« Elle veut quoi, la négresse ? » : c’est la question que lui lança un jour un commissaire… La gloire, l’héroïsme dans la Résistance et même un château : elle voulait tout, Joséphine Baker, et elle a tout eu. Et même quelques belles occasions de dire « merde aux racistes ». Récit à cent à l’heure de François Forestier.
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Seize bananes, voilà tout. La célébrité, le Panthéon, l’immortalité, l’entrée au Paradis, tout est dû à cette satanée ceinture imaginée par un décorateur facétieux, refusée puis acceptée par Joséphine Baker, « Vénus noire » qui bouleversa les Français et qui fit rêver tout Paris – messieurs et dames compris.
Soyons justes : la petite « câpresse » – mot antillais désignant une métisse – qui caracolait sur la scène du Théâtre des Champs-Elysées avait un corps… Un corps… Ah mes enfants… Un corps qui percuta les commentateurs, les critiques de danse, les mondains, les curieux, les par-hasard, les snobs et les autres. Dont Simenon, le feu aux joues :
« C’est sans contredit la croupe la plus célèbre du monde, la plus désirée aussi… Elle pourrait faire l’objet d’un culte. »
Ce splendide culte méritait des poèmes : il y en eut. Des propositions de mariage, il y en eut également (à un moment, deux mille). Des protestations, aussi : il en plut. Dames patronnesses, hérauts du bon goût, soldats de la moralité chrétienne, tous criaient à la décadence de la civilisation.
Celle-ci s’en remit aisément. Joséphine Baker aussi. Arrivée avec trois plumes et un sourire de gavroche, elle se réinventa en maharané des Folies-Bergère, en chanteuse de charleston, en mannequin de la haute couture, en patriote tricolore ayant « deux amours », en gaulliste intransigeante, en résistante contre la peste brune, en mère adoptive rêvant d’une famille « arc-en-ciel », en vieille dame luttant contre le mauvais sort et en personnage mythologique réussissant sa sortie ultime – sur scène. A ceux qui pensaient assister à un spectacle pornographique en venant voir un de ses shows, son manager répondait : « Ils seront déçus. » Joséphine Baker le remerciait pour la cédille.
Elle était arrivée à Paris dans l’air du temps, dans l’ère du « Tumulte noir ». Elle sortait d’un monde abject, fracturé par un racisme terrible, qu’elle combattit toute sa vie. Aux Etats-Unis, elle était une bamboula. En France, elle fut une vedette. Liaisons houleuses, bisexualité scandaleuse, mariages foireux, prises de position bizarres (dont un éloge de Mussolini), caprices innombrables, qu’importe ?
La seule ligne traversière, celle qui nous touche infiniment, c’est celle-ci : jamais Joséphine Baker ne recula devant le combat – nécessaire, ardent, constant – contre le racisme. Accueillie dans un commissariat par un sonore : « Elle veut quoi, la négresse ? », elle n’oublia jamais l’humiliation des hôtels de la ségrégation, les remarques haineuses, les insultes mortelles. On l’accusa d’être un clown, elle fut une ninja de la cause noire. Elle sut, avec hauteur, dire merde aux racistes. Au Panthéon, au Walhalla, aux Folies-Bergère, au Cotton Club, où qu’elle soit aujourd’hui, on est avec elle. Racistes, crevez.
Les flammes de l’enfer faillirent l’engloutir, pourtant. Joséphine Baker était une survivante.
Lynchages
Eté 1917. Freda, une petite fille de 11 ans regarde, au loin, l’incendie. Elle est noire, maigre, mal aimée, terrifiée. A Saint-Louis, ville plate au confluent du Mississippi et du Missouri, des hordes de Blancs avancent, la torche à la main. Ils sont plusieurs milliers, ouvriers des abattoirs, maçons des usines de ciment, employés des chemins de fer : la cité, qui se trouve sur le chemin des migrants noirs venus du Deep South, absorbe des milliers de demandeurs d’emploi, venus d’Ukraine, d’Italie, du Kansas, de Chicago.
La population noire, elle, remonte des Etats ruraux – la récolte du coton commence à être mécanisée – vers les grands centres industriels. Les grèves se succèdent, le mécontentement grandit, les usines engagent de la main-d’œuvre noire pour compenser l’absentéisme des grévistes blancs, notamment dans les entrepôts de l’Aluminium Ore Company, l’une des plus importantes usines de bauxite des Etats-Unis.
