O rivages aimés du soleil et des dieux ! Récifs rongés de sel où la mer vient s'abattre, Tremblants sous le ressac de ses flots furieux, Si blancs qu'on vous dirait d'albâtre. Grève de sable fin que rosit le couchant, Qui reçoit dans la paix les baisers de l'écume. Alors que vers l'azur s'envole un dernier chant Pour une étoile qui s'allume, Pampres verts des coteaux couronnés d'orangers Et de pins résineux ; vous, croupes Nonchalantes Que colore au printemps la fleur de ces vergers Qu'on voit escalader vos pentes ; Et toi, majestueux et troublant Chenoua Dont le front plein d'orgueil se cache dans la nue, Au flanc duquel pourrait dormir Antinéa En quelque retraite inconnue ! Splendeur ! Immensité de la mer et du ciel ! Rien ne peut surpasser vos soudaines colères Ou la sublimité d'un coucher de soleil Devant des ruines séculaires. C'est là Cherchell, que tu t'isoles dans l'oubli Ainsi qu'en ton musée une statue ancienne Que drape fièrement la tunique au long pli Moulant son corps de patricienne. Tuiles rouges des toits qui penchent vers le port, Parfums -musc ou jasmin -s'exhalant des ruelles, Balancelles que berce une brise à ton bord De caresses perpétuelles. Gazouillis des jardins, calices entrouverts, Fûts géants des dattiers dont les palmes s'inclinent Ainsi qu'une fusée éclate en bouquets verts Qui retombent sur la colline.... Place romaine au pied de qui les flots calmés Meurent dans la douceur d'un soir de clair de lune, Où la chaleur du jour ne pénètre jamais, Ni sa lumière inopportune ; Thermes d'où montaient la musique et les chœurs Aux applaudissements d'une foule en démence Qui tout en couronnant de lauriers ses acteurs Riait de Plaute ou de Térence ! Yol ! Yol ! Avais – tu fait ce rêve certains jours Où tirant leur trirème au sable de ta plage, Des marchands prirent pied sur ton sol, tour à tour. Venus de Tyr et de Carthage ? Pourtant la gloire vint sur ton front étonné Déposer le baiser de Rome protectrice, quand De Cléopâtre la fille Séléné Unit sa grâce à ton délice. Or, un vent de tempête et de sédition Balaya le sommet d'où on te vit descendre, Et les siècles tombant sur ta perfection Firent sur toi pleuvoir leur cendre. Mais le ciel éternel rajeunit la beauté Et je veux, ô Cherchell, sur ta ruine sacrée Célébrer le réveil de l'antique cité La somptueuse Césarée
Les frères Barberousse, Aroudj et Kheireddine à Alger.
Baba Aroudj si tu savais Baba Aroudj ou es-tu ? Je vis sous les pierres Une prison porte le nom De mon frère Kheireddine Amir el bahr de Metiline
Je suis entouré de gendarmes De soldats, de casernes A ma porte coulent des larmes Dans cette prison il y a mes frères Dans cette prison il y a mes soeurs Djamila, Bittat et Guerroudj Faut-il se taire, il y a mon coeur
Baba Aroudj libéra Alger de la menace espagnole en 1516. Son frère Kheireddine fonda la Régence d'Alger. Les chrétiens le surnomèrent Barberousse. Les Français donnèrent ce surnom à la prison centrale d'alger que les algèriens appelent Serkadji.
Baba Aroudj si tu savais Baba Aroudj que fais-tu ? Chômeur nourri de cacahouètes Ivrogne coutois Je regarde d'Orléans Caracoler dos au môle Depuis des ans Menaces au bout de l'épée A ses pieds la nuit Longuement je me receuille Je préfère son socle à la pissotière
Cette statue du duc d'Orléans fut inaugurée en 1866, Place du Gouvernement (aujourd'hui Place des Martyrs) à Alger et déboulonnée après l'indépendance.
Baba Aroudj si tu savais Baba Aroudj qui es-tu ? Cheikh Halim sans narguillé Savant à court de rimes Sur ma jeune baie Place du cheval je promène Une prostitué de la rue des zouaves Je m'en irai quand ce bey Mécréant sera déboulonné
Cheik Abdelhalim, personnage algérois des années 1930, beau vieillard, révoqué de son poste d'immam par les autorités françaises. Connu pour ses désinvoltures, son esprit caustique et son comportement fantaisiste à l'égard des conventions sociales les plus solidement établis.
Baba Aroudj si tu savais Baba Aroudj ou es-tu ? J'erre au fond des alcôves fraîches Derrière les chapiteaux corinthiens Du palais vert pour l'été Le temps n'est plus Ou le café raillait le thé Ca sent partout la naphtaline Il y a des képis en vitrine Souvenir des enfumeurs
Baba Aroudj si tu savais Baba Aroudj que fais-tu ? De la petite mosquée je peux te voir Le pavillon ''Coup d'éventail'' Patiente un peu, autre histoire C'est une église sans bail Ou venait prier Massu Les dimanches sans éléctrodes.
Baba Aroudj si tu savais Baba Aroudj que fais-tu ? Je mesure l'étendue de leur bêtise Ils ont cloué Hamidou er-Rais Haut sur un mur de La Pointe (en hommage à Ali La Poine?) Ils ont estimé les Racim A la hauteur du chameau Ils méprisent Imrou el Quais. . Hamidou er-Rais, capitaine algérien célébre par ses exploits en mer, commandant de la flotte algérienne, mort en 1815, au cours d'un combat inégal contre une flotte américaine.
Imrou el Quais, célébre poète arabe de la période ante-islamique. en hommage à Ali La Poine?
Baba Aroudj si tu savais Baba Aroudj qu'espères-tu ? J'ai vu novembre allumer Les yeux de Lalla Khedidja Au brasier de Chélia J'ai assisté au mariage De Mohamed et de Fatma Qui procréent au son Des zorna crépusculaires J'ai vu planter un décor Vert et blanc sans étoiles argentés J'ai vu le croissant et l'étoile centrale Virer au rouge au feu de la forge La nostalgie du passé N'est pas une marche arrière
Baba Aroudj si tu savais Baba Aroudj que fais-tu ? J'écoute le coeur Des condamnés à mort Mâa toulu' alfejr Les sanglots des prisonnières Aux matins de guillotine J'écoute le choeur Des cohortes féminines Autour de serkadji Ou êtes-vous heures affolées Réservées au bain au cimetière Aux visites amicales
Baba Arroudj si tu savais Baba Aroudj que fais-tu ? J'écoute le vent de la mer Les chebecs et les polacs Ont rejoins les amphpores La clameur des dockers Couvre le cri des taifa Et c'est mieuux ainsi
taifa cri de guerre des janissaires mais, ici il a le sens de détermination.
Baba Aroudj si tu savais Baba Aroudj que vois-tu ? Le ciel est noir de corbeaux Les oreilles se vendent cher Avec les penditifs de Benni-Yenni Icherriden fut déchiré Tagdempt est moins connu qu'Abbo Dure est l'ouvrage qui dure Vendengeurs videngeurs Plus de métier sur l'ouvrage Pleure l'oiseau dans sa cage
Baba Aroudj si tu savais Baba Aroudj que fais-tu ? J'écoute les mitrailleuses Et leur têtes chercheuses Voici la meute de chiens gras Lachée sur la ville hurlant Ou est le refuge de l'Indépendance?
Baba Aroudj si tu savais Baba Aroudj que fais-tu ? J'écoute le chant
''Min djibalina -de nos montagnes -s'élève la voix -Des hommes libres -Elles nous appelle -Au combat pour l'Istiqlal!'
Baba Aroudj si tu savais Baba Aroudj que fais-tu ? Je suis au terme du voyage Parle, Lis à haute voix Au nom de ton peuple Baba Aroudj Dis à Kheireddine l'amiral Notre dette envers lui Envers Abelkader et Mokrani Les sentiers sont fraternels Qui les ont vu passer Dis notre dette Dis à Kheireddine Nous le soulagerons Du poids des cellules cancéreuses Nous arracherons l'épine Plus enfoncée dans le coeur de la ville Que l'ancien Penon T'en souviens-tu? Dis à Kheireddine Nous donnons son nom, le tien Ceux de Lias et d'Ishaq Fils de Lesbos l'ancienne A des unités navales De l'Algérie libre Baba Aroudj, père manchot Baba Aroudj boukefoussa Dors en paix, ne pleure pas !
Parmi les littérateurs contestataires d’expression française, au Maghreb, deux visages se répondent comme en écho dans la glace sans tain de la décolonisation : Kateb Yacine (1929-1989) et Driss Chraïbi (1926-2007).
Kateb Yacine est né à Constantine, dans un milieu bourgeois (son père est défenseur judiciaire) grâce auquel il poursuit des études sérieuses, d’abord à l’école coranique, puis à l’école française. Alors qu’il est en classe de troisième au lycée de Sétif, il participe le 8 mai 1945 à une manifestation de rue, ce qui lui vaudra d’être arrêté avec d’autres Algériens et expulsé de son établissement.
L’écrivain part pour Bône, devenu aujourd’hui Annhaba; d’où il fait paraître l’année suivante son premier recueil poétique : Soliloques. En 1947, il donne une conférence à Paris sur Abd-el-Kader et l’indépendance algérienne et s’inscrit au Parti communiste algérien, tout en commençant à travailler pour le journal Alger républicain. Il publie un poème dédié à Nedjma, une cousine aimée, dans Le Mercure de France, dès 1948, et c’est en France également qu’il séjourne à partir de 1951 -et pendant une vingtaine d’années-, exerçant des métiers divers et voyageant dans toute l’Europe durant la guerre d’indépendance, « les événements d’Algérie ».
En 1956 la publication du roman Nedjma marque un tournant dans l’histoire du roman maghrébin par l’originalité de la construction qui fait fi de toute chronologie, la fulgurance des images, la confusion du réel et du rêve, la violence de la phrase et la force du symbole : « Je voulais donner l’image de l’Algérie et ça s’est dégagé sous l’image d’une femme », dira l’auteur. Le roman sera en partie repris dans Le Polygone étoilé[1] (1966).
« La révolution dans la révolution »
Entre-temps, Kateb Yacine se sera essayé au théâtre avec une série de pièces publiées en 1959, Le Cercle des représailles. Après une dernière pièce en français, L’Homme aux sandales de caoutchouc, en 1970, il fera jouer en Algérie, où il réside de nouveau à partir de 1972, des pièces en arabe algérien, cherchant à atteindre un public populaire[2] et à promouvoir « la révolution dans la révolution » par une implacable satire des forces conservatrices.
Né au Maroc, Driss Chraïbi fréquente l’école coranique, puis à dix ans entre à l’école française. Après des études secondaires au lycée Lyautey de Casablanca, distinguées de prix de poésie, il part en septembre 1945 poursuivre des études de chimie à Paris, où il obtiendra cinq ans plus tard un diplôme d’ingénieur chimiste. Il commence des études de neuropsychiatrie qu’il laisse inachevées et parcourt les différents pays de l’Europe, en exerçant divers métiers. Il se lance conjointement dans l’écriture : son premier roman, Le Passé simple, paru en 1954, provoque une véritable levée de boucliers par sa critique d’un islam ritualiste et d’une tradition sclérosée. Ses romans suivants[3] devaient lui permettre de mieux définir sa position : critique à l’égard de son pays, mais désabusée à l’égard de la France, qui l’a déçu.
C’est pourtant en France qu’il choisit de vivre, à l’instar du héros de Succession ouverte, en épousant une Française. Il assume en 1959 des fonctions à l’ORTF où il évoque dans « Connaissances du monde » les rapports entre l’Islam et l’Occident ; puis il enseigne la littérature maghrébine au Québec (en 1970). Il revient ensuite à l’écriture, retrouvant les thèmes qui lui sont chers. La Civilisation, ma mère ! …, paru en 1972, à travers la figure maternelle[4], se présente comme une chronique pleine de verve de la vie quotidienne au Maroc. A travers le portrait, teinté d’humour, d’une Marocaine déroutée par le progrès, Chraïbi évoque les contradictions et les paradoxes du Maghreb de l’époque postcoloniale. Cette mère, qui progressivement prend conscience de sa condition, tire parti du progrès et assume des responsabilités publiques, figure en quelque sorte l’évolution du tiers-monde. Ses deux romans Une Enquête au pays (1981) et La Mère du printemps (1982) manifestent le même désir de retour aux racines.
Une œuvre ne peut avoir de valeur que dans la mesure où elle est enracinée, où elle puise sa sève dans le pays sourcier auquel on appartient, où elle nous introduit dans un monde qui est le nôtre avec ses complexités, ses déchirements, ses ambivalences.
La quête de l’universel
En écrivant sur la difficulté d’être (noir) africain ou (arabe) maghrébin, ces auteurs ont finalement choisi de l’être en remplaçant la conscience traditionnelle religieuse de leurs pères par une conscience plus moderne, dramatique, intelligente, solidaire sans illusions. Cette conscience leur a permis de rester ce qu’ils ont été et de prêter attention du même coup aux contradictions des autres, Français ou Maghrébins, Français ou Africains.
Entre l’usurpation des colons et la nation future que les colonisés ont construit, où ils avaient soupçonné qu’ils n’auraient pas de place, ces écrivains ont essayé de vivre leur particularité en la dépassant vers l’universel.
[1] Dans Le Polygone étoilé, Kateb Yacine réunit certains textes du premier manuscrit de Nedjma, juxtaposant au sein du même roman des passages en prose et des passages en vers libres, entremêlant l’évocation du réel et celle du rêve dans une longue errance de la mémoire, en quête d’identité. L’auteur y évoque les conditions de vie des travailleurs algériens immigrés, par le biais de dialogues désenchantés entre ses protagonistes.
[2] Notamment Mohammed, prends ta valise, 1971 ; La Guerre de 2000 ans, 1974.
[4] Une scène très drôle lorsque cette femme musulmane est aux prises avec un fer à repasser (la fée électricité du fer à repasser dépasse l’usage qu’en fait cette mère), sous l’œil ironique mais attendri de son fils : la naïveté de la mère n’est pas sans rappeler le portrait de la mère juive du Livre de ma mère d’Albert Cohen – où l’humour n’exclut pas la tendresse.
