Prier dans un espace public est autorisé en France, sauf en cas de trouble à l’ordre public. L’extrême droite voudrait pourtant que les musulmans ne puissent jouir de ce droit. Ben voyons !
Des musulmans prient dans la rue, un vendredi 8 avril 2011 rue des Poissonniers, à Paris (AFP/Miguel Medina)
Depuis quelques semaines, des militants d’extrême droite se sont trouvé un nouveau hochet islamophobe à agiter : publier sur les réseaux sociaux des photos volées de musulmans, supposés ou réels, en prière dans un espace public en France.
C’est ainsi, notamment sur Twitter, qu’emmenés par deux figures notoires de l’extrême droite, dont un ex-candidat – malheureux – aux législatives, des milliers de sympathisants Rassemblement national et Reconquête ! dénoncent à leur tour ce qui serait une preuve de plus du « grand remplacement », cette thèse raciste et complotiste prédisant la substitution des peuples européens par des populations venues du Maghreb et plus largement d’Afrique, forgée par l’essayiste Renaud Camus et reprise à son compte par l’auteur de l’attentat de Christchurch.
En France, la liberté de pensée, de conscience et de religion autorise chacun à manifester publiquement ses convictions religieuses
Non contents de construire des mosquées en France, d’ouvrir des boucheries halal en centre-ville ou des écoles privées, les musulmans poursuivraient leur entreprise de conquête en grignotant pas à pas, collectivement et individuellement, l’espace public. Ces prières individuelles seraient tout à la fois l’un des derniers avatars et une énième preuve de la volonté des « islamistes » de faire main basse sur la France.
« Provocation », « impunité », « prosélytisme », etc. : à chaque publication d’une nouvelle photo, un certain nombre de commentaires oscillent entre indignation, sincère ou surjouée, et complotisme.
Sans compter bien évidemment les désormais classiques appels à la violence ou à la répression contre les musulmans, à leur mise au pas et leur déportation hors de France. Un internaute, suspendu depuis par Twitter, est allé jusqu’à réclamer la prison immédiate et le rétablissement de la peine de mort.
On trouve aussi des commentaires qui porteraient à sourire, si le sujet n’était pas si grave.
Au-delà de toutes ces réactions sur les réseaux sociaux, qu’elles soient bienveillantes ou non, au-delà des postures morales et de la volonté manifeste de nuire chez les militants d’extrême droite, la seule question qui vaille est la suivante : si prier dans l’espace public est légal, pourquoi les musulmans ne pourraient-ils pas eux aussi jouir de ce droit, au même titre que tout autre individu en France ?
Prier, même dans l’espace public, est un droit
Une polémique, en France, autour de photos de femmes et d’hommes priant, qui dans l’allée d’une bibliothèque, qui dans un couloir à la fac, qui dans une salle de sport, voilà qui sent le réchauffé.
2010. Tous les vendredis, la rue Myrha, dans le 18e arrondissement de Paris, est fermée à la circulation en début d’après-midi. Bien trop petite pour recevoir les centaines de fidèles qui s’y pressaient pour la prière hebdomadaire, la mosquée Khalid Ibn Walid débordait sur le trottoir. Il n’en fallait pas moins pour que la droite et l’extrême droite s’emparent du sujet pour, une fois de plus, s’en prendre aux musulmans.
[L’un de leurs objectifs est de] criminaliser la moindre manifestation d’une appartenance à l’islam afin de complexer les musulmans et les contraindre à s’autocensurer
On se souvient de Marine Le Pen qui, alors en meeting pour la présidence du Front national, comparant les musulmans aux nazis occupant la France, déclarait : « Je suis désolée, mais pour ceux qui aiment beaucoup parler de la Seconde Guerre mondiale, s’il s’agit de parler d’Occupation, on pourrait en parler pour le coup. Parce que ça, c’est une occupation du territoire. […] Certes, il n’y a pas de blindés, pas de soldats, mais c’est une occupation tout de même. »
Si des prières collectives, telles celles rue Myrrha, pouvaient constituer un trouble à l’ordre public ou à la circulation, il n’existe toutefois « aucune législation spécifique concernant la prière dans la rue, qui n’est donc pas illégale », rappelait la préfecture de Paris.
Près de quinze ans plus tard, collectives ou individuelles, les prières, qui plus est lorsqu’elles sont effectuées avec discrétion, à l’écart, ne contreviennent toujours pas à la loi. En France, la liberté de pensée, de conscience et de religion autorise chacun à manifester publiquement ses convictions religieuses ; « individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites », précise l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Les agitateurs islamophobes à l’origine de ces campagnes contre les musulmans n’ignorent pas la loi. Contrairement à bon nombre de leurs fidèles abonnés, ils savent pertinemment que prier dans un espace public n’est en rien une pratique illégale. Pour autant, comme à leur habitude, ils se gardent bien de le rappeler, préférant manipuler l’opinion publique, quand il ne s’agit tout bonnement pas de forger des faux.