Le 2 juillet, tout explose. La rumeur assure que les « nègres » vont charcuter les femmes blanches. Les Blancs foutent le feu. Et lynchent à tour de bras. En sous-main, le Ku Klux Klan manipule les émeutiers. Les femmes, les enfants noirs sont traqués par des assassins ivres de sang. On pend des cadavres aux poteaux télégraphiques. Les quartiers noirs, constitués de cabanes pourries, de wagons hors d’usage, de clapiers tapissés de journaux, se vident.
C’est là que la famille Mcdonald survit – tout juste. Le père de la gamine, désigné sur la feuille d’état civil par trois lettres (« Edw. ») est-il Eddie Carson, batteur de jazz à ses heures ? Ou bien est-ce un autre gugusse de passage ? Carrie, la maman, est blanchisseuse, et son compagnon, Arthur Martin, est un loqueteux qui pue violemment des pieds (c’est Joséphine qui le dit dans ses différentes autobiographies) et ne fait rien.
La gamine traîne, la rue est son royaume : elle regarde les « minstrels shows », ces petits groupes de musiciens qui vont de cachet en cachet, elle chasse les rats qui courent sur sa paillasse, elle observe les putes de East Saint Louis, livrées à tous les vices ; l’une des spécialités les plus demandées, dit-on, est « la chatte en feu ». Un peu d’essence sur le pubis de la prostituée (noire, de préférence), et une allumette, pour rigoler…
Le pont, c’est le salut, lors de l’émeute. L’Eads Bridge enjambe le Mississippi : deux kilomètres de béton et d’acier qu’il faut franchir, en pleine nuit, hors d’haleine, avec les barbares derrière. Joséphine, dans les jupes de sa mère, court pour échapper aux « rednecks » qui allument des croix de feu. Un homme, près d’elle, tombe, le visage lacéré par une balle. Une femme enceinte est éventrée. La garde nationale, appelée à la rescousse, se joint aux émeutiers.
Au petit matin, on dénombrera des centaines de cadavres et six mille foyers noirs ont été détruits. Il n’y a pas de photos de cette nuit sauf une, prise de loin, aujourd’hui conservée au Smithsonian National Museum of African History. Joséphine Baker, elle, garde des images dans sa tête. C’est la guerre en Europe, c’est la guerre à Saint-Louis. La Russie a inventé les pogroms, l’Amérique les perfectionne. Freda Josephine Mcdonald va se fabriquer une autre vie, une autre identité. Sa vocation lui viendra d’une autre guerre, achevée.
La naissance du jazz
1898. Les soldats américains sont rentrés de Cuba, après le conflit avec l’Espagne. Les colonies des Caraïbes ont été nettoyées, et les troupes – souvent noires – débarquent à La Nouvelle-Orléans. Elles trimballent, dans leur paquetage, des cuivres : trompettes, trombones, bugles, saxophones, tubas, hélicons, clairons, cornets à pistons, mellophones, que sais-je ? Le jazz naît ainsi.
A Paris, Judith Gautier, la fille de l’auteur du « Roman de la momie », publie « les Musiques bizarres à l’Exposition de 1900 ». Bizarres ? Entendez : sons japonais, luth javanais, dawr égyptien, mais aussi jazz. Joséphine Baker s’imprègne de cette musique, dans la rue, dans les bouges, dans les arrière-cours. Elle se marie à 13 ans. Elle ramasse quelques dollars, çà et là, et l’un de ses copains musiciens précise : « Elle bougeait ses fesses comme un coq qui secoue ses plumes. » Elle traîne avec des artistes noirs, sous l’égide de la T.O.B.A., la Theater Owners Booking Association, sorte de syndicat pour les « Coloured ». C’est un point important.
Elle ne le sait pas, mais la T.O.B.A. est prise en main par la Mafia. La prohibition, décrétée le 16 janvier 1920, va faire la fortune des voyous. Le monde du spectacle est une proie toute trouvée. Duke Ellington appartient, littéralement, à un truand d’origine anglaise, Owney Madden, surnommé « The Killer ». C’est le propriétaire du fameux Cotton Club. Joséphine se débrouille comme elle peut, se marie une deuxième fois avec un porteur de chemin de fer nommé Baker. Elle gardera un bon souvenir du gars – elle a quinze ans – et son nom. C’est peu, mais c’est beaucoup. Elle prend la route.
A Paris, le 22 septembre 1925, la gare Saint-Lazare résonne de cris joyeux, de notes de saxophone, d’interjections colorées. Sur le quai, trente gaillards et drôlesses manifestent leur liesse. Les hommes portent des chaussettes vertes avec des lacets rouges, les femmes ont sur la tête des « petits jardins avec des myosotis ». La bande vient de débarquer du « Berengaria », l’un des six paquebots qui dégorgent cinq mille Américains par semaine. Malgré la pluie, l’euphorie l’emporte.