Le Premier Homme camusien est celui qui tient un tête-à-tête dur avec la mort. C'est un homme qui se réclame être « trop jeune » pour penser à la mort. Sa conception de cette dernière n'est pas monothéiste : elle est grecque, elle est antique. Son entretien avec la mort, Camus est allé le réaliser à Djémila, l'antique Cuicul aux grands thermes, fondée probablement par les vétérans de l'empereur Nerva au Ier siècle de notre ère.
Comme le danseur de corde du Zarathoustra de Nietzsche qui a fait du danger son métier, et qui s'est débarrassé de l'« esprit de lourdeur » dans l'abîme de la mort, Camus, face à la ville squelette de Djémila et ses pierres sur lesquelles s'écrase le soleil ardent de Numidie, réalise que :
devant ce cri de pierre lugubre et solennel, Djémila, inhumaine dans la chute du soleil, devant cette mort de l'espoir et des couleurs, j'étais sûr qu'arrivés à la fin d'une vie, les hommes dignes de ce nom doivent retrouver ce tête-à-tête, renier les quelques idées qui furent les leurs et recouvrer l'innocence et la vérité qui luit dans le regard des hommes antiques en face de leur destin. Ils regagnent leur jeunesse, mais c'est en étreignant la mort1.
Le Premier Homme camusien ne croit pas aux « plus tard » du monde. Il récuse toute croyance prétendant que « la mort ouvre sur une autre vie ». Il bat en brèche les illusions de l'« arrière monde » en croyant uniquement à sa « richesse présente » ; il a aussi « beaucoup de jeunesse en lui pour parler de la mort ». Pour Camus, Djémila, comme la mort, est une ville aux portes fermées à l'intérieur de laquelle on peut éprouver un goût commun de la mort. C'est dans la contemplation du silence d'une ville morte que Camus estime retrouver quelque chose « qui donne à l'homme la mesure de son identité ». De quelle mesure parle-t-il ? D'une ville squelette dont l'idéal des bâtisseurs a voulu outrepasser sa propre mesure. Les ruines de ces bâtisseurs sont la négation même de leur idéal, et c'est cela la mesure dont parle Camus.
Le triomphe du créateur
Le Zarathoustra de Nietzsche, parmi ses nombreux enseignements, enseigne la haine de « l'esprit de pesanteur ». Cet enseignement qui critique la lourdeur a pour but d'apprendre aux hommes « à voler », à faire « sauter toutes les bornes-frontières », afin de pouvoir donner « à la terre un nom nouveau » : « la Légère »2. Zarathoustra ajoute que pour qu'un homme devienne léger, il doit apprendre à voler comme un oiseau, pour quitter la terre qui lui pèse énormément. Devenir léger, c'est aussi apprendre à s'aimer soi-même : c'est un art subtil qui requiert beaucoup de patience. En un mot, l'art suprême. « Il faut apprendre à s'aimer soi-même, c'est ma doctrine, d'un amour entier et sain, afin de demeurer fixé en soi au lieu de vagabonder en tous sens.3» Dans sa retraite de dix ans dans la montagne, Zarathoustra est redevenu « enfant » en se débarrassant progressivement des « valeurs pesantes appelées 'bien» et 'mal» ». Il a allégé ses épaules pour mieux porter son « bien » et son « mal ».
Mais celui qui a su se découvrir lui-même proclame : « Voici mon bien, voici mon mal. » Du coup il a fermé la bouche à cette taupe, à ce nain qui dit : « Un seul bien pour tous, un seul mal pour tous. » 4
Plus porté sur la tragédie que sur la comédie, Camus conçoit dès l'adolescence une œuvre aux cycles en triptyques : un roman, un essai et une pièce. La trentaine venue, et après avoir clôturé les cycles de « L'Absurde » et de « La Révolte », Camus envisage un cycle du bonheur, de la sérénité, intitulé dans ses brouillons « Le Jugement ». Ce dernier devrait s'ouvrir par un texte dont Camus n'avait indiqué que le titre : « Le Premier Homme ». Ce titre sera celui de sa plus grande toile romanesque, restée inachevée.
Fidèle à ses origines et à son enfance pauvre au 17 rue de Lyon à Alger, Camus entreprend dans Le Premier Homme un retour à l'essentiel, visant ainsi à « Détruire dans [sa] vie tout ce qui n'est pas cette pauvreté5». Ce roman signe le retour à ce noyau de roc dans lequel Camus se protège des altérations et des turbulences de l'Histoire. Dans cette perspective, Camus rejoint Nietzsche, son autre maître, qui cherche Dieu et ne le trouve pas. Comment donner un sens à la vie quand Dieu est mort, quand le bien et le mal justifient les pires ignominies ? Dans la posture de l'artiste-créateur, de l'écrivain engagé de manière « obligatoire au service militaire » contre le nihilisme, Camus, comme Zarathoustra, va délimiter les bornes de son « bien » et de son « mal ».
La vérité est à construire comme l'amour, comme l'intelligence. Rien n'est donné ni promis en effet, mais tout est possible à qui accepte d'entreprendre et de risquer. C'est ce pari qu'il faut tenir à l'heure où nous étouffons sous le mensonge, où nous sommes acculés contre le mur6.
Le retour au Premier Homme n'était guère aisé pour Camus. Ce genre d'ouvrage nécessite une vie monastique, de la solitude et de la frugalité spirituelle. Petit à petit, vers 1953, le projet du roman se précise dans un sens autobiographique et Camus se contente d'accumuler en vrac des matériaux pour son roman : les sujets tournent autour de l'énergie, l'amitié, la politique, la famille, l'enfance, etc. Mais l'inspiration n'est pas toujours au rendez-vous. Dans une lettre à Jean Grenier, Camus avoue ses difficultés d'écriture, son incapacité même à se mettre devant une feuille blanche. Les choses simples sont souvent difficiles à coucher sur le papier. Avec Dostoïevski, Camus doute sérieusement de ses capacités littéraires et cherche des éléments de renaissance stylistique dans l'œuvre du monstre de la littérature russe.
Pour la première fois après lecture de Crime et Châtiment, doute absolu de ma vocation. J'examine sérieusement la possibilité de renoncer. Ai toujours cru que la création était un dialogue. Mais avec qui ? Notre société littéraire dont le principe est la méchanceté médiocre, où l'offense tient lieu de méthode critique ? La société tout court ? Un peuple qui ne lit pas, une classe bourgeoise qui, dans l'année, lit la presse et deux livres à la mode ? En réalité le créateur aujourd'hui ne peut être qu'un prophète solitaire, habité, mangé par une création démesurée. Suis-je un créateur ? Je l'ai cru. Exactement j'ai cru que je pouvais l'être. J'en doute aujourd'hui et la tentation est forte de rejeter cet effort incessant qui me rend malheureux dans le bonheur lui-même, cette ascèse vide, cet appel qui me raidit vers je ne sais quoi7.
Le Premier Homme de Camus est un solitaire comme le Surhumain de Nietzsche. Il navigue, incertain, dans l'infinité de l'océan. Le créateur n'est créateur qu'à partir d'une remise en question radicale de soi-même. Le retour au Premier Homme est une conversion. C'est une odyssée de la plume et de l'esprit qui, après tant d'années d'errances, reconduit son protagoniste à sa terre natale : Camus retrouve l'Algérie, sa mer, son soleil et évoque la honte ressentie d'avoir eu honte, à l'école, de la condition modeste de sa mère et du dénuement qu'il a vécu, enfant, dans une maison où il n'y avait que du « nécessaire ».
Une fois la honte d'avoir eu honte dissipée, le Premier Homme advient, vigoureux et débarrassé de tout esprit de Pesanteur. Cet homme n'est aucunement vulnérable au ressentiment ; il navigue dans les flots de l'infini en créateur habile et léger.
Pour ne pas conclure : résister à l'abîme
Dans Crime et Châtiment, Fedor Dostoïevski élabore une nouvelle figure de l'homme qui, en effectuant un revirement psychologique, dépasse conjointement désenchantement et ressentiment. Cet homme est en quelque sorte l'antithèse de « l'homme du souterrain ». Prenant Crime et Châtiment pour un cas d'école en matière de lutte contre le ressentiment, Cynthia Fleury explique que parfois, dans la littérature, il y a un rachat possible, par le style et par l'intrigue : le style est une puissance de symbolisation ; l'intrigue, dans sa linéarité, raconte le retournement du ressentiment, le renversement du stigmate, montrant ainsi l'autodépassement de l'homme aux bords de l'abîme. Ce n'est pas un hasard si le Premier Homme camusien a sublimé son enfance pauvre, l'absence du père et le dénuement de la mère par un style jovial et sensuel, trouvant sa source dans le soleil de sa méditerranée natale.
Succomber ou pas au ressentiment ? Dostoïevski traite de ce problème majeur, de ce mal qui ronge l'humanité, en écrivain. Comme le héros de Crime et Châtiment, il a connu une situation personnelle très complexe, marquée par la précarité financière, les dettes et l'amertume. Cynthia Fleury ajoute que dans cette situation alarmante, Dostoïevski explique dans sa correspondance de 18658 qu'il a un projet d'écriture qui aura pour sujet l'histoire d'un « compte rendu psychologique d'un crime ». Dans son roman, il décrit un jeune homme désespéré, gagné par des « idées bizarres » et aspirant à commettre un crime odieux. Ces « idées bizarres » vont le mener à sa perte, par l'entremise de la mise à mort d'autrui : la « vieille » dame du roman sera l'objet de cette mise à mort, en raison de son aspect sot, sa surdité et sa maladie. Accablé de désespoir, le jeune homme s'interroge sur la nature de l'action qu'il s'apprête à accomplir : Est-ce un crime ? Est-ce un acte juste envers une vieille dame qui n'a comme horizon qu'une mort fatale ? La réponse sera positive. Au moment du basculement dans le ressentiment et l'enfermement dans la certitude meurtrière, le livre vient sauver l'auteur du crime en le mettant sur le chemin du repentir, voie bien plus difficile mais néanmoins salvatrice.
D'insolubles questions se posent au meurtrier, des sentiments inattendus et insoupçonnables lui torturent le cœur. La vérité divine et la loi humaine reprennent le dessus et il finit par être contraint de se dénoncer lui-même. [ ] Le sentiment d'isolement et de séparation d'avec l'humanité qu'il a ressenti dès le crime accompli l'avait mis à la torture. Le criminel décide lui-même de racheter son œuvre et d'assumer les souffrances9.
Le style et la littérature subliment les blessures narcissiques de l'antihéros, de l' « homme sans qualités » qui, vexé par la société moderne qui le condamne au « souterrain », s'arrache le droit de vie et de mort sur autrui.
Pour Camus, l'artiste a pour fin derrière ses créations l'accès à la liberté ; l'Histoire, quant à elle, ignore la beauté, la création artistique et débouche souvent sur une tyrannie. Dans cette même logique, Cynthia Fleury soutient que la littérature sauve l'Histoire, dans la mesure où elle montre un chemin de possible rédemption à cet homme du souterrain qui résiste, tant bien que mal, à l'assaut ressentimiste. Le chemin de repentance est celui d'une nouvelle vie possible. L'Histoire porte en son sein, à la fois, le pulsionnel ressentimiste et le temps long nécessaire pour réparer les dégâts du ressentiment. C'est pour cette raison que Camus a choisi le camp de la création des Grecs, contre celui l'inquisition de l'Histoire.
L'ignorance reconnue, le refus du fanatisme, les bornes du monde et de l'homme, le visage aimé, la beauté enfin, voici le camp où nous rejoindrons les Grecs. D'une certaine manière, le sens de l'histoire de demain n'est pas celui qu'on croit. Il est dans la lutte entre la création et l'inquisition10.
Accepter la douleur et ne pas en faire un motif d'accusation et d'incrimination collective, garder l'exigence de l'Ouvert rilkéen, sortir du grand mirage des illusions, dire « oui » au pretium doloris et accepter de mettre les pieds dans le risque et la mort : c'est là où commence la sculpture de soi. Nul ne devient arpenteur du monde que s'il goûte à l'arbre de l'amertume.
Notes
1. Albert Camus, op.cit., p. 28-29.
2. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, op.cit, p. 244.
3. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, op.cit, p. 245.
La Coupe d'Afrique du Nord. Les carnets secrets de la séduisante Mauresque, 1930 -1956. Ouvrage documentaire de Ahmed Bessol Lahouari et Nazim Bessol.Media Sports Editions, Alger, 2021, 206 pages, 1300 dinars
Elle est née en 1930... le jour de la célébration du centenaire de la présence coloniale en Algérie... un centenaire douloureux pour les musulmans d'Algérie ! «Je suis une belle mauresque fixant l'horizon avec un plateau d'offrandes sur la tête (... ). J'ai la couleur du sable du désert. Je porte un «seroual» qui dessine agréablement mes formes et il m'arrive jusqu'aux chevilles (...). Sur mon côté droit un sabre montre que je suis une guerrière nourricière et généreuse» (p 3). Elle, c'est la sculpture qui orne la nouvelle Coupe d'Afrique du Nord de football (englobant l'Algérie colonisée, le Maroc et la Tunisie sous protectorat... le tout avec cinq ligues : Tunisie, Constantinois-Algérois- Oranie-Maroc) ). Les occupants ont bien choisi le moment pour tenter de s'imposer face à la Coupe de France qui déjà fait courir les foules (à noter que la première Coupe du monde a eu lieu en Uruguay en 1930, avec une équipe de France comprenant deux joueurs natifs d'Afrique di Nord). C'est évident, la nouvelle instance, l'Union des Ligues Nord-africaines de football étant présidée par Louis Rivet, un des membres fondateurs de l'Us Blida.
Au départ aucun footballeur musulman.Il a fallu attendre une année après pour assister à l'apparition des footballeurs «indigènes», entre autres dans la sélection d'Oranie. Par la suite, les clubs musulmans vont être créés non sans difficultés et conditions (ex: intégrer des joueurs européens). Le combat nationaliste va alors s'y retrouver et comme signes de reconnaissance et de ralliement, il y a, d'abord et avant tout, les appellations et les couleurs adoptées : Mouloudia, Espérance, Wydad..., le vert, le blanc, le rouge... La suite est une longue et parfois belle, parfois heurtée, histoire de rencontres au sein desquelles la politique est souvent, sinon toujours, invitée, tout particulièrement avec le temps qui passe, les publics qui gonflent surtout du côté «indigène» et la montée en puissance du sentiment nationaliste face aux comportements sinon racistes du moins méprisants des Pieds noirs', dont la quasi-totalité des clubs (pas tous) était financée et soutenue par les gros et grands colons.