Leur objectif, inscrit dans ce qu’ils considèrent relever de « la guerre civilisationnelle », est triple. Tout d’abord, laisser accroire « aux Français » – dont les musulmans ne font pas partie, selon l’extrême droite – que « l’hydre islamiste », pour reprendre une formule chère à Emmanuel Macron, déploie partout tout le temps, aussi silencieusement que sournoisement, ses tentacules.
Ensuite, criminaliser la moindre manifestation d’une appartenance à l’islam afin de complexer les musulmans et les contraindre à s’autocensurer. Enfin, faire disparaître de l’espace public leur visibilité en maintenant une pression constante.
Pour arriver à ces fins, il convient de provoquer le plus de réactions possibles sur les réseaux sociaux. Partages et likes exciteront les algorithmes, lesquels propulseront le sujet polémique en tendance. Il n’y a plus qu’à espérer que les chaînes d’information entrent dans la danse.
En soi, la publication de photos de musulmans priant n’a guère d’intérêt. Ce sont toutes les réactions, des partisans comme (surtout) celles des détracteurs, qui sont importantes, en ce qu’elles participent à la construction du problème musulman : si le débat « fait rage », selon la formule consacrée, sur les réseaux sociaux, c’est bien la preuve que ces prières posent problème. CQFD. Ou comment l’extrême droite gagne toujours, lorsque manipulant le réel, elle réussit à embarquer avec elle ceux-là mêmes qu’elle accuse de tous les maux.
Ne pas faire le jeu de l’extrême droite
Mais pourquoi diable donner à voir une fois de plus les pratiques de l’extrême droite ? En parler, même pour les critiquer, n’est-ce pas faire le jeu de ces prêcheurs de haine pour lesquels il n’y a pas de mauvaise publicité, seulement de la publicité ?
Relayer des propos infamants, c’est souvent leur donner un second souffle, devenir à son corps défendant une des nombreuses courroies de transmission de ces campagnes haineuses. C’est aussi offrir à leurs auteurs un surplus de visibilité. Exprimer son indignation peut se révéler contre-productif, particulièrement lorsque l’on se contente de dénoncer sans expliquer, sans mettre au jour les ressorts, les enjeux, les raisons mêmes de ces opérations de propagande qu’on finit soi-même par alimenter.
Face aux attaques contre ces musulmans en prière, la seule réponse qui vaille n’est autre qu’un « et alors ? » aussi expéditif que suffisant. S’employer à contredire la fachosphère […] revient tout bonnement […] à nous refuser un droit des plus absolus
Malgré tout, faire comme si ces polémiques racistes n’existaient pas peut-être tout aussi dangereux. Il s’avère parfois indispensable de ne pas se taire. Ce qui a motivé cet article, c’est bien moins le projet islamophobe que nous discutons aujourd’hui que les réactions de nombreux musulmans et autres internautes antiracistes qui ont malgré eux servi de caisse de résonance et validé les présupposés racistes des militants à l’origine de la polémique.
Face aux attaques contre ces musulmans en prière, la seule réponse qui vaille n’est autre qu’un « et alors ? » aussi expéditif que suffisant. S’employer à contredire la fachosphère en niant qu’il arrive que l’on puisse en effet prier ailleurs qu’à la maison ou dans une mosquée est une grave erreur. Cela revient tout bonnement non seulement à nous refuser un droit des plus absolus, mais encore à conforter l’idée selon laquelle la France est sournoisement attaquée, gangrénée partout, tout le temps, par des millions de femmes et d’hommes, qui ont le tort de ne pas appartenir « au corps traditionnel français » (sic).
Oui, il arrive que l’on soit contraint de prier dehors, tant il n’est pas aisé de trouver une mosquée ou un lieu décent pour accomplir ce devoir religieux. Et alors ?
Personne ne prend plaisir à prier comme un voleur sur un carton ou un vêtement jeté à la va-vite, dans une cage d’escalier, un couloir peu fréquenté ou sur le quai du métro. Moment de recueillement, ces quelques minutes ne sont pas exemptes de stress et de gêne, tant en France l’islam est l’objet de tous les fantasmes et les rejets.
Et quand bien même ! Prier dans l’espace public est un droit dont les musulmans aussi peuvent jouir. Qu’ils y prennent plaisir ou non.
Gare aux pièges tendus par l’extrême droite et à ces faux débats qui, à force de polémiques, alimentées parfois malheureusement par les musulmans eux-mêmes, banalisent l’islamophobie et finissent par légitimer des mesures racistes, comme ce fut le cas avec la loi séparatisme.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Fateh Kimouche est un journaliste et conférencier franco-algérien. Diplômé des universités de Grenoble (France) et de Genève (Suisse) en philosophie, il est le fondateur du site d’informations Al-Kanz. Ses sujets de réflexion sont l’économie islamique, la politique, la consommation et l’entrepreneuriat. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AlKanz.
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