Le président Abdelmadjid Tebboune a accordé, lundi 27 février, la nationalité algérienne à l’archevêque d’Alger, le dominicain français Jean-Paul Vesco. Une décision qui dépasse le simple symbole.
Déjà, il affirmait être engagé « à vie » envers l’Algérie. Désormais, le dominicain Jean-Paul Vesco, archevêque d’Alger, est aussi lié à ce pays par la nationalité que vient de lui accorder par décret le président Abdelmadjid Tebboune, lundi 27 février.
Âgé de 60 ans, l’archevêque du plus important des quatre diocèses d’Algérie connaît intimement l’Algérie où il vit depuis deux décennies. L’octroi de cette nationalité qu’il avait demandée est à ses yeux un « honneur », mais aussi le symbole d’une « fidélité plus profonde » à ce pays qu’il a choisi et à son peuple.
Un signe pour l’Église algérienne
Au-delà de la dimension personnelle de cette naturalisation, Jean-Paul Vesco insiste surtout sur sa signification pour la petite Église catholique algérienne, d’autant que cette nationalité est rarement accordée à des étrangers. « C’est un signe fort pour notre Église qui se vit pleinement citoyenne. Cela dit qu’elle est reconnue et bienvenue, qu’elle fait partie de la société », souligne-t-il.
Ce « signe de bonne volonté » des autorités algériennes intervient dans un contexte troublé. Sur demande des pouvoirs publics, l’Église catholique d’Algérie avait en effet annoncé, fin septembre 2022, la fermeture inédite de la Caritas. Créé en 1962, l’organe caritatif de l’Église locale avait été contraint de cesser ses activités. Toutefois, malgré cette décision, le dialogue s’était poursuivi entre les représentants de l’Église, qui n’a pas renoncé à aider la population, et les autorités.
Un décret largement relayé par les autorités
Peu après cette décision, Mgr Paul Richard Gallagher, le « ministre des affaires étrangères » du pape, s’est rendu en Algérie fin octobre, à l’occasion des 50 ans des relations diplomatiques entre la République algérienne et le Saint-Siège. L’accueil qui lui a été réservé a témoigné de l’attention portée à la petite communauté catholique d’Algérie. Mgr Gallagher a alors rencontré notamment le chef de l’État, et appuyé la demande de nationalité algérienne de Mgr Vesco, qui dépasse le simple symbole.
En effet, il faut être algérien pour présider l’Association diocésaine d’Algérie, qui regroupe les quatre diocèses et structure l’Église catholique dans le pays. « Il est important que cela soit l’archevêque d’Alger », souligne Jean-Paul Vesco. Jusqu’ici, son prédécesseur, Mgr Paul Desfarges, en assurait la présidence.
Le décret présidentiel accordant la nationalité algérienne à Mgr Vesco a été largement relayé par les autorités, signe de la portée du dossier. « La nouvelle a été annoncée dans les journaux télévisés de 13 heures et de 20 heures et toutes les chaînes l’ont diffusée », indique l’archevêque qui a lui-même appris sa naturalisation par la télévision.
Prier dans un espace public est autorisé en France, sauf en cas de trouble à l’ordre public. L’extrême droite voudrait pourtant que les musulmans ne puissent jouir de ce droit. Ben voyons !
Des musulmans prient dans la rue, un vendredi 8 avril 2011 rue des Poissonniers, à Paris (AFP/Miguel Medina)
Depuis quelques semaines, des militants d’extrême droite se sont trouvé un nouveau hochet islamophobe à agiter : publier sur les réseaux sociaux des photos volées de musulmans, supposés ou réels, en prière dans un espace public en France.
C’est ainsi, notamment sur Twitter, qu’emmenés par deux figures notoires de l’extrême droite, dont un ex-candidat – malheureux – aux législatives, des milliers de sympathisants Rassemblement national et Reconquête ! dénoncent à leur tour ce qui serait une preuve de plus du « grand remplacement », cette thèse raciste et complotiste prédisant la substitution des peuples européens par des populations venues du Maghreb et plus largement d’Afrique, forgée par l’essayiste Renaud Camus et reprise à son compte par l’auteur de l’attentat de Christchurch.
En France, la liberté de pensée, de conscience et de religion autorise chacun à manifester publiquement ses convictions religieuses
Non contents de construire des mosquées en France, d’ouvrir des boucheries halal en centre-ville ou des écoles privées, les musulmans poursuivraient leur entreprise de conquête en grignotant pas à pas, collectivement et individuellement, l’espace public. Ces prières individuelles seraient tout à la fois l’un des derniers avatars et une énième preuve de la volonté des « islamistes » de faire main basse sur la France.
« Provocation », « impunité », « prosélytisme », etc. : à chaque publication d’une nouvelle photo, un certain nombre de commentaires oscillent entre indignation, sincère ou surjouée, et complotisme.
Sans compter bien évidemment les désormais classiques appels à la violence ou à la répression contre les musulmans, à leur mise au pas et leur déportation hors de France. Un internaute, suspendu depuis par Twitter, est allé jusqu’à réclamer la prison immédiate et le rétablissement de la peine de mort.
On trouve aussi des commentaires qui porteraient à sourire, si le sujet n’était pas si grave.
Au-delà de toutes ces réactions sur les réseaux sociaux, qu’elles soient bienveillantes ou non, au-delà des postures morales et de la volonté manifeste de nuire chez les militants d’extrême droite, la seule question qui vaille est la suivante : si prier dans l’espace public est légal, pourquoi les musulmans ne pourraient-ils pas eux aussi jouir de ce droit, au même titre que tout autre individu en France ?
Prier, même dans l’espace public, est un droit
Une polémique, en France, autour de photos de femmes et d’hommes priant, qui dans l’allée d’une bibliothèque, qui dans un couloir à la fac, qui dans une salle de sport, voilà qui sent le réchauffé.
2010. Tous les vendredis, la rue Myrha, dans le 18earrondissement de Paris, est fermée à la circulation en début d’après-midi. Bien trop petite pour recevoir les centaines de fidèles qui s’y pressaient pour la prière hebdomadaire, la mosquée Khalid Ibn Walid débordait sur le trottoir. Il n’en fallait pas moins pour que la droite et l’extrême droite s’emparent du sujet pour, une fois de plus, s’en prendre aux musulmans.
[L’un de leurs objectifs est de] criminaliser la moindre manifestation d’une appartenance à l’islam afin de complexer les musulmans et les contraindre à s’autocensurer
On se souvient de Marine Le Pen qui, alors en meeting pour la présidence du Front national, comparant les musulmans aux nazis occupant la France, déclarait : « Je suis désolée, mais pour ceux qui aiment beaucoup parler de la Seconde Guerre mondiale, s’il s’agit de parler d’Occupation, on pourrait en parler pour le coup. Parce que ça, c’est une occupation du territoire. […] Certes, il n’y a pas de blindés, pas de soldats, mais c’est une occupation tout de même. »
Si des prières collectives, telles celles rue Myrrha, pouvaient constituer un trouble à l’ordre public ou à la circulation, il n’existe toutefois « aucune législation spécifique concernant la prière dans la rue, qui n’est donc pas illégale », rappelait la préfecture de Paris.
Près de quinze ans plus tard, collectives ou individuelles, les prières, qui plus est lorsqu’elles sont effectuées avec discrétion, à l’écart, ne contreviennent toujours pas à la loi. En France, la liberté de pensée, de conscience et de religion autorise chacun à manifester publiquement ses convictions religieuses ; « individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites », précise l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Les agitateurs islamophobes à l’origine de ces campagnes contre les musulmans n’ignorent pas la loi. Contrairement à bon nombre de leurs fidèles abonnés, ils savent pertinemment que prier dans un espace public n’est en rien une pratique illégale. Pour autant, comme à leur habitude, ils se gardent bien de le rappeler, préférant manipuler l’opinion publique, quand il ne s’agit tout bonnement pas de forger des faux.
« L’hydre islamiste » et le virage sécuritaire (et électoraliste ?) d’Emmanuel Macron
Leur objectif, inscrit dans ce qu’ils considèrent relever de « la guerre civilisationnelle », est triple. Tout d’abord, laisser accroire « aux Français » – dont les musulmans ne font pas partie, selon l’extrême droite – que « l’hydre islamiste », pour reprendre une formule chère à Emmanuel Macron, déploie partout tout le temps, aussi silencieusement que sournoisement, ses tentacules.
Ensuite, criminaliser la moindre manifestation d’une appartenance à l’islam afin de complexer les musulmans et les contraindre à s’autocensurer. Enfin, faire disparaître de l’espace public leur visibilité en maintenant une pression constante.
Pour arriver à ces fins, il convient de provoquer le plus de réactions possibles sur les réseaux sociaux. Partages et likes exciteront les algorithmes, lesquels propulseront le sujet polémique en tendance. Il n’y a plus qu’à espérer que les chaînes d’information entrent dans la danse.
En soi, la publication de photos de musulmans priant n’a guère d’intérêt. Ce sont toutes les réactions, des partisans comme (surtout) celles des détracteurs, qui sont importantes, en ce qu’elles participent à la construction du problème musulman : si le débat « fait rage », selon la formule consacrée, sur les réseaux sociaux, c’est bien la preuve que ces prières posent problème. CQFD. Ou comment l’extrême droite gagne toujours, lorsque manipulant le réel, elle réussit à embarquer avec elle ceux-là mêmes qu’elle accuse de tous les maux.
Ne pas faire le jeu de l’extrême droite
Mais pourquoi diable donner à voir une fois de plus les pratiques de l’extrême droite ? En parler, même pour les critiquer, n’est-ce pas faire le jeu de ces prêcheurs de haine pour lesquels il n’y a pas de mauvaise publicité, seulement de la publicité ?
Relayer des propos infamants, c’est souvent leur donner un second souffle, devenir à son corps défendant une des nombreuses courroies de transmission de ces campagnes haineuses. C’est aussi offrir à leurs auteurs un surplus de visibilité. Exprimer son indignation peut se révéler contre-productif, particulièrement lorsque l’on se contente de dénoncer sans expliquer, sans mettre au jour les ressorts, les enjeux, les raisons mêmes de ces opérations de propagande qu’on finit soi-même par alimenter.
Face aux attaques contre ces musulmans en prière, la seule réponse qui vaille n’est autre qu’un « et alors ? » aussi expéditif que suffisant. S’employer à contredire la fachosphère […] revient tout bonnement […] à nous refuser un droit des plus absolus
Malgré tout, faire comme si ces polémiques racistes n’existaient pas peut-être tout aussi dangereux. Il s’avère parfois indispensable de ne pas se taire. Ce qui a motivé cet article, c’est bien moins le projet islamophobe que nous discutons aujourd’hui que les réactions de nombreux musulmans et autres internautes antiracistes qui ont malgré eux servi de caisse de résonance et validé les présupposés racistes des militants à l’origine de la polémique.
Face aux attaques contre ces musulmans en prière, la seule réponse qui vaille n’est autre qu’un « et alors ? » aussi expéditif que suffisant. S’employer à contredire la fachosphère en niant qu’il arrive que l’on puisse en effet prier ailleurs qu’à la maison ou dans une mosquée est une grave erreur. Cela revient tout bonnement non seulement à nous refuser un droit des plus absolus, mais encore à conforter l’idée selon laquelle la France est sournoisement attaquée, gangrénée partout, tout le temps, par des millions de femmes et d’hommes, qui ont le tort de ne pas appartenir « au corps traditionnel français » (sic).
Oui, il arrive que l’on soit contraint de prier dehors, tant il n’est pas aisé de trouver une mosquée ou un lieu décent pour accomplir ce devoir religieux. Et alors ?
« Balance ton musulman » : une nouvelle dérive à la française
Personne ne prend plaisir à prier comme un voleur sur un carton ou un vêtement jeté à la va-vite, dans une cage d’escalier, un couloir peu fréquenté ou sur le quai du métro. Moment de recueillement, ces quelques minutes ne sont pas exemptes de stress et de gêne, tant en France l’islam est l’objet de tous les fantasmes et les rejets.
Et quand bien même ! Prier dans l’espace public est un droit dont les musulmans aussi peuvent jouir. Qu’ils y prennent plaisir ou non.