André Daven, le directeur artistique du Théâtre des Champs-Elysées, qui les a engagés à l’aveuglette, note :
« Des jupes safran, des blue-jeans framboise, des chemises à larges damiers ou à pois ensoleillent la grisaille. Sous un bibi extravagant, en salopette de jardinier à carreaux noirs et blancs, une jeune femme longue se détache et s’avance : « So, this is Paris ! » »
Joséphine découvre deux futurs amours, « mon pays et Paris ». Oui, this is Paris. La Ville-Lumière est en plein « Tumulte noir » : la négritude est à la mode. Vlaminck s’extasie devant deux statuettes du Dahomey dans un bistrot d’Argenteuil (il est bourré), Braque achète un masque sogho du Gabon, Picasso acquiert un masque grebo, Poulenc donne une « Rapsodie nègre » truffée de dialogues de pacotille (« Kati moko, mosi bolou » et « Caca nunu »), le premier Congrès panafricain a eu lieu en 1919 au Grand Hôtel du boulevard des Capucines.
Les tirailleurs sénégalais démobilisés après la boucherie de la Grande Guerre se répandent dans Paris, jouent et dansent au Bal nègre de la rue Blomet ; le héros noir de l’aviation Eugène Bullard ouvre une boîte de nuit à Montmartre ; Fernand Léger ramasse des « nègreries » ; Sidney Bechet ravit les amateurs ; la Butte est littéralement prise d’assaut par les musiciens américains, notamment par l’orchestre de James R. Europe le bien nommé. Blaise Cendrars s’en mêle et se moque de l’influence du docteur Jacobus X, médicastre qui a publié en 1893 « l’Art d’aimer aux colonies », livre dans lequel il s’intéresse notamment au « violon anal » (?). Noble Sissle, musicien de jazz réputé, constate : « We have Paris by the balls. » Joséphine Baker va s’en apercevoir vite.
La Vénus noire qui hanta Baudelaire
Les premières répétions sont catastrophiques : les artistes font des claquettes pendant deux heures devant des décors peints par… John Dos Passos, qui est en train de mettre un point final à « Manhattan Transfer ». Tout juste démobilisé, il est étudiant à la Sorbonne, en anthropologie, ça tombe bien. Jacques-Charles, magicien des grandes scènes, intervient :
« L’orchestre nègre est remarquable, et seule une artiste, dont j’avais remarqué le corps sculptural, se refusa à se dévoiler un peu plus et à se montrer au public vêtue seulement d’une ceinture de bananes. Elle pleurait à chaudes larmes et me demandait à grands cris de reprendre le bateau… »
Paul Colin, jeune affichiste de talent, est convoqué. Il s’enferme dans son studio avec Joséphine Baker, la déshabille, la dessine, crée une affiche sublime, et couche avec elle. Lors du filage, quelques jours plus tard, le Tout-Paris se presse : Mistinguett, Van Dongen, Cécile Sorel, la princesse Murat, la correspondante du « New Yorker » Janet Flanner, le compositeur à succès Vincent Scotto… Celui-ci a le coup de foudre pour cette sorte de « Tanagra noire ». D’un seul coup, la java, le fox-trot, la polka, la chaloupée, le quadrille sont enterrés. Les « frétillements des dernières gommeuses » font pâle figure. Paris s’enflamme. Un restaurateur a le mot juste : « Quel cul elle a ! »
Il y a les pour. André Levinson : « C’est la Vénus noire qui hanta Baudelaire. » Paul Reboux loue « les agitations de sa chaste et ferme poitrine ». Jacques Patin : « miss Baker, qui fait songer à quelque idole noire, est une liane vivante. » Gérard d’Houville (pseudonyme de Maria de Heredia) : « un papillon extravagant. » Il y a les contre. Maurice Hamel : « Un nouveau coup porté à la civilisation. » Yvon Novy : « Le danseur noir est préhumain, sinon bestial. » Une Ligue contre le jazz se forme, car le jazz « est une forme de bolchevisme musical ».
Pire : le Ku Klux Klan implante une branche à Paris. Par chance, les autorités françaises réagissent : dissolution immédiate. A Berlin, le journaliste Billy Wilder écrit dans « Die Stunde » :
« Le jazz, vous êtes pour ? Contre ? Du kitsch ? De l’art ? C’est une régénération essentielle du sang calcifié de la vieille Europe. »
Mais quand Joséphine Baker arrive à Vienne avec « la Revue Nègre », elle est accueillie par des manifestations d’étudiants qui protestent contre les « Schwarze », les « Neger ». La police intervient. On brûle des affiches. Bientôt, on brûlera des hommes.
