Au sud-est du mont Ichkeul calme frisson de menthe et calme lisière des champs de blé Qui traversent la plaine d’Utique d’anis d’asphodèle et tantôt de narcisse Avant que ne s’envole un oiseau difforme loin du micro climat de l’amour Ô sirène Viens que m’inondent ton sourire et ta salive. Je parle une langue qui donne un autre nom à la salive sur la blancheur des dents T’en souvient-il nous avons ranimé des flammes éteintes et d’anciennes lueurs Derrière le voile des feuillages je vois les voiliers invisibles. Moi c’est près de Pompéi que mes amours ont été comme ensevelies Je ne suis pas seul pourtant et je survis. Je sens des brises qui viennent du Cap blanc, du Cap Bon, du cap Angela et de tous les caps. Au Bardo, j’ai vu un échanson averti qui sait choisir des grappes comme des xénias ou comme le vers de Virgile qui trône au Bardo Viens de rue en rue je t’emmène vers celle que je préfère. Il faudra marcher jusqu’au Borgel où tout finit comme dans toutes les vies comme dans toutes les villes Si nous prenons à gauche, à l’est du jasmin nous finirons par trouver de vieux livres aux douces carnations Si nous continuons tout droit au sud de la mosaïque nous trouverons le meilleur Plat tunisien du pays et du monde voici la recette du bonheur Sur une nappe de salade verte et méchouia des câpres et des olives et noires et vertes et de l’harissa et des poivrons confits et du thon et des pommes de terre cuites à l’eau en fines lamelles et l’épanchement d’un œuf mollet sur un piment de cayenne couleur cerise Un demi-litre de rouge pour qui n’est pas désargenté contente-toi de regarder à la dérobée la passante que tu es seul à voir et pleure tout ton saoul.
Romancière, traductrice et cinéaste algérienne, l’une des écrivains les plus connus et les plus acclamés d’Afrique du Nord. Assia Djebar a également publié de la poésie, des pièces de théâtre et des nouvelles et produit deux films. Elle a exploré la lutte pour l’émancipation sociale et le monde de la femme musulmane dans ses complexités. Plusieurs de ses œuvres traitent de l’impact de la guerre sur l’esprit des femmes. Sa forte position féministe lui a valu beaucoup d’éloges mais aussi une hostilité considérable de la part des critiques nationalistes en Algérie.
"Juste pour que je puisse avoir des soucis qui ne changent jamais, que ce soit la paix ou la guerre, pour que je puisse me réveiller au milieu de la nuit et me poser des questions sur ce qui dort au fond du cœur de l'homme qui partage mon lit … Juste pour que je puisse accoucher et pleurer, car la vie n'est jamais accompagnée d'une femme, la mort est toujours juste derrière, furtive, rapide et souriante aux mères… "(extrait de" Il n'y a pas d'exil "dans Femmes d'Alger dans leur appartement: nouvelles, 1980)
BIOGRAPHIE DE L’ÉCRIVAINE
Assia Djebar est née à Cherchell, une petite ville côtière près d’Alger. Elle a fréquenté l’école primaire où son père enseignait le français et a terminé ses études secondaires à Alger. Après des études au Lycée Fénélon à Paris, elle est devenue la première Algérienne à être admise à la prestigieuse École Normale Supérieure. Djebar a abandonné ses études avant de terminer pour rentrer en Algérie. Plus tard, elle a obtenu un doctorat en littérature à l’Université Paul Valéry de Montpellier. Djebar s’est joint à la grève étudiante algérienne de 1956, dans les premières années de la lutte pour l’indépendance algérienne. Pendant la guerre, des soldats français ont fait irruption dans l’appartement de sa mère et déchiré ses livres. Le frère de Djebar a été emprisonné en France. En 1958, Djebar épousa Ahmed Ould-Rouïs, membre de la Résistance. Elle a déménagé avec lui d’abord en Suisse puis en Tunisie. Ils ont divorcé en 1975. Le deuxième mari de Djebar était le poète Malek Alloula; ce mariage s’est également soldé par un divorce. Pendant son séjour en Tunisie, Djebar a écrit la nouvelle «Il n’y a pas d’exil» mais ne l’a publiée qu’en 1980, comme si elle ne voulait pas exprimer ses doutes sur la guerre à l’époque. Djebar est revenue dans Algerian White (1995) au lendemain de la lutte et de la mort de ses trois amis.
L’ŒUVRE LITTÉRAIRE D’ASSIA DJEBAR
Entre 1957 et 1967, Assia Djebar a écrit quatre romans, faisant ses débuts avec La soif (The Mischief). Le roman a été écrit en deux mois lors du soulèvement des étudiants en 1956. Craignant la désapprobation de son père, elle a adopté le nom de plume qu’elle a gardé depuis. La protagoniste du roman, mi-française mi-algérienne Nadia est une fille algérienne occidentalisée. Elle mène une vie insouciante, tente de séduire le mari de son amie afin de rendre son propre petit ami jaloux. Sous la surface, le lecteur rencontre une étude sérieuse du développement psychologique. Le livre a été comparé au Bonjour tristesse de François Sagan. En Algérie, il a été condamné pour avoir ignoré les réalités politiques de l’époque.
Les impatients (1958) se situe avant la lutte pour l’indépendance et se concentre sur une jeune femme, Dalila, qui se sent prise au piège dans un environnement familial d’hommes dominateurs et de femmes frustrées. Les enfants du nouveau monde (1962) ont exploré l’éveil des femmes algériennes à de nouvelles exigences. L’héroïne est dans l’action collective pour le changement politique et les thèmes de l’amour et de la guerre, le passé et le présent, ont continué dans Les alouettes naïves (1967), qui dépeint une femme rebelle contre le patriarcat. Après avoir terminé le roman, Assia Djebar a temporairement arrêté d’écrire et a tourné son attention vers le film.
Pendant la guerre de libération, Assia Djebar a collaboré avec le journal anti-colonial FLN (Front de libération nationale) El-Moujahid en réalisant des entretiens avec des réfugiés algériens au Maroc et à Tunis. À l’époque, le rédacteur en chef du journal était Frantz Fanon, avec qui elle s’est liée d’amitié. Il est très possible que Fanon ait utilisé une partie du matériel qu’elle a collecté sur les étudiantes dans son récit de la guerre d’Algérie, A Dying Colonialism (1959). Assia Djebar a poursuivi son travail dans l’histoire en tant qu’assistante d’enseignement à l’Université de Rabat et a participé à diverses activités culturelles algériennes. Pendant son séjour au Maroc, Djebar a écrit son troisième roman, Les enfants du nouveau monde. Après que l’Algérie a gagné son indépendance, Djebar a été critique pour avoir écrit en français, alors que les écrivains étaient censés passer à la langue nationale, l’arabe. Djebar a estimé que le français et le berbère devraient être autorisés à avoir un statut officiel des langues nationales et a dénoncé la politique d’ignorer l’héritage berbère. Assia Djebar a enseigné l’histoire de l’Afrique du Nord à la Faculté des lettres et a travaillé avec la presse et la radio algériennes. Dans les années 1970, Djebar a étudié l’arabe classique pour élargir ses modes d’expression. Plus tard dans ses romans, elle a manipulé la langue française, lui donnant les fils et les rythmes de l’arabe, et transformant la langue du colonisateur en langue de résistance. Lorsque Djebar a commencé à travailler avec ses romans autobiographiques, elle a dû surmonter «l’impersonnalité du français» et le fait qu’elle utilisait «la langue des autres». Djebar s’est également tourné vers le cinéma pour toucher ceux qui ne savent pas lire. Elle a réalisé deux films pour la Radio-Télévision Algérienne (RTA). La première, La Nouba des femmes du Mont Chenoua (1979, La Nouba des femmes du Mont Chenoua), a obtenu le Prix international de la critique au Festival du film de Venise en 1979. Il n’a été diffusé à la télévision qu ‘ une seule fois. La Zerda et les chants de l’oubli (1982, Zerda and the Songs of Fortune / The Songs of Forgetting), réalisée avec Malek Alloula, était la chronique de la vie au Maghreb du début au milieu du XXe siècle. Le film commence par des mots sur un écran: « La mémoire est corps de femme ».
Assia Djebar, nom de plume de Fatima-Zohra Imalayène (1936-2015)
Le long silence littéraire de Assia Djebar dans les années 1970 était en partie dû à sa reconnaissance qu’elle n’allait pas devenir écrivain de langue arabe et à son intérêt pour les formes d’art non littéraires. Elle a travaillé comme assistante réalisatrice sur un certain nombre de productions. En 1973, elle réalise sa propre adaptation de la pièce de Tom Eyen sur Marilyn Monroe, The White Whore et the Bit Player. Lorsque Djebar est retournée à l’Université d’Alger, elle a commencé à enseigner le théâtre et le cinéma.
Les Femmes d’Alger dans leur appartement (1980, Les femmes d’Alger dans leur appartement) étaient un recueil de nouvelles et ont marqué un tournant dans la carrière de Djebar en tant qu’écrivain: « Je venais d’avoir quarante ans. C’est à ce moment-là que j’ai enfin je me suis senti pleinement écrivain de langue française, tout en restant profondément algérien. » Après un silence de dix ans, le livre a été bien accueilli dans les cercles critiques. Il tire son titre du célèbre tableau de Delacroix et représente les femmes algériennes cloîtrées, toujours emprisonnées dans le harem. Cependant, Assia Djebar a donné à ses personnages dignité et sagesse, privés d’eux par l’intrusion de l’artiste dans leur espace privé. La deuxième version du livre de 2002 contenait un roman supplémentaire en plus de la première version.
L’Amour, la fantasia (1985, Fantasia: une cavalcade algérienne), lauréate du prix de l’amitié franco-arabe, autobiographie mixte, récits historiques de la conquête française de 1830 et de la guerre d’Algérie. C’était le premier volume du quatuor algérien sur les femmes maghrébines, qui a continué dans (1987, A Sister to Scheherazade), une histoire de deux femmes. Loin de Medine (1991) a exploré la vie des femmes dans la vie du prophète Mohammed. Ce livre a été provoqué par les émeutes fondamentalistes de rue en Algérie. Lorsque des extraits ont été publiés, « les barbus » voulaient la brûler, et « ceux sans barbe » l’ont défendue, comme l’a dit plus tard Djebar.
Assia Djebar regardait souvent avec pessimisme la capacité des femmes à changer un patriarcat dominateur. Dans la prison autobiographique Vaste est la prison (1995, So Vast the Prison), la narratrice relie sa propre vie de femme algérienne moderne et éduquée, aux traditions de ses ancêtres féminins et à l’histoire de Carthage, une grande civilisation que les Berbères étaient autrefois. par rapport à. Le protagoniste est Isma, 36 ans, musicologue et cinéaste, qui réalise: « Nous pensons que les morts sont absents mais, transformés en témoins, ils veulent écrire à travers nous ».