Gare aux pièges tendus par l’extrême droite et à ces faux débats qui, à force de polémiques, alimentées parfois malheureusement par les musulmans eux-mêmes, banalisent l’islamophobie et finissent par légitimer des mesures racistes, comme ce fut le cas avec la loi séparatisme.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Fateh Kimouche est un journaliste et conférencier franco-algérien. Diplômé des universités de Grenoble (France) et de Genève (Suisse) en philosophie, il est le fondateur du site d’informations Al-Kanz. Ses sujets de réflexion sont l’économie islamique, la politique, la consommation et l’entrepreneuriat. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AlKanz.
Fateh Kimouche
Jeudi 26 janvier 2023 - 08:33 | Last update:6 days 4 hours ago
Début décembre, les États-Unis ont placé l’Algérie sur la liste des pays à mettre « sous surveillance » pour non-respect des libertés religieuses.
Les autorités ont notamment « empêché » des activités organisées récemment par l’Église catholique, pourtant représentée officiellement dans le pays depuis son indépendance (AFP/Ryad Kramdi)
« Nous ne savons pas quoi faire pour exercer notre culte ! » Poursuivi en justice par les autorités algériennes qui l’accusent, avec d’autres adeptes, d’exercer en dehors de la loi qui régit « l’exercice des cultes non musulmans », Ahmed*, protestant, a choisi de témoigner à Middle East Eye sous le couvert d’anonymat.
À l’instar d’autres Algériens ayant choisi une religion différente de l’islam sunnite, religion d’État, il s’inquiète de pressions qualifiées de « plus en plus fortes » de la part des autorités.
Dans une déclaration rendue publique le 30 novembre 2022, le secrétaire d’État américain, Anthony Blinken, faisant écho à un rapport de ses services, publié en novembre, a placé l’Algérie dans la liste des pays à mettre « sous surveillance » pour non-respect des libertés religieuses.
Traduction : « J’ai apprécié cette opportunité de discuter de la liberté de culte en Algérie avec le ministre des Affaires religieuses, Youcef Belmehdi. Promouvoir le respect de la liberté religieuse est important dans le monde entier. Nous continuerons à travailler ensemble pour faire avancer cette question vitale. »
Cette liste comprend également la République centrafricaine, les Comores et le Vietnam, pays se trouvant eux aussi sous « surveillance spéciale pour avoir commis ou toléré de graves violations de la liberté religieuse ».
La déclaration du chef de la diplomatie américaine fait également suite à la publication, en juin 2022, du rapport annuel du département d’État sur les libertés religieuses dans le monde.
On y lit notamment que l’Algérie ne respecte pas les libertés religieuses, essentiellement celles des nombreux chrétiens qui y vivent. Parmi ces atteintes, la fermeture, en septembre, d’une trentaine de communautés religieuses protestantes installées un peu partout en Algérie, a appris MEE d’une source proche de l’Église protestante d’Algérie. Il s’agit de lieux de culte, souvent des bâtisses dédiées à la pratique du culte protestant, gérés par des associations religieuses.
Catholiques et anglicans
Selon un décret de 2016 sur les conditions d’exercice du culte non musulman, les fidèles sont tenus de présenter une « autorisation » afin d’obtenir un agrément leur permettant d’exercer leur culte dans des lieux publics réservés à cet effet.
« Or, nous ne savons pas qui délivre ces autorisations ! », ajoute Ahmed en faisant référence à un vide juridique qui ne précise pas quelle autorité est chargée de délivrer le sésame.
Cette situation affecte également d’autres communautés chrétiennes, comme les catholiques et les anglicans, qui disposent pourtant de représentations officielles dans le pays, selon plusieurs témoignages recueillis par MEE auprès de ces communautés.
Selon une source de l’Église catholique contactée par MEE, les autorités ont même « empêché » des activités organisées récemment par cette communauté, pourtant représentée officiellement dans le pays depuis son indépendance.
L’Église catholique a surtout été affectée, en octobre 2022, par la fermeture de Caritas, association qui organisait notamment des formations pour les femmes et du soutien aux personnes vulnérables, dont les personnes migrantes. Officiellement, cette décision a été justifiée par l’absence d’agrément (autorisation nécessaire à toute association).
En Algérie, les autorités multiplient les prétextes pour fermer les églises protestantes
Lire
« Nous ne sommes pas des hors-la-loi, nous existons officiellement depuis 1974 ! », insiste quant à lui Ahmed.
Les critiques sur le non-respect des libertés religieuses en Algérie ne sont pas uniquement formulées par les États-Unis.
Lors de la dernière réunion du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, plusieurs pays ont reproché à Alger d’empêcher les adeptes d’autres religions que l’islam sunnite, comme le christianisme et l’ahmadisme (courant réformiste et minoritaire de l’islam considéré comme hérétique par les deux grandes branches, sunnite et chiite), d’exercer leur culte.
« Des citoyens ont été poursuivis et emprisonnés pour avoir exprimé une opinion ou exercé leur culte, beaucoup d’églises ont été fermées pour faute d’autorisation des administrations compétentes, la communauté ahmadie fait toujours l’objet d’une persécution dans plusieurs wilayas [préfectures] du pays », indique à MEE Said Salhi, vice-président de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme (LADDH), qui dénonce « un recul dangereux » de la reconnaissance des libertés religieuses.
Lors de l’adoption de la nouvelle Constitution en octobre 2020, Human Right Watch avait dénoncé la suppression du droit à la liberté de croyance – qui protège le droit de se déclarer musulman laïque, agnostique ou athée, d’observer ou de ne pas observer le jeûne du Ramadan sans craindre des poursuites – dans la Loi fondamentale.
« Le nouveau texte préserve le droit de ‘’pratiquer une religion’’. Dans cette vision des choses, les Algériens sont libres d’adhérer aux confessions non musulmanes même si, en droit et en pratique, la minuscule minorité protestante du pays est depuis longtemps victime de discriminations », avait écrit Eric Goldstein, le directeur adjoint Moyen-Orient et Afrique du Nord de l’ONG.
En juin 2022, Amnesty International a appelé les autorités algériennes à libérer, « immédiatement et sans condition, trois fidèles de la religion ahmadie de la paix et de la lumière, arrêtés [en juin] uniquement pour avoir exercé pacifiquement leur droit à la liberté de culte, et [à] abandonner toutes les charges retenues contre eux ».
Les critiques sont souvent récusées par les autorités algériennes. Le ministre de la Justice, Abderrachid Tebbi, les a qualifiées d’« allégations infondées », assurant que « la liberté de culte, garantie par la Constitution [différente de la liberté de croyance], est pratiquée dans le cadre de la loi sans discrimination » et que l’État protège cette pratique « de toute influence idéologique ou politique ». Quant aux personnes jugées, elles l’ont été, selon lui, « dans des affaires de droit commun ».
Par
Ali Boukhlef
Published date: Lundi 23 janvier 2023 - 08:00 https://www.middleeasteye.net/fr/actu-et-enquetes/algerie-minorites-religieuses-inquietude-atteintes-liberte-culte-droit-repression
La prière juive dans ce lieu saint de Jérusalem est problématique tant pour les musulmans que de nombreux juifs. Voici pourquoi.
Le ministre israélien de la Sécurité nationale Itamar Ben-Gvir prie à la mosquée al-Aqsa, le 3 janvier (réseaux sociaux)
L’Empire ottoman s’est emparé de Jérusalem en 1517 et a contrôlé la ville pendant 400 ans, avant que les Britanniques ne s’en emparent à leur tour lors de la Première Guerre mondiale.
Les dirigeants ottomans se sont efforcés d’empêcher les affrontements confessionnels dans la ville – pas uniquement entre juifs et musulmans, mais également entre les diverses confessions chrétiennes revendiquant l’autorité sur les lieux saints, et ont promulgué une série d’édits esquissant la division du contrôle de la ville.
En 1757, le sultan Osman III a promulgué un décret établissant ce qui a pris le nom de « statu quo ». Outre le fait de tenter de prévenir les querelles intestines entre chrétiens concernant des endroits tels que l’église du Saint-Sépulcre, le statu quo a réaffirmé l’interdiction pour les non-musulmans d’entrer à al-Aqsa et le droit pour les juifs d’utiliser le mur des Lamentations pour la prière.
Depuis 1921, le grand-rabbinat de Jérusalem interdit lui aussi officiellement aux juifs de pénétrer sur le mont du Temple. Cet édit stipule qu’il est interdit de pénétrer sur le site à moins d’atteindre la « pureté rituelle », ce qui est considéré impossible de nos jours.
Selon le rabbinat, le monde du Temple est le Saint des saints, une zone sur terre où est apparue la présence de Dieu. Par conséquent, poser le pied sur le site risque de le désacraliser.
D’après le Centre des affaires publiques et de l’État, un centre de recherche israélien indépendant, « en interdisant l’accès au mont du Temple, les rabbins suivaient l’opinion de Maïmonide selon laquelle la Shechinah (présence divine) est toujours présente sur le site du Temple ».
« Il est interdit d’y entrer et cet acte est passible de kareth (mort par décret céleste), étant donné que les juifs n’atteignent pas la pureté rituelle aujourd’hui en l’absence d’une génisse rousse, dont les cendres sont requises pour le processus de purification. »
La majorité des juifs orthodoxes respectent l’interdiction du rabbinat et, s’il y a eu de nombreuses exceptions au fil des siècles, en général, la prière juive est confinée au mur des Lamentations.
Quand a commencé l’actuel débat sur le culte juif ?
En 1967, Israël s’est emparé de la vieille ville de Jérusalem qui était sous domination de la Jordanie, y compris les lieux saints, et l’occupe depuis. La gestion des sites islamiques a été laissée aux mains des autorités jordaniennes.
Depuis lors, un mouvement qui prend de l’ampleur réclame que les juifs soient autorisés à prier sur le mont du Temple.
Officiellement, les autorités israéliennes maintiennent le statu quo. Bien que le mouvement sioniste ait toujours eu des inflexions religieuses, la plupart des dirigeants israéliens sont laïcs, voire franchement athées. Ainsi, il a généralement été plus important pour les politiciens de prévenir une explosion de colère à travers le monde musulman que de tenter de changer le statu quo concernant le mont du Temple.
Néanmoins, pour beaucoup de religieux juifs, la prise de la vieille ville est très symbolique et certains (y compris de nombreux chrétiens) y voient un signe de la « fin des temps » prophétisée dans les Écritures.
Certains groupes religieux juifs font valoir qu’au-delà d’autoriser simplement la prière sur le mont du Temple, il est impératif de construire un Troisième Temple sur le site, ce qui pourrait présager le retour du Messie et le Jugement dernier.
Cette opinion a longtemps été minoritaire parmi les juifs en Israël et dans le monde entier, mais n’a pas toujours été si marginale.
Une histoire populaire – mais probablement apocryphe – vient du général Uzi Narkiss, qui a mené les forces israéliennes dans la prise de la vieille ville en 1967. Il affirmait que Shlomo Goren, alors chef du rabbinat militaire puis grand-rabbin d’Israël, l’avait exhorté à prendre la vieille ville pour détruire la mosquée al-Aqsa.
Bien que Goren et d’autres démentent le récit de Narkiss, c’était un grand défenseur de la prière sur le mont du Temple et il a provoqué la controverse en août 1967 lorsqu’il a conduit un groupe de fidèles pour prier sur le site. Ses actions ont provoqué l’indignation des musulmans, des juifs laïcs et du grand-rabbinat de Jérusalem, qui a rappelé qu’il était interdit aux juifs de prier sur le site.
Bien qu’au départ il ait nié tout projet de destruction de la mosquée al-Aqsa, il aurait plus tard déclaré que ne pas avoir réussi à la raser était une « tragédie » lors d’une interview à la radio israélienne.
Malgré les restrictions concernant l’entrée des juifs dans les jardins de la mosquée, depuis des années, des groupes de colons pénètrent dans le complexe accompagnés des services de sécurité israéliens. Récemment encore, on les empêchait généralement de pratiquer des rituels religieux (à moins que ce ne soit fait discrètement) pour éviter de provoquer les fidèles musulmans.