A Paris, Joséphine Baker devient une star. Elle habite momentanément rue de Fleurus, en face de la librairie de Gertrude Stein. Passent Hemingway, Scott Fitzgerald, James Joyce. Elle rompt ses contrats, achète des animaux qui souillent sa chambre – perroquets, poulets, cochon, chien, lézard, guépard –, fréquente des amants (dont Simenon, qu’elle consomme séance tenante dans une loge de théâtre) et des amantes (dont Bricktop, la plus célèbre tenancière de boîte américaine black de Paris), se peint les ongles en laque dorée, apprend à conduire (mal), se fait voir au Bœuf sur le toit avec Cocteau, se produit en grand tralala sur la scène, est consacrée par Alice B. Toklas (la compagne de Gertrude Stein) dans un livre de cuisine où on peut apprendre à faire la custard Josephine Baker (« Battez trois œufs avec trois cuillères de sucre. Mélangez deux cuillerées de farine avec un peu de lait… »), reçoit le président Albert Lebrun au Bal des Petits Lits blancs (il a « la curiosité de voir ce joli phénomène noir » de plus près), et dit à Paul Derval, maître d’œuvre des Folies-Bergère : « Mon cher ami, arrangez-vous comme vous voudrez pour votre mise en scène, mais je veux toujours être au milieu. »
Renée Vivien, grande prêtresse des soirées lesbiennes, la prend en belle amitié. Colette aussi. La bisexualité a un avantage : elle double les chances d’être invité(e) le vendredi soir. Joséphine est donc conviée partout. Elle se fait photographier, nue, sur le toit du Théâtre des Champs-Elysées – et tous les habitants de l’avenue Montaigne se mettent à la fenêtre. Toute sa vie, Joséphine entretiendra des relations amicales avec les photographes, garants de son image.
En décembre 1926, elle ouvre aussi une boîte à son nom, Chez Joséphine – c’est l’usage. Dans la rue Fontaine, à Pigalle, il existe déjà des clubs de jazz où l’on peut prendre des leçons de charleston – c’est ce que fait le prince de Galles – ou bien se procurer une compagne ou un compagnon pour la nuit, voire un peu de poudre blanche.
Le cinéma, évidemment, fait appel à Joséphine Baker, pour « la Sirène des tropiques », dont le scénario est imbécile (Maurice Dekobra) mais le générique alléchant : Mallet-Stevens pour les décors, Pierre Batcheff pour le rôle principal, Luis Buñuel pour porter les cafés. Denise Tual, alors petite main, se souvient : « A cette époque, Joséphine était à l’apogée de son succès. Insupportable, elle faisait des caprices, piétinait les colliers de verroterie qui lui servaient de cache-sexe, exigeant une cape de chinchilla sans laquelle elle refusait de tourner… »
Depuis peu, Joséphine a un nouveau compagnon, Pepito, catalogué à la Préfecture comme « plâtrier » italien. Celui-ci se pare d’un fantaisiste titre de comte – il est en fait « instructeur de danse », comprenez gigolo. Jusqu’à une période récente, il a travaillé au Grand-Duc, la boîte de Joe Zelli, son cousin, qui a ouvert des bordels à Londres, des cafés à Tours, le club Chez les Nudistes à Pigalle, et qui est financé, en sous-main, par Owney « The Killer » Madden. Les truands américains, de Frank Nitti à Lucky Luciano, en passant par Al Capone (qui a une carte de visite assurant qu’il se consacre au « commerce de mobilier d’occasion »), s’intéressent à Paris, où la vente de cocaïne commence à rapporter. Mais les Corses de la Butte ne l’entendent pas de cette oreille, et quelques échanges de plomb règlent la question.
Le « comte » Pepito Abatino, lui, éduque sa compagne : il lui apprend les bonnes manières, examine ses contrats, choisit ses robes, lance des produits comme la brillantine Bakerfix pour les cheveux et l’huile Bakeroil pour bronzer, passe des accords avec les plus grands couturiers de Paris, fait la publicité des chaussures Perugia et des voitures Delage, distribue des étiquettes à coller sur toutes les bananes des marchandes de quat’saisons, engage George Balanchine pour des (vrais) cours de danse, transforme Joséphine en vamp, à la grande fureur de Mistinguett, qui voit sa royauté lui échapper.