Djebar a enseigné l’histoire pendant de nombreuses années à l’Université d’Alger. Dans les années 80, elle s’installe à Paris pour travailler au Centre de la culture algérienne. Elle a remporté le prix Neustadtpour sa contribution à la littérature mondiale en 1996 pour avoir franchi avec perspicacité les frontières de la culture, de la langue et de l’histoire dans sa fiction et sa poésie. En 1997, elle a reçu le prix Yourcenar et en 2000 le prestigieux Friedenspreis des Deutschen Buchhandels. Assia Djebar a été nommé en 1997 professeur et directeur du Centre d’études françaises et francophones de la Louisiana State University. À partir de 2001, Djebar a occupé le poste de professeur titulaire de la chaire Silver d’études françaises et francophones à l’Université de New York. Djebar était membre de l’Académie Royale de Langue Française de Belgique. En 2005, Djebar est devenue la cinquième femme élue à l’Académie française. Au fil des décennies, aucun éditeur n’a osé prendre le risque de publier ses romans en arabe dans son Algérie natale, mais en même temps les traductions anglaises ont été lues par un large public en Europe et en Amérique du Nord. Beaucoup de ses amis ont été assassinés par des terroristes islamistes en raison de leurs opinions politiques. Djebar a été mentionné comme candidat au prix Nobel de littérature. Elle est décédée le 7 février 2015 dans un hôpital parisien.
Meilleures œuvres :
La soif, 1957 – The Mischief (translated from the French by Frances Frenaye, 1958)
Les impatients, 1958
Women of Islam, 1961 (photos: Magnum, translated by Jean MacGibbon)
Les enfants du nouveau monde, 1962 – Children of the New World: A Novel of the Algerian War (translated by Marjolijn de Jager, 2005)
Les alouettes naïves, 1967
Poèmes pour l’Algérie heureuse, 1969
Rouge l’aube, 1969
La nouba des femmes du Mont Chenoua, 1969
La Nouba des femmes du Mont Chenoua / The Nouba of the Women of Mount Chenoua, 1979 (film, prod. by Algerian Television)
Les Femmes d’Alger dans leur appartement, 1980 – Women of Algiers in Their Apartment (translated by Marjolijn de Jager, afterword by Clarisse Zimra, 1992)
La Zerda ou les chants d’oubli, 1982 (film, dir. by Assia Djebar, written by Malek Alloula)
L’Amour, la fantasia, 1985 – Fantasia: An Algerian Cavalcade (translated by Dorothy S. Blair, 1988)
Ombre sultane, 1987 – A Sister to Scheherazade (translated by Dorothy S. Blair, 1987)
Loin de Medine, 1991 – Far from Medina (translated by Dorothy S, Blair, 1987)
Chronique d’un été algérien, 1993
Le blanc de l’Algérie, 1995 – Algerian White (translated by Marjolijn de Jager, David Kelley, 2000)
Vaste est la prison, 1995 – So Vast the Prison (translated by Betsy Wing, 1999)
Oran, langue morte, 1997
Les nuits de Strasbourg, 1997
Ces voix qui m’assiègent, 1999
Filles d’Ismaël dans le vent et la tempête, 2002 (Daughters of Ishmael in Wind and Storm; musical drama in five acts)
La Femme sans sepulture, 2002
La disparation de la langue française, 2004
The Tongue’s Blood Does Not Run Dry: Algerian Stories, 2006 (translated from the French by Tegan Raleigh)
Une femme de trente ans, Lila, architecte, et son retour dans la région natale, vers les montagnes du Chenoua, en compagnie de sa fille et de son mari, immobilisé sur sa chaise roulante suite à un accident. Son rapport de couple semble une impasse, le désir de la jeune femme absent. Le mari, qui incarne ici la double impuissance – physique et émotive – par rapport au changement, l’observe dans son sommeil, figé et muet derrière une fenêtre.
Sommeil agité, habité par l’expérience de la prison (résistante, Lila a été libérée à la fin de la guerre), par la douleur de la perte de ses parents. Le silence est accablant dans la maison rustique où la famille réside. Lila entre et sort continuellement de la maison, part à la recherche de témoignages sur la disparition du frère pendant la guerre, questionne les paysannes, les travailleuses saisonnières des coopératives, les femmes qui furent engagées dans la résistance. Des allers et retours entre une maison et l’autre, entre tradition et modernité, entre histoire et présent, entre musique populaire traditionnelle et musique savante incarnée par des œuvres de Bêla Bartok, qui séjourna en Algérie en 1913, dans une « Algérie presque muette », écrit Djebar, pour étudier la musique populaire. Ce film lui est d’ailleurs aussi dédié. ..
" J’ai pensé sincèrement que je pouvais devenir écrivain francophone. Mais pendant ces années de silence, j’ai compris qu’il y avait des problèmes de la langue arabe écrite qui ne relèvent pas actuellement de ma compétence. C’est différent au niveau de la langue de tous les jours. C’est pourquoi, faire du cinéma pour moi ce n’est pas abandonner le mot pour l’image. C’est faire de l’image-son. C’est effectuer un retour aux sources du langage ". Assia Djebar
Commentaire de Wassyla Tamzali
Universel parce que personnel. S’il est un film qui porte la marque de l’ONCIC des années 1970 c’est bien La Nouba. Il y avait là des administrateurs (pas tous mais presque) amoureux du cinéma. De Boudj K. à Yazid K en passant par Farouk B et Mustapha A., de Abdou B. à Khair-Eddine A., sans oublier Ahmed Hocine directeur de la Cinémathèque et Laghouati, le patron/ami, tous étaient tombés dedans.
C’était aussi le temps où le Cinéma /Monde se pressait à Alger. Nous ne voulions pas être en reste, nous étions convaincus que nous allions donner naissance au Cinéma Algérien, comme nos amis, les cubains, les allemands, les argentins, les brésiliens. Pour cela il y avait un besoin urgent de talent. L’appareil de la production nationale avec humilité était à la recherche des cinéastes à venir. Maintenant ils sont là, ils sont nombreux et frappent aux portes closes. Qui accepterait aujourd’hui avec la déférence due à un grand écrivain un projet de film expérimental et « autofictionnel » ? Laghouati et son équipe, à laquelle je participais avec la vague fonction de conseil juridique, accompagnèrent Assia dans son aventure sans rien lui refuser. Le premier film algérien fait par une femme ne sera pas,- tant pis !-, sur le travail des femmes dans la reconstruction socialiste, ni un film triomphaliste sur l’héroïsme des Djamila, ni un film sur l’émancipation des femmes.
Dans l’Algérie post coloniale, en pleine Révolution agraire et socialiste, un ovni naîtra, le premier film « personnel » de la cinématographie algérienne, comme lui reprochèrent les jeunes femmes de la Cinémathèque à la Première du film. Aussi 35 ans après ce film est toujours là...pour ceux qui peuvent le voir sur un des DVD piratés qui circulent
Le film d’Assia n’est pas un film de « circonstances », de cette manière qui marque jusqu’à aujourd’hui la vie Algérienne, politique comme culturelle. Tant de films algériens se sont défaits dans notre mémoire dès que les slogans politiques qui les ont procréés ont disparus. Nouba est un film intemporel/universel qui s’adresse à tous, ici et ailleurs, hier aujourd’hui et demain.
Un film qui fait l’objet de nombreuses recherches et études dans les universités et écoles de cinéma aux USA comme en Europe. Et d’abord un film, comme dit Pasolini qui distrait de la culture de distraction, un film ignoré dans son pays. La Culture avec un « C » majuscule, à contre courant de la culture du spectacle. « Le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormir. » pour le dire comme Guy Débord sur l’après 68 ( La société du Spectacle. Gallimard).
Assia Djebar ne nous endort pas. Elle nous prend par la main,- il faudrait dire par les yeux et l’ouïe -, nous fait traverser les barrières du temps et nous éveille peu à peu à nous même par delà la gangue des discours officiel et de cette identité « meurtrière » dans laquelle nous étions enfermés. Avec Leïla l’héroïne du film, je dirais Leïla/Assia, nous remontons le temps et le Mont Chenoua, les montagnes de l’enfance de la réalisatrice. Leila part à la recherche du frère mort pendant la guerre de libération, mais ce sont les femmes qu’elle rencontre, les héroïnes invisibles, les paysannes et leurs souvenirs des années 54/62. Et plus loin encore les aïeules de 1841/1871. Par la voix des femmes nous pénétrons notre histoire.
Deux traitements filmiques. Un documentaire avec les voix, les regards et les silences des paysannes comme langage, un travail réussit car il est profondément imprégné par la réalisatrice, et en même temps par sa retenue, son effacement. Une évocation subjective du passé qu’Assia assume en historienne. Car Assia est historienne. Est-ce cela qui l’a rend si sensible à la mémoire ? Où est-ce le cinéma dont le sujet principal est le temps comme le dit souvent Marguerite Duras, qui fait d’elle l’historienne de la mémoire des femmes ?
Un film difficile, boudé à Alger et primé à Venise, et dont la lecture conduit à une tension inhabituelle au spectateur algérien que les films algériens avaient habitués à une grande paresse. Qui s’en plaignait ? Les spectateurs de Leila et les autres » de Sid Ali Mazif (RTA/ONCIC 1978), ceux de « Vent du Sud » de Slim Riad (ONCIC 1972) ? De ce dernier film signalons tout de même qu’il donne au cinéma algérien son premier plan sur une jeune fille presque nue. Et oui ! En 1972 la messe islamo-conservatrice n’était encore dite.
Ce film c’est aussi un regard sans complaisance sur ce qui fait habituellement et exclusivement d’une femme une mère et une épouse. Ici Assia est sans concession.
Notes de tournage, Tipaza-Mars 1977. Dans la scène où Leila met sa fille au lit. Instructions à la comédienne : « Tu n’as pas de sentiment maternels. Pas de baisers. Tu la mets au lit, tu t’en débarrasses ». À mes questions elle dira, « Il faut considérer la femme en dehors du mythe de la mère ». Quand au mari, il est dans une chaise roulante. Le film tourne autour d’un lit vide, Ali tombe après avoir vainement essayé d’entrer dans la chambre. Sans commentaires.
C’est à partir de cette scène et du livre de Aïcha Lemcine où le héros et fiancé est tué, à partir de ces deux œuvres, les seules réalisées par des femmes après l’indépendance que je m’interroge dans Algérie Actualité, le 8 mars 1979, « faudra-il tuer les hommes ou les mettre dans une chaise roulante pour obtenir enfin notre liberté ? ».