La plus célèbre provocation israélienne à al-Aqsa est survenue le 28 septembre 2000, lorsque le chef de l’opposition israélienne de l’époque Ariel Sharon a pénétré dans le jardin escorté par plus d’un millier de policiers israéliens et a déclaré que le lieu resterait à jamais sous le contrôle d’Israël.
Cette visite – autorisée par le ministère de l’Intérieur israélien et qui a eu lieu dans un contexte de négociations de paix – a déclenché l’ire des Palestiniens et a fini par aboutir à la seconde Intifada, laquelle a engendré la mort de plus de 3 000 Palestiniens et de plus d’un millier d’Israéliens en cinq ans.
Qui plaide aujourd’hui pour un culte juif à al-Aqsa ?
Plusieurs organisations plaident aujourd’hui en faveur de la prière juive sur le mont du Temple ainsi que la construction du Troisième Temple, notamment Temple Mount Faithful, Temple Institute et Yaraeh.
Force juive, parti important dans le gouvernement de Benyamin Netanyahou emmené par son ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben-Gvir, est l’héritier idéologique de Meir Khan, un rabbin israélo-américain qui plaidait pour la transformation d’Israël en théocratie privant de citoyenneté les non-juifs.
Ben-Gvir et les autres kahanistes considèrent le mont du Temple comme le premier lieu saint des juifs, et certains réclament la démolition de la mosquée al-Aqsa et la construction du Troisième Temple.
Kahaniste de longue date, Ben-Gvir a un long passif d’activités provocatrices liées à al-Aqsa, et a défendu en sa qualité d’avocat les autres activistes en lien avec le mont du Temple.
Ben-Gvir a été arrêté précédemment sur le site pour avoir crié « Am Yisrael Chai » (la nation d’Israël vit) devant des fidèles musulmans en 2015.
Il a indiqué qu’une fois au gouvernement, il encouragerait Netanyahou à établir des « droits égaux pour les juifs » sur le site, même si des sources au Likoud auraient écarté cette idée.
Avant de faire une visite très provocante à al-Aqsa le 3 janvier, Ben-Gvir décrivait la situation à la mosquée comme de l’« apartheid », faisant peut-être délibérément écho au terme utilisé par les Palestiniens pour décrire le traitement qui leur est réservé en matière de droits civiques dans le pays.
« J’irai sur le mont du Temple. Je combattrai le racisme, qui fait qu’un juif ne peut pas boire de l’eau sur le mont du Temple parce qu’il est impur », a-t-il déclaré, parlant à la presse lors d’un rassemblement hebdomadaire de sa faction à la Knesset. « C’est du racisme, c’est de l’apartheid. »
Un autre virulent défenseur de l’autorisation de la prière juive sur l’esplanade est Yehuda Glick, un sioniste religieux né aux États-Unis qui a été député du Likoud entre 2016 et 2019.
Ancien cadre du Temple Institute (organisation publique qui plaide pour la construction du Troisième Temple), Glick a peut-être plus que quiconque tenté de présenter la prière juive sur le site comme une question de liberté religieuse.
Il dirige actuellement HaLiba, une coalition d’organisations qui vise à « atteindre la liberté globale et complète ainsi que des droits civiques pour les juifs sur le mont du Temple ».
« La discrimination sur le mont du Temple est évidente », affirmait Glick à la Jewish Telegraphic Agency en 2016.
« Le mont du Temple est devenu un centre d’incitation à la haine et de haine au lieu d’un centre de paix. »
Pourquoi les Palestiniens s’opposent-ils au culte juif ?
Si on laisse de côté les questions théologiques soulevées par les intellectuels juifs et musulmans, il est également question d’un rapport de force déséquilibré.
Bien qu’Israël ait annexé Jérusalem-Est peu après s’en être emparé, cette initiative n’a jamais été reconnue par la communauté internationale et, officiellement, les quartiers est de la ville, y compris la vieille ville, restent sous occupation militaire.
Les habitants Palestiniens de Jérusalem-Est sont juridiquement apatrides. Bien que leurs familles vivent parfois dans l’est de la ville depuis des générations, les résidents palestiniens doivent faire une demande de « résidence permanente », ce qui ne leur donne aucun droit juridique en tant que citoyen, y compris le droit de vote, et ne sont représentés ni par l’État israélien ni par l’Autorité palestinienne. Ils ont néanmoins le droit de demander la nationalité israélienne, ce que refuse de faire la grande majorité pour des motifs politiques.
Bien que ces permis de résidence soient théoriquement « permanents », des milliers de Palestiniens ont vu leur statut de résident révoqué depuis 1967, tandis que des centaines de logements de Palestiniens ont été rasés parce qu’ils n’avaient pas été approuvés par les autorités municipales.
Dans le même temps, le nombre de colons israéliens à Jérusalem-Est n’a cessé d’augmen
ter. Les Palestiniens et les organisations de défense des droits de l’homme mettent fréquemment en garde contre le fait qu’Israël a pour objectif global de provoquer un changement démographique à Jérusalem, en augmentant la population juive israélienne aux dépens de sa population palestinienne.
Au cœur de tout cela se trouve al-Aqsa, symbole le plus vivace de la présence islamique à Jérusalem mais également de l’identité nationale palestinienne. Les tentatives des groupes religieux juifs ultranationalistes pour accroître leur présence ne constituent pas une simple question d’accès des juifs à ce lieu saint, mais une question de prise de contrôle de l’une des icônes centrales de la culture palestinienne.
Glick et d’autres affirment que leur droit d’accéder au mont du Temple est une question de liberté religieuse – mais leur capacité à accéder au site est renforcée par les soldats de l’une des armées les plus sophistiquées au monde, tandis que les fidèles palestiniens n’ont quasiment ni droits, ni protection.
Quelle est la situation actuelle ?
Selon Glick, ses alliés et lui ont dans les faits reçu carte blanche pour prier ouvertement sur le mont du Temple depuis un certain temps maintenant.
« Des dizaines de juifs prient désormais ouvertement chaque jour dans une partie du flanc est du site et leur escorte policière israélienne ne tente plus de les arrêter », signalait le New York Times en 2021.
Selon les chiffres publiés par l’organisation du mont du Temple Beyadenu, 51 483 juifs ont visité le site en 2022, un record.
L’avocat de « Charlie Hebdo » et le recteur de la Grande Mosquée de Paris confrontent, dans un entretien au « Monde », leurs visions de la religion musulmane et s’accordent sur la nécessité de séparer foi et politique.
Ils se sont autrefois opposés dans le prétoire. Richard Malka, l’avocat de Charlie Hebdo, défendait en 2006 l’hebdomadaire satirique face à Chems-Eddine Hafiz, conseil de la Grande Mosquée de Paris, lequel avait déposé plainte après la publication des caricatures de Mahomet. Une action dont le but « était surtout pédagogique », s’est justifié celui qui est devenu entre-temps recteur de la mosquée du Quartier latin : face aux manifestations de protestations qui éclataient à l’étranger, il s’agissait de « montrer qu’en France la justice est là pour arbitrer ». Aujourd’hui, les deux hommes de loi ne font pas mystère de leur estime réciproque et entendent défendre une même cause : le combat pour que la religion musulmane en finisse avec le fondamentalisme. Chems-Eddine Hafiz est d’ailleurs l’auteur du Manifeste contre le terrorisme islamiste (Erick Bonnier, 2021). Quant à Richard Malka, il vient de publier le Traité sur l’intolérance (Grasset, 96 pages, 12,50 euros). Loin de la diatribe à laquelle on aurait pu s’attendre, l’opuscule est un plaidoyer pour le savoir et la nuance, dans lequel l’auteur laisse transparaître en filigrane l’« affinité particulière » qu’il ressent pour la culture arabe.
Richard Malka, vous avez commencé votre plaidoirie du procès en appel de « Charlie Hebdo » en désignant « la Religion » comme accusée. Mais plutôt que de viser l’islam en bloc, vous prenez soin de distinguer un « islam des lumières » et un « islam des ténèbres ». Qu’est-ce à dire ?
R. M. : Pour préparer cette plaidoirie, j’ai fait un long voyage en islam, sujet autour duquel je tournais depuis quinze ans. Ce faisant, j’ai découvert deux visions de l’islam qui coexistent depuis l’origine de cette religion, et qui se sont opposées parfois très violemment. La première, que l’on appelle l’« islam des lumières », est celui de la raison, de la liberté, du savoir ; c’est l’islam qui, pendant des siècles, a dominé et préservé les lumières quand l’Occident était, lui, dans l’obscurité : c’est l’islam de Rhazès, l’un des pères de la médecine, de Geber, le père de la chimie, du philosophe Al-Farabi. C’est évidemment celui d’Avicenne, d’Averroès, d’Ibn Arabi et de tant d’autres. Mais il y a un autre islam, celui de la soumission, de la violence, de la terreur, d’un carcan de règles figées au VIIᵉ siècle et qui ne correspondent en rien à l’évolution du monde. Cette controverse est toujours d’actualité, en particulier en France, où le principe de laïcité rejette la radicalité religieuse peut-être davantage que dans d’autres pays. Il revient à chaque musulman de faire le choix de sa vision de l’islam.
Je pense, et en tout cas j’ai l’espoir, que l’islam des lumières représente l’avenir de cette religion. Un islam qui réfléchit, y compris sur lui-même. Un islam qui sait que, selon le Coran, « il n’y a pas de contrainte en religion », une vision complètement révolutionnaire au VIIᵉ siècle. Pourquoi n’est-ce pas ce paradigme-là qui fonde la lecture de l’islam ? Pourquoi lit-on l’islam à l’aune du verset de l’épée, qui sert d’argumentaire au djihad, et non à celui de l’absence de contrainte en religion ? Pourquoi tant de musulmans ignorent-ils que, dans le Coran, il n’est nullement prévu de condamnation à mort pour ceux qui se moquent de l’islam ? Pourquoi ne sait-on pas que les hadiths [recueil des paroles prêtées au Prophète] disent tout et son contraire, et que des dizaines de milliers d’entre eux ont été reconnus comme faux ou posent des problèmes d’authenticité ? Pourquoi n’historicise-t-on pas l’islam, à travers l’étude du personnage historique qu’est Mahomet et celle du Coran ? Ce sont des questions essentielles. Dans quelles conditions les versets ont-ils été prononcés ? L’historicisation s’oppose à l’autre vision de l’islam qui consiste à tout sacraliser, ce qui ouvre la voie à l’idolâtrie, celle qui permet la confiscation de l’islam par les radicaux. La clé pour y échapper, c’est la liberté de critique. Le recteur de la Grande Mosquée de Paris écrivait lui-même cet été, dans sa lettre ouverte à Salman Rushdie : « Le jour où nous comprendrons que la critique de l’islam n’affaiblit en rien notre foi, commencera alors une nouvelle étape vers un possible progrès. » On ne peut pas laisser la définition de l’islam être dictée par un pays qui dissout un journaliste dans l’acide. Mais c’est pourtant la tendance actuelle. Est-ce cela, l’avenir souhaitable de l’islam ?
Chems-Eddine Hafiz, en tant que représentant d’une institution musulmane, ne trouvez-vous pas cette distinction entre bon islam et mauvais islam un peu trop manichéenne ?
C.-E. H. : L’expression « islam des lumières » reflète un passé qu’il faudrait mieux connaître, mais elle incarne surtout l’essence de l’islam, ses grands principes. L’islam est lumière. Il ne peut exister d’« islam des ténèbres ». Je préfère établir une distinction entre l’islam religion et l’islamisme, idéologie politique. Pour moi, les deux sont totalement distincts, même si l’idéologie politique forge son discours à partir des textes religieux. C’est toute la difficulté que nous avons : distinguer la lecture religieuse d’un texte sacré des lectures qui ne le sont pas. Pour cela, il faut rappeler que la révélation coranique s’est déroulée pendant une période de vingt-trois années ; la notion de contextualisation est importante.
