Djaout a fertilisé la terre et a mis de la semence dans le nombril de chaque champ en jachère ; je rêve que nos jeunes découvrent enfin ce grand homme, cet écrivain, ce poète, ce journaliste de grand talent qui voulait rendre à son peuple son honneur, affranchir ses semblables des jougs de la tyrannie et de tous les asservissements…
Il y a de cela 26 printemps, 26 hivers et 26 étés. Des étés de colère, des hivers de chagrin, des printemps de renoncement, des automnes de disette. Ça me fait penser à l’escargot, les temps brumeux quand il sort de sa coquille, caresse le corps de dame nature, la terre humidifiée de nos larmes. Les épines, le feuillage, les tiges, les pierres, la terre à perte de vue. L’escargot avance, entêté ; il arpente tout ça dans une langoureuse poésie, dans une espérance tresseuse de beautés à venir. Il ne sait ce qu’est la traîtrise ; il va son chemin, pénètre le pays de son écume et de ses sinuosités serpentines. Topographe passionné, il se sait cependant fragile, seul dans cette jungle vouée aux rapaces. Une image qui vaut mille mots. Celle du mollusque gastéropode au sang froid, serein comme le jour, affrontant l’adversité avec constance et conviction. La vie vaut toujours le coup.
Je revois la scène. L’entêtement de l’escargot. Du poète. D’un homme qui a vécu debout pour toujours au plus proche des étoiles. L’image est gravée dans la mémoire collective. La mémoire un peu traîtresse parfois. Le vide gave notre indifférence jusqu’à la suffocation. Mais l’envie de continuer ton combat fait sauter les verrous de l’amnésie, cette patrie froide et misérable. Toi qui sais ciseler le verbe comme jamais, qui sais placer les mots, l’idée de manière chirurgicale avec tant de lumière et de clarté. Tu nous manques cruellement, en ces moments de descente vers l’abîme gluant, nous collant à la face, à l’heure où on a commencé à oublier, pendant la nuit qui n’en finit plus, la nuit que toi seul savais trouer pour y entrevoir un peu de clarté et nous libérer, n’était-ce pour quelques secondes, de la noirceur dans laquelle ils ont voulu nous envelopper comme dans un linceul éternel.
Ton visage, au teint particulier, la moustache drue et étirée comme pour marquer l’espace de l’honneur, ton sourire humble et l’ennemi tremblant au loin. Les oiseaux de notre pays, d’Oulkhou, les mouettes qui te gardent aujourd’hui une place dans le souvenir sont tellement fières et dansent à l’horizon. Je les ai vues au large raconter ton verbe hardi aux poissons, aux bateaux et aux pécheurs. J’ai vu les poissons le rapporter à leur tour aux requins, aux baleines ; et ces dernières aux pingouins du monde.
Oulkhou t’a imbibé d’une incroyable beauté et fraîcheur, ta simplicité a fondu bien des mines de férocité de l’être humain. Cette modestie dans ton âme, dans tout ce que tu entreprenais, a fracassé le plomb de l’absurde. C’est vrai que tu as reçu deux balles assassines, c’est vrai qu’une officine en a décidé ainsi et a décidé de la sorte sur combien d’âmes que nous avons chéries sans avoir eu le temps de le leur dire, tant l’innommable est inattendu, terrifiant de surprise.
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Nous n’avions pas eu ce temps, lâches que nous étions, de vous connaître et de vous voir au quotidien. 26 printemps après, j’en pleure toujours. Je me souviens de la rougeur de ton visage au stade Ben Allouache à Bguayet avec Mouloud Mammeri ; nous étions là, des milliers, debout comme des roseaux que peut plier le vent sans pouvoir les casser, fiers, solennels, attentifs. Une jeunesse prête à dévorer tous les monstres du monde, à avaler toutes les oppressions ; nous voulions corriger l’histoire ; nous pouvions le faire.
On a vécu des déchirements, des déceptions, des égarements. On n’a pas su s’aimer et s’unir pour affronter l’ogre et tes assassins. Moi, un rameau d’olivier, j’étais là, riant, excité, exalté. Je me souviens de l’énergie qui déborde et de la joie qui niche sur les visages. On était persuadés des jours meilleurs à venir. C’est un moment rare dans l’histoire d’un peuple et surtout d’une jeunesse. Une fusion intellectuelle, philosophique et mystique de la société avec ses élites, ses poètes, ses journalistes et ses écrivains. Une communion à grande échelle et les jalons de la dignité, de l’éveil étaient jetés…
J’étais une fois à Oulkhou me recueillir sur ta demeure et on a été invités à manger du couscous en groupe. J’ai vu la résignation, la dignité et la simplicité des hommes dans une société qu’on accable de tous les maux ; j’ai vu la continuité de la vie ; j’ai vu les assassins qui ne savent pas ce qu’est l’honneur, ce qu’était le courage, le vrai. Autour du couscous, la question était plus qu’une réponse : quelle folie peut avoir raison de la Kabylie. Aucune. Aucune force ne peut anéantir notre soif de liberté et de dignité ; nous ne laisserons tarir aucune source pour irriguer nos rêves de démocratie, d’égalité et de justice. Quel coton oserait imiter la douceur de ton regard. Nous n’avons pas ta sagesse ni ta clairvoyance; tu étais parmi les rares hommes qui savaient aimer leur pays. Nous n’avons pas eu l’honneur, ô aède, de vieillir avec toi. Tu nous aurais été salvateur dans ces moments de tourments ; tu nous aurais été un tant soit peu sauvés de tous ces charognards.