Joséphine : « A New York, on m’appelait la Sarah Bernhardt de la danse. Mais à Paris, je monte en grade. Je deviens la Mistinguett noire. » Mistinguett, qui croise sa rivale lors d’une première au cinéma Apollo, crache à la figure de la « négrillonne ». Laquelle est pressentie pour être la reine de l’Exposition Coloniale de 1931, ce « concept-escroquerie » dénoncé par les surréalistes. Quelques esprits chagrins font remarquer que Joséphine Baker n’a rien à voir avec les colonies françaises : elle est Américaine. Peu importe : elle joue dans une opérette d’Offenbach, fait un tabac au Casino de Paris, séduit Max Reinhardt à Berlin, et, enfin, remet les pieds aux Etats-Unis, aux Ziegfeld Follies, la plus célèbre salle de débauche de plumes, un paradis de girls à damner un saint. Avec quinze malles, des centaines de chaussures et de costumes de scène et soixante-quatre kilos de poudre de riz, ses chiens et ses cacatoès, voici Joséphine, enfin, revenue au pays.
Elle a deux tubes au répertoire : « la Petite Tonkinoise » – « Je suis vive, je suis charmante, comme un p’tit oiseau qui chante, il m’appelle sa p’tite bourgeoise, sa Tonkiki, sa Tonkiki, sa Tonkinoise » – et « J’ai deux amours ». Les deux rengaines ont été composées par Vincent Scotto, le seigneur de la chanson française (4 000 titres à son crédit). Le public américain n’est pas aussi enthousiaste que celui de Paris (« What is ton kiki ? » demande un journaliste), malgré les costumes magnifiques d’un nouveau venu, Vincente Minnelli, futur réalisateur d’« Un Américain à Paris ». Surtout, surtout, l’ignominie de la ségrégation est bien présente. A l’hôtel St. Moritz, 50 Central Park South, le directeur (pourtant immigrant grec), impose à Joséphine Baker de prendre l’escalier de service.
Mais Pepito, lui, a le droit de monter dans l’ascenseur. Joséphine accepte mal cet apartheid quotidien. Ses frères de race non plus. Alors qu’elle demande un café, en français, une employée noire, exaspérée par ces façons de « mal blanchie », lance : « T’es juste pleine de merde ! » A Harlem, on la considère comme une renégate. Elle n’a qu’à savoir où est sa place, dit-on. Pour les Américains, c’est au lavoir. Pour elle, c’est à Paris, Chez Joséphine, où elle passe de table en table, tire les moustaches, caresse les messieurs chauves, et remâche sa colère. Depuis les émeutes de Saint-Louis, donc, rien n’a changé ? « Les USA sont une terre barbare vivant dans une fausse démocratie de style nazi », dira-t-elle plus tard.
Joséphine résistante
Les nazis, justement. Les nègres, inférieurs, sont une menace pour la pureté de la race germanique, et il convient de faire une grande purge, notamment dans les milieux artistiques. Un danseur noir, Hilarius Gilges, est assassiné en 1933 à Düsseldorf. Joséphine Baker fait partie des « artistes décadents » et une publication patronnée par Goebbels la dénonce, photo à l’appui.
Tandis qu’elle jongle avec un nouveau mariage boiteux (avec Jean Lion, industriel raffineur de sucre), son amant Jean Menier (les chocolats) et ses bonnes œuvres (distribution de nourriture dans les quartiers pauvres), les nuages s’accumulent. Depuis la mort de Pepito – cancer du rein – elle dérive. Elle n’a aucun – aucun ! – sens de l’argent. Ni de l’organisation. Quant aux engagements… Comme le disait Samuel Goldwyn, « un accord verbal ne vaut même pas le papier sur lequel il est écrit ». Maxime valable pour les contrats écrits, même gravés dans le marbre de Carrare, dans l’univers de Joséphine Baker. Elle se dédit constamment, à la grande satisfaction des avocats.
En septembre 1939, alors qu’elle prépare avec Maurice Chevalier le show « Paris-London » au Casino de Paris, les Alliés déclarent la guerre. Quelques mois plus tard, Joséphine Baker est recrutée par Jacques Abtey, chef du contre-espionnage militaire à Paris. Méfiance, quand même : Mata Hari, lors de la Grande Guerre, était aussi une artiste de music-hall, et a fini dans les fossés de Vincennes, sous les balles de douze zouaves, avant d’être dépecée par les collectionneurs de souvenirs. Devant ce nouveau rôle d’héroïne de l’ombre, Joséphine Baker n’hésite pas : « C’est la France qui a fait de moi ce que je suis. Vous pouvez faire de moi ce que vous voulez. » Abtey obtempère. Il couche avec elle.