Assia Djebar Chevalier de la Légion d’Honneur, Commandeur des Arts et Lettres, Membre de l’Académie française. Ecrivain et cinéaste : De son vrai nom Fatima Zohra Imalayène, née le 30 juin 1936 à Cherchell (Algérie). Première élève maghrébine admise à l’Ecole Normale supérieure de Sèvres en 1955. Professeur à la faculté d’Alger : d’histoire 1962-1965, de littérature française et de cinéma 1974-1980. En 1977, elle réalise La Nouba des Femmes du Mont Chenoua, long métrage de deux heures, produit en arabe et en français par la télévision algérienne. Elle publie son premier roman La Soif à l’âge de 21 ans, et sera l’auteur d’une quinzaine de livres, romans, nouvelles et essais confondus. Elle continuera son travail de cinéaste avec un long métrage documentaire La Zerda et les Chants de l’oubli, présenté en 1982 par la télévision algérienne et primé au Festival de Berlin comme « meilleur film historique » en janvier 1983. Elle meurt le 6 février 2015 à Paris.
«Vois-tu mon fils, entre Kipling et moi, ça a commencé comme ça. » Le dernier roman de Pierre Assouline, Tu seras un homme, mon fils met en scène Louis Lambert, un professeur de lettres parisien, qui retrouve son fils à Londres pour l’enterrement de Rudyard Kipling. Ces retrouvailles sont le prétexte d’une analepse qui retrace les péripéties de la relation entre le narrateur et l’auteur du Livre de la jungle. Après leur rencontre dans un hôtel cossu de la côte basque à la veille de la Première Guerre mondiale, une amitié inattendue se tisse entre les deux hommes, alors que le personnage principal rêve de donner une traduction idéale du poème If, que les Français connaîtront par la suite sous le titre Tu seras un homme mon fils. La trame romanesque se déroule au prisme de ce poème : « If avait changé le cours de ma vie. Car une poignée de vers peut engager une existence. » Il s’agit avant tout d’une histoire d’amour entre un poème et son lecteur. « Il contenait une foule, car Kipling avait réussi à sortir de soi pour y faire entrer les autres. »
Parallèlement, John, le fils de Kipling, meurt au combat dans les tranchées, après avoir été vivement encouragé par son père à s’engager. « (Il) aurait tant souhaité que son fils soit plus Kipling et moins John. » La perte d’un enfant, que l’auteur de Kim expérimente pour la seconde fois, va brutalement modifier l’existence de l’écrivain et son rapport à l’écriture.
Comment est né le projet d’écrire autour de l’écrivain Rudyard Kipling ?
Comme pour la plupart de mes livres, il s’agit de la rencontre de deux éléments. Une interrogation ancienne tout d’abord sur les rapports père-fils, notamment autour de la question suivante : jusqu'où un père est-il responsable du destin de son fils ? Une interrogation plus récente est liée à des lectures à Londres sur les rapports entre Kipling et son fils, et sa responsabilité dans la mort du jeune homme qu’il a envoyé à la guerre en 1914, ce qui a miné la vie de l’écrivain. Lorsque ces deux événements se sont entrechoqués, cela a déclenché l’écriture de ce livre.
Il y a une quinzaine d’années, j'ai publié un recueil de nouvelles, Rosebud, et l’une d’elles était sur Kipling et son fils. Je trouvais que consacrer quinze pages à un sujet pareil était très frustrant. Voilà pourquoi j’ai fait ce roman.
Comme pour tous mes autres livres, qui s’ancrent dans l’Histoire, j’ai fait un énorme travail de recherche en archives. Et bien sûr, j’apprécie Kipling en tant qu’auteur, pas forcément ses romans, mais surtout ses poèmes et ses nouvelles.
Le narrateur cristallise une problématique plurielle autour du lien père-fils. Pourquoi cette question est-elle si prégnante au fil du roman ?
Je n’ai pas de fils, mais deux filles, il ne s’agit pas d’un cas personnel, et en même temps, j’ai vu mon propre père perdre un fils, mon frère, qui avait 19 ans. J’avais 16 ans à l’époque, et je me suis toujours projeté en me demandant comment un homme peut survivre à cette perte. Le narrateur, Louis Lambert, connaît une situation différente, puisqu’il est fâché avec son père d’une manière irréversible. Ce qui m’intéresse, c’est le lien entre un parent et l’enfant qu’il a mis au monde. Lorsqu’il devient adulte, et accède lui-même à la parentalité, il ne cesse pas d’être votre enfant, avec tout ce que cela suppose. Mais est ce qu’on est encore responsable de ce qu’il est ? C’est là que se situe la relation personnelle, mais aussi les maladresses, les torts réciproques, l’incompréhension, et la difficulté à communiquer.
Le narrateur et John Kipling se construisent tous les deux sur un refus des valeurs qu’on leur a transmises. Mais ce qui m’a intéressé c’est la relation entre Louis Lambert et son propre fils, parce que là vous assistez au contraire à la réussite de la transmission. Avec du recul, je me rends compte que je me suis moins construit contre qu’avec les valeurs que m’ont inculquées mes parents. J’ai vu mon père, jusqu’à sa disparition, essayer de m’aider, et de me guider dans la vie, même quand j’étais adulte et père de famille, et c’est quelque chose de très fort.
À travers sa rencontre avec Kipling, le narrateur découvre-t-il un aspect irréductible du poème If ?
L’enjeu majeur, c’est celui de la traduction, c’est un élément qui compte beaucoup pour moi, cette volonté de rendre un texte poétique en français, sans le trahir. J’ai beaucoup écrit à ce sujet, et il y a trois ans j’ai été chargé par le ministère de la Culture d’écrire un rapport officiel sur l’état de la traduction en France.
La version la plus connue de ce poème de Kipling en français est celle d’André Maurois, et elle est fautive. Il s’agit d’une adaptation, mais on peut adapter sans inventer, or il y a un quatrain entier qui n’est pas du poète britannique. Pour le reste, ce sont des interprétations qui font dire le contraire de ce qui a été écrit, d’où l’obsession du narrateur. Finalement, il propose une traduction du poème qui constitue la chute du roman.
Tu seras un homme, mon fils raconte l’histoire de la fascination d’un lecteur pour un écrivain. Avez-vous connu ce sentiment ?
Je n’aime pas seulement la littérature, j’aime aussi les écrivains. Et je n’ai eu de cesse de les rencontrer dans mon métier de journaliste. En même temps, tous les écrivains ne gagnent pas à être connus, on peut être très déçus, parce que parfois certains se révèlent en deçà de leur œuvre, c’est-à-dire mesquins, petits, sans envergure, alors que leurs livres sont éblouissants. Mais d’une manière générale, mes rencontres avec des écrivains m’ont beaucoup apporté, certains sont devenus des amis très proches. Certaines rencontres m’ont marqué, comme avec Antoine Blondin, Georges Simenon, mais aussi Graham Green, John le Carré, Julien Gracq ou Patrick Modiano.
Mon lien avec mes lecteurs est essentiel, il se réalise surtout dans les salons du livre et les librairies, où je me rends à chaque nouvelle parution, pour des rencontres et des débats.
Posez-vous également la question du lien entre la vie et l’œuvre d’un auteur, en montrant la fracture que constitue la mort de John dans l’œuvre de Kipling ?
Oui, parce que Proust et son livre Contre Sainte-Beuve ont diffusé dans l’esprit du public l’idée selon laquelle il y a une séparation totale entre le moi social et le moi de l’écrivain. Or c’est trop catégorique et trop systématique de le dire ainsi car, bien entendu, il y a beaucoup du moi social dans le moi de l’écrivain. Comment peut-on imaginer qu’un homme qui a perdu deux de ses enfants, et qui en est quand même responsable, va continuer à écrire après ces événements comme si de rien n’était ? L’homme a été bouleversé, et l’écrivain en lui également, il n’y a pas de frontière totalement étanche entre les deux.
Et pourtant, certaines séparations me semblent nécessaires, et c’est un problème très actuel avec le cas de Polanski. Je fais partie de ceux qui le défendent comme artiste, alors que certains ne veulent pas voir son film J’accuse, à cause de ce qu’on lui reproche par ailleurs. Il en est de même pour Peter Handke, dont l’œuvre très importante mérite le Nobel, malgré ses prises de position politiques en ex-Yougoslavie. Ce qui me gêne, c’est qu’on porte un jugement moral et politique sur un artiste pour discréditer son œuvre. Un écrivain est un tout, mais dans ce tout, on ne va pas se servir de ce qu’il fait dans la vie de tous les jours pour porter un jugement moral qui discrédite son œuvre.
« Kipling était de ces auteurs qui mettent leur peau sur la table lorsqu’ils écrivent. » Et vous, pourquoi écrivez-vous ?
Aucune idée ; si je savais, j’arrêterais d’écrire. Je crois que c’est pour conserver un équilibre relatif. Dans tout ce que j’écris, je mets ma peau sur la table, et je fais en sorte de n’avoir jamais à regretter ce que j’ai écrit.
Tu seras un homme, mon fils de Pierre Assouline, Gallimard, 2020, 204 p.
Voici le célèbre poème “If-” de Rudyard Kipling (1909) traduit de l’anglais par André Maurois (1918)
Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir, Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties Sans un geste et sans un soupir ;
Si tu peux être amant sans être fou d’amour, Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre, Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour, Pourtant lutter et te défendre ;
Si tu peux supporter d’entendre tes paroles Travesties par des gueux pour exciter des sots, Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles Sans mentir toi-même d’un mot ;
Si tu peux rester digne en étant populaire, Si tu peux rester peuple en conseillant les rois, Et si tu peux aimer tous tes amis en frère, Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi ;
Si tu sais méditer, observer et connaitre, Sans jamais devenir sceptique ou destructeur, Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maitre, Penser sans n’être qu’un penseur ;
Si tu peux être dur sans jamais être en rage, Si tu peux être brave et jamais imprudent, Si tu sais être bon, si tu sais être sage, Sans être moral ni pédant ;
Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite Et recevoir ces deux menteurs d’un même front, Si tu peux conserver ton courage et ta tête Quand tous les autres les perdront,
Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire Seront à tout jamais tes esclaves soumis, Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire Tu seras un homme, mon fils.
LE POÈME ORIGINAL EN ANGLAIS
If you can keep your head when all about you Are losing theirs and blaming it on you, If you can trust yourself when all men doubt you. But make allowance for their doubting too; If you can wait and not be tired by waiting. Or being lied about, don’t deal in lies, Or being hated, don’t give way to hating, And yet don’t look too good, nor talk too wise:
If you can dream —and not make dreams your master If you can think —and not make thoughts your aim If you can meet Triumph and Disaster And treat those two impostors just the same; If you can bear to hear the truth you’ve spoken Twisted by knaves to make a trap for fools. Or watch the things you gave your life to broken, And stoop and build’em up with worn-out tools:
If you can make one heap of all your winnings And risk it on one turn of pitch-and-toss, And lose, and start again at your beginnings And never breathe a word about your loss; If you can force your heart and nerve and sinew To serve your turn long after they are gone, And so hold on when there is nothing in you Except the Will which says to them: “Hold on!”