1956, la finale USMBA-SCBA n'est pas jouée. Les clubs «musulmans» arrêtent les compétitions et bien des joueurs rejoignent le maquis et le FLN/ALN. C'est aussi la fin de l'Unalf, les Ligues de Tunisie et du Maroc cessant leurs activités et se transformant en Fédérations. Le football du temps des colonisés, c'est fini !
1962 : Les Pieds-noirs' emmènent dans leur valise la Coupe... .qui se trouve actuellement au Centre sportif de Clairefontaine (baptisé Fernand Sastre, un natif de Kouba)
Les Auteurs : Bessol père et fils, tous deux journalistes sportifs, déjà auteurs de plusieurs ouvrages spécialisés... tout particulièrement dans le footbal. Le père est (comme son défunt père, Bessol Mohamed, membre fondateur de l'USMO, alors joueur-entraîneur et Sg du club) un ancien footballeur (international junior et accession du MCO en Nationale «Une»). Il fut journaliste à «La République», à l' «APS». Il anime, avec son fils, la revue «Botola»...
Table des matières : Présentation de la Mauresque (Note : 1930) / Il était une fois le CDJ/ 20 chapitres/ La 20ème édition n'aura pas lieu. Note: 1956/ L'adieu à la belle Mauresque/Les résultats/ Index des noms/Remerciements.
Extraits : «Charles El Kabbach est le premier agent de joueurs d'Afrique du Nord... Son fils, l'Oranais Jean Pierre passionné de football ne suivra pas ses traces et préférera une brillante carrière de journaliste» (p 43).
Avis : Pour la première fois, un livre d'histoire du foot en Algérie-fourmillant de détails- à partir d'une épreuve concernant certes directement la «présence coloniale» mais qui à travers cela, a démonté un mécanisme au départ d'exclusion lequel, par la suite, récupéré par des hommes (joueurs, entraîneurs, en Algérie même ou en tant que professionnels en France) et/ou des équipes, a préparé le terrain au sport en particulier le foot, vu sa popularité et l'engagement des supporteurs- comme arme de combat lorsqu'il s'est agi de libérer le pays. Autre qualité de l'ouvrage... ne plus laisser le champ libre au «historiens» français d'outre Méditerranée écrire ou raconter comme ils l'entendent excluant, minorisant ou méprisant les «indigènes», et décrivant l'Algérie colonisée comme une terre édénique... grâce... à la France.
Citations : «Je (la Coupe) sers d'alibis aux clandestins politiques recherchés par la police. Pour se déplacer, rien de plus facile pour eux que de prendre le train ou le bus des supporters dans lesquels, les militants n'hésitent pas à transporter de gros sacs où l'on est censé trouver de la nourriture pour le voyage alors qu'il s'agit de tract et d'armes (...). Les clubs (musulmans) sont sollicités pour multiplier les matches amicaux entre frères maghrébins» (p130)
15/08/2021
Moins d’une minute
Bientôt dans les kiosques ! Après les encyclopédies des internationaux algériens et celui de l’EN, le duo Ahmed Bessol, dit Lahouari, et Nazim Bessol a publié un ouvrage sur « la fabuleuse histoire de la Coupe d’Afrique du Nord où les carnets secrets de la Mauresque 1930-1956 ». Un remarquable travail de recherche qui a conduit les auteurs en Algérie, Tunisie, Maroc et France à la rencontre des acteurs de cette formidable épopée. Une véritable aventure pour les auteurs et certainement une merveilleuse découverte pour les lecteurs. Plus d’une trentaine de footballeurs qui ont fait les beaux jours des clubs vainqueurs de la Coupe ou qui y ont participé ont été interviewés.
On peut citer Just Fontaine, Zatelli , Martinez (US. Marocaine), Kader Firoud (MCA- CDJ-Oran), Khabatou ( MC Alger), Boudjelal (USM. Oran), Sebkaoui (USM. Blida), Baghli et Rodriguez (USSC Témouchent), Gros, Calatayud, Diaz (SC Bel-Abbès), Hasni et Ruiz (FC Blida), De Vileneuve (ASSt Eugène) Salva (GS Alger), Di Martino (Italia –Tunis), Benacef (CA Bizerte)… Tous ont fait rêver des générations entières grâce à leurs talents et ont été internationaux. Le livre de 207 pages, illustré par une centaine de photos inédites, et qui sera dans les librairies, la fin du mois, viendra enrichir la littérature sportive nord africaine. Le livre édité par Media Sport Edition sera dans les kiosque à la fin du mois de juillet.
C'était le Mouloudia des Hamraoua, 1946-1956. Récit de Ahmed Bessol Lahouari. Médias Sports Editions, Alger 2020, 207 pages, 600 dinars (Fiche de lecture déjà publiée. Pour rappel)
Il est né le 14 mai 1946 sous le nom de Mouloudia Club Oranais ( MCO). Une «ouaâda» est organisée... grâce à la participation financière des petits commerçants du quartier, El Hamri. Une grande et belle aventure allait commencer... avec des hauts et des bas comme pour tous les clubs algériens musulmans de l'époque car les terrains étaient trustés par des équipes pour la plupart composées de joueurs d'origine européenne, les «indigènes» étant certes tolérés, en tout petit nombre, bien que dans la communauté musulmane les talents étaient plus que nombreux et bien meilleurs (pas seulement dans le foot, la boxe sorte de tremplin idéal pour s'ouvrir les portes d'une vie décente - attirant beaucoup de jeunes).
Bien sûr, il y avait déjà l'USMO, un club possédant déjà un palmarès impressionnant fondé le 1er mars 1926, mais... bref, passons (il était financé par des «nantis»... et le «petit peuple oranais se contentait de remplir les gradins»).
L'USMO restait donc un mirage ne reflétant pas la réalité du terrain, surtout celle des innombrables bonnes graines et des incroyables talents de la balle ronde se contentant, pour les malchanceux, la majorité, de pratiquer le foot dans la rue et dans des terrains vagues avec des balles en chiffon... le ballon coûtant cher, et trop lourd pour les chaussures non adaptées, en général des «baskets» pour les moins infortunés ou généralement, les pieds nus. Sur les seize clubs qui disputaient alors le championnat de l'élite, ils n'étaient que deux clubs musulmans, l'autre club étant l'USMBA (Sidi Bel-Abbès).
Le démarrage ne fut guère aisé et les sélectionneurs, dont Bessol Mohamed, membre fondateur du club, joueur-entraineur et Sg du club, peinèrent pour dégager les meilleurs (le désir de jouer et la seule volonté ne suffisant pas) : bonne technique, bonne touche de balle... et aussi et surtout la capacité d'évoluer 90 mn dans un stade aux dimensions réglementaires.
Premier match... en championnat de district de la ville d'Oran, le dernier palier du système de compétition sur les cinq existants. au stade de l'USMO... contre le Liberté Club Saint Pierrois, issu d'un quartier du centre-ville. Maillot rouge, culotte blanche... et bas verts (les bas bleus de la première mi-temps ayant été changés. A noter que la couleur verte n'était pas prévue dans les statuts).
La suite est une grande aventure, souvent belle, avec des victoires et noms lumineux qui font encore rêver de nos jours (pas seulement dans le football mais aussi dans d'autres disciplines comme la boxe et le cyclisme, et la saison 1954-1955 restera certainement, pour les anciens, la plus belle de l'histoire du club et la plus enthousiaste avec l'accession en Promotion, un rêve de jeunesse des dirigeants d'El Hamri, «toujours sur le pont depuis 1946»), parfois douloureuse (avec des défaites, bien sûr) et dramatique avec une grande mi-temps, celle de l'arrêt de participation aux compétitions durant la guerre de Libération nationale, suite à l'appel du FLN au boycott... et la participation à une autre compétition autrement plus délicate et dramatique... avec des centaines de martyrs, joueurs (dont des cadets et des juniors qui rejoignent le FLN/ALN), dirigeants et supporters. El Hamri en camp retranché, une autre Casbah en lutte !
Juillet 62. L'Indépendance du pays... Les entraînements reprennent dans une cour d'école (Avicenne)... L'accession en nationale «Une» durant la saison 63-64... L'aventure continue.
Note complémentaire : je ne peux m'empêcher de reprendre de l'ouvrage une anecdote assez piquante (p 89) dont je conseille la lecture : celle de «Belkacem dit «El Khane», qui met K.o Ben Bella.».Ce dernier, défenseur central, portait alors les couleurs de l'équipe locale de Maghnia... et s'en était pris, à la fin de la rencontre à un supporter hamraoui. Mal lui en pris... la suite de l'histoire, après l'indépendance, est à savourer.
L'Auteur : Voir plus haut Sommaire : Prologue/ 34 chapitres allant de la naissance du Mouloudia à l'appel du FLN au boycott, en passant par la grande famille du Mouloudia et El Hamri en camp retranché
Extraits : «L'avenir immédiat du Mouloudia n'est pas de gagner des titres, mais de mobiliser la jeunesse pour une grande œuvre qui dépasse les stades» (Abouna Omar, premier président du MCO...)
Avis : Un ouvrage un peu trop... riche en informations L'idéal c'est de voir édités des ouvrages du même genre retraçant les parcours, parsemés d'embûches... et de sacrifices, des clubs sportifs (football et autres) algériens... musulmans, durant la période coloniale ; la plupart, sinon la totalité ayant arrêté les compétitions dès le déclenchement de la guerre de Libération nationale... et presque tous comptant des martyrs de la Révolution Commentaire très personnel : Quand on voit les parcours et les sacrifices des anciens dirigeants (et ce jusqu'aux années 80) comparés à ceux des nouveaux dirigeants du sport dit pro' (certes nécessaire pour dégager des élites), on a l'impression de vivre sur une autre planète où la pratique sportive est le cadet des soucis et l'affairisme et le gain facile, rapide la priorité
Citation : «Le football est le seul sport où le piston n'existe pas. Ou tu sais jouer ou tu ne sais pas et alors tu vas choisir un autre sport» (Les supporters, p 31)
Ils sont fiers ! De leurs guerres Et surtout d’la dernière Ils sont fiers !
Ils paradent Et défilent Commémorent Se décorent Et arborent
Cependant Ont-ils tué ? Ou blessé Torturé ou violé Humilié ou brimé
Asservi ou trahi ?
A vingt ans Ils étaient des enfants Envoyés par les Grands Dans c’pays. Pour sauver la Patrie ! Voilà bien un destin…
Revenus… Grand silence Sur la France. Trop longtemps
On a tu C'qu'on a vu C’qu’on a fait Pour quelle Paix ?
Trop de haine Trop de peur De racisme Pensez-donc ! Les melons Les ratons Tous des cons…
Ils connaissent Que l’plus fort Alors cogne ! T’as pas tort… Et cette arme
Dans tes mains C’est viril Mais malsain. Ça ne fait Qu’des embrouilles Et des hommes Qu’on pas d’couilles.
Et les autres ? Sont pas là, Ils sont morts C’est la guerre Y’a des risques, Pensez-donc !
Et les autres ? Les années ont passé Les voilà pensionnés. D’cet argent, ils n’veulent pas Qu’on leur donne donc là-bas Pour qu’il soit reconstruit Pour aider c’beau Pays… L’Algérie.
Ecrit le 19 mars 2009 en mémoire d’un certain 19 mars 1962
Joséphine Baker vue par le photographe Lucien Walery. (LUCIEN WALERY/GETTY IMAGES)
« Elle veut quoi, la négresse ? » : c’est la question que lui lança un jour un commissaire… La gloire, l’héroïsme dans la Résistance et même un château : elle voulait tout, Joséphine Baker, et elle a tout eu. Et même quelques belles occasions de dire « merde aux racistes ». Récit à cent à l’heure de François Forestier.
Pour acheter le hors-série de « l’Obs » sur Joséphine Baker, qui entre au Panthéon le 30 novembre, c’est ici. L’intégralité de nos articles sont aussi à retrouver sur le web dans ce dossier.
Seize bananes, voilà tout. La célébrité, le Panthéon, l’immortalité, l’entrée au Paradis, tout est dû à cette satanée ceinture imaginée par un décorateur facétieux, refusée puis acceptée par Joséphine Baker, « Vénus noire » qui bouleversa les Français et qui fit rêver tout Paris – messieurs et dames compris.
Soyons justes : la petite « câpresse » – mot antillais désignant une métisse – qui caracolait sur la scène du Théâtre des Champs-Elysées avait un corps… Un corps… Ah mes enfants… Un corps qui percuta les commentateurs, les critiques de danse, les mondains, les curieux, les par-hasard, les snobs et les autres. Dont Simenon, le feu aux joues :
« C’est sans contredit la croupe la plus célèbre du monde, la plus désirée aussi… Elle pourrait faire l’objet d’un culte.»
Ce splendide culte méritait des poèmes : il y en eut. Des propositions de mariage, il y en eut également (à un moment, deux mille). Des protestations, aussi : il en plut. Dames patronnesses, hérauts du bon goût, soldats de la moralité chrétienne, tous criaient à la décadence de la civilisation.
Celle-ci s’en remit aisément. Joséphine Baker aussi. Arrivée avec trois plumes et un sourire de gavroche, elle se réinventa en maharané des Folies-Bergère, en chanteuse de charleston, en mannequin de la haute couture, en patriote tricolore ayant « deux amours », en gaulliste intransigeante, en résistante contre la peste brune, en mère adoptive rêvant d’une famille « arc-en-ciel », en vieille dame luttant contre le mauvais sort et en personnage mythologique réussissant sa sortie ultime – sur scène. A ceux qui pensaient assister à un spectacle pornographique en venant voir un de ses shows, son manager répondait : « Ils seront déçus. » Joséphine Baker le remerciait pour la cédille.
Elle était arrivée à Paris dans l’air du temps, dans l’ère du « Tumulte noir ». Elle sortait d’un monde abject, fracturé par un racisme terrible, qu’elle combattit toute sa vie. Aux Etats-Unis, elle était une bamboula. En France, elle fut une vedette. Liaisons houleuses, bisexualité scandaleuse, mariages foireux, prises de position bizarres (dont un éloge de Mussolini), caprices innombrables, qu’importe ?