Un autre élément fondamental concerne la traduction des termes employés dans le Coran. A l’époque de la révélation, la langue arabe n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui ; sa grammaire a commencé à être fixée un siècle après, d’où des ambiguïtés sur le sens de certaines phrases ou mots. Selon moi, des interprétations erronées ont complètement travesti le message divin et c’est à partir d’elles que des hommes ont créé, essentiellement pour des raisons de pouvoir, des courants de pensées auxquels l’islamisme s’est greffé. Prenons un exemple. L’interprétation du verset qui autorise prétendument un homme à frapper sa femme est sans doute erronée ; car, si le verbe employé comporte l’idée de frapper, il signifie aussi « mettre à l’écart ». Ce verset veut peut-être tout simplement dire que, en cas de désaccord, l’homme doit éviter sa femme. Le Coran propose une stricte égalité ontologique entre l’homme et la femme ; Khadija, l’épouse du Prophète, lui a d’ailleurs donné confiance dans sa mission de prophète. Ce n’est pas l’islam mais le système patriarcal qui, usant d’interprétations erronées, a par la suite été construit pour la dominer.
En résumé, je considère qu’à l’origine il n’y a qu’un seul islam, et que par la suite, certaines déviations ont été prises dans la recherche de pouvoir du gouvernant sur les gouvernés, de l’homme sur la femme, du croyant sur le non-croyant, etc. Les islamistes sont les héritiers de ces déviations.
La Mosquée de Paris a assigné l’écrivain Michel Houellebecq en justice, à la suite de ses propos tenus lors d’une discussion avec Michel Onfray. Jusqu’où peut aller la liberté de critique ?
C.-E. H. : Michel Houellebecq a tenu des propos d’une violence inouïe contre les musulmans de France. En les qualifiant de « voleurs » et d’« agresseurs » qui n’ont pas leur place dans la société française et en les opposant aux « Français de souche », il leur dénie leur citoyenneté. Cette essentialisation est inadmissible. Le législateur a prévu des limites à la liberté d’expression. Ce droit fondamental est exercé dans un cadre légal et tout dépassement engendre des sanctions judiciaires. Voilà pourquoi j’ai saisi les tribunaux. Mais le 5 janvier, à la suite de la proposition du grand rabbin Haïm Korsia, j’ai rencontré Michel Houellebecq, soucieux de ne pas fermer la porte au débat. Il a reconnu que ses propos étaient ambigus et a déclaré qu’il allait les reformuler pour une prochaine édition. J’ai donc convenu de suspendre le dépôt de la plainte jusqu’à la publication des textes modifiés.
R. M. : Michel Houellebecq est passé de la critique d’une religion – ce qui relève du droit absolu de chacun et ce pour quoi il a été relaxé par le passé – à la mise en cause d’un groupe de personnes, les musulmans, leur religion, ce qui peut relever des lois contre le racisme. Est-ce qu’en prêtant des souhaits aux « Français », il réalise une prospective ou une fausse distanciation rhétorique ? C’est une appréciation délicate. Mais, lorsque l’on est l’écrivain français le plus lu au monde, il me semble qu’on a l’obligation de ne pas hystériser des débats complexes par des généralisations qui n’ont aucun sens. Je ne sais pas ce que sont « les Français » et « les musulmans », dans le contexte où il emploie ces termes. Entre complaisance à l’égard de l’islamisme et raccourcis sur les musulmans, il y a quand même une troisième voie possible.
Richard Malka, vous dites que « les islamistes trahissent le Coran », qu’« il y a une place pour le libre arbitre, pour l’interprétation » dans l’islam. Est-ce le rôle d’un avocat de disserter sur la religion ? Ne devrait-il pas se concentrer sur le droit ?
R. M. : C’est le rôle de tout un chacun de s’intéresser à une religion pratiquée par 1,8 milliard de personnes. Le Coran parle de l’humanité entière : des musulmans, des chrétiens, des juifs, des polythéistes ou des mécréants qui, en retour, peuvent donc bien s’y intéresser. Dans les premiers siècles de l’ère musulmane, les juifs comme les chrétiens participaient d’ailleurs à l’interprétation du Coran et cela ne choquait personne. Il se trouve, par ailleurs, que je plaidais dans une affaire où le crime était commis au nom du prophète Mahomet, aux dires des terroristes. Pour aller au fond des choses, il fallait donc oser briser des tabous, mais en s’écartant des préjugés que l’on peut avoir quand on n’a pas étudié l’islam. Cela m’a amené à proposer cette lecture.
Seuls les musulmans décideront de ce que sera l’islam mais ce débat nous concerne tous. S’il y a forcément une part d’irrationnel dans une croyance, je pense que l’on ne devrait pas pouvoir concevoir une religion en dehors de la raison, comme le disait en substance Benoît XVI dans son discours de Ratisbonne. Sinon, on s’engage dans une voie nécessairement toxique menant à l’obscurantisme, au fanatisme et aux privations de libertés. Ainsi, la question de la nature du Coran – susceptible d’être interprété ou pas selon qu’il est considéré comme la parole de Mahomet ou celle de Dieu directement – constitue une question centrale sur laquelle on disserte depuis quatorze siècles ; c’est la ligne de fracture qui existait, au Moyen Age, entre les mutazilites, représentants d’une école musulmane hyperrationaliste, et les hanbalites, ancêtres des wahhabites et des salafistes qui ont donné naissance à une vision radicale et sectaire de l’islam.
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Je comprends la réticence de Chems-Eddine à l’usage d’adjectifs pour parler d’islam. Ma crainte, c’est que ce qu’il appelle l’« islamisme » devienne l’orthodoxie. Au fond, nous disons tous les deux qu’il y a deux islams mais, quel que soit le nom qu’on leur donne, il y a un combat à mener pour faire prévaloir l’islam du savoir et de la spiritualité face à l’islam sectaire et politique. On manque sérieusement d’intellectuels musulmans diffusant une exégèse éclairée et accessible, alors que les tenants de l’islam sectaire écrivent beaucoup, souvent n’importe quoi et pour le plus grand nombre. Voltaire avait raison : « Il est honteux que les fanatiques aient du zèle et que les sages n’en aient pas. » Les sages doivent avoir du zèle pour défendre leur vision de la religion.
Le travail de pédagogie à entreprendre pour mieux faire connaître aux musulmans la richesse des débats théologiques de leur tradition n’est-il pas complexe à mener, entre la nécessité de ménager la base des croyants, attachés à une tradition que certains considèrent immuable, et la volonté de tenir un discours progressiste ?
C.-E. H. : Je ne cherche pas à ménager quiconque, bien au contraire. Les musulmans dans leur majorité ont soif de mieux comprendre leur religion, de mieux pouvoir l’expliquer aux autres, pour qu’elle soit aussi mieux respectée. En même temps, Richard Malka a raison, l’islam ne concerne pas que les musulmans. Je voudrais m’inspirer du mouvement de la Nahda (« l’éveil »), lancé au XIXe siècle par les penseurs Mohamed Abduh et Sayyid Al-Afghani, qui s’étaient rencontrés à Paris et voulaient proposer un renouvellement de la pensée de l’islam tout en préservant son dogme. Plus tard, Abduh a été grand mufti d’Egypte. C’est là la preuve que nous avons les instruments intellectuels, à Paris, pour reprendre cette réflexion.
Richard Malka peut participer à ce travail ; après avoir touché du doigt le discours islamiste, il ne cherche pas à dénigrer l’islam mais à relever le débat. Il faudrait pouvoir traduire en français Mohamed Abduh et d’autres, conduire un vrai travail de vulgarisation. Il ne s’agit bien sûr pas pour moi de diluer mes responsabilités ; en tant que recteur, je fais mon job, et les imams dont j’ai la responsabilité le font aussi. Mais ce travail nécessite le soutien des élites et de faire travailler ensemble musulmans, juifs, chrétiens, libres penseurs ou athées sur la place de l’islam dans la société française. Qu’au moins nous puissions tous être d’accord sur le fait qu’il n’y a pas de contradiction à être citoyen français et musulman.
Les intellectuels musulmans vivant dans un contexte laïque pourraient en effet jouer un rôle crucial. Mais la perte d’influence de l’Eglise catholique en France ne risque-t-elle pas de donner l’impression aux pourfendeurs de la laïcité que cette réflexion aboutit à affaiblir le discours religieux ?
C.-E. H. : Je ne pense pas que la laïcité soit une cause d’affaiblissement des religions. Là où vous avez raison, c’est que les islamistes se sont approprié cette notion en l’assimilant à l’athéisme. Par conséquent, dans le subconscient de certains musulmans – y compris en France –, la laïcité est une forme d’athéisme. Cela fait partie des défis pédagogiques que nous devons relever.
Malheureusement, la faiblesse de nos structures musulmanes ne permet pas de donner aux enfants une éducation religieuse suffisante et ancrée dans la société française. Ce qui fait que bien des musulmans français ne disposent pas des instruments pour se prémunir contre les visions dévoyées de leur religion. Le gouvernement a eu raison de fermer certaines écoles coraniques enseignant une vision erronée de l’islam. Mais j’aimerais qu’on comprenne la nécessité de l’éducation religieuse comme l’on réhabilite l’apprentissage de la langue arabe. Pouvoir s’immerger dans les œuvres majeures de littérature arabe, ce serait donner aux jeunes musulmans des éléments qui élargissent leurs horizons vers le vivre-ensemble. Aujourd’hui, l’enseignement de l’arabe est corrélé à celui de l’islam, alors qu’il faudrait pouvoir l’apprendre indépendamment, pour qu’ensuite la langue, la culture, l’histoire servent à comprendre la religion.
R. M. : On se rejoint sur la nécessité d’inventer de nouveaux instruments de connaissance. Cela me rendrait très heureux que mon livre soit lu par des musulmans. Je ne me suis évidemment pas inscrit dans une démarche provocatrice. Mon seul souhait est de tenter de faire réfléchir. Puisque nous parlons du grand mufti Mohamed Abduh, je rappelle que, selon lui : « En cas de conflit entre la raison et la tradition, c’est à la raison qu’appartient le droit de décider. » Si seulement on s’en inspirait davantage… Il y a en France la plus grande communauté musulmane d’Europe, qui, dans sa majorité, ne veut que s’intégrer et pratiquer tranquillement. Sauf que ce n’est pas elle qu’on entend.
C.-E. H. : Ce que je dis à mes coreligionnaires, c’est de s’investir dans la vie citoyenne pour faire le bien, ce qui s’accorde avec les valeurs de l’islam, pour parler, exprimer aussi leur malaise, sans chercher à utiliser l’islam à des fins politiques en créant un parti religieux. J’organise régulièrement, à la mosquée, des rencontres entre les imams et des représentants d’autres cultes ou courants de pensée. Brisons les murs de l’ignorance pour pouvoir nous connaître, à l’instar du pape François qui est allé à la rencontre du grand imam d’Al-Azhar ou d’Ali Al-Sistani, leader de l’islam chiite.
R. M. : Lequel Sistani est un farouche défenseur de la séparation de la religion et de l’Etat. Cette pensée existe en islam. Sait-on que les mutazilites ont imaginé les prémices de la laïcité ? Mais, aujourd’hui, le discours de la laïcité, de la libre critique, de la liberté humaine au sein de l’islam n’a plus beaucoup d’avocats.
Justement, quelles personnalités incarnent selon vous cet islam souhaitable ?
R. M. : C’est toute la difficulté. Il y a une infinité d’islams à l’échelle du monde : soufi, malikite, kurde, alévi, chiite… En France, beaucoup d’intellectuels, d’Abdelwahab Meddeb à Mohammed Arkoun ou Malek Chebel, ont porté ce discours. Des voix existent, telle celle de Ghaleb Bencheikh, mais c’est comme si elles ne pénétraient pas vraiment. Peut-être parce que ces intellectuels – qui expriment une pensée courageuse sur le voile, l’homosexualité, les juifs, le blasphème, l’apostasie ou la libre conscience – n’ont pas le bon langage, souvent trop érudit ou universitaire.
C.-E. H. : Beaucoup de musulmans font ce travail et ce depuis le début de la révélation coranique, donnant lieu à des débats exhaustifs entre raison et foi, entre religion, science et philosophie. J’aimerais donner la parole aux imams qui participent à concevoir l’adaptation du discours religieux à la vie moderne, à la société française et à ses lois. C’est ce que ceux de la Grande Mosquée de Paris s’évertuent à faire depuis mon arrivée à la tête de l’institution. Nous devons passer à la phase pratique, car une religion qui ne se base que sur les interdits ne peut répondre aux besoins spirituels de notre époque. Les imams doivent être les architectes de ce chantier d’avenir. Dans notre société où nous avons à vivre ensemble, si nous ne donnons pas les moyens du dialogue, nous allons vers l’échec fatal. Il nous faut retrouver le sens de la fraternité.
