Le 13 janvier 2024, soit la veille du 13e anniversaire de la révolution tunisienne, Ahmed Manaï est décédé, presque dans l’indifférence générale. Pourtant, cet homme n’était pas seulement un opposant politiquement inclassable, mais aussi l’un des premiers à témoigner de la réalité du système de torture sous la dictature, ou ce qu’il appelait « le jardin secret du général Ben Ali ».
Ahmed Manaï était d’une étoffe particulière, un profil à part au sein de la classe politique tunisienne. Il en était d’ailleurs à la fois proche et lointain, singulier et parfois solitaire ; un choix délibéré qui l’a éloigné des citadelles des partis et des idéologies, et qui l’a rendu inclassable.
De fait, écrire sur lui et sur ses presque six décennies d’action publique n’est pas chose aisée. Il en était lui-même conscient, et nous nous disputions souvent – moitié sérieusement, moitié par plaisanterie - sur la manière dont il fallait le présenter. Si l’étiquette d’activiste ou de militant des droits humains le gênait, il craignait tout autant celle d’homme politique, probablement par excès de modestie. Il ne voulait pas non plus être désigné comme auteur. Mais ce dilemme lié à son identité en tant qu’acteur de la chose publique depuis les années 1960 constitue l’essence même de la singularité de cet homme.
UNE VIE DÉDIÉE À LA LUTTE
Nos chemins se sont croisés par hasard il y a 15 ans, moi le jeune homme d’une vingtaine d’années, tout juste sorti d’une dure expérience politique et existentielle ; et lui, l’opposant politique ayant parcouru le monde comme immigré ou exilé, et revenu finalement au pays, las d’une opposition depuis l’étranger. La rencontre a eu lieu en 2009, deux ans avant la révolution, dans un petit café de la rue d’Angleterre à Tunis. Ahmed Manaï faisait partie de ces rares personnes qui savent être là dans les moments difficiles. Il n’aimait pas être l’ami de ceux qui sont au sommet, pris dans l’exultation de la gloire. Je lui ressemble en cela, notamment dans mon aversion pour les vainqueurs, les maîtres, les puissants et ceux qui détiennent le pouvoir.
J’ai eu droit à son amitié durant la dernière phase de sa vie. Pourtant, il écoutait ce que je disais avec une grande attention, et j’étais parfois étonné qu’il me demande des informations ou des conseils sur tel ou tel sujet. Puis, alors que j’arrivais à peine à faire publier mes articles, il a pris le risque de publier mon premier livre qui, malgré la légèreté et la superficialité de son analyse – comme l’est toute première tentative - m’a placé sur la carte de l’écriture dans un pays où celle-ci n’avait plus ni carte ni sens.
urent peu nombreuses. Malgré sa longue maladie qui a duré trois décennies, je l’ai vu lutter sans relâche par l’expression, l’écriture et l’action, toujours capable de réinsuffler l’espoir au milieu des ténèbres. Cet homme disposait en effet de cette dimension spirituelle que Rebecca Solnit appelle « l’espace d’incertitude ». Peut-être que son errance au fil des décennies entre la révolution algérienne, l’action internationale et la lutte démocratique et nationale l’avait-elle aidé à se faire un horizon plus large de l’idée d’espoir. Au cours des dernières années, il était absorbé par son travail de documentation, semblable à celui qui a vu advenir le jour du Jugement dernier alors qu’il avait un plant à la main, et a tenu à le planter malgré tout2. Manaï était un homme de conviction au plus haut point, avec une tendance soufie indubitable. S’il était persuadé de la justesse d’une idée, il la défendait jusqu’à la porter en pleine lumière.
« SORTEZ ! FARHAT HACHED A ÉTÉ TUÉ ! »
C’était une journée nuageuse dans le village de Ouerdanine3. Dans les salles de classe étroites de la seule école du village, les petits corps des élèves se serraient sur les sièges vétustes, attendant que la cloche sonne la fin du cours pour détaler dans la cour. Soudain, Imran Moussa, le leader de la jeunesse du Sahel tunisien, surgit en criant aux professeurs et aux élèves : « Sortez ! Farhat Hached4 a été tué ! ».
C’est à ce moment même où l’âme du leader syndicaliste tunisien s’élevait vers le ciel le 5 décembre 1952, qu’Ahmed Manaï le politique est né. Il avait à peine dix ans, et le cri d’Imran Moussa l’a fait basculer d’un seul coup dans la maturité.
Manaï est né dans une famille politisée du Sahel tunisien, région où le mouvement national était bien implanté et comptait de nombreux militants. Son oncle Abdallah Farhat (1914-1985) était lui aussi un dirigeant de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et un militant du mouvement national contre le colonialisme français. Le jeune garçon a vu défiler dans la maison de son grand-père la plupart des dirigeants du mouvement national, ceux-là qui deviendront après l’indépendance les ministres et les hauts fonctionnaires du pays. Son deuxième oncle Mohamed était juge et a occupé de hautes fonctions sous la Tunisie indépendante.