If you can talk with crowds and keep your virtue, Or walk with Kings —nor lose the common touch, If neither foes nor loving friends can hurt you, If all men count with you, but none too much; If you can fill the unforgiving minute, With sixty seconds’ worth of distance run. Yours is the Earth and everything that’s in it, And —which is more— you’ll be a Man, my son!
LA VERSION DE JULES CASTIER (1949)
Cette traduction s’approche du texte initial, sans être littérale puisqu’elle est en vers. À la différence de Jules Castier, André Maurois a réécrit et réinterprété le poème en fonction de la culture et de la sensibilité françaises, ce qui lui donne cet élan si particulier.
Si tu peux rester calme alors que, sur ta route, Un chacun perd la tête, et met le blâme en toi ; Si tu gardes confiance alors que chacun doute, Mais sans leur en vouloir de leur manque de foi ; Si l’attente, pour toi, ne cause trop grand-peine : Si, entendant mentir, toi-même tu ne mens, Ou si, étant haï, tu ignores la haine, Sans avoir l’air trop bon, ni parler trop sagement ;
Si tu rêves, — sans faire des rêves ton pilastre ; Si tu penses, — sans faire de penser toute leçon ; Si tu sais rencontrer Triomphe ou bien Désastre, Et traiter ces trompeurs de la même façon ; Si tu peux supporter tes vérités bien nettes Tordues par les coquins pour mieux duper les sots, Ou voir tout ce qui fut ton but brisé en miettes, Et te baisser, pour prendre et trier les morceaux ;
Si tu peux faire un tas de tous tes gains suprêmes Et le risquer à pile ou face, — en un seul coup — Et perdre — et repartir comme à tes débuts mêmes, Sans murmurer un mot de ta perte au va-tout ; Si tu forces ton coeur, tes nerfs, et ton jarret À servir à tes fins malgré leur abandon, Et que tu tiennes bon quand tout vient à l’arrêt, Hormis la Volonté qui ordonne : “Tiens bon !”
Si tu vas dans la foule sans orgueil à tout rompre, Ou frayes avec les rois sans te croire un héros ; Si l’ami ni l’ennemi ne peuvent te corrompre ; Si tout homme, pour toi, compte, mais nul par trop ; Si tu sais bien remplir chaque minute implacable De soixante secondes de chemins accomplis, À toi sera la Terre et son bien délectable, Et, — bien mieux —tu seras un Homme, mon fils.
LA VERSION DE GERMAINE BERNARD-CHERCHEVSKY (1942)
Cette traduction est la plus respectueuse du texte original, elle est en alexandrin sans rime, mais n’arrive pas à transcrire son entrain. Pourtant, le poème prend autant aux tripes l’Anglais lisant le poème original que le Français lisant la version d’André Maurois ; la traduction est un art bien difficile.
Si tu restes ton maître alors qu’autour de toi Nul n’est resté le sien, et que chacun t’accuse ; Si tu peux te fier à toi quand tous en doutent, En faisant cependant sa part juste à leur doute ; Si tu sais patienter sans lasser ta patience, Si, sachant qu’on te ment, tu sais ne pas mentir ; Ou, sachant qu’on te hait, tu sais ne pas haïr, Sans avoir l’air trop bon ou paraître trop sage ;
Si tu aimes rêver sans t’asservir au rêve ; Si, aimant la pensée, tu n’en fais pas ton but, Si tu peux affronter, et triomphe, et désastre, Et traiter en égaux ces deux traîtres égaux ; Si tu peux endurer de voir la vérité Que tu as proclamée, masquée et déformée Par les plus bas valets en pièges pour les sots, Si voyant s’écrouler l’œuvre qui fut ta vie, Tu peux la rebâtir de tes outils usés ;
Si tu peux rassembler tout ce que tu conquis Mettre ce tout en jeu sur un seul coup de dés, Perdre et recommencer du point d’où tu partis Sans jamais dire un mot de ce qui fut perdu ; Si tu peux obliger ton cœur, tes nerfs, ta moelle À te servir encore quand ils ont cessé d’être, Si tu restes debout quand tout s’écroule en toi Sauf une volonté qui sait survivre à tout ;
Si t’adressant aux foules tu gardes ta vertu ; Si, fréquentant les Rois, tu sais rester toi-même, Si ton plus cher ami, si ton pire ennemi Sont tous deux impuissants à te blesser au cœur, Si tout homme avec toi compte sans trop compter ; Si tu sais mettre en la minute inexorable Exactement pesées les soixante secondes Alors la Terre est tienne et tout ce qu’elle porte Et mieux encore tu seras un homme mon fils !
Le Fils Du Caïd. Roman de Saad Khiari. Hibr Editions, Alger 2019, 293 pages, 950 dinars.
Cela commence fort... au Club des pins, pardi... et, déjà, on voit venir l'auteur avec une histoire très liée au Système ainsi qu'à l'histoire du pays. A travers une histoire toute simple et quelque peu incroyable (chez nous, tout est possible !) ... plusieurs décennies après l'indépendance du pays.
Voilà donc un richissime gros, très gros «affairiste», devenu un véritable pilier du Système en place... Pourtant fils d'un Caïd du temps de la colonisation, pourri jusqu'aux os (et, d'ailleurs, éliminé par un fidaï durant la guerre de libération nationale) qui se met à «traquer» un ancien moudjahid -émigré en France- suspecté (non «accusé» !) d'être le meurtrier (décidément le monde à l'envers) du père. Il a même passé un «contrat» pour le descendre.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, les «services» sont au courant mais ils ont les mains assez liées face au puissant oligarque. Ils se contentent de mettre au courant la future victime et de régler le problème en douce, sans trop de vagues. Le «Big Boss» lui-même a pris les choses en main. C'est dire !
Nous assistons donc à toute une suite de rencontres et de «négociations» (au niveau le plus haut du pouvoir «réel») pour prouver l'innocence de l'ami et frère émigré ou, au minimum, pour dissuader le nouveau «justicier» de renoncer à son projet criminel.
C'est, aussi et surtout, l'occasion pour l'auteur de décrire la nouvelle petite société des nouveaux oligarques, celle qui est devenue, peu à peu, plus puissante que le «pouvoir politique en place», grâce à son immense fortune née des «affaires» et des «amitiés» ou complicités, politiques et autres.
L'occasion, aussi, de montrer les ravages causés par le «détournement du fleuve révolutionnaire», celui sincère ayant pris sa source en novembre 54.
L'occasion, enfin, de décrire une société perdue, mais pas abattue... capable, un jour, de se révolter contre un système trop pourri pour durer : «Les héros de la libération du pays, alliés à une baronnie très puissante qui tient le pays sous une coupe réglée avec la bénédiction des forces étrangères. Tel est, ce moment, le sentiment général qui a eu raison de la patience et de l'espoir d'un peuple pourtant jeune». Cela a commencé au Club des pins, «lieu de séjour, de refuge et de villégiature de la Nomenklatura, placé sous haute protection et figurant la plus belle trahison des promesses de la Révolution de Novembre »... Le tsunami viendra-t-il de là-bas ?
L'auteur : Cinéaste diplômé, de l'Idhec (Paris), longtemps journaliste et plusieurs ouvrages dont «Le soleil n'était pas obligé» (Hibr Editions. Prix Escale littéraire Sofitel, section coup de cœur Alger 2018)
Extraits : «La capitale est fatiguée et n'en peut plus de vieillir à un rythme accéléré. Quand on l'a quittée depuis de nombreuses années, on a l'étrange sensation que des forces mystérieuses veulent l'enfoncer dans la mer et qu'elle s'accroche désespérément à ce qu'il lui reste de souvenirs pour résister et survivre» (p. 18)» Un Algérien qui ne fume pas, qui ne chique pas, qui n'a pas pris de café, qui n'a pas assez dormi, qui s'est levé tôt et qui ne sait pas où il va parce qu'on ne lui a rien dit, c'est quelqu'un à éviter de préférence. Et si de surcroît, il a déserté le lycée, quitté ses parents, raté un caïd, reçu des ordres d'une femme, dîné de beignets froids et de pastèque tiède, c'est quelqu'un à éviter à tout prix» (p. 41), «Chez nous (Constantine) l'argent n'est pas tout. Ici quand on dit de quelqu'un qu'il est d'une grande famille, cela veut dire deux choses : grande par le nombre parce que parfois il y a de véritables tribus, ou grande par la bonne réputation, c'est-à-dire l'érudition, la moralité, le patriotisme. Mais jamais grande par l'argent» (p. 113), «On célèbre les nouveaux riches comme des héros des temps modernes... au point que les survivants incontestés de la guerre de libération sont ringardisés au rang de pièces de musée ou de vétérans hors d'page ayant eu leurs heures de gloire et méritant tout juste d'être exposés au soleil les jours de célébrations périodiques» (p. 227)
Avis : L'histoire de la collusion dévastatrice de l'argent et du pouvoir. Ambiance de thriller... et de l'humour et de la dérision à gogo. Peut-être un peu trop. Et, une écriture rapide (Pas étonnant, l'auteur ayant eu une bonne formation de cinéaste) : toute une gymnastique de phrases et de mots, de bons mots et de jeux de mots. De temps en temps des digressions qui nous éloignent du sujet du roman. Exemple du portrait des imams (p. 157). Ouvrage techniquement parfait... avec, en plus, une très belle couverture signée... Slim
Citations : «Il n'y a que chez nous qu'un dadais de soixante ans se dit orphelin de père, réclame des passe-droits parce que son père est mort au maquis, ou qu'un père de famille réclame des droits parce qu'il a dix enfants à nourrir. Comme si l'Etat l'avait obligé à les faire» (p. 54), «Il faut dire que les Arabes aiment bien les animaux, mais chacun chez soi» (p. 67), «L'affection ou l'amour ou l'amitié, ce sont des sentiments qui se méritent parce qu'ils nécessitent le passage par des épreuves nombreuses, complexes et parfois imprévisibles» (p. 281)
Le Bonheur d'être Algérien. Essai de Fadéla M'Rabet. Enag Editions, Alger, 2019, 103 pages, 530 dinars.
Quelle mémoire que celle de Fadela M'Rabet ! En peu de pages et en dix-huit textes assez courts, elle vous conte et raconte presque toute sa vie. Elle nous transporte du Sila à Skikda, de Skikda à Vienne, de Vienne à Ostende, d'Ostende et sa mer à Strasbourg, de Strasbourg, à Montréal, Stockholm, Istanbul, Paris... et de Paris à Skikda, une ville qui ne quitte plus sa pensée.