Que vous inspire la révolution des femmes en Iran ?
R. M. : Ces femmes rejettent l’islam parce que tout ce qu’elles ont connu de cette religion, c’est la contrainte, l’enfermement, l’absence de liberté. Si l’islam n’est que cela, une partie de la jeunesse ne peut que le rejeter.
C.-E. H. : Les Iraniennes expriment un ras-le-bol. Certaines simplement au sujet du voile, mais beaucoup se posent la question de rester musulmanes face l’islamisme. Je veux dire à ces femmes qu’elles ont raison de réagir de la sorte. Pour moi, la femme est l’avenir de l’islam. Or tout ce qui est esthétique, lumineux dans notre religion n’existe pas dans leur contexte : tout y est péché. L’histoire nous prévient : lorsque les organisations religieuses cherchent à régenter les mœurs de manière autoritaire, elles le paient très cher.
Richard Malka, on ressent, à vous lire, un vif intérêt, voire une tendresse, pour l’islam. « J’espère que cela sera compris comme un message d’altérité », dites-vous à la fin du livre. La rédaction de votre plaidoirie a-t-elle conduit à une évolution de votre perception de l’islam ?
R. M. : J’ai une affinité particulière pour ce sujet, parce que la langue arabe est très présente en moi. C’est la langue de mes parents [juifs originaires du Maroc] et une partie de leur culture, et le Maroc est probablement le pays où j’irais vivre si je devais un jour quitter la France. Par ailleurs, je ne me suis jamais exprimé contre l’islam, mais pour la liberté d’expression et le droit au blasphème. Je suis athée mais réaliste ; dans notre monde, les religions jouent encore un rôle structurant.
J’essaie donc de penser la place des religions. Et cette place est réglée, précisément, par la laïcité, qui n’est pas un concept agressif – c’est une escroquerie de le faire passer pour tel –, mais qui, au contraire, permet une harmonie entre ceux qui croient, ceux qui ne croient pas, une vie ensemble. C’est ce qui nous permet de nous parler tranquillement, comme nous le faisons Chems-Eddine et moi. Nous sommes le symbole de ce que peut produire une société de débat comme la France, d’où un espoir pourrait naître si chacun s’éloignait de l’ignorance et des idées préconçues, islamistes ou nationalistes. C’est la connaissance qui apportera la nuance, la complexité, le doute raisonnable, et qui sera le rempart contre tous les fanatismes et toutes les radicalités. On parle ici de radicalité dans l’islam, mais il y a en a bien d’autres. Le temps est davantage aux radicalités qu’à la nuance dans tous les domaines, y compris politique. J’essaie d’être un avocat de la nuance.
Me plongeant dans l’histoire de l’islam pour préparer ma plaidoirie, j’ai découvert les travaux de l’islamologue Jacqueline Chabbi. On pourrait y passer une vie ; c’est l’histoire de l’humanité. C’est une autre manière de mener le combat, que j’aborde sous un angle qui n’est plus seulement juridique, mais aussi philosophique et culturel. Rejeter une religion dans son ensemble, cela signifierait renoncer à convaincre, renoncer à notre propre humanisme – même si cela doit être un humanisme militant, pour reprendre l’expression de Thomas Mann. Quel est l’autre choix : le conflit violent ? Je préfère combattre pour que l’islam retrouve son âge d’or. Dans les temps difficiles qui se profilent, nous avons besoin des musulmans, qui constituent une part importante de la communauté nationale et une richesse culturelle. Je crois vraiment qu’il peut s’allumer, en France, une étincelle d’universel pour inventer un nouvel islam connecté à sa grandeur passée qui a disparu avec sa radicalisation, car c’est la vocation philosophique de notre pays. La communauté musulmane française est en pleine maturation, et il ne manque peut-être pas grand-chose pour que le déclic se produise.
« Traité sur l’intolérance » : de l’histoire de l’islam et ses controverses originelles
« La religion est un sujet trop sérieux pour en laisser l’étude aux seuls religieux », déclare Richard Malka dans cet ouvrage, qui reprend pour l’essentiel sa plaidoirie prononcée le 17 octobre 2022 en appel du procès des attentats de janvier 2015. Se revendiquant de l’héritage de Voltaire et des Lumières, l’infatigable défenseur du « droit d’emmerder Dieu » – titre d’un ouvrage précédent – délaisse néanmoins la toge pour se faire historien. Parcourant le temps, il souhaite mettre au jour ce qui, dès les commencements de l’islam, portait en germe les ferments d’une lecture obscurantiste. Puisant notamment dans les travaux pionniers de l’islamologue Jacqueline Chabbi et du politologue Hamadi Redissi, l’avocat montre que les controverses originelles sur la nature du Coran ont scellé deux interprétations opposées de la religion. Deux interprétations qui continuent de s’affronter aujourd’hui.
Si cette incursion dans l’histoire peut de prime abord surprendre, sa lecture se révèle stimulante. Richard Malka parvient à condenser, dans cet ouvrage accessible à tous, les riches débats théologiques que l’islam nourrit depuis toujours, lesquels ne sont souvent connus que d’un public averti. Bien que l’ouvrage n’échappe pas à quelques simplifications, inévitables compte tenu de son format, il évite l’écueil d’essentialiser l’islam à un bloc monolithique et homogène. Connu pour ses prises de position sans concession lorsqu’il s’agit de défendre la liberté d’expression, Richard Malka livre ici une réflexion nuancée qui constitue une introduction efficace à l’histoire de l’islam.
Par Virginie Larousse
Publié aujourd’hui à 20h22https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/01/05/richard-malka-et-chems-eddine-hafiz-il-y-a-un-combat-a-mener-pour-faire-prevaloir-l-islam-du-savoir_6156790_3232.html.
Frédéric Boyer revient sur les propos tenus par Michel Houellebecq dans la revue Front Populaire, et pour lesquels la Grande Mosquée de Paris a annoncé qu’elle porterait plainte. L’auteur critique le romancier qui ne trouverait comme remède à son mal-être que « la désignation obsessionnelle d’un bouc émissaire.
Pourquoi ai-je été consterné par une telle haine des autres qui, dans son expression grotesque jusqu’au monstrueux, ne trahit qu’un profond sentiment de ridicule et de dépréciation de soi ? Dans le dernier hors-série de la revue Front populaire, et dans un entretien avec Michel Onfray, Michel Houellebecq estime que « le souhait de la population française de souche » est « que les musulmans cessent de les voler et de les agresser ». Et il ajoute : « Quand des territoires entiers seront sous contrôle islamique, je pense que des actes de résistance auront lieu. Il y aura des attentats et des fusillades dans des mosquées, dans des cafés fréquentés par les musulmans, bref des Bataclan à l’envers. »
Bouffonnerie abjecte du romancier, qui n’a d’autre refuge que la désignation obsessionnelle d’un bouc émissaire à son malaise, ses échecs, son désespoir. Ce bouc émissaire est celui que, plus ou moins secrètement, nous jalousons, que nous admirons et envions, jusqu’à déformer notre admiration au miroir de l’exécration.
Aveu de bêtise
Certains d’entre nous semblent ainsi fascinés par la terreur commise au nom d’un islam fanatisé. Leur effroi est fait d’une admiration noire, abominable, comme le négatif vengeur de leur propre dépréciation et de la haine du monde dans lequel ils vivent. Leur impuissance existentielle se retourne comme un gant sur la projection abjecte d’un islam en crise, et sur la confusion panique qui n’est qu’un aveu de leur bêtise et de leur défaite devant l’exigence de pensée et le courage d’affronter l’obscurité des temps.
Se complaire à annoncer « la fin de l’Occident », le désastre de « nos valeurs », ce n’est en rien désigner la cause de nos difficultés, ce n’est que l’alibi imaginaire, médiocre et pathétique, de notre propre impuissance à penser, à vivre, à désirer.
Fondamentalisme
La Grande Mosquée de Paris annonce porter plainte contre Michel Houellebecq. Je ne suis pas certain que ce soit forcément la réponse la plus efficace. Une condamnation ne serait qu’un dérisoire trophée de plus, qui viendrait alimenter la même haine grotesque et la même croyance en sa propre déchéance vécue par inversion comme une gloire imaginaire. La meilleure réponse serait de travailler collectivement à la déconstruction de tous les fondamentalismes, foyers de haine et d’incompréhension.
Les propos de Houellebecq relèvent eux-mêmes d’un fondamentalisme, par fascination et mimétisme inversé du fondamentalisme musulman (à la violence, n’avoir que la violence comme réponse) et, par extension, de toute pensée littérale, de toute négation du travail herméneutique sur les textes et sur la vie. Les propos de Michel Houellebecq ne sont pas simplement une « provocation à la haine contre les musulmans », mais une révélation de la haine qu’il se voue et de celle qu’il voue au monde dans lequel il vit. Et dont le musulman devient ici le bouc émissaire.
Un prodige de compassion
La violence de l’autre ne peut pas servir d’alibi à notre propre passion pour la violence jusqu’à confondre tous les autres dans cette passion mortifère, y compris nous-mêmes par haine de soi. Désigner un bouc émissaire ne suffit jamais à rétablir une identité perdue, elle-même fantasmée pour ne pas être confrontés à notre propre douleur et notre propre désastre. « Qui cherche la vérité de l’homme doit s’emparer de sa douleur, par un prodige de compassion, et qu’importe d’en connaître ou non la force impure ? », déclarait Bernanos dans son roman La Joie.
Par ces temps délétères, ce qui nous manque le plus ce n’est pas la haine, qui se répand, hélas, comme le feu, mais « un prodige de compassion », capable d’ouvrir des voies inespérées jusque dans les impasses de la haine. Mais pour cela, il faut aussi avoir conscience du grotesque de notre propre peur et haine du monde.
Le secrétaire général des Nations unies António Guterres estime que le monde doit condamner fermement l’antisémitisme et l’islamophobie.
Le secrétaire général de l’ONU António Guterres s’exprime lors de la conférence de presse de fin d’année au siège de l’ONU à New York, le 19 décembre 2020 (AFP)
Le secrétaire général de l’ONU António Guterres prévient que l’extrême droite et les suprémacistes blancs en Occident sont la « plus grande menace terroriste », après l’arrestation de 25 personnes en Allemagne suspectées de vouloir renverser le gouvernement.
Le chef de l’ONU s’exprimait devant la presse lundi à l’occasion de la conférence de presse de fin d’année à New York, au cours de laquelle il a déclaré que cette affaire en Allemagne n’était qu’un exemple de la menace des organisations d’extrême droite pour les sociétés démocratiques à travers le monde.
« Il a été démontré que la plus grande menace terroriste aujourd’hui dans les pays occidentaux vient de l’extrême droite, des néonazis et des suprémacistes blancs », a insisté António Guterres.
Au début du mois, la police allemande a arrêté 25 suspects à travers le pays, des adhérents du mouvement des citoyens du Reich (Reichsbürger).
La France sous la menace du terrorisme d’extrême droite
Le ministère public les accuse « d’avoir réalisé des préparatifs concrets pour s’imposer au Parlement allemand avec un petit groupe armé ».
Les adhérents du mouvement citoyens du Reich rejettent la Constitution allemande d’après-guerre et appellent à renverser le gouvernement.
Guterres a ajouté que le monde devait faire attention à l’islamophobie et à l’antisémitisme, la première ayant énormément augmenté après la guerre contre le terrorisme menée par les États-Unis.
Un récent rapport de l’organisation australienne Islamic Council of Victoria (ICV) a découvert que près de 86 % des publications hostiles aux musulmans publiées en anglais sur les réseaux sociaux venaient des États-Unis, du Royaume-Uni et d’Inde.
Sur deux ans, entre le 28 août 2019 et le 27 août 2021, c’est en Inde qu’on trouve le chiffre le plus élevé avec 871 379 tweets islamophobes, suivi par les États-Unis avec 289 248 tweets et le Royaume-Uni avec 196 376 tweets.
« Je pense que nous devons condamner très clairement et très fermement toute forme de néonazisme, de suprémacisme blanc, toute forme d’antisémitisme et de haine contre les musulmans », a déclaré Guterres.