La seule ligne traversière, celle qui nous touche infiniment, c’est celle-ci : jamais Joséphine Baker ne recula devant le combat – nécessaire, ardent, constant – contre le racisme. Accueillie dans un commissariat par un sonore : « Elle veut quoi, la négresse ? », elle n’oublia jamais l’humiliation des hôtels de la ségrégation, les remarques haineuses, les insultes mortelles. On l’accusa d’être un clown, elle fut une ninja de la cause noire. Elle sut, avec hauteur, dire merde aux racistes. Au Panthéon, au Walhalla, aux Folies-Bergère, au Cotton Club, où qu’elle soit aujourd’hui, on est avec elle. Racistes, crevez.
Les flammes de l’enfer faillirent l’engloutir, pourtant. Joséphine Baker était une survivante.
Joséphine Baker dans les années 1920. (AKG-IMAGES)
Lynchages
Eté 1917. Freda, une petite fille de 11 ans regarde, au loin, l’incendie. Elle est noire, maigre, mal aimée, terrifiée. A Saint-Louis, ville plate au confluent du Mississippi et du Missouri, des hordes de Blancs avancent, la torche à la main. Ils sont plusieurs milliers, ouvriers des abattoirs, maçons des usines de ciment, employés des chemins de fer : la cité, qui se trouve sur le chemin des migrants noirs venus du Deep South, absorbe des milliers de demandeurs d’emploi, venus d’Ukraine, d’Italie, du Kansas, de Chicago.
La population noire, elle, remonte des Etats ruraux – la récolte du coton commence à être mécanisée – vers les grands centres industriels. Les grèves se succèdent, le mécontentement grandit, les usines engagent de la main-d’œuvre noire pour compenser l’absentéisme des grévistes blancs, notamment dans les entrepôts de l’Aluminium Ore Company, l’une des plus importantes usines de bauxite des Etats-Unis.
Le 2 juillet, tout explose. La rumeur assure que les « nègres » vont charcuter les femmes blanches. Les Blancs foutent le feu. Et lynchent à tour de bras. En sous-main, le Ku Klux Klan manipule les émeutiers. Les femmes, les enfants noirs sont traqués par des assassins ivres de sang. On pend des cadavres aux poteaux télégraphiques. Les quartiers noirs, constitués de cabanes pourries, de wagons hors d’usage, de clapiers tapissés de journaux, se vident.
C’est là que la famille Mcdonald survit – tout juste. Le père de la gamine, désigné sur la feuille d’état civil par trois lettres (« Edw. ») est-il Eddie Carson, batteur de jazz à ses heures ? Ou bien est-ce un autre gugusse de passage ? Carrie, la maman, est blanchisseuse, et son compagnon, Arthur Martin, est un loqueteux qui pue violemment des pieds (c’est Joséphine qui le dit dans ses différentes autobiographies) et ne fait rien.
La gamine traîne, la rue est son royaume : elle regarde les « minstrels shows », ces petits groupes de musiciens qui vont de cachet en cachet, elle chasse les rats qui courent sur sa paillasse, elle observe les putes de East Saint Louis, livrées à tous les vices ; l’une des spécialités les plus demandées, dit-on, est « la chatte en feu ». Un peu d’essence sur le pubis de la prostituée (noire, de préférence), et une allumette, pour rigoler…
Le pont, c’est le salut, lors de l’émeute. L’Eads Bridge enjambe le Mississippi : deux kilomètres de béton et d’acier qu’il faut franchir, en pleine nuit, hors d’haleine, avec les barbares derrière. Joséphine, dans les jupes de sa mère, court pour échapper aux « rednecks » qui allument des croix de feu. Un homme, près d’elle, tombe, le visage lacéré par une balle. Une femme enceinte est éventrée. La garde nationale, appelée à la rescousse, se joint aux émeutiers.
Au petit matin, on dénombrera des centaines de cadavres et six mille foyers noirs ont été détruits. Il n’y a pas de photos de cette nuit sauf une, prise de loin, aujourd’hui conservée au Smithsonian National Museum of African History. Joséphine Baker, elle, garde des images dans sa tête. C’est la guerre en Europe, c’est la guerre à Saint-Louis. La Russie a inventé les pogroms, l’Amérique les perfectionne. Freda Josephine Mcdonald va se fabriquer une autre vie, une autre identité. Sa vocation lui viendra d’une autre guerre, achevée.
La naissance du jazz
1898. Les soldats américains sont rentrés de Cuba, après le conflit avec l’Espagne. Les colonies des Caraïbes ont été nettoyées, et les troupes – souvent noires – débarquent à La Nouvelle-Orléans. Elles trimballent, dans leur paquetage, des cuivres : trompettes, trombones, bugles, saxophones, tubas, hélicons, clairons, cornets à pistons, mellophones, que sais-je ? Le jazz naît ainsi.
A Paris, Judith Gautier, la fille de l’auteur du « Roman de la momie », publie « les Musiques bizarres à l’Exposition de 1900 ». Bizarres ? Entendez : sons japonais, luth javanais, dawr égyptien, mais aussi jazz. Joséphine Baker s’imprègne de cette musique, dans la rue, dans les bouges, dans les arrière-cours. Elle se marie à 13 ans. Elle ramasse quelques dollars, çà et là, et l’un de ses copains musiciens précise : « Elle bougeait ses fesses comme un coq qui secoue ses plumes. » Elle traîne avec des artistes noirs, sous l’égide de la T.O.B.A., la Theater Owners Booking Association, sorte de syndicat pour les « Coloured ». C’est un point important.
Elle ne le sait pas, mais la T.O.B.A. est prise en main par la Mafia. La prohibition, décrétée le 16 janvier 1920, va faire la fortune des voyous. Le monde du spectacle est une proie toute trouvée. Duke Ellington appartient, littéralement, à un truand d’origine anglaise, Owney Madden, surnommé « The Killer ». C’est le propriétaire du fameux Cotton Club. Joséphine se débrouille comme elle peut, se marie une deuxième fois avec un porteur de chemin de fer nommé Baker. Elle gardera un bon souvenir du gars – elle a quinze ans – et son nom. C’est peu, mais c’est beaucoup. Elle prend la route.
Les Blackbirds, une troupe de chanteurs et danseurs noirs de New York, arrivent à Paris au milieu des années 1920. (ROGER-VIOLLET)
A Paris, le 22 septembre 1925, la gare Saint-Lazare résonne de cris joyeux, de notes de saxophone, d’interjections colorées. Sur le quai, trente gaillards et drôlesses manifestent leur liesse. Les hommes portent des chaussettes vertes avec des lacets rouges, les femmes ont sur la tête des « petits jardins avec des myosotis ». La bande vient de débarquer du « Berengaria », l’un des six paquebots qui dégorgent cinq mille Américains par semaine. Malgré la pluie, l’euphorie l’emporte.
André Daven, le directeur artistique du Théâtre des Champs-Elysées, qui les a engagés à l’aveuglette, note :
« Des jupes safran, des blue-jeans framboise, des chemises à larges damiers ou à pois ensoleillent la grisaille. Sous un bibi extravagant, en salopette de jardinier à carreaux noirs et blancs, une jeune femme longue se détache et s’avance : « So, this is Paris ! » »
Joséphine découvre deux futurs amours, « mon pays et Paris ». Oui, this is Paris. La Ville-Lumière est en plein « Tumulte noir » : la négritude est à la mode. Vlaminck s’extasie devant deux statuettes du Dahomey dans un bistrot d’Argenteuil (il est bourré), Braque achète un masque sogho du Gabon, Picasso acquiert un masque grebo, Poulenc donne une « Rapsodie nègre » truffée de dialogues de pacotille (« Kati moko, mosi bolou » et « Caca nunu »), le premier Congrès panafricain a eu lieu en 1919 au Grand Hôtel du boulevard des Capucines.
Les tirailleurs sénégalais démobilisés après la boucherie de la Grande Guerre se répandent dans Paris, jouent et dansent au Bal nègre de la rue Blomet ; le héros noir de l’aviation Eugène Bullard ouvre une boîte de nuit à Montmartre ; Fernand Léger ramasse des « nègreries » ; Sidney Bechet ravit les amateurs ; la Butte est littéralement prise d’assaut par les musiciens américains, notamment par l’orchestre de James R. Europe le bien nommé. Blaise Cendrars s’en mêle et se moque de l’influence du docteur Jacobus X, médicastre qui a publié en 1893 « l’Art d’aimer aux colonies », livre dans lequel il s’intéresse notamment au « violon anal » (?). Noble Sissle, musicien de jazz réputé, constate : « We have Paris by the balls. » Joséphine Baker va s’en apercevoir vite.
La Vénus noire qui hanta Baudelaire
Les premières répétions sont catastrophiques : les artistes font des claquettes pendant deux heures devant des décors peints par… John Dos Passos, qui est en train de mettre un point final à « Manhattan Transfer ». Tout juste démobilisé, il est étudiant à la Sorbonne, en anthropologie, ça tombe bien. Jacques-Charles, magicien des grandes scènes, intervient :
« L’orchestre nègre est remarquable, et seule une artiste, dont j’avais remarqué le corps sculptural, se refusa à se dévoiler un peu plus et à se montrer au public vêtue seulement d’une ceinture de bananes. Elle pleurait à chaudes larmes et me demandait à grands cris de reprendre le bateau… »
Paul Colin, jeune affichiste de talent, est convoqué. Il s’enferme dans son studio avec Joséphine Baker, la déshabille, la dessine, crée une affiche sublime, et couche avec elle. Lors du filage, quelques jours plus tard, le Tout-Paris se presse : Mistinguett, Van Dongen, Cécile Sorel, la princesse Murat, la correspondante du « New Yorker » Janet Flanner, le compositeur à succès Vincent Scotto… Celui-ci a le coup de foudre pour cette sorte de « Tanagra noire ». D’un seul coup, la java, le fox-trot, la polka, la chaloupée, le quadrille sont enterrés. Les « frétillements des dernières gommeuses » font pâle figure. Paris s’enflamme. Un restaurateur a le mot juste : « Quel cul elle a ! »
Il y a les pour. André Levinson : « C’est la Vénus noire qui hanta Baudelaire. » Paul Reboux loue « les agitations de sa chaste et ferme poitrine ». Jacques Patin : « miss Baker, qui fait songer à quelque idole noire, est une liane vivante. » Gérard d’Houville (pseudonyme de Maria de Heredia) : « un papillon extravagant. » Il y a les contre. Maurice Hamel : « Un nouveau coup porté à la civilisation. » Yvon Novy : « Le danseur noir est préhumain, sinon bestial. » Une Ligue contre le jazz se forme, car le jazz « est une forme de bolchevisme musical ».
Joséphine Baker dans les années 1920. (BRIDGEMAN IMAGES)
Pire : le Ku Klux Klan implante une branche à Paris. Par chance, les autorités françaises réagissent : dissolution immédiate. A Berlin, le journaliste Billy Wilder écrit dans « Die Stunde » :
« Le jazz, vous êtes pour ? Contre ? Du kitsch ? De l’art ? C’est une régénération essentielle du sang calcifié de la vieille Europe. »
Mais quand Joséphine Baker arrive à Vienne avec « la Revue Nègre », elle est accueillie par des manifestations d’étudiants qui protestent contre les « Schwarze », les « Neger ». La police intervient. On brûle des affiches. Bientôt, on brûlera des hommes.
A Paris, Joséphine Baker devient une star. Elle habite momentanément rue de Fleurus, en face de la librairie de Gertrude Stein. Passent Hemingway, Scott Fitzgerald, James Joyce. Elle rompt ses contrats, achète des animaux qui souillent sa chambre – perroquets, poulets, cochon, chien, lézard, guépard –, fréquente des amants (dont Simenon, qu’elle consomme séance tenante dans une loge de théâtre) et des amantes (dont Bricktop, la plus célèbre tenancière de boîte américaine black de Paris), se peint les ongles en laque dorée, apprend à conduire (mal), se fait voir au Bœuf sur le toit avec Cocteau, se produit en grand tralala sur la scène, est consacrée par Alice B. Toklas (la compagne de Gertrude Stein) dans un livre de cuisine où on peut apprendre à faire la custard Josephine Baker (« Battez trois œufs avec trois cuillères de sucre. Mélangez deux cuillerées de farine avec un peu de lait… »), reçoit le président Albert Lebrun au Bal des Petits Lits blancs (il a « la curiosité de voir ce joli phénomène noir » de plus près), et dit à Paul Derval, maître d’œuvre des Folies-Bergère : « Mon cher ami, arrangez-vous comme vous voudrez pour votre mise en scène, mais je veux toujours être au milieu. »
Renée Vivien, grande prêtresse des soirées lesbiennes, la prend en belle amitié. Colette aussi. La bisexualité a un avantage : elle double les chances d’être invité(e) le vendredi soir. Joséphine est donc conviée partout. Elle se fait photographier, nue, sur le toit du Théâtre des Champs-Elysées – et tous les habitants de l’avenue Montaigne se mettent à la fenêtre. Toute sa vie, Joséphine entretiendra des relations amicales avec les photographes, garants de son image.
En décembre 1926, elle ouvre aussi une boîte à son nom, Chez Joséphine – c’est l’usage. Dans la rue Fontaine, à Pigalle, il existe déjà des clubs de jazz où l’on peut prendre des leçons de charleston – c’est ce que fait le prince de Galles – ou bien se procurer une compagne ou un compagnon pour la nuit, voire un peu de poudre blanche.
Le cinéma, évidemment, fait appel à Joséphine Baker, pour « la Sirène des tropiques », dont le scénario est imbécile (Maurice Dekobra) mais le générique alléchant : Mallet-Stevens pour les décors, Pierre Batcheff pour le rôle principal, Luis Buñuel pour porter les cafés. Denise Tual, alors petite main, se souvient : « A cette époque, Joséphine était à l’apogée de son succès. Insupportable, elle faisait des caprices, piétinait les colliers de verroterie qui lui servaient de cache-sexe, exigeant une cape de chinchilla sans laquelle elle refusait de tourner… »
Joséphine Baker, avec son mari et manager, le « comte » Giuseppe Abatino, dit « Pepito ». (ALBERT HARLINGUE/ROGER-VIOLLET)
Depuis peu, Joséphine a un nouveau compagnon, Pepito, catalogué à la Préfecture comme « plâtrier » italien. Celui-ci se pare d’un fantaisiste titre de comte – il est en fait « instructeur de danse », comprenez gigolo. Jusqu’à une période récente, il a travaillé au Grand-Duc, la boîte de Joe Zelli, son cousin, qui a ouvert des bordels à Londres, des cafés à Tours, le club Chez les Nudistes à Pigalle, et qui est financé, en sous-main, par Owney « The Killer » Madden. Les truands américains, de Frank Nitti à Lucky Luciano, en passant par Al Capone (qui a une carte de visite assurant qu’il se consacre au « commerce de mobilier d’occasion »), s’intéressent à Paris, où la vente de cocaïne commence à rapporter. Mais les Corses de la Butte ne l’entendent pas de cette oreille, et quelques échanges de plomb règlent la question.