Elle nous raconte sa rencontre (et son amitié) avec Taos Amrouche, «la plus grande cantatrice de tous les temps, dépositaire du chœur antique de l'Algérie, chœur berbère...»
Elle nous raconte Ben Badis et les Oulémas d'antan, ceux modernistes et des Lumières.
Elle nous raconte Djedda, sa grand-mère, dépositaire de l'identité algérienne si précieuse... et la grande maison -aux 14 enfants réunis- de Skikda «dont toutes les portes restaient ouvertes».
Elle raconte sa douleur palestinienne et la peur arabe (les dirigeants) de la démocratie. Elle raconte sa vision de la religion et la place de celle-ci dans les combats d'aujourd'hui.
Elle raconte la responsabilité des intellectuels maghrébins dans le jugement que portent les Français sur l'islam.
Grande supportrice de la fameuse Jsmp (Jeunesse sportive musulmane de Skikda, ancêtre de la Jsms), elle raconte le foot, Zidane et Ronaldo.
Elle raconte, aussi, la féminité et le féminisme. Et, toujours, Skikda, Skikda... Nostalgie. De soliloque en soliloque, de moments bénis en drames inoubliés...
L'auteure :Née Abada à Skikda. Docteur en biologie. Interdite (au milieu des années 60) d'enseignement (Lycée Frantz Fanon) et d'animation à la radio Chaîne 3 (à la suite de la publication de ses deux ouvrages, «La femme algérienne», en 1965 et «Les Algériennes» en 1967, et de ses émissions avant-gardistes). Exilée (ainsi que son époux, Tarik Maschino) en France, elle a été maître de conférences et praticienne des hôpitaux parisiens. Auteure de plusieurs ouvrages.
Extraits : «L'Algérie est l'âme de mon esprit... la langue française est l'esprit de mon âme... je pense et écris en français, mais je pleure en kabyle» (Jean Amrouche, cité p. 12), «La chance de l'Algérie vient d'abord de sa situation géographique. Son socle est l'Afrique... une femme africaine» (p. 17), «Etre a «Pourquoi l'«élite» est-elle devenue si conservatrice ? Parce qu'elle se sent menacée ? Celle qui résiste a été éliminée. Ne reste que celle, dominatrice, qui préfère ses intérêts à la vérité» (p. 31), «Continuer de diviser un peuple en manuels et intellectuels est de l'obscurantisme. C'est penser que l'activité d'un manuel ne fait pas intervenir le cerveau. Qu'un plombier serait un automate. Son cerveau serait moins développé que celui du coupeur de cheveux en quatre» (p. 56)
Avis : De la belle écriture, prose et poésie mêlées...Et, toujours, droit au but !
Citations : «Etre Algérien devrait suffire à notre bonheur» (p. 19), «Quand la parole est vraie, elle est universelle» (p. 21), «Il est évident qu'à la naissance, nous avons le même potentiel d'humanité. C'est le milieu qui nous différencie, avec les rencontres, les accidents, les guerres» (p. 29), «Le combat d'aujourd'hui est celui de tous les temps. Il n'est pas d'ordre religieux. La religion n'a jamais été le vrai mobile d'une guerre. D'aucune guerre, nulle part. En terre chrétienne comme en terre musulmane. Il est d'ordre économique entre ou contre les puissances mafieuses, celles des marchands d'armes et de drogue. Pour l'or, pour le diamant..» (p. 33), «Une jambe nue, c'est comme un escalier qu'on emprunte par le regard pour découvrir d'autres lieux. Quand ce n'est que chairs qui s'étalent, elles n'invitent pas au mystère du voyage, elles évoquent le porno» (p. 67), «Les mères de mon enfance ont toutes connu la perte d'un enfant dont elles n'ont jamais fait le deuil» (p. 81), «Pour Socrate, «l'homme et un bipède sans plumes». Il le serait resté sans le talent des couturiers» (p. 85)
Résumé : Pyte 19 ans, après avoir quitté le lycée 2 ans après la fin de seconde, obtient son premier Bac en 1961. Djo, le frère ainé, le surdoué en tout, meurt à 20 ans, Para, Major de Promo (avec un CAP de comptable) pour les Élèves Officiers de Cherchell. Génie du piano à 5 ans, il m’a appris à pianoter).
Pyte, de juillet à octobre 1961, est chasseur alpin, il réussit le concours des EOR de Cherchell. Il y restera 6 mois. Comme un des plus jeunes officiers appelés d’AFN, il se retrouve à ORAN jusqu’à l’automne 1962. Pyte rencontrera la jeune fiancée de la Guerre, Florisse, 17 ans… en septembre 1961, au pied du Vercors. Il raconte à la fois sa guerre et ce grand et unique amour de ses 19/22 ans…
Hommage aux 1.400.000 appelés, aux 30.000 EOR (Saint-Maixent, Saumur, Cherchell…) et ceux par dizaines de millier qui n’ont pas retrouvé la copine, la fiancée ou l’épouse au retour… Aimer, tant aimer, trop aimer, dans une AFN en fin de vie.
Bousculé, il prendra la plume une première fois en 1974 pour 140 pages et terminera son récit, 40 ans plus tard, à 73 ans en 2014, (550 pages) avec l’aide de ses 487 lettres envoyées entre 1961 et 1964 à la PRINCESSE DE CHERCHELL.
En deux mots :
Pierre Regottaz. Il passera son deuxième Bac philo au retour d’AFN en 1964 et ira à l’Université de 1969 à 1975 (27/33 ans). Docteur es Sciences (IGA), Master II de l’IAE, prof certifié (CAPES).
Enseignant en lycée, école normale (IUFM), chargé de Mission : Ministère Paris, Datar montagne, Société d’ETAT…
Ecrivain-Peintre (Les Villages du Sud vues du ciel). Chevalier de l’Ordre National du Mérite.
Un recueil de chroniques, déjà parues ou non dans la presse. Des écrits tous de feu...mais, ne vous inquiétez pas, sans flammes. Destinés assurément au «réveil» des esprits et des consciences. Un total de 45 textes... 45 sujets traités en un style concis, précis et au contenu bien documenté, notre homme ayant une double culture renforcée par une identité amazighe décidée.
Des textes tournant pour la plupart autour de la religion musulmane et de compréhension de sa pratique... surtout en Algérie (et en Afrique du Nord).
D'ailleurs, ceci est assez bien écrit dans l'avant-propos avec la question résumant le tout : «Quelle est l'image de Dieu dans la «tête» d'un musulman en Algérie ?». Question pas si étonnante que ça puisque cette image, fournie à l'école coranique puis à l'école publique... républicaine... n'est que l'incarnation de la violence...
L'image, quelle que soit l'appellation (Dieu, Yahvé, Allah...) a une apparence qui est la même, représentant le «brasier éternel». Les deux écoles «commercialisent» la même idée, le même discours, la même pellicule...Le même cauchemar est inculqué aux enfants... un «cauchemar à perpétuité». Bref, dans l'imaginaire de l'islam politique (plutôt, selon moi, dans l'imaginaire de l'islam exploité par le politique), «Dieu est sadique» et le musulman n'aime pas son Dieu...il en a peur. D'autant qu'il lui est accolé beaucoup d'attributs guerriers (sur les 99 noms) au dépens d'un Dieu de l'amour, ce dont profitent surtout les «islamistes». Quoi d'étonnant si, par la suite, les présidents, les rois, les califes, les walis, les maires, les directeurs, Dg et Pdg ne peuvent incarner que la dictature, la censure, l'humiliation...et sont donc sinon haïs, du moins très mal aimés. Connaissezvous un «rab eddzair» (et il y en a (vait ?) beaucoup en Algérie, même au niveau d'un petit comptoir d'administration locale) aimé ?
Il est vrai que l'ivresse du «pouvoir» aidant, ils en arrivent à «tuer» pour que Dieu puisse continuer à «exister». Il en va de même des «islamistes» chez qui l'image de Dieu est construite à la taille du chef terroriste.
Quelques sujets, les uns austères, et d'autres à l'humour décapant...comme «Journal intime du rédacteur des lettres du Président» : «Le harem», «Islam () au pluriel singulier», «Je veux que mon pays ressemble aux pays des impies», «L'ère de la brebis qui parle en arabe», «Une omra pour se laver les os», «Après les hydrocarbures, l'exportation des imams», «Le hadj et la rente divine», «La bédouinisation islamique, Alger et ses moutons», «Harcèlement sexuel, pédophilie et silence des religieux», «Au commencement étaient les Berbères», «Le soi-disant cheveu du Prophète à Ouargla», «Grève d'imans : quand l'usine de production de foi est bloquée», «Les vingt commandements de la Rue algérienne» (article écrit après le «hirak» de février 2019), «Les deux mots qui fâchent les Algériens» (Régionalisation et laïcité), «Le Vendredi algérien !», «Comment les communistes arabes et maghrébins ont contribué à la religiosité de leur société ?»...
L'Auteur : Romancier, essayiste, chroniqueur de presse, enseignant (littérature moderne, Université d'Alger), ancien directeur de la Bibliothèque nationale d'Algérie, auteur de plusieurs œuvres dont plusieurs sont traduites en plusieurs langues... Epoux de Rabia' Djelti.
Extraits : «L'Algérie a vécu deux épreuves historiques consécutives : le mal de la colonisation orientale et celui de la colonisation occidentale. Notre peuple a goûté aux deux recettes !! Shawarma et Omelette !» (p 11) « On ne vit pas en Algérie, on décompte les jours» (p 15), «La Charia a vidé l'islam de sa spiritualité. Elle a donné la religion aux politistes et aux marchands» (p 23), «Depuis le nom d'Allah au laser, passant par le nom du Prophète écrit sur la pastèque, et jusqu'au bouc au lait béni, la société algérienne dérive, s'égare loin de la modernité et de la conscience historique» (p 29), «La bonne gouvernance d'un pays ne dépend pas de l'âge du gouverneur suprême, mais d'une vision claire, loin de la zone grise. Elle dépend aussi du courage intellectuel convaincant des décideurs» (p 51), «Dans «le pays de la jeunesse», tout le monde veut partit à La Mecque. Et La Mecque pour l'Algérien, est le chemin vers le monde de l'au-delà ! Ceci dit : tout le monde veut mourir. Ou en train de mourir ! A l'heure de mourir !» (p 82), «Depuis l'école coranique passant par l'école républicaine jusqu'à l'université populiste, ils ont cultivé une psychologie individuelle et collective concentrée sur l'adoration divine du Zaïm. Les musulmans adorent le zaïm, le sauveur, l'ombre d'Allah sur terre. Ils n'arrivent pas à vivre libres sans zaïm» (p 123), « La violence de la décennie rouge a été mijotée sur le feu doux des frérots des années soixante-dix !» (p 133)
Avis : Droit au but et dit sans détours ni fioritures. Au total, un véritable essai...un seul thème, la religion ; plusieurs sujets, presque tous sur la pratique de la religion en terre d'islam. A lire l'esprit de l'essai... mais, un chapitre par jour pour apprécier le style, pour mieux garder son calme et surtout pour comprendre. Un livre pédagogique mais destiné à un public «averti». Un livre critique de l'hypocrisie politico-religieuse, creusant «dans la culture et dans l'inculture». Bref, «un voyage libre et libérateur» ! Pourvu, aussi, que... Dieu l'entende ! Amen.