Les Américains inquiets
Après les attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis se sont lancés dans une grande campagne visant à arrêter les groupes d’extrême droite à la fois au niveau national et à travers le monde, avec une grande attention portée aux communautés musulmanes.
Pendant cette période, la menace intérieure posée par l’extrême droite a souvent été minimisée, selon les experts.
Cependant, selon un rapport de New America, un think tank de Washington, les organisations ou individus américains d’extrême droite avec des idéologies de droite ont tué davantage sur le sol américain que toute autre organisation depuis les attentats du 11 septembre.
Et l’année dernière, un sondage de The Associated Press et du NORC Center for Public Affairs Research a conclu que les Américains étaient plus inquiets de la violence des groupes et individus d’extrême droite ayant des idéologies de droite sur le sol national que des menaces provenant de l’étranger.
D’après ce sondage, 65 % des répondants américains étaient soit extrêmement inquiets soit très inquiets à propos des organisations basées aux États-Unis, tandis que 50 % disaient de même à propos des organisations militantes basées à l’étranger.
Ce sondage a été réalisé après les émeutes du 6 janvier 2021, lorsque des partisans du président sortant Donald Trump ont fait irruption au Capitole américain pendant une session du Congrès.
Les travailleurs immigrés et les Japonais convertis à l’islam grossissent les rangs de la petite mais importante communauté musulmane du Japon.
Le nombre de mosquées au Japon est passé de 4 dans les années 1980 à 110 aujourd’hui, selon un expert de l’islam nippon (AFP)
Il n’y avait « pratiquement aucun Arabe dans le pays », résume Mohamed Shokeir en se remémorant la première fois où il s’est rendu au Japon, en 1981, pour rendre visite à sa sœur, mariée à un Japonais.
Elle l’avait rencontré alors qu’elle étudiait le japonais à l’université du Caire. Son futur époux, arabisant et musulman converti, étudiait à l’université al-Azhar. Après son union, le couple avait déménagé à Tokyo.
La visite de Mohamed Shokeir allait devenir le premier acte d’un voyage qui définirait sa vie ; un voyage qui a fait naître en lui une passion du pays et de ses habitants.
« C’était fascinant, je suis tombé amoureux. Les gens, leur attitude, leur comportement, à quel point tout était efficace », raconte-t-il.
« Et le tout entouré d’un certain mystère, car je ne comprenais pas la langue. »
Lors de sa troisième visite dans le pays en 1983, Mohamed, qui travaille alors comme steward, décide de rester et trouve un logement près de sa sœur à Fujimidai, au nord-est de Tokyo. Il s’inscrit à un cours de japonais le jour et travaille pour une agence de traduction de manuels d’instructions pour appareils électriques japonais l’après-midi.
La même année, un soir, il rencontre sa future épouse, Yoko, dans un train de Tokyo, à l’heure de pointe.
« J’avais pris le train dans la mauvaise direction, je n’étais dans le pays que depuis quelques mois et mon japonais n’était alors pas très bon. J’ai demandé à la fille qui se trouvait près de moi comment me rendre à mon arrêt. Elle m’a dit dans un bon anglais comment arriver là où je devais être. »
Impressionné par ses compétences linguistiques et désireux de se faire plus d’amis japonais, Mohamed demande le numéro de Yoko. « Elle n’avait pas de stylo, et moi non plus, mais un autre passager a entendu notre conversation et a offert son stylo, et j’ai pu noter son numéro. » Elle deviendra sa femme cinq ans plus tard.
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Yoko explique que si sa famille proche ne s’est pas opposée au mariage, certains parents plus éloignés ne l’ont pas accepté.
« Mon mari et moi étions en couple depuis quelques années avant de nous marier, alors ma mère, qui m’a élevée seule après la mort accidentelle de mon père quand j’étais enfant, et ma sœur cadette ne s’y sont pas opposées », indique-t-elle.
« Elles ont respecté mes convictions. Mais mes deux tantes se sont opposées au mariage, et je n’ai plus eu de contacts avec elles depuis. »
Yoko a étudié l’arabe et l’islam puis s’est convertie à la religion avant son mariage en 1988. Elle a apporté une série de changements à son mode de vie, remplaçant par exemple le porc par du poulet dans les gyozas (raviolis japonais) qu’elle cuisinait.
En s’installant au Japon, Mohamed Shokeir, aujourd’hui âgé de 63 ans, a intégré l’une des plus petites populations musulmanes au monde par rapport à la population générale.
Selon le professeur émérite Hirofumi Tanada, expert japonais de l’islam, l’archipel comptait entre 110 000 et 120 000 musulmans en 2010, mais en une décennie, ce nombre a quasiment doublé avec environ 230 000 individus aujourd’hui.
Quelque 183 000 d’entre eux ne sont pas japonais, originaires principalement d’Indonésie, du Pakistan et du Bangladesh – les musulmans arabes représentent environ 6 000 personnes. Les autres, environ 46 000 âmes, sont des musulmans japonais.
Malgré cette augmentation spectaculaire du nombre de personnes de confession musulmane, ces dernières ne représentent toujours qu’une infime proportion de la population totale du Japon, avec ses plus de 126 millions d’habitants, adeptes pour la plupart du shintoïsme ou du bouddhisme.
Alors que le taux de natalité du Japon est en baisse, que la population vieillit et que la main-d’œuvre immigrée ne cesse d’augmenter, la croissance lente mais régulière du nombre de musulmans dans le pays pourrait aider à résoudre certains des problèmes associés à ces tendances.
Au Japon, la plupart des travailleurs immigrés proviennent de pays voisins, tels que la Chine, le Vietnam ou le Cambodge, mais leur présence n’a pas contribué à enrayer significativement les effets du vieillissement de la population.
Migrations et conversions
Selon le professeur Tanada, plusieurs facteurs expliquent l’augmentation du nombre de musulmans dans le pays.
« Il y a une croissance des migrations. Les immigrés musulmans de ces pays sont venus au Japon pour travailler, étudier et y sont restés. Les conversions à l’islam ont augmenté parce que de nombreux musulmans se sont mariés avec des Japonais, et [les] Japonais se sont convertis au moment du mariage. »
Il existe également des exemples du contraire : des Japonais ramenant leurs partenaires musulmans au pays pour s’y installer.
Omneya al-Adeeli, 27 ans, est l’une de ces nouvelles venues. Elle a déménagé au Japon juste avant le début de la pandémie de coronavirus en novembre 2019, après avoir épousé son mari japonais, Shotaro Ono, qui s’est converti à l’islam à l’époque du mariage.
Ils se sont rencontrés alors qu’il visitait Naplouse, en Cisjordanie occupée, où la jeune femme possédait et gérait un petit restaurant coréen et japonais appelé KimPal.
« J’ai toujours été fascinée par la culture japonaise. Quand j’étais plus jeune, je regardais des dessins animés japonais et c’est grâce à ça que j’ai appris mes premiers mots de japonais. J’ai ensuite suivi un cours de culture japonaise à l’université al-Najah de Naplouse. » La jeune femme a également un diplôme d’anglais de l’Université ouverte d’al-Quds.
« Être consciente de la culture japonaise est différent de la vivre, mais j’ai envie de l’adopter et de m’immerger davantage dans ma vie d’ici », confie la jeune femme.
Travaillant maintenant comme auteure en langue arabe pour une entreprise de tourisme à Tokyo, Omneya se dit enthousiasmée par les opportunités qu’offre son nouveau pays.
« J’aime la liberté ici, qui fait défaut en Palestine. Je peux me déplacer où je veux sans être arrêtée par des check-points. J’aime aussi le respect entre les gens, le sentiment d’égalité. »
Selon Hirofumi Tanada, auteur du livre Mosques in Japan: The Communal Activities of Muslims Living in Japan (« mosquées au Japon : les activités communautaires des musulmans vivant au Japon »), l’archipel connaîtra une augmentation du nombre de musulmans de deuxième et troisième générations nés de ceux qui se sont « installés et ont fondé une famille » dans le pays.
« Ces musulmans vont être des "musulmans hybrides" qui seront exposés à des origines culturelles diverses. Ils pourraient être essentiels pour aider à établir des ponts entre la communauté locale et la communauté musulmane. »
D’après lui, le Japon abrite désormais 110 mosquées contre 4 dans les années 80.
Il ne faut toutefois pas confondre croissance et intégration, prévient le spécialiste. La plupart des Japonais ne sont pas conscients de cette croissance constante et les communautés existent en tant que « sociétés parallèles sans interaction », précise-t-il.
« Il existe des stéréotypes négatifs sur les musulmans au Japon, tout comme il y en a en Europe. La couverture médiatique d’attentats terroristes commis par des terroristes musulmans et d’autres couvertures médiatiques négatives de l’islam ont créé cela », explique-t-il.
« Bien qu’il ne soit pas facile de changer nos idées fausses et nos stéréotypes sur la communauté musulmane tels que peints par les médias, j’espère que les gens commenceront à s’y intéresser et à visiter les mosquées qui sont ouvertes au grand public. »
Tanada pense que le Japon doit s’adapter à cette évolution démographique et œuvrer à une « coexistence multiculturelle » ; il insiste notamment sur la nécessité d’un plus nombre d’interactions entre les cultures.
Marliza Madung, 30 ans, partage cette opinion. La jeune Malaisienne a déménagé dans la ville de Kōbe, à l’ouest d’Osaka, en 2011, après avoir remporté une bourse de son gouvernement pour aller étudier la biotechnologie à l’université d’Osaka.
Originaire de Sabah, dans la région de Bornéo, Marliza est convaincue que la coexistence est l’essence d’une société harmonieuse.
Marliza a étudié le japonais dans le cadre d’un cours intensif de deux ans avant de s’installer dans le pays. Son intérêt pour la culture japonaise s’est depuis élargi et inclut désormais des sujets aussi nuancés que le protocole lié à la présentation et réception de cartes de visite ou la rédaction d’e-mails.
« J’ai montré à mon patron que je pouvais m’adapter à la manière de travailler des Japonais en communiquant et en écrivant en japonais, en apprenant leurs manières de faire au travail, d’une extrême politesse, et pour prouver que malgré les différences culturelles, je pouvais toujours apprendre et m’adapter correctement », raconte-t-elle. « En retour, mon patron me donne toujours du temps pour mes prières et me laisse poser des vacances pendant la fête musulmane de l’Aïd. »
Pétrole et technologies de pointe
La ville d’adoption de Madung, Kōbe, abrite également la première mosquée du Japon, construite en 1935. La plus grande mosquée du pays, connue sous le nom de Tokyo Camii, a été construite trois ans plus tard, en 1938, par les Turcs-Tatars, puis rénovée et inaugurée en 2000.
À la chute de l’Empire ottoman, les Turcs ont parcouru l’Asie en tant que voyageurs et commerçants à la recherche d’une vie meilleure, explique Mohamed Shokeir. « Les immigrés turcs ont été les premiers du monde musulman à s’installer au Japon. Ce n’était pas si terrible économiquement à l’époque, surtout après la Seconde Guerre mondiale, les gens avaient du mal à joindre les deux bouts. »
Mais au fur et à mesure que les communautés s’installaient dans le pays, travaillant principalement dans le commerce, les services ou l’industrie, la communauté musulmane a commencé à se développer.
Shokeir, qui écrit pour The Arab, un digest trimestriel sur les relations arabo-nippones, explique que les liens entre le Japon et le monde arabe étaient « très superficiels » jusqu’aux crises pétrolières de 1973 et 1979. Ce n’est qu’à ce moment-là que de nombreux Japonais ont commencé à prêter attention au Moyen-Orient.
« 85 % du pétrole [du Japon] est importé des pays du Golfe, alors quand les Saoudiens ont ouvert l’Institut arabe islamique à Tokyo, beaucoup de Japonais l’ont fréquenté pour étudier l’arabe, cela devenait populaire. Ils voulaient savoir qui étaient ces gens à qui nous achetions notre énergie. »
Parmi les pays arabes, l’Arabie saoudite a la relation la plus établie avec le Japon. La Japan Foundation, un programme d’échange culturel créé en 1972, a commencé à coparrainer des étudiants dans des instituts techniques « de pointe » en Arabie saoudite, explique Shokeir, qui est également rédacteur de langue arabe à l’Université de Georgetown, au Qatar.