Quel rôle une femme noire, célèbre, dont les caprices et les écarts sont connus de tous, peut-elle jouer dans un réseau secret ? En se promenant dans les réceptions d’ambassade avec son guépard Chiquita, peut-elle ramasser des informations pour l’armée des ombres ? En plongeant dans les milieux du showbiz qui fricotent avec l’ennemi – Maurice Chevalier va rester en tête de liste comme collabo (selon Joséphine) –, peut-elle noter des secrets militaires ? Sa détermination ne fait aucun doute. Comme le dit Jimmie Daniels, musicien au Hot Cha de New York : « Elle a des couilles. » L’image, quoique anatomiquement fausse, est juste. Joséphine Baker a du courage. Mais de la discipline ?
Elle se rend sur la ligne Maginot pour chanter, fréquente les diplomates italiens, dîne avec des amis japonais, tourne un film, « Fausse Alerte » (excellent titre pour la « drôle de guerre ») avec Micheline Presle et Georges Marchal, participe à des émissions de radio, expédie des photos de marraine de guerre, élève des souris blanches, visite des centres d’hébergement. Sur le conseil d’Abtey, elle se rend en zone libre, aux Milandes, un château du XVe siècle de cinquante pièces en Dordogne, qu’elle a loué en 1937. Elle y arrive le 7 juin 1940, et va y rester trente ans. Son fantôme s’y promène encore.
Avec Paulette, sa bonne, François, son valet, madame Jacobs, son assistante, toute une smala de familiers, elle tricote des écharpes pour les soldats, accueille Jacques Abtey qui fuit Paris après avoir entendu l’appel du général de Gaulle, collectionne les passeports (faux et vrais), et offre refuge à des officiers en fuite.
Fake news
Paul Paillole, capitaine du 5e bureau de l’état-major, qui anime un service contre « les agents de l’étranger » incite Joséphine à passer en Espagne, avec Abtey. Sans hésiter, elle fonce. Ils parviennent à Lisbonne, puis à Casablanca. Elle n’oublie pas sa guenon, deux autres singes, son chien danois, ses souris blanches. Ni ses bagages, vingt-huit malles. Elle va servir de messagère, au Maroc, à Séville, à Madrid, en Libye, au Caire, et sa mort sera annoncée par le « Chicago Defender », « victime d’Hitler ». Elle rectifie, dans une interview à « The Afro-American » : « Il doit y avoir une petite erreur. »
La petite erreur rencontre de Gaulle à l’opéra d’Alger. Il lui fait remettre une Croix de Lorraine en or. En Corse, à la Libération, elle voit deux batteries de DCA, baptisées « Joséphine » et « J’ai deux amours ». Quand elle rentre à Paris, en octobre 1944, des milliers de gens sont là pour l’accueillir. Désormais, quand elle apparaîtra en uniforme, ce sera la poitrine bardée de médailles, bariolée comme une affiche de Paul Colin, clinquante comme un gradé soviétique. D’ailleurs, à ce propos, on la verra à Moscou chanter « la Marseillaise » avec le maréchal Joukov, l’ombre de Staline.
Une autre histoire commence, lambeaux de célébrité, chapitres de faillites, déclarations d’intention, désordre intime. Deux constantes traversent toujours sa vie, jusqu’à la fin. En premier lieu : le manque d’amour – Joséphine Baker, malgré ses mariages et ses liaisons, n’aimera jamais vraiment personne, homme ou femme, autant que ses douze gosses, ses perroquets ou son cochon domestique. En deuxième lieu : la haine du racisme.
Son nouveau mari, Jo Bouillon, est un chef d’orchestre réputé. Il l’aide, la soutient, s’occupe du château des Milandes, qui, après la guerre, a l’ambition de devenir le Disneyland de la fraternité humaine, avec musée, piscine, ferme moderne, casino, gymnase, centre de remise en forme, hôtel de luxe, restaurant vingt étoiles, tout le toutime. Elle adopte une tripotée d’enfants de couleurs, de religions et d’origines différentes, en commençant par un petit Japonais et un petit Coréen.
Les années s’abattent sur elle, le maquillage devient plus lourd, les costumes moins révélateurs, les dettes s’accumulent, les shows se succèdent. Le village de Castelnaud, au départ conquis, se retourne contre elle : trop d’impayés, trop de traites en souffrance, les paysans ne pardonnent pas. Se côtoient désormais des gamins de partout, Jari le Finlandais, Luis de Colombie, Moïse d’Israël, Koffi de Côte d’Ivoire… et la situation se détériore. Entre Jo Bouillon et Joséphine Baker, le torchon brûle. Il est homosexuel, elle le traite de « pédérace » en public. Il finira par prendre sa valise pour s’installer au bout du monde, en Argentine. Impossible d’aller plus loin, sauf à tomber dans le grand vide cosmique.