Citations : « La lecture est l'autre face de l'écriture, elle est le partage de la liberté» (Avant-propos, p10), «Une société qui ne rêve pas est une société suicidaire» (p 38), «Fêter la science et la culture sous un parapluie religieux est un piège historique, en Algérie» (p 40) , «La société qui respecte son poète jouit d'une immunité contre le pessimisme» (p 57)
Voici un ouvrage qui sort des sentiers littéraires habituels. Trois faits le font différencier des chemins rodés de la prose et la poésie. Le premier étonnement vient de ce que l’histoire est dite à travers des poèmes. Le deuxième revient à l’auteur de cet ouvrage car il s’agit d’un homme politique. Le troisième est des plus surprenants car le dit ouvrage est préfacé par le Président Abdelaziz Bouteflika.
Publié à l’occasion du cinquantième anniversaire du déclenchement de la guerre de libération, le recueil est constitué de plus d’une trentaine de poèmes. Les poèmes, d’une grande profondeur historique et esthétique, s’échelonnent chronologiquement de la domination romaine à l’indépendance. Deux hommes politiques se sont attelés à nous parler d’histoire mais à travers des poèmes bien ciselés. La préface du Président donne un avant-goût et incite le lecteur à poursuivre la quête du beau verbe et sa rime. « Lorsque l’auteur de ce livre me demanda de le préfacer, j’avoue avoir d’abord hésité. Je ne pouvais, en effet, m’improviser critique littéraire, professeur d’histoire ou, encore moins, académicien. Mais le titre de l’ouvrage frappa de plein fouet ma curiosité. Yughurta, Novembre, un grand nom, aux côtés d’un grand événement. L’Antiquité qui rejoint l’ère contemporaine, un grand roi oublié associé à la Renaissance, par le feu et le sang, d’une nation forte et digne… » Ainsi avait débuté le Président Abdelaziz Bouteflika sa préface. Personnellement, quand je l’ai lue, la curiosité m’a poussé à en savoir davantage sur ce que peut nous dire un politicien, poète à ses heures libres. Le premier poème me fit bercer de langueur et de bonne humeur. Et comme les politiciens savent rendre à César ce qui appartient à César, Boualem Bessaïh gratifie le lecteur, dès l’entame, d’un :
L’Algérie, mon pays J’ai parcouru pays, contrées, villes, villages Que de limpides eaux de fontaines j’ai bues Que d’esprits lumineux j’ai croisés en voyage Et combien de serments n’ai-je pas entendus Mais ce coin de pays qui berça mon enfance Exhale autour de moi comme un léger parfum Qui m’attire de loin et rassemble en silence Les enfants du terroir sans oublier quelqu’un Ce coin n’est qu’un foyer d’un vaste territoire Où vit un peuple fier avec hymne et drapeau Ce peuple, ce pays, soudés, c’est la mémoire De chaque citoyen de l’enfance au tombeau Au laboureur le blé, au paysan le pain Dans ce pays, la terre est la source de vie Chacun par sa sueur porte l’espoir et prie Pour que belle soit l’aube et l’enfant n’ait pas faim
Après ce poème lever de rideau, commence l’histoire… Le premier chapitre est réservé à la domination romaine. Un beau poème incarne cette époque.
Il coule dans ma veine un sang chaud de Berbère Phénicien ou Romain Byzantin Hilalien Ma présence est antique, authentique est ma terre
Je fus ce que j’étais, aujourd’hui Algérien Fouillant dans le passé j’interroge l’histoire Un siècle avant Jésus, le temps des grands aïeux Lorsque Rome et Carthage se disputaient la gloire Dans le sang, ignorant la colère des dieux Massinissa, serein, bâtissait son empire En paisible voisin, sans songer au coup bas Arrogante et devant la crainte qu’il inspire Carthage l’invita sans attendre au combat Autres belligérants, Syphax suit Carthage Dont il attend l’appui de son règne en retour Et Scipion, l’Africain jaloux de son image, Choisit Massinissa et vole à son secours
Ce long poème, qui compte plus de soixante vers, nous enseigne sur un fait historique qu’avaient connu les plus grands et prestigieux Aguellid qu’ait connus l’Algérie au temps de la Numidie, Massinissa et Syphax. Puis un éloge est dédié à Césarée (Cherchell), la cité des Lettres et des Arts, que les rois Juba, père et fils, avaient fortifiée par leur érudition et leur savoir-vivre.
Tu n’es pas seulement la cité des merveilles Tu fus aussi cité des Lettres et des Arts Juba a fait de toi derrière les remparts Un paradis secret où chacun s’émerveille…
Le long fleuve de l’histoire s’écoule en torrent impétueux. Et c’est l’invasion des Vandales qui marque l’esprit du poète politicien.
Vint le Roi Geiséric et ses hordes vandales Pillant et saccageant par le glaive et le feu
L’ère des Byzantins reprend le flambeau des mains des Vandales. Et c’est toujours avec de la versification qu’est célébrée cette époque où, en peuple civilisé, les Byzantins marquent leur séjour en Algérie.
Au-dessus de l’intrigue ou la folie des hommes L’Islam est tolérance et berceau de l’amour Athènes ce joyau est la mère de Rome La Mecque de l’Islam couronne le parcours
Ainsi le poète prépare le règne des dynasties musulmanes. De la Kalaa des Béni-Hammad à l’arrivée des frères Barberousse, l’Algérie musulmane est décrite en quatrains que seul un poète épris de son pays en sait versifier. Mille et un vers ciselés de main de maître courtisent l’histoire en strophes. De Tarik Ibn Ziad à Boabdil, le dernier roi de Grenade, et en passant par les redoutables Almoravides et les studieux Almohades, le style exhume des perles enfouies et exulte d’atticisme. « Par l’épée et la plume » est le titre d’un ensemble de poèmes leçon d’histoire. Il est dédié à la résistance de l’Algérie à l’invasion française de 1830. On y trouve même la lettre envoyée par Bonaparte au Dey Mustapha Pacha pour lui demander sa neutralité lors de son expédition en Egypte. Mais le Dey Mustapha Pacha rompit ses relations avec la France et envoya une flotte pour l’Egypte. Puis, un long poème est dédié à l’épopée de l’Emir Abdelkader.
Il est jeune et il sait faire parler la poudre Il connaît le relief, la steppe et le désert Il sait sur un cheval surgir comme la foudre Désormais, il s’appelle Emir Abdelkader…
Et la légende continue. Fatma N’Soumer, Mokrani, Bouâmama et tous les autres que la terre d’Algérie avait procréés, s’illustrent dans ce tableau imagé de belles luttes sans peur et sans reproche. Viennent ensuite les poètes paroliers et la légende Mohamed Belkheir, le chevalier-poète. L’espoir bourgeonne avec l’Emir Khaled. Puis Ibn Badis, de Constantine, lance son appel réformiste. L’auteur dit à travers des vers sur la liberté ce que, des fois, l’histoire oublie de le dire.
Si je vis pour l’Islam, Je vis pour l’humanité tout entière, Pour son bien et son bonheur, Dans toutes ses nationalités Et ses patries, et dans l’expression De sa sensibilité et de sa pensée Quant à l’Algérie, Elle est ma patrie Propre à laquelle me lient le passé, Le présent et le futur…
Un dernier hommage est dédié aux villes d’Algérie. Du Hoggar à Tlemcen, en passant par Constantine, Biskra, Oran, Ghardaïa, Alger, Batna… Sans oublier les hauts faits de la Révolution : le 8 mai 45 et Novembre 54 ; et jusqu’à l’indépendance, tout est poétisé par la main du maître.
Ce jour-là, la justice a vaincu l’imposture Le faible a surmonté le temps du désarroi Le cri de liberté a vaincu les armures Le droit a triomphé de la force des lois Adieu mépris adieu et finie l’hécatombe Par-dessus les héros tout le peuple est vainqueur Le drapeau flotte au vent et frôle les colombes L’hymne chanté en chœur remplit de joie les cœurs Gloire à vous les héros, gloire à vous les martyrs Dont la voix retentit du fond des cimetières Dommage vous est dû de la Nation entière Pour avoir consenti pour elle de mourir.
C’est avec ces strophes que clôture le Président sa préface, après avoir résumé tout le malheur ou le génie des peuples par ces mots : « Ce ne sont jamais les peuples qui se font la guerre. Les peuples ont le génie de corriger les dérives, les arrogances, les outrages, les injustices et les crimes de quelques poignées d’hommes inaptes à s’inscrire dans le sens de l’histoire.»
Le soleil sous le tamis, récit autobiographique(enfance) de Rabah Belamri. El Kalima Editions, Alger 2019 (Publisud - avec une préface de Jean Déjeux - Paris, 1982), 352 pages, 1200 dinars.
Lafayette... Bougâa. Deux noms, l'un sentant le terroir et bien de chez nous, l'autre (un «illustre» inconnu pour les habitants), apporté dans les bagages des colons et sentant le sabre sanglant. Des maisons exiguës aux façades grises et des portes d'entrée étroites donnant rarement sur les lieux de fréquentation masculine. Plus bas, la «route du beylik»... synonyme, pour les enfants, de liberté et de fantaisie...Une route rarement empruntée par les voitures, mais accueillant tous les enfants du quartier, sitôt délestés de leurs langes.
Quelques habitants d'origine européenne (une dizaine de familles au maximum), un seul colon («une créature aussi horrifiante et monstrueuse que les ogres qui hantaient les contes de la tante Zouina»...Il paiera de sa vie ses exactions et ses crimes plus tard, abattu par un fidaï) possédant un immense domaine agricole...la révolte du 8 mai 45 ayant fait le vide...et les inévitables pasteurs (un couple d'Anglais), «aux faces épanouies et au regard empreint de douceur».
Une famille relativement peu nombreuse pour les mentalités de l'époque (deux filles et deux garçons) au sein de laquelle le petit dernier règne en maître, protégé par une mère-poule et surveillé de près par un père, un éternel bougon mais tendre bien qu'assez souvent à la main leste. Un père qui gérait une petite épicerie au «filadj», avec les hauts et les bas du très petit commerce.