Le jeune Manaï était, à son tour, tellement enthousiasmé par la question nationale – un enthousiasme qui ne s’est pas démenti jusqu’à sa mort – qu’il a économisé de l’argent pour payer sa carte de membre du parti nationaliste le Néo-Destour en 19545, alors qu’il avait à peine douze ans. Plus tard, il s’est porté volontaire pour participer à la bataille de Bizerte en 1961 contre le dernier vestige de l’occupation française, dans une Tunisie pourtant indépendante depuis 1956.
ENTRE LES DEUX RIVES DE LA MÉDITERRANÉE
Manaï ne voulait pas tirer profit de ce capital symbolique, politique et social. Après l’indépendance, il a fait son chemin loin du cercle de la reproduction sociale qui a englouti nombre de jeunes gens de sa génération, comptant sur la notoriété de leurs pères et proches engagés dans la lutte contre le colonialisme pour obtenir des privilèges dans l’État indépendant. Mais pour ce futur opposant, la première préoccupation était celle du savoir. Attiré par l’aventure, il est d’abord parti travailler comme enseignant en Algérie au lendemain de la guerre de libération, où il a connu une véritable révolution intellectuelle grâce à sa rencontre avec le penseur Malek Bennabi. Destination la France ensuite, où il a assisté aux événements de mai 1968.
Pendant ce temps, la Tunisie de Bourguiba évoluait progressivement vers une modernité séculière, extrêmement dure et bien gardée par le parti et la police. Pour sa part, Ahmed Manaï s’éloignait peu à peu vers un rationalisme chargé de spiritualité. Et parce qu’il a toujours été d’une étoffe à part, il faisait partie de ces rares intellectuels de culture occidentale qui ne voyaient pas dans la religion le moindre obstacle social, comme le prétendait à l’époque l’État bourguibien. En même temps, sa spiritualité n’avait aucune dimension idéologique.
Pendant deux décennies, Manaï a voyagé entre la France, l’Algérie et le Maroc en tant qu’étudiant, enseignant et expert international auprès de l’ONU. De retour en Tunisie, il a assisté aux émeutes du pain de 1984. Je le taquinais toujours en lui disant : « Chaque fois que tu es arrivé dans un pays, il y a eu un soulèvement ». Il riait alors en déclamant à voix basse une phrase de l’ascète Al-Derini : « Ces pas que nous avons faits étaient notre destin, et chacun doit faire les pas que le destin lui a tracé ».
Alors que la Tunisie s’engouffrait dans un tunnel d’incertitude et de chaos dont personne ne connaissant l’issue, Manaï s’y est réinstallé. La seconde moitié des années 1980 était une période difficile. Le coup d’État du 7 novembre 1987 mené par Zine El-Abidine Ben Ali a représenté à la fois une rupture avec Bourguiba et une continuité de son régime, à la manière du héros de Giuseppe Tomasi di Lampedusa dans son roman Le Guépard qui disait : « Il faut que tout change pour que rien ne change ».
DANS LE JARDIN SECRET DU GÉNÉRAL
L’année 1989 a été celle du début d’un basculement à la fois national et personnel. Après s’être présenté aux élections législatives du mois d’avril dans la circonscription de Monastir, sur une liste soutenue par le mouvement Ennahda, Ahmed Manaï s’est heurté pour la première fois au nouveau pouvoir. Dès lors, il a été fiché comme islamiste sur les listes des services de police. Deux ans plus tard, une guerre décisive a éclaté entre Ben Ali et le mouvement islamiste, dont l’issue sera déterminante pour le pays et pour Manaï. Après une détention de courte durée au cours de laquelle il a été brutalement torturé, l’homme reprend, à cinquante ans, le chemin de l’exil parisien et de la lutte. À ce moment-là, il était encore sympathisant des islamistes et croyait que le mouvement Ennahda était injustement accusé par le régime de tentatives de coup d’État.
Malgré sa cruauté, l’exil n’était pas dénué de bienfaits. Durant deux décennies, Ahmed Manaï s’est battu sur deux fronts : contre la tyrannie d’un côté, et pour la mémoire et la vérité de l’autre. En 1995, il a publié son livre Supplice tunisien. Le jardin secret du général Ben Ali aux éditions La Découverte, un document inédit qui raconte la torture en Tunisie, avec une préface de Gilles Perrault. Le livre jette alors une pierre dans la mare du silence qui entoure le système de torture pratiqué par l’État contre ses propres citoyens, et passe en revue l’histoire de cette pratique depuis l’époque de Bourguiba jusqu’à l’histoire personnelle de l’auteur, dont le récit est à la fois terrible et extrêmement poignant. Manaï y rapporte également des dizaines de témoignages, notamment des cas de femmes arrêtées et photographiées nues pour faire pression sur leurs maris.