« Les autres co-sponsors étaient le gouvernement saoudien et les grandes industries techniques et automobiles alors en plein essor au Japon, comme Panasonic, Sony et Toyota. Les diplômés de ces instituts exceptionnels débutaient ensuite directement des carrières d’ingénieur », souligne-t-il.
Une société « idéale »
Alors qu’il ne parlait pas japonais et qu’il connaissait peu la culture du pays quand il s’y est rendu pour la première fois, aujourd’hui, 40 ans plus tard, Shokeir maîtrise la langue couramment.
Ses compétences linguistiques – sa maîtrise de l’arabe et de l’anglais – et son travail acharné lui ont ouvert des portes, le conduisant d’abord à un poste à l’ambassade d’Oman à Tokyo, en tant qu’agent de recherche, puis auprès du principal réseau d’information japonais, NHK, où il a travaillé comme producteur d’informations. Il a ensuite rejoint la BBC Arabic à Londres, puis, en 2006, a déménagé au Qatar pour rejoindre Al Jazeera English.
« Le Japon est une société méritocratique où travailler dur porte ses fruits. Il n’y a pas de manifestation extérieure de racisme envers les musulmans ou les Arabes, bien que dans les films japonais, l’Arabe soit souvent présenté comme ‘’le gars riche’’, une sorte de gros dépensier généreux mais très superficiel et naïf. »
D’après son expérience, « les Japonais ne sont pas impolis par nature [mais] certains ont leur propre mentalité raciste, se considérant au sommet de la pyramide en Asie, comme le font les Britanniques en Europe ».
« Vous devez vous rappeler que les Japonais ont colonisé la Chine, la Malaisie, les Philippines, qui étaient toutes des colonies japonaises autrefois. Mais contrairement aux colonisateurs occidentaux, ils ne font pas preuve de racisme. »
Sushi halal
Signe que le pays s’adapte à la croissance du tourisme musulman et de sa propre communauté musulmane, il existe désormais au Japon près de 800 restaurants halal servant des plats contenant de la viande certifiée halal et n’offrant ni porc ni alcool.
Mohamed Shokeir se souvient que le seul endroit où il pouvait trouver de la viande halal au début des années 80 était chez un boucher pakistanais de Tokyo qui en vendait une quantité limitée à la communauté musulmane.
« D’autres personnes achetaient leur propre bétail et faisaient leurs propres sacrifices en privé, puis en vendaient à d’autres musulmans soit à la mosquée, soit sur commande.
« Il y avait une poignée de restaurants arabes à l’époque, mais aucun d’entre eux ne disait servir de la viande halal. Je m’en tenais donc principalement aux fruits de mer, ce qui était facile, et j’évitais les produits à base de porc. »
Lui et d’autres membres de la communauté qui savaient comment s’écrivait le mot porc (« bantu ») en kanjis (idéogrammes) ont imprimé les signes et les ont fait circuler au sein de la communauté, afin que d’autres puissent éviter de consommer des plats contenant cet ingrédient populaire de la cuisine japonaise.
« Le Japon a vraiment parcouru un long chemin depuis, il s’est développé et s’est adapté aux communautés qui y vivent. Cela me fait envisager l’idée d’y retourner pour la retraite. »
Marliza Madung est du même avis. Elle a remarqué la croissance rapide des établissements répondant aux besoins des musulmans au cours des dix dernières années.
« Le gouvernement japonais et même le secteur privé ont fait beaucoup d’efforts pour accueillir les musulmans au Japon. Quand je suis arrivée il y a dix ans, j’étais inquiète car il n’y avait qu’une poignée de restaurants halal, mais maintenant, ce type de nourriture est facile à trouver, même dans les supermarchés traditionnels comme Gyomu Supa, où vous pouvez désormais acheter des produits halal. »
Toutefois, si elle apprécie la « sécurité et les avantages » qu’offre le Japon, elle n’a pas l’intention de s’y installer. « Je n’épouserai un Japonais que s’il est prêt à retourner vivre en Malaisie avec moi », dit-elle.
Similitudes et différences
Le mariage interculturel de Mohamed Shokeir, qui dure depuis 33 ans, est une réussite. Cela est en partie dû, selon lui, aux similitudes – qu’il faut rechercher – entre les cultures arabe et japonaise. « Je dirais que les principales sont la valeur de la famille et le respect des aînés. »
Il a toutefois remarqué une différence entre les cultures au début de son mariage, lorsque le couple a invité des amis à dîner.
« Au Japon, les gens n’invitent pas souvent les autres chez eux car les maisons sont plutôt petites, mais nous l’avons fait, Yoko a préparé de la nourriture et les invités ont tout mangé.
« Quand ils sont partis, je me suis senti un peu gêné et j’ai dit à ma femme que nous n’avions pas assez à manger et que les gens avaient faim, car dans notre culture, nous avons l’habitude d’offrir des repas copieux. Elle m’a répondu : "Je pense qu’ils ont aimé la nourriture et qu’ils ont tout mangé."
« Nous avons parfois des points de vue différents sur les mêmes événements, et peut-être même des priorités différentes, mais avec des compromis et en faisant preuve de compréhension, nous avons fait en sorte que cela fonctionne. »
L’œuvre de l’érudit musulman andalou du Moyen Âge, mieux connu en Europe sous le nom d’Averroès, a conduit à un regain d’intérêt pour le philosophe grec Aristote et ouvert la voie à la Renaissance.
Peinture d’Ibn Rochd par l’artiste florentin Andrea di Bonaiuto au XIVe siècle (Wikimedia)
Les contributions les plus notables d’Ibn Rochd, savant musulman andalou du XIIe siècle, à la philosophie sont ses commentaires de l’œuvre du philosophe grec Aristote, qui ont inspiré des générations d’intellectuels européens.
Aussi appelé Averroès, la version latinisée de son nom, Abu al-Walid Muhammad ibn Ahmad ibn Rochd est né en 1126 dans la ville espagnole de Cordoue, qui fait alors partie de l’Empire almoravide.
Le philosophe et théologien jouera un rôle formateur dans l’établissement du rationalisme européen et sera salué comme un précurseur des Lumières en Europe, des siècles plus tard.
Outre la philosophie, Ibn Rochd a produit des travaux savants sur des sujets aussi divers que la médecine, la psychologie et l’astronomie.
Célèbre dans l’Europe médiévale, Ibn Rochd est surtout connu dans le monde islamique pour son travail théologique, en particulier dans le domaine du fiqh – l’aspect théorique de la loi islamique. Ses idées philosophiques n’ont gagné en popularité dans le monde musulman qu’avec l’essor des mouvements réformistes islamiques au XIXe siècle.
Ici, Middle East Eye explore la vie et l’œuvre de l’un des plus importants intellectuels musulmans de tous les temps.
Qui était Ibn Rochd ?
Ibn Rochd naît en 1126 dans une famille d’érudits islamiques respectés et prospères ; son grand-père, Abu al-Walid Muhammad, est le grand qadi (juge) de Cordoue et l’imam de la Grande Mosquée de la ville.
Le jeune intellectuel est formé à la théologie islamique et étudie le Coran, les hadiths (paroles et actes attribués au prophète Mohammed) et la jurisprudence islamique, selon l’école de pensée malikite.
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Comme il est d’usage dans les familles d’érudits, Ibn Rochd étudie également des matières non religieuses, telles que la linguistique, la physique, la médecine et les mathématiques.
N’ayant pas écrit son autobiographie, il est toutefois difficile d’obtenir des détails précis sur sa vie personnelle.
Ce que l’on sait, c’est qu’il prend de l’importance en 1169 après avoir attiré l’attention d’Abou Yacoub Youssouf, calife de l’Empire almohade, qui dirige un territoire comprenant le sud de l’Espagne et le nord-ouest de l’Afrique.
Ce dernier, qui fait preuve d’une grande curiosité intellectuelle, apprécie la capacité d’Ibn Rochd à expliquer les œuvres des philosophes de la Grèce antique tels qu’Aristote. Sous le parrainage de Youssouf, l’Andalou officie comme qadi dans les villes espagnoles de Séville et plus tard Cordoue, devenant ensuite le grand qadi de cette dernière, comme son grand-père avant lui.
Pourquoi est-il célèbre ?
La renommée d’Ibn Rochd en Europe découle de ses commentaires des œuvres d’Aristote, qui conduisent à un regain d’intérêt pour le philosophe grec en Europe.
Ibn Rochd inspirera des philosophes comme le prêtre et philosophe italien du XIIIe siècle Thomas d’Aquin, qui consacrera du temps à critiquer ses œuvres tout en incorporant certaines de ses idées dans sa propre approche scolastique.
Au début du Moyen Âge, le rôle des méthodes philosophiques et la place de la raison dans l’étude de la religion sont controversés dans les mondes chrétien et islamique, l’Église catholique et de nombreux érudits islamiques estimant que de telles approches sapent le caractère sacré de la révélation divine.
Tout au long du XIIIe siècle, les adeptes d’Ibn Rochd, connus sous le nom d’Averroïstes, feront l’objet de condamnations officielles de la part de l’Église, qui conteste leurs idées sur la nature éternelle de l’univers et le partage par tous les êtres humains d’un intellect unique.
Malgré la réprobation de l’Église, l’approche d’Ibn Rochd, devenue accessible grâce aux traductions latines de son œuvre, lui vaudront de nombreux adeptes, tant catholiques que juifs, dans les siècles qui suivront sa mort. Leurs efforts feront partie de l’épanouissement intellectuel que connaît l’Europe au XVIe siècle : la Renaissance.
Dans le monde islamique, l’intellectuel est célèbre pour avoir défendu la place de la recherche philosophique dans le discours religieux contre les attaques lancées par des érudits musulmans comme al-Ghazali.
La philosophie d’Ibn Rochd
Ibn Rochd croit que l’étude de la philosophie est un impératif coranique et donc un devoir pour chaque musulman.
Il pense en outre que la philosophie est un produit de l’esprit humain, tandis que la religion provient de la révélation divine, mais précise que les deux découlent finalement de la même source.
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L’objectif principal de ses œuvres originales est de démontrer la compatibilité de la révélation divine et des moyens philosophiques de détermination de la vérité.
Lorsqu’il y a contradiction entre l’Écriture et les vérités atteintes par la logique déductive, par exemple, le problème ne réside pas selon lui dans le texte lui-même mais dans son interprétation.
Ibn Rochd croit que Dieu a imprégné les textes religieux de significations apparentes et allégoriques, et que lorsqu’aucun consensus absolu n’existe sur une interprétation du texte sacré, le lecteur est libre de l’interpréter selon sa propre compréhension.
Un consensus absolu est presque impossible à obtenir, car il nécessite la connaissance de toutes les interprétations possibles du texte depuis sa révélation. L’argument d’Ibn Rochd crée donc un espace pour des lectures allégoriques du Coran d’une manière que les approches plus « littéralistes » ne permettent pas.
L’un des arguments clés d’Ibn Rochd est que si l’on n’aborde pas la religion d’un point de vue critique et philosophique, le sens véritable et voulu peut être perdu, ce qui conduit à une mauvaise interprétation de la révélation divine.
L’érudit consacre des efforts considérables à l’examen des doctrines religieuses et met en évidence ce qu’il considère comme les erreurs commises par les adeptes des écoles théologiques rivales, comme les acharites, les mutazilites, les soufis et les « littéralistes ».
En ce qui concerne l’existence de Dieu, Ibn Rochd est un partisan de l’argument de l’ajustement fin, qui stipule que l’univers est si bien ajusté à l’apparition de la vie qu’il ne peut avoir existé que par l’acte de volonté d’un créateur divin.
Selon lui, Dieu a créé le monde naturel et tout ce qu’il contient, mais c’est le monde naturel qui est la source de ce qui se passe autour de nous, et le créateur seul ne peut être tenu directement pour responsable de tout ce qui se passe autour de nous.
Contributions à la science et à la médecine
Les contributions d’Ibn Rochd à la médecine comprennent une description des symptômes de la maladie de Parkinson, une explication des causes des accidents vasculaires cérébraux et la découverte de la fonction photoréceptrice de la rétine.
