, les nationalistes et les communistes se retrouvent dans les deux camps opposés de la guerre froide. Farouchement anticommuniste, Bourguiba a choisi d’arrimer son mouvement à l’Occident, tandis que les seconds privilégient la lutte contre l’impérialisme américain, seule cible de leur propagande jusqu’en 1950. Mais la lutte pour l’indépendance ayant connu une accélération depuis 1945 et avec l’évolution du contexte international, les communistes sont contraints à partir de cette date de s’y rallier enfin sans réserve et subissent, comme les destouriens, les foudres de l’autorité coloniale.
Paradoxalement, c’est durant cette période que le PCT connaît son apogée. Bien implanté dans quelques bastions ouvriers, en particulier chez les mineurs et les dockers, il participe à toutes les revendications qui prennent de l’ampleur à cette époque. Depuis la transformation de l’UD-CGT en Union syndicale des travailleurs tunisiens (USTT) passée sous le contrôle des communistes, ce syndicat mène de nombreuses actions communes avec l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) pourtant située dans le camp opposé, puisqu’elle est une composante centrale du mouvement national, mais sans oublier pour autant sa dimension syndicale. Cette collaboration dure jusqu’en décembre 1952, date de l’assassinat du leader de l’UGTT, Farhat Hached, par un commando affilié à la Résidence française. Ce dernier disparu, la centrale nationale passe en effet sous le contrôle direct du Néo-Destour, peu disposé à collaborer avec les communistes. Affaiblie, l’USTT parvient à exister jusqu’en 1956 mais décide après l’indépendance de s’autodissoudre et d’intégrer ses militants à l’UGTT.
Durant sa période faste, le PCT se dote également d’organisations de masse. Grâce à la création de L’Union des femmes de Tunisie et de L’Union des jeunes filles de Tunisie, il pénètre les milieux féminins. Mais, dans ce domaine aussi, la forte présence de femmes françaises et tunisiennes juives dont seul un petit nombre maîtrise la langue arabe, et la réputation sulfureuse du PC dans les milieux musulmans, ne leur permettent pas d’étendre leur influence. Les associations de femmes musulmanes proches du mouvement nationaliste demeurent hégémoniques dans la population féminine de la Régence.
Ce n’est qu’en 1957, un an après l’indépendance, que le PCT fait l’autocritique de ses positions antérieures. Il écarte de sa direction les derniers Français qui en faisaient partie et y intègre une jeune génération de militants, recrutés principalement dans les milieux intellectuels.
Commence alors une nouvelle phase de son histoire, marquée par sa marginalisation progressive. Le premier facteur de cette mise à l’écart est l’instauration dès 1956 d’un régime autoritaire sous la houlette de son chef Habib Bourguiba, décidé à réprimer toute contestation de sa pratique du pouvoir. En janvier 1963, le PCT est interdit, ce qui fait de la Tunisie un pays à parti unique de fait. Mais il est également contesté par une jeune génération d’étudiants plus radicaux vis-à-vis du régime, qui créent en 1963 le Groupe d’études et d’action socialiste tunisien (GEAST), plus connu par le nom de sa revue Perspectives.
Le PCT hésite alors sur la conduite à tenir. Depuis 1962, la Tunisie tente une expérience « socialiste » sous la direction du puissant ministre Ahmed Ben Salah qui procède à une collectivisation massive des terres agricoles et de l’ensemble de l’économie sous couvert de leur mise en coopératives, au point que le Néo-Destour prend en 1964 le nom de Parti socialiste destourien. Entrés dans une « semi-clandestinité » selon leur propre formule, les communistes apportent leur « soutien critique » à l’expérience en se définissant comme « une opposition constructive ». La planification et la création des coopératives seraient à mettre à l’actif du régime qui aurait ainsi choisi « une voie non capitaliste » de développement. Le parti la soutient jusqu’au bout malgré l’opposition générale qu’elle suscite et qui conduit Bourguiba à y mettre brutalement fin en septembre 1969.