Elle fait ériger une statue de dix mètres du Christ, puis une de Bouddha, de Moïse, de Mahomet et d’Erzulie (n’oublions pas que le premier prénom de Joséphine est Freda, divinité vaudoue). Les enfants, laissés à eux-mêmes ou pris en main par des nounous interchangeables, forment une « tribu arc-en-ciel » émiettée. La présence permanente de Joséphine serait nécessaire.
Pour autant, dans les années 1950, elle n’arrête pas de remonter sur les planches, annonçant sa retraite, avant de revenir pour clamer son retour. C’est fatigant, cette valse-hésitation, ponctuée de reprises d’Offenbach et de Poulenc, ces « Kati moko », ces « Tonkiki Tonkiki », et cette scie des deux amours, le plus gros succès de Scotto. Elle danse avec des méharistes sur scène, se retourne sur son passé, cite le cher Max Jacob qui, avant d’être assassiné par les nazis, estimait que « le jazz et les dessins animés sont les évènements artistiques du XXe siècle », donne des interviews dont une à Dotson Rader, pour le magazine américain « Parade », qu’elle conclut par un « Enough, child. » Cet « Assez, mon enfant » sonne comme un aveu. Elle est fatiguée, et Dotson Rader, justement, est l’auteur d’une pièce intitulée « Dieu s’est détourné ». Dieu, en effet, regarde ailleurs.
A la vérité, les années d’après-guerre de Joséphine Baker sont un lent naufrage, auquel on n’a guère envie d’assister. Où est-elle, la créature recouverte de poudre de riz décrite par Maurice Hermite, le grand ordonnateur des femmes nues des Folies-Bergère ?
« Mais où avais-je pris qu’elle était noire ? Elle est blanche. Parfaitement ! Comme vous. Comme moi. Un teint de lys et de roses. Maquillée rose bonbon, comme une marquise XVIIIe. Avec une mouche au coin de la lèvre, comme un Watteau… mouche. »
Anita Loos, la piquante auteure des « Hommes préfèrent les blondes », rêve d’un show qui s’intitulerait « Gentlemen Prefer Bronze ». On est à l’orée du « Black is beautiful », des poings gantés des athlètes aux JO, des films de Shaft et de la constitution des Black Panthers. A l’orée, seulement. Ça viendra. Mais pour l’instant, Joséphine Baker retourne aux Etats-Unis. Le Copa City, à Miami, lui offre un salaire royal, 10 000 dollars par semaine, une secrétaire, une limousine avec chauffeur, des conditions somme toute acceptables.
Miami est une ville fortement sujette à la ségrégation : les citoyens noirs se voient imposer un couvre-feu à partir de 6 heures du soir, et le public du Copa City est uniformément blanc. Joséphine Baker tempête, exige une audience mélangée. C’est non. Elle tape du poing. C’est oui. Elle s’installe, douce vengeance, à l’hôtel Arlington, classé « Whites only ». Sur scène, elle affirme :
« C’est le plus important moment de ma vie. Je suis dans une ville où je peux me produire devant mon peuple… »
Joe Louis, le champion de boxe, applaudit. Prochaine étape : Los Angeles. Au RKO Hillstreet Theatre, un spectateur gueule : « Retourne d’où tu viens ! » Elle : « Et toi, tu es d’où ? » La salle se lève en applaudissant.
Une rouge pour le FBI
Mais ce n’est pas fini. Elle dîne dans un restaurant à Miami, entend un client qui rage : « Je ne reste pas dans un endroit où il y a des nègres. » Elle convoque la police, qui ne fait rien, et effectue un « citizen’s arrest », une arrestation citoyenne, pour « breach of peace » (atteinte à l’ordre public). Le gros con fauteur de trouble, Fred Harlan, 45 ans, est un VRP texan. Il écope d’une amende de 100 dollars (soit 1 000 dollars d’aujourd’hui) et d’une nuit en prison, dont on espère qu’elle s’est passée en compagnie d’un Noir balèze et de préférence mal disposé.