Un café maure.
Un écrivain public.
Une petite mosquée.
Une petite église.
Et, des chiens de toutes races qui vagabondent à longueur de journée le long de la grande rue assurant le spectacle lors de leurs ébats amoureux.
Et, bien sûr, les habituels «fous du village». Nombreux, car on y rangeait, dans la catégorie, tous ceux qui n'entraient pas dans le moule de la normalité rassurante.
Heureusement, il y avait les jeudis, toujours «féeriques», car grands jours du souk hebdomadaire, d'autant que tous les paysans venant de l'ouest à pied et à dos d'âne et de mulet devaient transiter par la «route du beylik» pour atteindre le centre du village. Tout un monde...dont les mendiants itinérants. Tout un spectacle avec des marchands de toutes sortes de marchandise. Sans oublier le «meddah», les méharistes guérisseurs, les cartomanciennes...
L'auteur nous fait voyager à travers son temps, notre réalité, assez dure pour l'époque, mais presque toujours douce pour les enfants. On jouait aux petits soldats («jusqu'en 1954, on jouait rarement à la guerre»). Il y avait les «jeux interdits». On observait les «autres», les «roumis». On s'aventurait au «filadj», un «endroit auréolé de magnificence». On rêvait d'aller au souk du jeudi. On suivait les «Bousaâdia». On guettait le croissant lunaire du Ramadan. On découvrait, assis par terre, le cinéma. On rêvait, déjà, d'épousailles avec la petite cousine. On entendait les plaintes de la femme qui accouche. L'importance du «zizi». Ah ! les (bons ?) souvenirs du hammam ; l'hiver ; la «smala» familiale ; le voisinage ; les charlatans ; les relations mère-enfant (gâté) ; le poids du père ; l'épicerie, une «drôle de baraque» ; le jardin de Baba Aïssa (le père) ; la demeure familiale («Bitna») ; l'école coranique ; l'école communale, dite le «Coulidj»... On ne s'arrête plus... car l'auteur n'a rien raté. Toujours avec un langage d'adulte, mais resté enfant. Le rêve, quoi ! Et la nostalgie d'un «paradis» perdu. Celui de l'enfance et de la prime jeunesse.
L'auteur : Né le 11 octobre 1946 à Bougâa (Sétif). Il perd la vue en 1962... Après des études au lycée de Sétif, à l'École des jeunes aveugles d'El-Biar (Alger), à l'École normale d'instituteurs de Bouzaréah et à l'Université d'Alger, il arrive en 1972 à Paris où il soutient un doctorat sur «L'œuvre de Louis Bertrand, miroir de l'idéologie coloniale» qui fut publié par l'Office des Publications Universitaires (OPU/Alger), en 1980. Auteur de plusieurs recueils de poèmes, de contes et de romans inspirés par son enfance algérienne. Il fut touché par l'œuvre de Jean Sénac à qui il consacra un essai et qu'il considérait comme un guide. Il meurt le 28 septembre en 1995 à Paris à la suite d'une intervention chirurgicale, laissant son œuvre inachevée.
Extraits : «Avec la précipitation des événements - bombardements des douars, rafles, disparitions- nous comprîmes très vite qui étaient les fellagas, et les soldats français, autour desquels nous nous pressions admirativement au début de leur installation au village, commençaient à nous paraître monstrueux et détestables» (p. 36), «Le petit Algérien du monde rural montre un éveil sexuel précoce et cela en dépit du rigoureux tabou dont le sexe fait l'objet au sein de la famille. En fait, un tabou à sens unique, car si les adultes font très attention de ne pas tenir des propos épicés devant les enfants, entre eux, ils s'adonnent, à huis clos, à la licence verbale de la façon la plus débridée» (p. 37) «En vérité, ce n'est rien moins qu'un rite phallique (la circoncision). En débarrassant l'enfant de son prépuce, organe flasque plus féminin que masculin, les hommes révèlent au grand jour sa virilité balbutiante et souterraine» (p. 147), «Faire l'automne, se régaler de l'automne, c'est manger du fruit le plus délicat de cette saison et aussi le plus abondant dans nos jardins : les figues» (p. 185), «L'école française ne nous parlait jamais de nous-mêmes : elle nous dispensait un enseignement sans rapport avec la réalité de notre vie et de notre terre... Tout ce que nous apprenions, tout ce que nos livres nous montraient, nous tournaient vers le monde et les habitudes des Européens» (p. 341)
Avis : Un enfant, une famille, un village d'Algérie avant l'indépendance : un véritable ethnologue (anthropologue social) de terrain avec un style pas académique pour un sou mais si alerte et si clair...et qui fait le tour de la question. Un langage vrai, réaliste. On commence et on ne s'arrête plus. Les plus de 60 ans (de l'Algérie profonde mais aussi des villes) s'y retrouveront très facilement, mais aussi les tout jeunes, la société n'ayant pas beaucoup évolué dans ses profondeurs et ses relations sociales intimes.
Citations : «Quand vous êtes sur la route du beylick, qui n'appartient à personne, vous n'avez de compte à rendre à personne» (p. 15), «Quand on se rend au café maure, on a tout son temps» (p. 61), «Le mariage consanguin était privilégié au douar. Une cousine, c'est moins cher qu'une étrangère ; elle sait supporter la misère, elle en a l'habitude» (p. 129), «Aucune femme n'est en bons termes avec l'ensemble de ses voisines, tant s'en faut» (p. 191), «Y a-t-il une chose au monde que les djinns craignent autant que le feu, le feu des armes ? Ce n'est pas un hasard si, pendant les sept années de guerre, on ne rencontra plus de djinns sur pattes. La mitraille crépitait de partout et il n'était pas l'heure de parader» (p. 265)
Je l'ai vue blanche la ville où l'homme devient oiseau où qu'il soit il ne perd pas la mer et le ciel toujours à la hauteur un coup d'ailes sur les jardins pentus l'arche et le pont sont des corps qui étendent des passerelles entre les morts et les vivants je monte et je descends je remonte encore je vois son ombre je la hèle la nuit sur l'autre trottoir elle a peur dans sa rue pressant le pas elle ne se retourne pas ses talons résonnent et vibrent dans le silence miroir où j'entends frémir les palmes les arcs dansent au cœur de l'automne sur la chaussée noire humectée de larmes le chœur des pleureuses crie sa douleur elles se déchirent le sein autour de la tombe pierre blanche coffre de terre qui enferme le corps du poète je suis venu te célébrer un an après ils se querellent autour de ta dépouille les paroles rassemblent tes reste et les emportent pour l'adhésion posthume pour toi j'ai exhumé un vieux poète qui chantait l'ivresse l'herbe dansait au pied de sa tombe un cep avait crû le poids des os avait écrasé les fruits le sang de la vigne s'était mêlé au sang du poète dans la coupe j'ai trempé le doigt j'ai inventé des ablutions pour errer dans la nuit je cours les tempes battent derrière l'interrogation j'ai espoir de lever un voile oh seulement un des mille voiles qui couvrent l'énigme le poète ancien avait dit les mots qui t'éclairent en un petit nombre de vers je les ai clamés devant les pleureuses dans la blancheur où l'homme se change oiseau survolant l'enceinte entre les coupoles et les tombes les femmes sortent leurs bras hors du voile l'olive entre les doigts elles sèment des graines de chènevis au creux du nombril entre les deux stèles quittant le kiosque dans le jardin des morts je marche avec mes compagnons du cru je m'étonne de l'humanité divisée désœuvrée dans les bas quartiers je dis aux amis je vois en cette race deux peuples parlant deux fonds de langues portant deux formes de costumes astiquant deux types de signes où sont les passerelles comment traverser entre les deux moitiés le gouffre béant sera comblé par le fracas des corps jetés selon le calcul et la cruauté qui traquent la portée des cadavres carcasses de fer blanc tordu les crânes seront les pavés de vos ponts l'autre peuple est chassé de vos cènes le gardien de la nuit me prévient il n'y aura pas de table commune ne rôdez pas près de la rade sous les arcades il y a ceux qui mordent laissant des traces de sang en pleine joue les deux peuples ne se parlent plus ils n'échangent plus dans le même alphabet chacun cache un couteau sous le manteau les ères se succèdent les fins se suivent les trappes s'ouvrent ils tuent la mémoire sans avoir le temps de découvrir qu'ils disparaissent maîtres et serfs les pasteurs occupent la ville bâtie par des aïeux dont les enfants étaient partis leur don échoue sur les récifs les formes chantent la gloire du site les ciseaux avaient taillé dans la barrière une tunique parée de lettres et de pierres le linge flotte dans les fenêtres le sang de la bête immolée est avalé par la bonde des baignoires les murs tremblent les ongles creusent peintures et crépis s'effritent le prurit atteint la chair du bâti. migrants des plateaux ils sont nombreux dans la ville qui tourne le dos à la mer en ouest je parviens à une gare d’Orient serait-ce Taormina ou Tolède au lieu de monter la ville descend la mer est la dernière marche à tous les degrés de l'échelle je rencontre la fin des tribus les pasteurs sont des lances mobiles foule solitaire patiente austère il s'en dégage un silence de cauchemar les pas sont bus par le goudron sous la halle le marché est maigre je n'ai pu tirer le fil de l'enfance les emblèmes des colons bâtisseurs recensent une abondance désormais couverte par une nappe de naphte le cavalier enturbanné brandit le sabre dont l'ombre coupe les seins de la République devant l'opéra hanté par les fantômes et la synagogue prédestinée à être mosquée coup d'ailes et je renoue avec l'oiseau de la première ville je frôle le bleu de la mer avant de revenir sur terre et survoler la caserne où siégea la légion recevant à ses vingt ans un sage allemand qui avait décrit le bordel et ses fugues apprenti infini qui parfait la vie je traverse le spectre de mon initiateur vers l'exil du nord il me révéla que le midi est déserté des dieux c'est un orphelin sans patrie qui mettait son cœur à sauver les siens dans le mystère de la pauvreté il leur donnait place dans le pays prolongé par le vaste désert je lui offre le partage et je répare son ignorance lui montrant la ville que porte le soufi comme Le Grec porte Tolède une ville qu'avivent les mots du poète qui y dort depuis mille ans un voyageur anglais dit dans le texte qu'elle n'est pas la dernière venue je la visite avec le spectre de mon aîné à côté d'un lac vide derrière le barrage la cascade est sans remous ni chute d'eau le froid n'a pas fixé la poussière j'ai restauré la saison avec les mots de mille ans qui irriguent les rues ces mots je les avais clamés à la mémoire de l'ami poète mots ramassés sur la hauteur blanche face à la ville blessée saignée détruite conservant des pierres arrachées à l'ancien labyrinthe palpitant grâce aux mots qui brûlent la bouche de l'illustre mort et qu'entendent les patios rescapés la nuit le silence l'errance la question l'ivresse l’es seulement tels sont les mots de la veille vestiges millénaires perlant sur la peau de la gazelle nourrice du poète qui les proférait toutes les nuits dans la caverne il allait à sa mamelle étancher sa soif après un jour studieux en ville un soir elle s'est détournée de lui elle l'a même chargé de ses cornes frêles comme par distraction il avait gardé en poche les pièces d'une offrande alors gazelle le bouda l'agressa elle ne lui avait pas tendu le pis avant qu'il eût jeté l'obole au-delà du porche après les marches un patio parfait m'offre une page bleue j'y appose des lettres vertes qui m'ouvrent une salle blanche portant une robe aux franges violines leur dentelle m'égare une toile d'araignée avale les cinq horloges de carton les barres de néon les lustres toc les exaltés qui en tirent fierté sont les malades du siècle courroux et rire secoueraient le dieu au nom duquel ils jugent et tuent il les expulserait du temple dont ils ont usurpé la régence et les enfermerait dans des garages ou dans des halls de gare clos sur leur malsaine odeur affublés d'insignes origines des cohortes d'orphelins sortent de tous les pores de cette terre il me serait pénible de trancher tes bouts en coupant les lignes qui tailladent ta peau pays qu'une de tes langues étrangères nomme les îles archipel de comptoirs endigue tes vagues recense tes fossiles élargis l'intervalle contre tes haltes dans tes césures accueille tous les tien accorde-leur la sérénité du dehors alors ils retrouveront l'innocence entre fils et filles entre pères et mères ils entendront la musique du monde.