Le « comte » Pepito Abatino, lui, éduque sa compagne : il lui apprend les bonnes manières, examine ses contrats, choisit ses robes, lance des produits comme la brillantine Bakerfix pour les cheveux et l’huile Bakeroil pour bronzer, passe des accords avec les plus grands couturiers de Paris, fait la publicité des chaussures Perugia et des voitures Delage, distribue des étiquettes à coller sur toutes les bananes des marchandes de quat’saisons, engage George Balanchine pour des (vrais) cours de danse, transforme Joséphine en vamp, à la grande fureur de Mistinguett, qui voit sa royauté lui échapper.
Joséphine : « A New York, on m’appelait la Sarah Bernhardt de la danse. Mais à Paris, je monte en grade. Je deviens la Mistinguett noire. » Mistinguett, qui croise sa rivale lors d’une première au cinéma Apollo, crache à la figure de la « négrillonne ». Laquelle est pressentie pour être la reine de l’Exposition Coloniale de 1931, ce « concept-escroquerie » dénoncé par les surréalistes. Quelques esprits chagrins font remarquer que Joséphine Baker n’a rien à voir avec les colonies françaises : elle est Américaine. Peu importe : elle joue dans une opérette d’Offenbach, fait un tabac au Casino de Paris, séduit Max Reinhardt à Berlin, et, enfin, remet les pieds aux Etats-Unis, aux Ziegfeld Follies, la plus célèbre salle de débauche de plumes, un paradis de girls à damner un saint. Avec quinze malles, des centaines de chaussures et de costumes de scène et soixante-quatre kilos de poudre de riz, ses chiens et ses cacatoès, voici Joséphine, enfin, revenue au pays.
Joséphine Baker, avec le couturier Paul Poiret (1879-1944), lors de la fête de la Sainte-Catherine à Paris, le 25 novembre 1925. (BORIS LIPNITZKI/ROGER-VIOLLET)
Elle a deux tubes au répertoire : « la Petite Tonkinoise » – « Je suis vive, je suis charmante, comme un p’tit oiseau qui chante, il m’appelle sa p’tite bourgeoise, sa Tonkiki, sa Tonkiki, sa Tonkinoise » – et « J’ai deux amours ». Les deux rengaines ont été composées par Vincent Scotto, le seigneur de la chanson française (4 000 titres à son crédit). Le public américain n’est pas aussi enthousiaste que celui de Paris (« What is ton kiki ? » demande un journaliste), malgré les costumes magnifiques d’un nouveau venu, Vincente Minnelli, futur réalisateur d’« Un Américain à Paris ». Surtout, surtout, l’ignominie de la ségrégation est bien présente. A l’hôtel St. Moritz, 50 Central Park South, le directeur (pourtant immigrant grec), impose à Joséphine Baker de prendre l’escalier de service.
Mais Pepito, lui, a le droit de monter dans l’ascenseur. Joséphine accepte mal cet apartheid quotidien. Ses frères de race non plus. Alors qu’elle demande un café, en français, une employée noire, exaspérée par ces façons de « mal blanchie », lance : « T’es juste pleine de merde ! » A Harlem, on la considère comme une renégate. Elle n’a qu’à savoir où est sa place, dit-on. Pour les Américains, c’est au lavoir. Pour elle, c’est à Paris, Chez Joséphine, où elle passe de table en table, tire les moustaches, caresse les messieurs chauves, et remâche sa colère. Depuis les émeutes de Saint-Louis, donc, rien n’a changé ? «Les USA sont une terre barbare vivant dans une fausse démocratie de style nazi », dira-t-elle plus tard.
Joséphine résistante
Les nazis, justement. Les nègres, inférieurs, sont une menace pour la pureté de la race germanique, et il convient de faire une grande purge, notamment dans les milieux artistiques. Un danseur noir, Hilarius Gilges, est assassiné en 1933 à Düsseldorf. Joséphine Baker fait partie des « artistes décadents » et une publication patronnée par Goebbels la dénonce, photo à l’appui.
Tandis qu’elle jongle avec un nouveau mariage boiteux (avec Jean Lion, industriel raffineur de sucre), son amant Jean Menier (les chocolats) et ses bonnes œuvres (distribution de nourriture dans les quartiers pauvres), les nuages s’accumulent. Depuis la mort de Pepito – cancer du rein – elle dérive. Elle n’a aucun – aucun ! – sens de l’argent. Ni de l’organisation. Quant aux engagements… Comme le disait Samuel Goldwyn, « un accord verbal ne vaut même pas le papier sur lequel il est écrit ». Maxime valable pour les contrats écrits, même gravés dans le marbre de Carrare, dans l’univers de Joséphine Baker. Elle se dédit constamment, à la grande satisfaction des avocats.
En septembre 1939, alors qu’elle prépare avec Maurice Chevalier le show « Paris-London » au Casino de Paris, les Alliés déclarent la guerre. Quelques mois plus tard, Joséphine Baker est recrutée par Jacques Abtey, chef du contre-espionnage militaire à Paris. Méfiance, quand même : Mata Hari, lors de la Grande Guerre, était aussi une artiste de music-hall, et a fini dans les fossés de Vincennes, sous les balles de douze zouaves, avant d’être dépecée par les collectionneurs de souvenirs. Devant ce nouveau rôle d’héroïne de l’ombre, Joséphine Baker n’hésite pas : « C’est la France qui a fait de moi ce que je suis. Vous pouvez faire de moi ce que vous voulez. » Abtey obtempère. Il couche avec elle.
Quel rôle une femme noire, célèbre, dont les caprices et les écarts sont connus de tous, peut-elle jouer dans un réseau secret ? En se promenant dans les réceptions d’ambassade avec son guépard Chiquita, peut-elle ramasser des informations pour l’armée des ombres ? En plongeant dans les milieux du showbiz qui fricotent avec l’ennemi – Maurice Chevalier va rester en tête de liste comme collabo (selon Joséphine) –, peut-elle noter des secrets militaires ? Sa détermination ne fait aucun doute. Comme le dit Jimmie Daniels, musicien au Hot Cha de New York : « Elle a des couilles. » L’image, quoique anatomiquement fausse, est juste. Joséphine Baker a du courage. Mais de la discipline ?
En février 1945, pendant la bataille d’Alsace, Joséphine Baker rend visite à des soldats dans un cantonnement près de Strasbourg. (ECPAD)
Elle se rend sur la ligne Maginot pour chanter, fréquente les diplomates italiens, dîne avec des amis japonais, tourne un film, « Fausse Alerte » (excellent titre pour la « drôle de guerre ») avec Micheline Presle et Georges Marchal, participe à des émissions de radio, expédie des photos de marraine de guerre, élève des souris blanches, visite des centres d’hébergement. Sur le conseil d’Abtey, elle se rend en zone libre, aux Milandes, un château du XVe siècle de cinquante pièces en Dordogne, qu’elle a loué en 1937. Elle y arrive le 7 juin 1940, et va y rester trente ans. Son fantôme s’y promène encore.
Avec Paulette, sa bonne, François, son valet, madame Jacobs, son assistante, toute une smala de familiers, elle tricote des écharpes pour les soldats, accueille Jacques Abtey qui fuit Paris après avoir entendu l’appel du général de Gaulle, collectionne les passeports (faux et vrais), et offre refuge à des officiers en fuite.
Fake news
Paul Paillole, capitaine du 5e bureau de l’état-major, qui anime un service contre « les agents de l’étranger » incite Joséphine à passer en Espagne, avec Abtey. Sans hésiter, elle fonce. Ils parviennent à Lisbonne, puis à Casablanca. Elle n’oublie pas sa guenon, deux autres singes, son chien danois, ses souris blanches. Ni ses bagages, vingt-huit malles. Elle va servir de messagère, au Maroc, à Séville, à Madrid, en Libye, au Caire, et sa mort sera annoncée par le « Chicago Defender », « victime d’Hitler ». Elle rectifie, dans une interview à « The Afro-American » : «Il doit y avoir une petite erreur. »
La petite erreur rencontre de Gaulle à l’opéra d’Alger. Il lui fait remettre une Croix de Lorraine en or. En Corse, à la Libération, elle voit deux batteries de DCA, baptisées « Joséphine » et « J’ai deux amours ». Quand elle rentre à Paris, en octobre 1944, des milliers de gens sont là pour l’accueillir. Désormais, quand elle apparaîtra en uniforme, ce sera la poitrine bardée de médailles, bariolée comme une affiche de Paul Colin, clinquante comme un gradé soviétique. D’ailleurs, à ce propos, on la verra à Moscou chanter « la Marseillaise » avec le maréchal Joukov, l’ombre de Staline.
Une autre histoire commence, lambeaux de célébrité, chapitres de faillites, déclarations d’intention, désordre intime. Deux constantes traversent toujours sa vie, jusqu’à la fin. En premier lieu : le manque d’amour – Joséphine Baker, malgré ses mariages et ses liaisons, n’aimera jamais vraiment personne, homme ou femme, autant que ses douze gosses, ses perroquets ou son cochon domestique. En deuxième lieu : la haine du racisme.
A Juan-les-Pins en 1964, avec sa « tribu arc-en-ciel », les douze enfants qu’elle a adoptés. (TOPFOTO/ROGER-VIOLLET)
Son nouveau mari, Jo Bouillon, est un chef d’orchestre réputé. Il l’aide, la soutient, s’occupe du château des Milandes, qui, après la guerre, a l’ambition de devenir le Disneyland de la fraternité humaine, avec musée, piscine, ferme moderne, casino, gymnase, centre de remise en forme, hôtel de luxe, restaurant vingt étoiles, tout le toutime. Elle adopte une tripotée d’enfants de couleurs, de religions et d’origines différentes, en commençant par un petit Japonais et un petit Coréen.
Les années s’abattent sur elle, le maquillage devient plus lourd, les costumes moins révélateurs, les dettes s’accumulent, les shows se succèdent. Le village de Castelnaud, au départ conquis, se retourne contre elle : trop d’impayés, trop de traites en souffrance, les paysans ne pardonnent pas. Se côtoient désormais des gamins de partout, Jari le Finlandais, Luis de Colombie, Moïse d’Israël, Koffi de Côte d’Ivoire… et la situation se détériore. Entre Jo Bouillon et Joséphine Baker, le torchon brûle. Il est homosexuel, elle le traite de « pédérace » en public. Il finira par prendre sa valise pour s’installer au bout du monde, en Argentine. Impossible d’aller plus loin, sauf à tomber dans le grand vide cosmique.
Elle fait ériger une statue de dix mètres du Christ, puis une de Bouddha, de Moïse, de Mahomet et d’Erzulie (n’oublions pas que le premier prénom de Joséphine est Freda, divinité vaudoue). Les enfants, laissés à eux-mêmes ou pris en main par des nounous interchangeables, forment une « tribu arc-en-ciel » émiettée. La présence permanente de Joséphine serait nécessaire.
Pour autant, dans les années 1950, elle n’arrête pas de remonter sur les planches, annonçant sa retraite, avant de revenir pour clamer son retour. C’est fatigant, cette valse-hésitation, ponctuée de reprises d’Offenbach et de Poulenc, ces « Kati moko », ces « Tonkiki Tonkiki », et cette scie des deux amours, le plus gros succès de Scotto. Elle danse avec des méharistes sur scène, se retourne sur son passé, cite le cher Max Jacob qui, avant d’être assassiné par les nazis, estimait que « le jazz et les dessins animés sont les évènements artistiques du XXe siècle », donne des interviews dont une à Dotson Rader, pour le magazine américain « Parade », qu’elle conclut par un « Enough, child. » Cet « Assez, mon enfant » sonne comme un aveu. Elle est fatiguée, et Dotson Rader, justement, est l’auteur d’une pièce intitulée « Dieu s’est détourné ». Dieu, en effet, regarde ailleurs.
En 1973, deux ans avant sa mort, lors d’un concert au château de Versailles. (AFP)
A la vérité, les années d’après-guerre de Joséphine Baker sont un lent naufrage, auquel on n’a guère envie d’assister. Où est-elle, la créature recouverte de poudre de riz décrite par Maurice Hermite, le grand ordonnateur des femmes nues des Folies-Bergère ?
« Mais où avais-je pris qu’elle était noire ? Elle est blanche. Parfaitement ! Comme vous. Comme moi. Un teint de lys et de roses. Maquillée rose bonbon, comme une marquise XVIIIe. Avec une mouche au coin de la lèvre, comme un Watteau… mouche. »
Anita Loos, la piquante auteure des « Hommes préfèrent les blondes », rêve d’un show qui s’intitulerait « Gentlemen Prefer Bronze ». On est à l’orée du « Black is beautiful », des poings gantés des athlètes aux JO, des films de Shaft et de la constitution des Black Panthers. A l’orée, seulement. Ça viendra. Mais pour l’instant, Joséphine Baker retourne aux Etats-Unis. Le Copa City, à Miami, lui offre un salaire royal, 10 000 dollars par semaine, une secrétaire, une limousine avec chauffeur, des conditions somme toute acceptables.
Miami est une ville fortement sujette à la ségrégation : les citoyens noirs se voient imposer un couvre-feu à partir de 6 heures du soir, et le public du Copa City est uniformément blanc. Joséphine Baker tempête, exige une audience mélangée. C’est non. Elle tape du poing. C’est oui. Elle s’installe, douce vengeance, à l’hôtel Arlington, classé « Whites only ». Sur scène, elle affirme :
« C’est le plus important moment de ma vie. Je suis dans une ville où je peux me produire devant mon peuple… »
Joe Louis, le champion de boxe, applaudit. Prochaine étape : Los Angeles. Au RKO Hillstreet Theatre, un spectateur gueule : « Retourne d’où tu viens ! » Elle : « Et toi, tu es d’où ? » La salle se lève en applaudissant.