De fait, c’est essentiellement dans le domaine de la politique étrangère que le PC s’oppose durant ces années au régime, dont l’arrimage à l’Occident ne cesse de se consolider. L’impérialisme américain est évidemment dénoncé avec vigueur. L’accent est mis sur la guerre que les États-Unis mènent au Vietnam puis, à partir de la défaite arabe de juin 1967, sur le soutien sans failles qu’ils apportent à Israël. Les communistes dénoncent aussi l’hostilité tunisienne vis-à-vis de l’Égypte de Nasser considérée comme un phare de l’anti-impérialisme au Proche-Orient. L’Égypte, l’Algérie, la Syrie, la Guinée, le Mali, la Tanzanie, Cuba, le Vietnam de Hô Chi Minh sont cités comme d’authentiques pays progressistes. Alors que les communistes critiquent l’autoritarisme bourguibien et réclament l’instauration chez eux d’un régime démocratique, ils ne font jamais mention de la répression des opposants qui caractérisent ces « pays frères ».
Le décalage de plus en plus grand entre les positions du PCT et les préoccupations de la population. Son alignement sur l’URSS alors que les jeunes mouvements étudiants s’en éloignent catégoriquement en font progressivement une formation marginale dans un arc politique qui connaît un début de diversification à partir du début des années 1980. C’est pourtant lui que le pouvoir décide de réautoriser en 1981, voulant atténuer son image autoritaire et estimant sans doute qu’il n’a rien à craindre d’une formation devenue quasiment groupusculaire.
Prenant acte de la disparition du bloc soviétique, le Parti communiste tunisien change de nom en 1993, et devient Ettajdid. Sous cette nouvelle appellation, il retrouve une popularité momentanée en présentant aux élections présidentielles de 2004 un candidat au nom de toute la gauche, face au président Zine El-Abidine Ben Ali. Néanmoins, le truquage du scrutin ne donne à Mohamed Ali Halouani qu’un score ridicule. Cette union de la gauche se fracasse en outre l’année suivante sur la question de l’alliance avec le mouvement islamiste Ennahda, susceptible aux yeux d’une partie de cette mouvance de renforcer la lutte contre la dictature. Ettajdid est le seul parti de gauche à refuser cette alliance scellée en octobre 2005 et tente de fédérer autour de lui des personnalités et des mouvements opposés à tout rapprochement avec les islamistes.
On aurait pu croire que la révolution de 2011 redonnerait un espace politique aux forces de gauche et en particulier aux héritiers du PC, regroupés au sein des nouveaux mouvements Al Qotb (Le Pôle) puis Al Massar (La Voie). Mais la victoire d’Ennahda aux élections de l’Assemblée constituante d’octobre 2011 a douché cet espoir. Le coup de grâce a été donné à ce qui restait du vieux parti quand plusieurs responsables d’Al Massar ont rejoint le parti Nidaa Tounes, fondé par le futur président Béji Caïd Essebsi au nom de la lutte contre les islamistes, ce qui s’est transformé en marché de dupes.
La naissance, la vie et la disparition du Parti communiste tunisien épousent les tribulations de l’ensemble du mouvement communiste international. Avec, comme pour de nombreux partis communistes du Sud, les impasses du communisme en situation coloniale, déchiré entre les injonctions — pas toujours identiques — de Moscou et des partis métropolitains, et les aspirations à la libération nationale des masses locales. S’il n’a eu qu’une influence modeste sur le cours de l’histoire tunisienne, le PCT a fait partie de l’aventure du marxisme en terre arabe et a laissé des traces malgré son effacement du paysage politique. Il est notamment le seul à avoir favorisé la mixité intercommunautaire et la distance par rapport à la norme religieuse, dont il a toujours contesté l’hégémonie. Aux historiens de mesurer ce qu’il en reste de cet héritage chez les Tunisiens d’aujourd’hui.
SOPHIE BESSIS
https://orientxxi.info/dossiers-et-series/le-parti-communiste-tunisien-peser-sans-les-masses,7023
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Rédigé le 25/01/2024 à 17:31 dans Tunisie | Lien permanent | Commentaires (0)
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