Djaout a fertilisé la terre et a mis de la semence dans le nombril de chaque champ en jachère ; je rêve que nos jeunes découvrent enfin ce grand homme, cet écrivain, ce poète, ce journaliste de grand talent qui voulait rendre à son peuple son honneur, affranchir ses semblables des jougs de la tyrannie et de tous les asservissements…
Il y a de cela 26 printemps, 26 hivers et 26 étés. Des étés de colère, des hivers de chagrin, des printemps de renoncement, des automnes de disette. Ça me fait penser à l’escargot, les temps brumeux quand il sort de sa coquille, caresse le corps de dame nature, la terre humidifiée de nos larmes. Les épines, le feuillage, les tiges, les pierres, la terre à perte de vue. L’escargot avance, entêté ; il arpente tout ça dans une langoureuse poésie, dans une espérance tresseuse de beautés à venir. Il ne sait ce qu’est la traîtrise ; il va son chemin, pénètre le pays de son écume et de ses sinuosités serpentines. Topographe passionné, il se sait cependant fragile, seul dans cette jungle vouée aux rapaces. Une image qui vaut mille mots. Celle du mollusque gastéropode au sang froid, serein comme le jour, affrontant l’adversité avec constance et conviction. La vie vaut toujours le coup.
Je revois la scène. L’entêtement de l’escargot. Du poète. D’un homme qui a vécu debout pour toujours au plus proche des étoiles. L’image est gravée dans la mémoire collective. La mémoire un peu traîtresse parfois. Le vide gave notre indifférence jusqu’à la suffocation. Mais l’envie de continuer ton combat fait sauter les verrous de l’amnésie, cette patrie froide et misérable. Toi qui sais ciseler le verbe comme jamais, qui sais placer les mots, l’idée de manière chirurgicale avec tant de lumière et de clarté. Tu nous manques cruellement, en ces moments de descente vers l’abîme gluant, nous collant à la face, à l’heure où on a commencé à oublier, pendant la nuit qui n’en finit plus, la nuit que toi seul savais trouer pour y entrevoir un peu de clarté et nous libérer, n’était-ce pour quelques secondes, de la noirceur dans laquelle ils ont voulu nous envelopper comme dans un linceul éternel.
Ton visage, au teint particulier, la moustache drue et étirée comme pour marquer l’espace de l’honneur, ton sourire humble et l’ennemi tremblant au loin. Les oiseaux de notre pays, d’Oulkhou, les mouettes qui te gardent aujourd’hui une place dans le souvenir sont tellement fières et dansent à l’horizon. Je les ai vues au large raconter ton verbe hardi aux poissons, aux bateaux et aux pécheurs. J’ai vu les poissons le rapporter à leur tour aux requins, aux baleines ; et ces dernières aux pingouins du monde.
Oulkhou t’a imbibé d’une incroyable beauté et fraîcheur, ta simplicité a fondu bien des mines de férocité de l’être humain. Cette modestie dans ton âme, dans tout ce que tu entreprenais, a fracassé le plomb de l’absurde. C’est vrai que tu as reçu deux balles assassines, c’est vrai qu’une officine en a décidé ainsi et a décidé de la sorte sur combien d’âmes que nous avons chéries sans avoir eu le temps de le leur dire, tant l’innommable est inattendu, terrifiant de surprise.
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Nous n’avions pas eu ce temps, lâches que nous étions, de vous connaître et de vous voir au quotidien. 26 printemps après, j’en pleure toujours. Je me souviens de la rougeur de ton visage au stade Ben Allouache à Bguayet avec Mouloud Mammeri ; nous étions là, des milliers, debout comme des roseaux que peut plier le vent sans pouvoir les casser, fiers, solennels, attentifs. Une jeunesse prête à dévorer tous les monstres du monde, à avaler toutes les oppressions ; nous voulions corriger l’histoire ; nous pouvions le faire.
On a vécu des déchirements, des déceptions, des égarements. On n’a pas su s’aimer et s’unir pour affronter l’ogre et tes assassins. Moi, un rameau d’olivier, j’étais là, riant, excité, exalté. Je me souviens de l’énergie qui déborde et de la joie qui niche sur les visages. On était persuadés des jours meilleurs à venir. C’est un moment rare dans l’histoire d’un peuple et surtout d’une jeunesse. Une fusion intellectuelle, philosophique et mystique de la société avec ses élites, ses poètes, ses journalistes et ses écrivains. Une communion à grande échelle et les jalons de la dignité, de l’éveil étaient jetés…
J’étais une fois à Oulkhou me recueillir sur ta demeure et on a été invités à manger du couscous en groupe. J’ai vu la résignation, la dignité et la simplicité des hommes dans une société qu’on accable de tous les maux ; j’ai vu la continuité de la vie ; j’ai vu les assassins qui ne savent pas ce qu’est l’honneur, ce qu’était le courage, le vrai. Autour du couscous, la question était plus qu’une réponse : quelle folie peut avoir raison de la Kabylie. Aucune. Aucune force ne peut anéantir notre soif de liberté et de dignité ; nous ne laisserons tarir aucune source pour irriguer nos rêves de démocratie, d’égalité et de justice. Quel coton oserait imiter la douceur de ton regard. Nous n’avons pas ta sagesse ni ta clairvoyance; tu étais parmi les rares hommes qui savaient aimer leur pays. Nous n’avons pas eu l’honneur, ô aède, de vieillir avec toi. Tu nous aurais été salvateur dans ces moments de tourments ; tu nous aurais été un tant soit peu sauvés de tous ces charognards.
Durant une semaine tu as lutté, j’en suis certain, comme un gladiateur et tu as survécu un temps dans un monde invisible pour nous ; tu as su voyager pour nous donner l’espoir que peut être la vie prendra-t-elle le dessus sur la fatalité ; et comme ultime générosité, tu ne voulais pas nous brusquer, tu voulais nous préparer à ton départ. Tu as fait le tour et survolé nos cœurs éplorés et lorsque tu as vu l’avenir, tu es parti non en abandonnant la partie mais parce que les lâches ont eu l’avantage de la surprise, de la gâchette à la place du crayon.
Kenza doit être maintenant une femme accomplie. Sais-tu qu’elle a été dans le cœur de ton peuple ; il l’a a adoptée dans son imaginaire ; il lui a réservé un arpent dans son cœur. Nous avons pleuré des jours et des jours, et nous avons pensé à elle durant toutes ces années. Je sais que tu donnerais tout l’or, tous les diamants de ce monde pour la voir fleurir comme ses semblables en ces printemps. Je rends hommage à ces femmes et à ces hommes qui ont, non seulement cru en ton combat, en un avenir meilleur mais qui t’on aimé au plus profond d’eux-mêmes.
Un jour j’étais chez une tante et il y avait un être tout ce qu’il y d’anonyme pour moi ; nous sirotions un café et nous nous adonnions à une discussion à bâtons rompus sur les petites gens, voire insignifiantes que nous sommes. Le bonhomme me dit solennellement des mots qui m’ont fait l’effet d’un bol de fraîcheur un jour d’un soleil écrasant ; oui, le bonhomme qui n’a connu de l’école que les buissons alentour : « Je pense à Tahar Djaout, dit-il simplement, il me fait vraiment de la peine». J’étais agréablement surpris. Voici le zénith de la reconnaissance d’un peuple ; quand le poète atteint aussi bien le savant que le profane.
Ô chandelle qui nous a éclairés la nuit inquisitrice, je voulais juste louer ta lumière et te dire merci pour tout ce que tu as semé.
Il y a de cela des décennies, des milliers de personnes t’écoutaient ; elles croyaient à la vie, à la pluralité, au vivre ensemble. Aujourd’hui, nous sommes acculés et attaqués au quotidien pour nous fléchir… Pourtant nous sommes encore debout.
Le lendemain du 26 je revenais à la maison en bus en lisant les quotidiens de l’époque, mes yeux rougis par les larmes, et à chaque information sur ton coma, je pleurais.
Djaout a fertilisé la terre et a mis de la semence dans le nombril de chaque champ en jachère ; je rêve que nos jeunes découvrent enfin ce grand homme, cet écrivain, ce poète, ce journaliste de grand talent qui voulait rendre à son peuple son honneur, affranchir ses semblables des jougs de la tyrannie et de tous les asservissements.
Azzefoun: la ville natale de Tahar Djaout
À Djaout…
À mes ancêtres
J’ai emprunté tant de chemins qui montent
Qui montent et encore montent
Comme pour atteindre les étoiles
Pourtant dans la solitude et les privations
Avec mon âme de montagnard claire comme l’eau des sources
J’ai déjoué tirs et traquenards ennemis
Assaut d’hyène et langue d’aspic
Pour me souvenir
Je me nourrissais aux racines du figuier
Je buvais à la sève singulière
De cette humanité dont le rêve est la terre
Les vautours nous ont vendus
Des arbres étranges s’accrochant à nos pieds
Vouent nos faibles au vide sidéral
Le soleil est de la partie
Brûlant sur mon dos
Est-ce le souvenir de l’ancêtre
Forcés au forçat et aux galères
Mes ancêtres brûlés dans le désert
Traqués au glaive, d’origine traîtresse et suspecte
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