Une rouge pour le FBI
Mais ce n’est pas fini. Elle dîne dans un restaurant à Miami, entend un client qui rage : « Je ne reste pas dans un endroit où il y a des nègres. » Elle convoque la police, qui ne fait rien, et effectue un « citizen’s arrest », une arrestation citoyenne, pour « breach of peace » (atteinte à l’ordre public). Le gros con fauteur de trouble, Fred Harlan, 45 ans, est un VRP texan. Il écope d’une amende de 100 dollars (soit 1 000 dollars d’aujourd’hui) et d’une nuit en prison, dont on espère qu’elle s’est passée en compagnie d’un Noir balèze et de préférence mal disposé.
Direction New York. Le soir du 16 octobre 1951, Joséphine Baker va prendre un verre au Stork Club, le bar huppé de Manhattan, avec des amis. Walter Winchell, le journaliste le plus en vue du moment, spécialisé dans les potins, est là. Accessoirement, c’est aussi un informateur du FBI, copain avec J. Edgar Hoover, le cinglé raciste qui dirige le Federal Bureau of Investigation depuis la nuit des temps. Le patron du Stork, Sherman Billingsley, ami intime de Frank Costello, capo di tutti capi de la Cosa Nostra, est un ancien bootlegger. Billingsley fait le tour du club, aperçoit la négresse, et siffle, rageur : « Qui l’a laissé rentrer ? »
Elle a commandé un steak, elle ne l’aura pas. Les mafieux n’aiment pas les « jus deréglisse » (Sammy Davis aura le nez cassé cinq fois de suite). Joséphine Baker fait un scandale, alerte l’avocat de la National Association For the Advancement of Colored People, trépigne, convoque la presse, prend à témoin Walter Winchell, qui ne veut rien savoir. Il se prépare à aller voir « le Renard du Désert », un biopic sur Rommel, et les histoires de « mangeuse de noix de coco » ne l’intéressent pas. Il est néanmoins accusé, publiquement, d’être raciste. Il contre-attaque dans les journaux : Joséphine Baker est antisémite, dit-il, elle a soutenu Pétain et, pire, elle est communiste (tout est archifaux). Dix minutes plus tard, J. Edgar Hoover fait ouvrir un dossier numéroté 62-95384. Désormais, Joséphine Baker sera considérée comme une « rouge », acharnée à la perte des Etats-Unis.
La Mafia, en douce, s’en mêle : quand elle va faire un récital à La Havane, sous Batista, elle prend une suite à l’hôtel Nacional. Manque de chance, l’auberge appartient à Lucky Luciano (c’est là qu’Al Pacino se rend pour traiter avec Hyman Roth, dans « le Parrain 2 »). Les voyous empêchent Joséphine Baker de monter sur scène, une manifestation dégénère, il y a un mort. La star est arrêtée, interrogée. Fait-elle partie des subversifs bolcheviques ? Non, mais la police de Batista, brutale et raciste, va la convaincre du bien-fondé du combat des barbudos de la Sierra Maestra. Quelques années plus tard, lors de la création de la Tricontinentale, qui réunira à Cuba Che Guevara, Mehdi Ben Barka, Ahmed Ben Bella, Amílcar Cabral et Fidel Castro, elle sera là.
La politique est entrée dans sa vie par effraction, une nuit d’été 1917. Désormais classée « ennemie de l’Amérique » par le FBI, elle a besoin d’un visa pour revenir aux Etats-Unis. Refusé. Robert F. Kennedy, attorney general of the United States, intervient personnellement.
Joséphine Baker prend la parole devant le Lincoln Memorial. Elle sera la seule femme à faire un discours ce jour-là. (PAUL SLADE/ARCHIVES PARIS MATCH/LA SCOOP)
Et le 28 août 1963, debout en uniforme des FFL, sur les marches du Lincoln Memorial, le lieutenant Joséphine Baker se tient face aux deux cent mille participants de la marche des droits civiques sur Washington, aux côtés de Martin Luther King. Ce dernier, d’une voix incantatoire, magique, dit :
« Je fais un rêve, sur les rouges collines de Géorgie, les fils des anciens esclaves et les fils des anciens propriétaires d’esclaves s’assiéront ensemble à la table de la fraternité… »
Les visages, noirs et blancs, sont graves, les gorges se serrent, les larmes coulent. Il y a là Bob Dylan, Joan Baez, Odetta, Mahalia Jackson, Marian Anderson qui chantent. Joséphine Baker ne chante pas. Seule femme à prendre la parole, elle dit simplement : « Nous sommes à l’aube d’une victoire totale. Vous ne pouvez vous tromper. Le monde est avec vous ». Silence. Puis : « Poivre et sel. C’est ainsi que ça doit être. » We shall overcome, certes, certes. Utopie, oui. Mais quand même : une vague d’émotion, encore aujourd’hui.
Le 12 mars 1969, elle est éjectée des Milandes, manu militari. Trop de dettes, une gestion démente, trop de coups de menton. Tout se termine par un cliché terrible, publié dans mille journaux : Joséphine Baker, assise sur une marche de la cuisine des communs du château, une couverture sur les genoux, près des poubelles, pauvresse brutalisée par un capitalisme sauvage. C’est la fin ? Voire. Les célébrités, Brigitte Bardot, Grace Kelly en tête, se mobilisent. Les oboles pleuvent. Le public, alerté par une presse pathétique, la soutient. On l’aime, notre Joséphine.
En avril 1975, elle revient sur une scène qui a fait les beaux jours du music-hall, Bobino, rue de la Gaîté. Lors de ses répétitions, un jeune journaliste accompagne la rédactrice en chef, pour le grand article à venir dans « l’Express ». Les délais d’impression, alors, sont importants : quinze jours entre la remise du texte et la parution dans le magazine, photos à l’appui. Quand le papier paraît, titré « l’Eternel retour », Joséphine Baker est déjà enterrée. Le jeune journaliste, c’était moi.
Aïzer, un enfant dans la guerre est un récit autobiographique que j’ai rarement lu en littérature algérienne. Le texte de Mohamed Sari est dénué d’artifice, empreint de sincérité. Pour ces raisons je partage avec vous mon analyse de ce texte touchant et dur, tendre et tragique, sensible et ardu à la fois. Ce texte fort dévoile une part intime de l’auteur, de sa famille et de son environnement géographique qui est la région de Cherchell. Avec subtilité en termes d’écriture, on est invité à entrer dans la famille et dans son histoire personnelle qui se mêle à la grande histoire, celle de la guerre de Libération du colonialisme. La mémoire, comme l’analyse Paul Ricœur, est aléatoire et peut être sélective.
L’autobiographie de l’enfance de Mohamed Sari est construite avec originalité car il s’appuie, certes, sur sa propre mémoire, avec des bribes de souvenirs tendres relatant sa relation avec sa mère et son père, mais il s’appuie sur la mémoire de ses parents, sur la mémoire de son oncle et celle de son cousin. Mohamed Sari explique avec honnêteté dès l’incipit les sources de sa mémoire : “Je ne sais pas si ce que je vous raconte là (…) est tiré de ma mémoire ou s’il s’agit d’un mélange où s’enchevêtrent les récits sans fin de ma mère, mais aussi ceux de ma grand-mère et de mes tantes.” Dans ce milieu de paysans algériens, l’oralité a toute sa place, et le monde de son enfance est celui des femmes de la famille qui l’entourent quand les hommes sont aux champs ou en prison durant la guerre. Les récits sont ceux de sa famille, des voisins, qui sont répétés avec, à chaque fois, des variantes. Toutes les versions sont synthétisées et forment la mémoire de l’auteur. Mohamed Sari raconte les déchirures et les souffrances que sa famille a endurées du côté du Mont Chenoua à cause d’une guerre violente. La mémoire est reconstituée et déroulée à travers les chapitres qui s’intitulent “La mère”, “Le père”, “Le cousin Dader” et les lieux qui évoquent les moments-clés de l’histoire de la famille et de la guerre. L’écrivain évoque avec une infinie tendresse l’image de sa mère, une femme forte dans le malheur et la lutte contre les soldats et leurs supplétifs arabes. L’adulte se remémore les rares instants de bonheur que la période de la guerre lui a permis de vivre avec sa mère, son père, ses cousins. Une grande misère est dépeinte grâce à la mémoire qui n’oublie pas, et ce qui ressort, c’est l’ingéniosité des femmes qui faisaient en sorte que leurs enfants mangent à leur faim. À ce propos, Mohamed Sari évoque avec une infinie tendresse sa mère qui tenait à ce que son fils ait toujours chaud, au point où les femmes du douar lui reprochaient de vouloir l’élever comme un “roumi”, ne lui permettant pas d’être comme les autres enfants, courant pieds nus, à la dure. Mohamed Sari dit le traumatisme des paysans lorsqu’ils furent forcés de quitter la terre de leurs ancêtres, leur douar, pour être regroupés dans un camp entouré de barbelés. Les militaires français voulaient les couper des “rebelles”, des moudjahidine, afin que ces derniers soient isolés. Le déplacement de tout le douar est resté gravé dans la mémoire de l’enfant Mohamed : “Le jour de l’exode, nous avions été contraints de traverser l’oued, tarabustés par les soldats français qui pullulaient aux alentours, appuyés par des avions qui bombardaient notre douar.” La misère et la précarité se sont accentuées suite à cet “exode collectif forcé”. Les soldats français n’ont jamais su que son père continuait à aider les moudjahidine même dans ce campement de regroupement appelé “lassas”. Les maquisards y entraient malgré les barbelés, pour tenir des réunions, se soigner, se ravitailler et retourner ensuite vers les casemates : “Les Français avaient cru qu’en nous regroupant dans des camps bien gardés, loin des montagnes et des forêts, ils allaient isoler les maquisards (…) Ils avaient sous-estimé nos capacités de résistance et d’adaptation, et insulté à notre intelligence.” Les malheurs vécus par la population rurale sont amplement décrits. Les chapitres consacrés à son père sont les plus durs à lire, car il y raconte le rôle de liaison qu’il a joué au détriment de sa vie. Dénoncé par des traîtres, les soldats français envahirent le ‘gourbi’ et avaient tout saccagé, avec l’aide des harkis : “Ils avaient tout mis sens dessus dessous, cassé la vaisselle, vidé les armoires, les coffres en bois, secoué le toit en paille (…) enfonçaient les baïonnettes dans les sacs de grains.” Le père fut emprisonné, torturé et envoyé dans le camp de Paul Cazelles. Il se remémore combien les harkis étaient les plus cruels : “C’étaient surtout les soldats arabes qui excellaient dans les insultes les plus ordurières, les menaces, les chantages.” La mémoire la plus douloureuse est celle qui décrit les tortures subies pour le forcer à donner les noms des maquisards, à dévoiler l’organisation militaire des “rebelles”. Henri Alleg dénonça la torture en Algérie dans son ouvrage La Question. L’autobiographie de Mohamed Sari dépeint dans le détail les tortures les plus atroces subies par le père dans les geôles : “J’ai été incarcéré au Secteur, camp de sinistre réputation. Là-bas on me faisait subir les tortures les plus atroces”, la gégène, les électrodes dans les parties intimes, les eaux usées dans lesquelles sa tête était plongée, la torture de la baignoire, les coups de poing au visage et toutes les parties du corps, l’enfermement dans un trou noir où les odeurs nauséabondes l’empêchaient de dormir, avec toutes sortes de bêtes qui couraient sur son corps, la torture de la lampe allumée durant des nuits entières, les menaces sur la famille. Évanouissements, perte de mémoire, folie. Toutes ces souffrances n’ont nullement entamé la volonté du père, qui a toujours nié toute relation avec les maquisards. De longues pages décrivent l’horreur subie par les prisonniers, dont les cris stridents étaient entendus toutes les nuits, provenant d’autres cellules. Plus tard, les charniers furent découverts autour des centres de torture. La force mentale des Algériens pour sauver la révolution est centrale dans cette autobiographie. L’horreur vécue durant la guerre est un trauma chez cet enfant dans la guerre. Le récit est émouvant, car Mohamed Sari a dévoilé l’intimité de sa propre famille. Au-delà des horreurs du système colonial, au-delà des traumas vécus, l’amour de parents aimants malgré la guerre transparaît à chaque page de cette mémoire de guerre dépeinte avec une vérité crue. La lutte pour une vie me
illeure, pour la liberté, pour l’indépendance fut l’objectif d’une nation algérienne debout.
Mohamed Sari, Aïzer, un enfant dans la guerre, Alger, Barzakh, 2018
L’ÉCRIVAIN AHMED BENZELIKHA À PROPOS DE SON DERNIER ROMAN
Linguiste, financier et spécialiste en communication, Ahmed Benzelikha est aussi un auteur prolifique. Après “Elias” (éditions Casbah), il signe chez le même éditeur “Les Dupes”, un livre fort passionnant et intéressant, dont la trame est construite autour d’un tableau volé. Ainsi, le roman aborde “un ensemble de thématiques enchâssées, tout en proposant plusieurs grilles de lecture : philosophique, psychologique, politique, sociale…”.
Liberté : Vous venez de signer un nouveau roman plutôt sombre. Qu’est-ce qui a motivé l’écriture de ce texte ?