La parution du livre a été un coup dur pour le régime. En réponse à ce récit, Ben Ali a mobilisé les bureaux de l’Agence tunisienne de communication extérieure (ATCE) à Paris, Bruxelles et Genève afin de lancer une vaste campagne dans le monde francophone. L’accusation était toute prête : Ahmed Manaï appartenait à un mouvement fondamentaliste terroriste. Mais l’ouvrage a réussi à faire parler de lui en France, en Belgique et en Suisse. Il a bénéficié d’une grande attention des médias et des organisations de défense des droits humains. Ayant échoué à vaincre Manaï par la propagande, le régime a eu recours à la violence : les services de sécurité tunisiens ont tenté de l’assassiner à deux reprises, la première le 29 février 1996 et la seconde le 14 mars 1997.
Dans sa lutte contre le régime, Ahmed Manaï a connu durant son exil forcé toutes les factions de l’opposition, les individus comme les organisations. Il en a éprouvé la fragilité et les tares, l’opportunisme et la soif de pouvoir, le manque de discernement entre la question nationale et la question démocratique. Dans l’exil, il a aussi découvert que le mouvement Ennahdha n’était pas seulement un parti d’opposition islamiste en quête de démocratie et de liberté, mais qu’il faisait effectivement partie d’un réseau plus vaste. Mais le vrai choc a été lorsqu’il a compris que ni les accusations de tentatives de coup d’État en 1987, ni l’existence d’un appareil militaire et sécuritaire au sein du mouvement ne relevaient de la propagande du régime. Manaï a alors compris que « le général Ben Ali »6 n’était pas le seul responsable du tunnel dans lequel la Tunisie a sombré depuis 1991.
Dans ce contexte tourmenté, Ahmed Manaï a poursuivi son activité, défendant les droits humains et les libertés, et développant une critique radicale contre les mouvements islamistes. Sur le plan arabe, il s’est engagé dans le soutien envers la deuxième intifada palestinienne puis en opposition à « la guerre contre le terrorisme » menée par les États-Unis et l’invasion de l’Irak.
Jusqu’à la fin de sa vie, cet infatigable intellectuel s’est de plus en plus investi dans la recherche, l’écriture et la publication au sein de l’Institut tunisien des relations internationales. Lorsque le régime de Ben Ali a ouvert la voie au retour individuel des opposants, il est rentré au pays en 2008, d’autant qu’il n’était rattaché à aucun parti ni groupe. Depuis, il est devenu aux yeux des islamistes un ennemi, malgré le lourd tribut qu’il a payé suite à son engagement à leurs côtés, sur le plan familial, politique et de santé. Les critiquant à son tour, Manaï citait toujours les paroles du leader islamiste libanais Fathi Yakan : « Les mouvements islamistes sont assis sur deux bombes à retardement. La première c’est l’organisation secrète, la seconde c’est l’argent ; d’où vient-il ? Et comment est-il dépensé ? ». À son tour, Manaï croyait fermement que le mouvement Ennahda était assis sur ces deux bombes. Qu’il ait eu totalement raison ou pas, toujours est-il que sa critique avait le mérite de ne pas avoir de fondement idéologique et de ne pas émaner d’une vision éradicatrice. Au contraire, elle était celle d’un homme qui a côtoyé les islamistes et dont l’horizon politique était assez large.
Que dire devant six décennies de travail et de lutte dans et pour la chose publique ? En faire le simple résumé semble impossible, et il est évident que le seul qualificatif de « dissident » est insuffisant. Manaï a parcouru des chemins que personne d’autre, en Tunisie, n’avait empruntés. Il suivait des sentiers non conventionnels car son indépendance lui était chère. Sans doute était-ce là son plaisir existentiel dans le dépassement de soi. Ses racines sociales et son capital politique auraient pu lui assurer une vie confortable, mais il a bifurqué pour choisir sa propre voie. Sa vaste culture et son niveau d’enseignement auraient pu également lui offrir le prestige et la fortune des postes internationaux, mais il s’en est là aussi écarté pour tracer son chemin singulier, lui qui écrivait :
Je suis proche du pouvoir par un environnement familial que je n’ai pas choisi... mais je n’en fais pas partie, je n’y suis jamais entré, et jamais, à aucun moment ni à quelque niveau que ce soit, je n’ai voulu en faire partie (...) je me suis habitué à défendre des causes que j’ai choisies et auxquelles j’ai adhéré.
On se sent presque manquer à son devoir à l’égard d’un ami comme Ahmed Manaï, lui qui était d’une loyauté sans faille à l’égard de ses amis, et dans le soutien qu’il prodiguait aux autres dans leurs peines. Mais on peut trouver dans les écrits et les textes qu’il a laissés une forme de consolation. Les rassembler et les publier serait peut-être le meilleur prolongement symbolique de sa présence parmi nous, nous ses amis, ses admirateurs, mais aussi pour les générations qui ne l’ont pas connu.
AHMED NADHIF
Journaliste et auteur tunisien.
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