Il est également l’auteur d’une encyclopédie médicale, Kitab al-kulliyat fil-tibb (Livre des généralités sur la médecine ou Colliget en latin), écrite entre 1153 et 1169. Le texte est composé de neuf livres qui seront traduits en latin et en hébreu, puis enseignés dans toute l’Europe jusqu’au XVIIIe siècle.
Il s’intéresse aussi aux origines cérébrales et vasculaires des maladies et sera parmi les premiers à prescrire des traitements pour soigner des pathologies urologiques.
Malgré sa critique philosophique d’Ibn Sina (Avicenne), les travaux d’Ibn Rochd en médecine s’appuient sur ceux de l’érudit persan et de son compatriote al-Razi.
L’héritage d’Ibn Rochd
Outre son vaste héritage scientifique, religieux et philosophique, Ibn Rochd s’est également intéressé à la musique et à la langue.
En psychologie, son livre Talkhis kitab al-nafs (Grand commentaire du De Anima d’Aristote) divise l’âme en cinq facultés : nutritive, sensitive, imaginative, appétitive (en lien les appétences) et rationnelle.
Son travail ouvre la voie à d’autres philosophes européens, inspirant un renouveau intellectuel parmi les savants de langue latine. Ses réflexions sur Aristote ou la relation entre philosophie et religion créeront même un regain d’intérêt pour l’interprétation des textes sacrés, en particulier au sein du judaïsme, et influenceront fortement les œuvres du philosophe juif Maïmonide.
Ses écrits seront plus populaires dans le monde occidental que dans le monde islamique, où certains condamneront et critiqueront sa dépendance aux méthodes philosophiques.
Ibn Rochd s’éteint en 1198, à l’âge de 72 ans, à Marrakech (Maroc), où son corps est inhumé avant d’être transféré à Cordoue, sa ville natale.
Nadda Osman
Published date: Samedi 24 septembre 2022 - 02:16 | Last update:17 hours 14 mins ago
Le pèlerinage à La Mecque, cinquième pilier de l’islam, garantit une manne perpétuelle aux autorités saoudiennes. Pour recevoir un nombre toujours plus important de visiteurs, les dirigeants wahhabites n’hésitent pas à transformer la ville sainte en chantier permanent, quitte à la défigurer. L’ambition d’accueillir toujours plus de pèlerins pose de graves problèmes de sécurité et de santé.
ca Locatelli. – Studios de la Saudi Broadcasting Corporation à La Mecque, février 2016
Premier exportateur mondial de pétrole (plus de dix millions de barils par jour), le royaume d’Arabie saoudite est aussi le berceau et le centre névralgique de l’islam. Unique État qui siège aux Nations unies en portant le nom d’une famille (1), il s’attribue l’exclusivité de la chahada, la profession de foi musulmane, qu’il fait figurer sur son propre drapeau pour bien signifier au 1,8 milliard de fidèles recensés à travers le monde que ses souverains sont les « serviteurs des lieux saints ». La Mecque, où naquit le prophète Muhammad (Mahomet) — qibla (direction) des cinq prières quotidiennes — et Médine, où il repose, demeurent du ressort exclusif du monarque.
Les moyens financiers colossaux tirés de la manne pétrolière confortent le leadership religieux du royaume sur l’oumma (communauté des croyants), mais la monarchie sait qu’elle doit veiller à préserver sa légitimité de gardienne des lieux saints. D’où ses énormes efforts pour assurer le bon déroulement et la sécurité des pèlerinages qui ont lieu sur son sol. Le défi logistique, sanitaire et sécuritaire est de taille. Deux à trois millions de pèlerins effectuent chaque année le hadj (ou hajj), qui constitue le cinquième et dernier pilier de l’islam. Obligatoire une fois dans la vie pour tout musulman en bonne santé et qui en a les moyens, il s’effectue chaque année en cinq jours au minimum durant le mois de dhou al-hijja, dernier du calendrier hégirien (lunaire). Il constitue l’apothéose de la vie du croyant et le lave de tous ses péchés. C’est aussi un moment de retrouvailles des musulmans du monde entier, un facteur d’unité et d’échanges.
En moyenne, le hadj rapporte au royaume entre 10 et 15 milliards de dollars par an (2). À cette manne, il faut rajouter 4 à 5 milliards de dollars apportés par les huit millions de pèlerins accomplissant la omra, un pèlerinage, non obligatoire, à La Mecque qui peut s’effectuer à n’importe quelle date de l’année (en dehors du hadj) et qui atteint un pic pendant le ramadan. Selon la chambre de commerce et d’industrie de La Mecque, 25 % à 30 % des revenus du secteur privé des deux villes saintes dépendent du pèlerinage. Au total, les revenus cumulés du hadj et de la omra constituent le deuxième poste de recettes de l’État saoudien après les ventes d’hydrocarbures. En 2018, Riyad prévoyait que ces deux pèlerinages lui rapporteraient 150 milliards de dollars de revenus au cours des cinq prochaines années. Et le royaume veut plus. Selon les experts ayant rédigé « Vision 2030 », le plan de diversification économique du royaume concocté sous l’égide du prince héritier Mohammed Ben Salman, trente millions de personnes devraient effectuer chaque année la omra d’ici à dix ans. Selon ce document, « le tourisme religieux est une option durable pour l’Arabie saoudite » à l’heure où le pays semble avoir perdu les moyens d’être l’unique stabilisateur des prix du brut (3).
Enseignes de luxe et fast-foods
Afin que les revenus tirés du pèlerinage augmentent, les milieux d’affaires saoudiens souhaitent la suppression des quotas de pèlerins imposés à chaque État depuis 1988. Si elles n’envisagent pas cette abrogation, les autorités œuvrent en permanence à une augmentation du nombre de pèlerins et aménagent les lieux en conséquence. Le fonds public d’investissement saoudien, qui gère 230 milliards de dollars d’encours, a doté La Mecque d’infrastructures massives pour faire face à la gigantesque marée humaine qui investit la cité sainte. Entre 1950 et 2017, grâce à l’avion, le nombre total de pèlerins (hadj et omra) a bondi de cinquante mille à dix millions, non sans provoquer d’indicibles drames et des milliers de morts (lire « Tragédies en série »).
La Mecque elle-même est transformée. Avec ses cent mille chambres d’hôtel, ses soixante-dix restaurants de standing, ses cinq héliports et ses vastes terrains aménagés pour accueillir les pèlerins les moins fortunés sous des tentes, le lieu est devenu une jungle de béton sans arbres, pavée de marbre et encerclée de grues et de gratte-ciel à l’exemple des « tours de la Demeure [d’Allah] » (Abraj Al-Baït) — encerclant le saint des saints, la Kaaba. Comptant une soixantaine de tunnels de liaison pour rallier les trois autres sites du pèlerinage, la ville sainte ressemble beaucoup plus à « un amalgame de Disneyland et de Las Vegas (4) » qu’à une ville du Proche-Orient. Sa métamorphose « aux grotesques bâtiments de verre et d’acier » est particulièrement laide et « oscille entre le sublime et le cinéma », affirme l’anthropologue marocain Abdellah Hammoudi. Autour de la Kaaba et du Masjid Al-Haram — la Grande Mosquée, qui peut accueillir deux millions de fidèles —, il n’y a plus que des hôtels haut de gamme à quarante étages, des enseignes de luxe mais aussi des fast-foods. Aucune place n’a été réservée à la culture et pratiquement aucun vestige du passé de la ville n’a résisté à la furie iconoclaste wahhabite contre l’idolâtrie, dont les premières destructions commencèrent dès la conquête de la ville en 1924 par le roi Abdelaziz Ibn Saoud. Pas même la maison natale du Prophète, transformée en parking, ou celle de sa première épouse Khadija, devenue bloc sanitaire ! L’architecture traditionnelle si adaptée au climat torride avec les moucharabiehs, dispositifs de ventilation naturelle, a été rasée pour laisser place à la laideur du béton et au ronflement des climatiseurs. Dans ce décor, le hadj — un mot qui signifie effort — est vidé de son poids religieux, spirituel et historique et devient une observance mécanique des rituels et une incitation au shopping.
Cette mutation et les incessants aménagements font aussi courir à la ville les risques de crues subites, de contamination de la nappe phréatique et de dégradation environnementale. Conduite lors du pèlerinage de 2012, une étude portant sur les autoroutes, les tunnels et les échangeurs de la ville a montré des niveaux très élevés d’ozone, de monoxyde de carbone, de benzène, de composés organiques volatils toxiques provenant des gaz d’échappement des véhicules et des composés fluorés CFC-12 des climatiseurs (5). Le pèlerin doit ainsi vivre dans ce brouillard photochimique en se déplaçant sur les voies archi-encombrées qui conduisent de la Grande Mosquée aux trois stations obligatoires vers le mont Arafat, à vingt kilomètres à l’est.
« Les cars et les voitures de Mina [lieu rituel obligatoire du hadj, à cinq kilomètres de La Mecque] dégagent chaque jour quatre-vingts tonnes de gaz d’échappement en période de pointe. La plupart des pèlerins passent plus de temps à tousser qu’à prier. Les effets nocifs des gaz d’échappement, de la chaleur et de l’épuisement n’étaient que trop évidents : j’ai vu des gens s’évanouir et mourir », écrit l’écrivain et universitaire anglo-pakistanais Ziauddin Sardar, qui a travaillé durant cinq ans au Centre de recherche sur le pèlerinage à La Mecque (Hajj Research Centre) à Djeddah (6). Sardar a étudié les problèmes logistiques « apocalyptiques » que pose le pèlerinage afin d’y apporter des solutions. Il révèle que les recommandations du centre n’ont jamais été suivies d’effet, même quand il avertit que « les deux qualités propres de la ville sainte, la “beauté” et l’“intemporalité”, disparaîtront sous l’effet de la planification moderne ».
Le hadj est aussi un immense défi financier et logistique pour les non-Saoudiens. D’un coût moyen de 5 000 à 8 000 euros (transport, logement sur place et nourriture), il oblige nombre de pèlerins à consentir de lourds sacrifices financiers (l’islam interdit de s’endetter pour accomplir le pèlerinage). Parfois, les États accordent une partie de cette somme, mais le principal reste à la charge du futur hadj (personne ayant accompli le pèlerinage). Au Nigeria, comme dans bon nombre de pays musulmans, la modicité du salaire minimum (30 à 75 dollars) empêche une grande partie de la population d’envisager le voyage, engendrant frustration et colère à l’encontre des autorités. En Tunisie, critiquant le coût exorbitant du hadj, l’islamologue Badri Madani jugeait en avril 2020 que l’entretien des écoles et des hôpitaux était préférable au pèlerinage, à la omra et à la construction de mosquées (7). En France, où 25 000 personnes en moyenne obtiennent chaque année un visa pour La Mecque, seules une soixantaine d’agences sont accréditées par le ministère saoudien du hadj et de la omra. Elles profitent largement de leur situation de quasi-monopole, tandis que des aigrefins n’hésitent pas à arnaquer des candidats n’ayant pas obtenu leur visa par la voie légale (8).
Le hadj est aussi affaire de tensions diplomatiques. Pour « punir » un pays qui ne partagerait pas ses vues, Riyad peut diminuer de manière unilatérale son quota de pèlerins. Une situation critiquée par la Turquie et l’Iran, voire l’Indonésie et la Malaisie, qui ont eu à subir ce type de rétorsion et qui évoquent régulièrement la création d’une sorte de Vatican musulman échappant à l’oukase saoudien.
Mohamed Larbi Bouguerra
Universitaire, membre de l’Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts Beït Al-Hikma (Carthage).
(5) « Air quality in Mecca and surrounding holy places in Saudi Arabia during hajj : Initial survey », Environmental Science & Technology, n° 48, Washington, DC, 2014.
(6) Ziauddin Sardar, Histoire de La Mecque. De la naissance d’Abraham au XXIe siècle, Payot, Paris, 2015.
L’Arabie saoudite a déployé durant plusieurs décennies une stratégie d’influence destinée à diffuser sa doctrine religieuse. S’appuyant sur des moyens financiers colossaux, cette démarche a consolidé une lecture rigoriste de l’islam dans le monde musulman et au-delà. →
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