Ahmed Benzelikha : Attendez, d’abord le roman, même s’il emprunte aux codes tant du thriller que du roman psychologique, n’est pas si noir, il s’en dégage cette lumière bleutée des smartphones que j’évoque dès les premières pages, c’est le monde qu’on nous propose qui est, peut-être, sombre et le dénoncer, sans complaisance ni cynisme, est nécessaire. Ainsi la torture, l’emprise violente d’un individu sur un autre pour le faire souffrir est une ignominie que le livre aborde pour en démonter les mécanismes et en révéler l’horreur. En tout cas le livre se termine, avec une fin ouverte, sur un lever de soleil porteur de lumière, de beauté et de discernement. Sur une nouvelle chance. Cette nouvelle chance qui est toujours donnée, au monde, aux êtres, aux nations et aux sociétés qui les font. Notre échange de propos me fait penser, enfin, à une belle citation de Stefan Zweig : “Mais toute ombre, en dernier lieu, est pourtant aussi fille de la lumière et seul celui qui a connu la clarté et les ténèbres, la guerre et la paix, la grandeur et la décadence a vraiment vécu.” Cela dit, il est vrai que par rapport à mes précédents livres, qui étaient, je dirais, emplis de lumière, en particulier La Fontaine de Sidi Hassan et surtout Elias qui est typiquement un roman “solaire”, Les Dupes serait plutôt à chercher du côté du clair-obscur cher à Rembrandt ou du côté obscur de Dark Vador de La Guerre des étoiles ou encore, et la référence est directe dans un des passages du récit, du côté du Faucon maltais de Hammett mais aussi de Huston. Nous sommes dans Les Dupes, comme de plus en plus dans la vie courante, à la frontière du réel et du virtuel. En fait, pour répondre à votre question, vous savez qu’il est toujours difficile d’expliquer la genèse d’une œuvre romanesque, tant les faisceaux et les auspices sont nombreux et divers, dans un monde complexe et devant un être humain toujours aussi porteur de passions et de faiblesses, mais disons que, principalement, deux choses auraient pu me motiver : mes travaux sur l’éthique de l’intelligence artificielle, conduits dans le cadre de l’Unesco, et ma spécialisation dans la communication digitale. J’avais couvert, par ailleurs, j’étais alors jeune journaliste, une mission archivistique venue du Québec qui travaillait, notamment, sur le développement du Cerist et donc d’internet qui, à l’époque, vers 1990, en était encore à ses balbutiements. Rien n’indiquait alors le formidable outil qu’allait devenir celui-ci ni aussi que, vingt ans plus tard, j’allais devenir membre du Conseil d’administration du même Cerist, mais déjà le monde virtuel me fascinait et me fascine toujours tant son potentiel de développement demeure intact. À ce propos, laissez-moi vous dire que l’avenir va nous réserver beaucoup de surprises, si nous n’en saisissons pas, dès maintenant, les enjeux et les donnes de ce qui n’est plus seulement un outil, mais, véritablement, une nouvelle dimension qui façonne de nouvelles manières de penser, de faire et d’être à tous les niveaux et dans tous les domaines, de la petite transaction commerciale à la grosse manœuvre géostratégique, mon roman s’en fait d’ailleurs l’écho avec le conflit avec ce pays imaginaire, emprunté à Hergé (un peu de fantaisie n’ayant jamais tué personne), qu’est la Bordurie.
La trame est constituée autour de l’œuvre Quand te maries-tu ? de Gauguin. Que vous inspire cette toile ?
Vous savez, je suis passionné d’art, au-delà de mon profil et de ma carrière, dans les domaines financier, administratif et de contrôle, j’ai toujours été attiré par cette marge de beauté et de créativité, où l’émotion mais aussi et surtout l’intelligence trouve tant à s’exprimer qu’à se manifester, tant et si bien d’ailleurs que l’indicible et l’inexprimé y trouvent matière et portée. L’art, en fait, n’est pas, comme le croient beaucoup, à l’instar de l’idée d’ailleurs qu’on se fait de la culture, accessoire et délicat, bien au contraire il est nécessaire et constitue un puissant levier, il fait la force symbolique des nations et des causes, ainsi que conservons-nous, par exemple, de l’Andalousie, si ce n’est toutes ces œuvres d’art que sont ses joyaux architecturaux ? La peinture, quant à elle, peut être appréhendée à travers un de ses illustres représentants (qui ne nous intéresse pas ici comme homme mais comme artiste), Gauguin ! Le nom, à lui seul, évoque un univers particulier marqué par le trait synthétique et le traitement intensif des couleurs, mais aussi par la quête d’un absolu qu’on devine inaccessible. Gauguin résume artistiquement, si je puis dire, la condition humaine et la perception que nous voulons avoir de la réalité en la dépassant, en cherchant notre propre sens à notre présence au monde. C’est ce sens finalement que cherche chacun des protagonistes du roman. Chacun à sa manière, face à un monde qui veut automatiser, uniformiser, standardiser, réifier et monétariser. Pour le tableau Nafea faa ipoipo ? (Quand te maries-tu?) qui est au centre de la trame des Dupes, je crois qu’il est représentatif d’une démarche remettant l’humain au centre de ce que nous sommes et de ce qu’est le monde. Les deux personnages du tableau sont au centre non seulement de la spatialité de l’œuvre, mais aussi de sa puissance esthétique et signifiante. Les deux femmes qui “sont” et qui “font” le tableau sont une source de sens (signification) et de sens (sensoriel) et, au-delà, de sensualité (comprise dans son acception la plus large) extraordinaire. Le titre lui-même, d’une sonorité particulière en tahitien, est empli de mystère et de suggestions interprétatives, qui laissent la porte ouverte à toutes les possibilités, comme, justement, la trame de mon livre. Enfin, au milieu de ce paradis naturel, qu’est le paysage qui les entoure, représentatif du monde primitif originel, cher à Gauguin, les deux femmes proposent, semble-t-il, deux choix, celui de la liberté et celui de l’uniformité, de la réflexion et du dogme, de l’humanisme et de la standardisation, représentés par les tenues et attitudes respectives des deux femmes. Enfin, le choix s’est aussi porté sur cette toile du fait qu’elle a été au centre d’une des plus importantes transactions du marché de l’art (puisqu’il existe malgré l’antinomie que je ressens à voir ces deux notions réunies), transaction que je revisite dans mon roman, grâce à des développements imaginaires, pour illustrer les thèses que je défends, à la tête desquelles la nécessité d’un monde humain, juste, solidaire, ouvert et fondé non sur les intérêts mais sur les hautes valeurs comme autant de solides repères, loin de la marchandisation de l’art, des sentiments et des êtres.
D’ailleurs, les différents personnages liés par cette toile ont fini par se perdre à cause, notamment, de la cupidité, de l’amour du pouvoir, des apparences… Est-ce une analyse personnelle de la société contemporaine ?
Merci de vous être montrée attentive à la construction complexe et raisonnée du récit, dont j’ai voulu que la forme illustre aussi le fond, comme dans la plupart de mes livres, hormis les essais qui s’inscrivent dans une autre démarche, le plus souvent académique. Comme vous le savez, j’ai été longtemps chroniqueur dans la presse nationale et internationale et vous savez aussi combien ce genre d’exercice journalistique vous pousse à porter un regard attentif et parfois acéré sur les réalités sociales et les mutations socioéconomiques qui, le plus souvent, les sous-tendent. Si vous ajoutez au sens de l’observation journalistique une propension à la recherche et à l’analyse acquise dans mes domaines de compétences professionnelles, ainsi qu’un esprit rigoureux et attentif, il est probable que vous soyez tenté par l’analyse sociale, mais non pas comme le sociologue ou le psychosociologue, je ne suis ni Bourdieu ni Slimane Medhar, même si à mon âge et au vu de mon itinéraire je ne me fais aucune illusion sur la nature humaine, mais plutôt comme tout romancier qui dresse le tableau, tant d’une société que des individus qui la composent, à travers les mondes imaginaires qu’il propose non pas seulement au délassement des lecteurs mais aussi et surtout à leur réflexion. La société contemporaine est-elle celle des Dupes ? Seule une lecture attentive du livre, mais aussi des mutations de ce XXIe siècle débutant, peut permettre une réponse satisfaisante à cette question… que vous pouvez poser, comme tant d’autres questions, à Google ! Mais en fait, au-delà de cet aspect, le roman aborde un ensemble de thématiques enchâssées, tout en proposant plusieurs grilles de lecture : philosophique, psychologique, politique, sociale, sociologique, économique, morale, sans jamais m’ériger en moraliste, et même intertextuelle pour les plus avertis. En définitive, Les Dupes constitue une lecture dynamique et lucide des enjeux d’un monde nouveau qui se dessine sous nos yeux, tout en étant un travail littéraire accompli que j’ai voulu le plus attrayant au plan de l’intrigue, répondant ainsi aux attentes des amateurs de romans de différents genres, comme vous pouvez le constater.
Vous dressez un tableau plutôt noir sur la complexité de l’Homme. Et cette complexité, nous la vivons à travers un “chassé-croisé entre amour, crime, argent, pouvoir et peinture”. Avez-vous ressenti le besoin d’écrire sur ces thématiques ?
Je vous le disais au début de notre entretien, la noirceur n’est pas tant dans le tableau que dans le modèle qu’il dépeint ou le sujet qu’il traite. Je suis un grand admirateur de Shakespeare et de Dostoïevski, et je pense qu’une de leur qualité première est d’avoir proposé au lecteur intemporel un personnage intemporel, et ce personnage est l’être humain, l’éternel humain avec ses faiblesses et sa noirceur, comme vous dites (et voyez, ici, comment, en deux mots évocateurs, se dresse, par la puissance de l’évocation littéraire, la figure tourmentée d’Othello), mais aussi sa grandeur et sa lumière, représentées, dans Les Dupes, par le peintre Matt dont le martyre est quasi christique, mais aussi par la pugnacité de l’honnête officier de police, à eux deux ils symbolisent ce qu’il y a de meilleur dans l’homme depuis Abel : son sens du sacrifice et sa droiture. Tous deux d’ailleurs mènent un cheminement intérieur qui les conduit à ces questionnements sur l’amour qui composent une partie du livre et qui démontrent le caractère central de la noblesse des sentiments dans le monde que nous espérons. Me vient à l’esprit, ici, une citation du Coran qui affirme, traduite en français : “Et ils peinent comme vous peinez et vous espérez de Dieu ce qu’ils n’espèrent.” Quant à la peinture, elle représente l’art, lieu humaniste par excellence, espace de partage et don divin, elle symbolise la beauté de que nous sommes et de ce qu’est le monde, une plus-value faite d’émotion et de plaisir, un bonheur particulier, celui de l’esthète, quel qu’il soit, même si, pour ma part, je préfère, loin de ce qu’on nomme pompeusement les élites, celui populaire et spontané des milieux modestes auxquels j’appartiens, qui confirme qu’en tout homme il y a une part de Dieu. Par ailleurs, on ne le souligne pas assez, la peinture a de commun avec l’écriture d’être une “accoucheuse de rêves”, selon les termes de Christiane Chaulet-Achour à propos de Mohammed Dib, référant au travail pictural de Picasso dans Guernica pour expliquer comment le travail créatif du peintre ou de l’écrivain, non seulement transcende la réalité mais la sublime en l’exprimant “mieux” qu’elle l’aurait fait par elle-même. Guernica exprime ainsi plus profondément l’horreur de la guerre que ne l’aurait fait une reconstitution réaliste du bombardement historique, tout comme l’écriture romanesque dans sa distanciation relative et dans sa capacité créative (d’aucuns diront démiurge), cherche à différemment explorer et exprimer les facettes d’une réalité qu’elle soumet au questionnement littéraire, qui est celui de la portée du sens et de l’imaginaire.
Ce monde nouveau est “dirigé” par les réseaux sociaux, la vie virtuelle, le fake, les faux-semblants. Pensez-vous qu’à l’ère de toutes ces technologies l’Homme arrivera-t-il à retrouver le Beau, les valeurs et sa liberté ou alors nous avons été bien “dupés” ?
Je pense que nous avons évoqué l’Unesco au début de notre entretien. Cette organisation, qui n’est plus à présenter, est mandatée par la communauté internationale pour conduire une réflexion sur l’éthique de l’intelligence artificielle dont je me suis fait l’écho en Algérie en organisant la première conférence dans notre pays sur cette thématique. Je pense que des éléments de réponse à votre question se trouvent à ce niveau. En effet, même si les progrès technologiques connaissent le plus grand développement et un développement qui va aller en s’accentuant, il nous faut agir pour aménager des garde-fous d’abord aux problématiques les plus controversées mais aussi des conduites et un savoir-être, qui nous permettent de sauvegarder ou de retrouver liberté, valeurs et cette notion du Beau, qui a donné non seulement celle du beau paysage ou du beau tableau, mais aussi celle de la belle âme ou de la belle action et qui rejoint celle du Bien. Je crois que prendre conscience des enjeux, comprendre les nouveaux logarithmes, les nouveaux systèmes d’organisation, analyser prospectivement et se projeter dans le monde de demain permet aux compétences d’aujourd’hui, pour peu qu’on les mobilise en les valorisant, de relever non seulement les défis technologiques mais aussi éthiques, que j’aime à croire profondément indissociables. C’est ainsi, me semble-t-il, que la condition humaine sera améliorée en lui assujétissant les progrès technologiques, pour servir le progrès et le bien-être de tous, et non, surtout pas, l’inverse pour le profit de quelques-uns. Ne soyons pas “dupes”, pour vous reprendre, faisons-en sorte que le monde de demain soit celui de l’homme et de ce qu’il y a de beau en lui et non celui de la jungle et des imbéciles connectés. Il y a plus de trente ans, en 1989, j’avais fait paraître un manifeste, paru dans la presse et intitulé Pour une nouvelle intellectualité, où j’appelais au renouvellement non seulement des élites, mais aussi et surtout des concepts et des approches. Ce manifeste reste, trente ans après, toujours d’actualité, ce qui nous promet encore de beaux efforts à fournir, de beaux combats à mener, de belles causes à défendre et de beaux livres à écrire, inchallah !
Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d'Algérie (Préface de Jean-Jacques Becker. Postface de Pierre Vidal-Naquet)... Essai de Sylvie Thénault, Editions Edif 2000, Alger 2010, 347 pages, 850 dinars
Elle n'avait que vingt ans lorsqu'elle était venue proposer comme thème de recherche en vue d'une maîtrise d'histoire «La manifestation du 17 octobre 1961» à un professeur qui avoue (préface) que si pour un homme de sa génération, c'était un événement qui avait une place précise dans la mémoire...», il n'en était pas de même pour les générations des années quatre-vingts. «Un événement déjà ancien, bien oublié. La guerre d'Algérie n'était plus un sujet de préoccupatuion et la manifestation du 17 octobre encore moins». Il se trompait lourdement, mais il avait accepté le sujet. Il venait de «lancer» une «historienne» qui allait se spécialiser sur «la guerre d'indépendance algérienne», découvrant de nouvelles sources alors ignorées, et posant mille et une vraies questions aux témoins encore en vie... ou à leurs hétitiers. Six années après, elle soutenait sa thèse devant un jury qui comportait les meilleurs spécialistes français soit de l'Algérie, soit des problèmes de justice : Ageron, Stora, Vidal-Naquet, Farcy. La recherche pour reconstituer le puzzle a été longue, difficile, fastidieuse... peut-être facilitée par le fait que le point de départ était clair, net, précis. Cent vingt années de colonisation ne pouvaient qu'enfanter un système judiciaire monstrueux. C'est ce que l'auteure écrit dès le départ : «Le système de répression élaboré après le 1er novembre 1954, rompt avec l'existence ordinaire de la justice, mais les hommes appelés à instruire et juger les nationalistes ne sont jamais que ceux qui exerçaient, déjà, avant le déclenchement de la guerre d'indépendance. Loin d'être vierges de toute expérience, ils connaissaient la société coloniale, la vivent, la reflètent même dans leurs pratiques...».