Durant une semaine tu as lutté, j’en suis certain, comme un gladiateur et tu as survécu un temps dans un monde invisible pour nous ; tu as su voyager pour nous donner l’espoir que peut être la vie prendra-t-elle le dessus sur la fatalité ; et comme ultime générosité, tu ne voulais pas nous brusquer, tu voulais nous préparer à ton départ. Tu as fait le tour et survolé nos cœurs éplorés et lorsque tu as vu l’avenir, tu es parti non en abandonnant la partie mais parce que les lâches ont eu l’avantage de la surprise, de la gâchette à la place du crayon.
Kenza doit être maintenant une femme accomplie. Sais-tu qu’elle a été dans le cœur de ton peuple ; il l’a a adoptée dans son imaginaire ; il lui a réservé un arpent dans son cœur. Nous avons pleuré des jours et des jours, et nous avons pensé à elle durant toutes ces années. Je sais que tu donnerais tout l’or, tous les diamants de ce monde pour la voir fleurir comme ses semblables en ces printemps. Je rends hommage à ces femmes et à ces hommes qui ont, non seulement cru en ton combat, en un avenir meilleur mais qui t’on aimé au plus profond d’eux-mêmes.
Un jour j’étais chez une tante et il y avait un être tout ce qu’il y d’anonyme pour moi ; nous sirotions un café et nous nous adonnions à une discussion à bâtons rompus sur les petites gens, voire insignifiantes que nous sommes. Le bonhomme me dit solennellement des mots qui m’ont fait l’effet d’un bol de fraîcheur un jour d’un soleil écrasant ; oui, le bonhomme qui n’a connu de l’école que les buissons alentour : « Je pense à Tahar Djaout, dit-il simplement, il me fait vraiment de la peine». J’étais agréablement surpris. Voici le zénith de la reconnaissance d’un peuple ; quand le poète atteint aussi bien le savant que le profane.
Ô chandelle qui nous a éclairés la nuit inquisitrice, je voulais juste louer ta lumière et te dire merci pour tout ce que tu as semé.
Il y a de cela des décennies, des milliers de personnes t’écoutaient ; elles croyaient à la vie, à la pluralité, au vivre ensemble. Aujourd’hui, nous sommes acculés et attaqués au quotidien pour nous fléchir… Pourtant nous sommes encore debout.
Le lendemain du 26 je revenais à la maison en bus en lisant les quotidiens de l’époque, mes yeux rougis par les larmes, et à chaque information sur ton coma, je pleurais.
Djaout a fertilisé la terre et a mis de la semence dans le nombril de chaque champ en jachère ; je rêve que nos jeunes découvrent enfin ce grand homme, cet écrivain, ce poète, ce journaliste de grand talent qui voulait rendre à son peuple son honneur, affranchir ses semblables des jougs de la tyrannie et de tous les asservissements.
À Djaout…
À mes ancêtres
J’ai emprunté tant de chemins qui montent
Qui montent et encore montent
Comme pour atteindre les étoiles
Pourtant dans la solitude et les privations
Avec mon âme de montagnard claire comme l’eau des sources
J’ai déjoué tirs et traquenards ennemis
Assaut d’hyène et langue d’aspic
Pour me souvenir
Je me nourrissais aux racines du figuier
Je buvais à la sève singulière
De cette humanité dont le rêve est la terre
Les vautours nous ont vendus
Des arbres étranges s’accrochant à nos pieds
Vouent nos faibles au vide sidéral
Le soleil est de la partie
Brûlant sur mon dos
Est-ce le souvenir de l’ancêtre
Forcés au forçat et aux galères
Mes ancêtres brûlés dans le désert
Traqués au glaive, d’origine traîtresse et suspecte
À la lame empoisonnée de paroles pernicieuses
C’est à la terre que je me dois
Que je suis
Que la nuit est conjurée de moi
Foulée par la certitude de nos pas
Entre deux contes
Armés d’enfance
Le rêve nous grandit
Je suis là
Toujours là
À cueillir les glands des cimes
Chanter l’huile d’or
Des olives vernaculaires
Je suis là
Toujours là
À assumer le verbe de l’olivier
Toujours là
À m’abreuver de ton honneur, patrie, ö mère
À boire de ton eau de roche et claire
De ton onde qui rêve toujours
Toujours et toujours dans nos racines.
Par Belkacem Nasri
https://kabyleuniversel.com/2016/06/19/il-y-a-vingt-trois-ans-djaout-le-topographe-de-la-lumiere/
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