Direction New York. Le soir du 16 octobre 1951, Joséphine Baker va prendre un verre au Stork Club, le bar huppé de Manhattan, avec des amis. Walter Winchell, le journaliste le plus en vue du moment, spécialisé dans les potins, est là. Accessoirement, c’est aussi un informateur du FBI, copain avec J. Edgar Hoover, le cinglé raciste qui dirige le Federal Bureau of Investigation depuis la nuit des temps. Le patron du Stork, Sherman Billingsley, ami intime de Frank Costello, capo di tutti capi de la Cosa Nostra, est un ancien bootlegger. Billingsley fait le tour du club, aperçoit la négresse, et siffle, rageur : « Qui l’a laissé rentrer ? »
Elle a commandé un steak, elle ne l’aura pas. Les mafieux n’aiment pas les « jus de réglisse » (Sammy Davis aura le nez cassé cinq fois de suite). Joséphine Baker fait un scandale, alerte l’avocat de la National Association For the Advancement of Colored People, trépigne, convoque la presse, prend à témoin Walter Winchell, qui ne veut rien savoir. Il se prépare à aller voir « le Renard du Désert », un biopic sur Rommel, et les histoires de « mangeuse de noix de coco » ne l’intéressent pas. Il est néanmoins accusé, publiquement, d’être raciste. Il contre-attaque dans les journaux : Joséphine Baker est antisémite, dit-il, elle a soutenu Pétain et, pire, elle est communiste (tout est archifaux). Dix minutes plus tard, J. Edgar Hoover fait ouvrir un dossier numéroté 62-95384. Désormais, Joséphine Baker sera considérée comme une « rouge », acharnée à la perte des Etats-Unis.
La Mafia, en douce, s’en mêle : quand elle va faire un récital à La Havane, sous Batista, elle prend une suite à l’hôtel Nacional. Manque de chance, l’auberge appartient à Lucky Luciano (c’est là qu’Al Pacino se rend pour traiter avec Hyman Roth, dans « le Parrain 2 »). Les voyous empêchent Joséphine Baker de monter sur scène, une manifestation dégénère, il y a un mort. La star est arrêtée, interrogée. Fait-elle partie des subversifs bolcheviques ? Non, mais la police de Batista, brutale et raciste, va la convaincre du bien-fondé du combat des barbudos de la Sierra Maestra. Quelques années plus tard, lors de la création de la Tricontinentale, qui réunira à Cuba Che Guevara, Mehdi Ben Barka, Ahmed Ben Bella, Amílcar Cabral et Fidel Castro, elle sera là.
La politique est entrée dans sa vie par effraction, une nuit d’été 1917. Désormais classée « ennemie de l’Amérique » par le FBI, elle a besoin d’un visa pour revenir aux Etats-Unis. Refusé. Robert F. Kennedy, attorney general of the United States, intervient personnellement.
Et le 28 août 1963, debout en uniforme des FFL, sur les marches du Lincoln Memorial, le lieutenant Joséphine Baker se tient face aux deux cent mille participants de la marche des droits civiques sur Washington, aux côtés de Martin Luther King. Ce dernier, d’une voix incantatoire, magique, dit :
« Je fais un rêve, sur les rouges collines de Géorgie, les fils des anciens esclaves et les fils des anciens propriétaires d’esclaves s’assiéront ensemble à la table de la fraternité… »
Les visages, noirs et blancs, sont graves, les gorges se serrent, les larmes coulent. Il y a là Bob Dylan, Joan Baez, Odetta, Mahalia Jackson, Marian Anderson qui chantent. Joséphine Baker ne chante pas. Seule femme à prendre la parole, elle dit simplement : « Nous sommes à l’aube d’une victoire totale. Vous ne pouvez vous tromper. Le monde est avec vous ». Silence. Puis : « Poivre et sel. C’est ainsi que ça doit être. » We shall overcome, certes, certes. Utopie, oui. Mais quand même : une vague d’émotion, encore aujourd’hui.
Le 12 mars 1969, elle est éjectée des Milandes, manu militari. Trop de dettes, une gestion démente, trop de coups de menton. Tout se termine par un cliché terrible, publié dans mille journaux : Joséphine Baker, assise sur une marche de la cuisine des communs du château, une couverture sur les genoux, près des poubelles, pauvresse brutalisée par un capitalisme sauvage. C’est la fin ? Voire. Les célébrités, Brigitte Bardot, Grace Kelly en tête, se mobilisent. Les oboles pleuvent. Le public, alerté par une presse pathétique, la soutient. On l’aime, notre Joséphine.
En avril 1975, elle revient sur une scène qui a fait les beaux jours du music-hall, Bobino, rue de la Gaîté. Lors de ses répétitions, un jeune journaliste accompagne la rédactrice en chef, pour le grand article à venir dans « l’Express ». Les délais d’impression, alors, sont importants : quinze jours entre la remise du texte et la parution dans le magazine, photos à l’appui. Quand le papier paraît, titré « l’Eternel retour », Joséphine Baker est déjà enterrée. Le jeune journaliste, c’était moi.
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