De ce fait, «l'histoire de la guerre (et de la justice) ne peut s'écrire sans plonger dans ses origines profondes qui l'enracinent dans un contexte colonial et dans une continuité historique bien antérieurs à 1954». Et, hélas, cela va durer jusqu'à l'indépendance du pays. La justice franco-colonial(ist)e sera impitoyable à l'encontre des nationalistes et plus que laxiste, à la fin de la guerre, avec les terroristes de l'Oas.
L'Auteure : Sylvie Thénault, née en 1969, est une historienne française, agrégée et docteur en Histoire, directrice de recherche au CNRS. Elle est aussi membre du Centre d'histoire sociale du xxe siècle. Ses travaux portent sur le droit et la répression légale pendant la guerre d'indépendance algérienne. Elle a, en particulier, étudié des mesures ponctuelles, comme les couvre-feux en région parisienne et les camps d'internement français entre 1954 et 1962. Ses recherches s'orientent vers l'étude de l'internement à la période française dans son ensemble, dans le champ de l'étude de l'administration coloniale en Algérie : structures, législation, personnel, pratiques. Sa maîtrise d'histoire, en 1991, portait sur «La Manifestation des Algériens à Paris le 17 octobre 1961» et sa répression. Sa thèse soutenue en 1999 traitait de «La Justice dans la guerre d'Algérie», et l'ouvrage présenté dans le cadre de son habilitation à diriger des recherches porte sur «La violence ordinaire dans l'Algérie coloniale». Prix Malesherbes (2002). Dernier ouvrage : En co-direction avec Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou et Ouanassa Siari Tengour : «Histoire de l'Algérie à la période coloniale : 1830-1962», Paris, La Découverte, collection «Poche : Essais», 2014, 720 p.Table des matières : Préface/ Introduction/ I. Génèse d'une situation controversée (1954-1956)/ II. Quand la guerre oblige la justice ((1957-Mai 1958)/ III. La justice civile à l'heure du retrait (mai 1958-1962)/ Epilogue/Postface/Bibliographie/Index.
Extraits : «Les trois départements de la rive sud de la Méditerranée n'ont jamais constitué une zone de droit à l'identique de la métropole» (p 20), «La compétence de la justice militaire et l'existence de camps d'internement restèrent les deux grands principes de la législation jusqu'à la fin de la guerre» (p38), «Sur le terrain, l'armée impose sa logique qui fait cohabiter la justice avec d'autres moyens de répression» (p93), «Aucun conflit ne surgit donc entre autorités militaires, judiciaires et politiques sur le fonctionnement de la justice. Malgré des logiques divergentes, tous s'accordent sur les nécessités de la répression» (p97), «Aux yeux du commandement, les avocats sont des adversaires à partir du moment où ils partagent les opinions des nationalistes qu'ils défendent» (p115), «Depuis le début de la guerre d'Algérie, il n'existe guère de hauts fonctionnaires qui n'aient, plus ou moins, directement ou indirectement, par action ou par abstention, participé à l'avènement du règne de la violence «(p139), «Dans l'idéal du commandement (note : de l'armée française d'occupation), l'instruction n'existe plus, les condamnations à mort sont multipliées et les exécutions quasi-immédiates» (p201), «L'étude des réactions du commandement aux instructions ministérielles démontre, elle aussi, une persistance de la pratique de la torture, des disparitions et des exécutions sommaires, tandis que l'impunité reste de mise «(p264), «La fiche («incomplète pour la fin de la guerre») de l'armée de terre comptabilise 1.415 condamnés à mort du 1er janvier 1955 au 15 septembre 1961, ainsi que 198 exécutions» (p313)
Avis : Un titre qui, à lui tout seul, résume la situation dans laquelle se sont retrouvés, volontairement (pour la plupart) ou non, empêtrés, les magistrats français en période d'une guerre dont on s'entêtait à ne pas vouloir reconnaître les causes et à dire les noms... La justice devenue une arme, elle a donc couvert (presque) tous les crimes colonialistes. Un travail quasi-complet qui fourmille de détails et qui, en même temps, déprime à la lecture de la description du fonctionnement de l'horrible «machine de guerre» encore plus redoutable qu'était la justice de l'époque
Citations : «L'arme par excellence de l'historien, (c'est) la possibilité de recouper les sources les unes par les autres, car un document seul ne fait pas la vérité» (Jean-Jacques Becker, préface, p 2), «La guerre rend l'armée intouchable. Le silence sur ses violences s'impose» (p 158), «La crainte de desservir l'armée en agissant contre la torture, les disparitions ou exécutions sommaires explique en grande partie l'inaction dont les magistrats ont fait preuve (... ). C'est d'une justice soumise à une logique de guerre qu'héritent les dirigeants de la Vè République» (pp 160-161), «En guerre, la solidarité avec les forces armées s'impose et contrarie toute politique de lutte réelle contre les illégalités» (p268), «(Entre1954 et 1962) la justice d'alors est bien plus un «rouage de l'Etat», c'est-à-dire une «machine judiciaire faite de textes et de juges qui les appliquent», qu'un «pouvoir judiciaire indépendant tenant la balance égale entre le Pouvoir et le citoyen» (Casamayor, octobre 1962 et 1968, cité p 320)
LE GLAIVE ET LA BALANCE. PLAIDOYER POUR UNE JUSTICE INDEPENDANTE. Essai de Abdelkader Hammouche. Editions Barkat, Alger 2019, 189 pages, 400 dinars (Fiche de lecture déjà publiée. Pour rappel)
L'auteur n'y va pas par quatre chemins. Il est vrai que pour l'avocat qu'il est devenu, le temps et la précision comptent énormément. De plus, la situation de la justice algérienne était devenue tellement dramatique (aux yeux des citoyens et des justiciables comme à ceux des avocats), faisant tellement peur (à tort ou à raison) que le «remède de cheval» s'avère nécessaire. Dramatique et cela s'est plusieurs fois vérifié avec la cascade d' affaires» enregistrées durant le règne du bouteflikisme mais «traitées» de telle manière que les «gros» s'en tiraient toujours avec peu de dégâts, que les «très gros» n'étaient cités que comme «simples témoins» et qu' «essuyaient les plâtres» (dans les cellules des prisons) seulement les «troisièmes couteaux». Elle faisait si peur car il arrivait que la victime se voit, parfois, transformée en coupable. Cherchez les erreurs !
L'auteur, grâce à ses décennies d'activité en tant qu'avocat, ancien journaliste de terrain (ayant d'ailleurs goûté du «glaive» pour une «affaire» somme toute banale, pour ne pas dire ridicule), s'en est donc allé à la pêche aux «affaires» puant à plein nez l'injustice (ou bien plutôt la justice sur «injonctions»). D'ailleurs, après le mouvement populaire du 22 février 2019 («Hirak»), bien des dossiers vont, semble-t-il ressortir des tiroirs. On a donc quelques exemples désormais fameux, dignes d'être étudiés dans les Ecoles de Droit, d'Administration ou/et de Magistrature : L'affaire Cnan Group/Ibc, révélée en 2010/2011 pourtant commencée en 2005/2006... La privatisation d'une entreprise publique dévoyée au profit d'intérêts personnels. L'Algérie flouée par deux sociétés étrangères et un homme d'affaires algérien résidant en Jordanie. Les membres du Cpe et le Premier ministre de l'époque, jamais entendus et deux personnes, des Dg, condamnées. L'affaire Khalifa Bank, en 2003, date de la «découverte «du scandale. Quelques milliards de dollars envolés !
Lors d'un premier procès, 124 personnes mises en cause... et 4.000 auditions. Le juge d'instruction a bien convoqué et entendu des ministres en exercice et des ex-ministres, mais n'a placé aucun en détention provisoire ni même sous contrôle judiciaire. Idem lors du second procès, en 2015 : 18 condamnations, mais 53 acquittements. L'affaire Sonatrach (en fait, il y en aura 4) en 2010... et un ministre de l'Energie, ancien Pdg de l'entreprise... en fuite puis revenu «librement» au pays... et un procureur (B. Zeghmati) et un ministre (M. Charfi), trop téméraires ou trop confiants... qui «essuieront les plâtres». Une grosse affaire de corruption et des peines estimées «légères», car «politiques». L'affaire de l'Autoroute Est-Ouest : Pour 1226 km une enveloppe initiale de 6 mds usd... devenue 11 mds usd... mais en fait, dit-on, 20 mds usd. Certaines personnes sont accusées d'avoir empoché 2,5% de commissions. Bien sûr, tout le monde nie. Et le ministre en charge du dossier déclare même que «l'affaire avait été montée de toutes pièces par le Drs à seule fin de ternir l'image du Président». Une instruction qui a duré près de 3 années. 16 accusés et un verdict «en demi-teinte». L'affaire Mellouk... un petit fonctionnaire ayant dévoilé, en 1992 déjà, une cinquantaine de dossiers de «magistrats faussaires», ayant falsifié des attestations d'ancien moudjahid... Aujourd'hui encore, à un âge avancé, après avoir connu la prison et l'Istn et avoir été menacé, lui et sa famille, il continue son combat... car rien n'a été encore tranché... d'autant que le dossier est «introuvable»... Situation inédite dans les annales de la Cour suprême. L'affaire Benchicou, emprisonné (deux années purgés sans bénéficier d'une seule journée de remise de peine) pour une affaire, «banale», de «bons de caisse» introduits en Algérie à son retour de l'étranger, puis ruiné suite à la «saisie-vente» de son journal, «Le Matin»... tout cela parce qu'il avait publié, en 2004, un livre pamphlet à grand succès, «Bouteflika, l'imposture algérienne» et qu'il était poursuivi, aussi, par la haine du puissant ministre de l'Intérieur de l'époque, accusé d'avoir pratiqué la torture dans les années 70.
Mais que faire pour éliminer la «justice aux ordres» et mettre, enfin, le glaive au service de la balance et se débarrasser de juges surnommés, dans certaines villes, «les chambres à gaz de la justice», là où les verdicts sont considérés inéquitables et expéditifs: des juges indépendants certes mais aussi compétents et aux comportements qui honorent la profession/ Une nouvelle organisation... à revoir en urgence... avec plus de moyens humains et matériels et gestion informatisée des affaires/ Revoir la loi cadre de 2017 portant code de déontologie des magistrats/Nécessité de réformer de Csm pour une plus grande indépendance / Nomination reposant sur les compétences professionnelles et non pas sur le «copinage»/Une gestion budgétaire autonome des juridictions/Mettre les juges à l'abri des groupes de pression et de la corruption (la mafia politico-financière)/ Revoir le recrutement et la formation/ Spécialisation dans les médias (rubriques judiciaires) / Mobilisation des avocats, les ligues de droits de l'homme et des associations civiles /Transparence des patrimoines (magistrats et leur famille) dès l'entrée en fonction/ La publicité immédiate des décisions de justice et accès des justiciables à toutes les décisions judiciaires/Imposer aux magistrats l'utilisation des microphones placés dans les salles d'audience (c'est tout bête et pourtant...) / Améliorer les conditions de travail des greffiers/ Que les justiciables sortent de l'attitude passive et promotion de la culture de la protestation et ne plus se complaire dans le fatalisme...
Au départ, il est vrai, il y a la «volonté ferme des pouvoirs publics». En bonne voie... mais, hélas, toujours après une révolte, comme le «Hirak» actuel. Auparavant on a eu des déclarations mais une volonté bien molle et clanique ou affairiste. Des dégâts difficiles à réparer !
L'Auteur : Né à Alger en 1952. Ancien journaliste d'Algérie Actualités (tous les anciens se souviennent de sa «mésaventure» avec la Sm de l'époque qui l'avait «embarqué» -pour un certain temps. Il avait alors trop bien fait son boulot)... Par la suite, devenu avocat. Auteur de plusieurs ouvrages (romans, récits et essais ).
Extraits : «Nos commissariats et nos tribunaux sont froids comme des couperets et impersonnels comme une salle de gare. En somme, tout est fait pour instiller sinon la peur, du moins un sentiment désagréable de malaise» (p 17), «A quoi serviraient des lois aussi juste soient-elles- si certains magistrats les appliquent «à la tête du client» ? Si la justice des amis détrône la justice du peuple ? «(p 122), «Si notre élite est attirée par l'étranger, ce n'est pas toujours parce qu'elle aspire à être mieux rémunérée qu'en Algérie, mais surtout parce qu'elle a soif de justice» (p 146), «La goutte qui a fait déborder le vase est sans doute le cinquième mandat d'un président impotent et muet... Mais la cause de ce soulèvement (février 2019) est plus profond : la pérennisation d'un système politique fondé sur la négation de la justice, la corruption, et l'incompétence» (p 190)
Avis : Un véritable réquisitoire (contre les abus des magistrats), mais aussi une formidable plaidoirie (pour une justice équitable et transparente) qui remettent «les pendules à l'heure»... dans une horloge jusqu'ici trop tripatouillée. Ne nous manque plus que des ouvrages sur le «monde» des avocats, des greffiers, des notaires, des huissiers... pour faire tout le tour de la question.
Citations : «La justice ne s'accommode pas de demi-mesures : son fonctionnement est soit transparent, soit obscur» (p 46), «La bonne foi ne suffit pas lorsqu'on veut démolir un mur. Et la justice est un mur d'une solidité à toute épreuve» (67) «Pour rester impuni, mieux vaut être une haute personnalité qu'un second couteau» (p 77), «Une société sans justice est une société tyrannique. La tyrannie conduit, à brève ou moyenne échéance, à l'explosion sociale «(p 135), «Que la justice dérape, et c'est toute la société qui en pâtit» (p 179).
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