he insists on the various groups bearing the memories of the Algerian war: from conscripts to career soldiers, passing through the rebellious, the separatists of the FLN/ALN, and its supporters, at the MNA, from the harkis to the black-footed, through the OAS.
Introduced by historians (Marc André, Raphaëlle Branche, Olivier Dard, Jean-Jacques Jordi, Abderahmen Moumen, Yann Scioldo-Zurcher-Levy, Tramor Quemeneur), these extracts from testimonies make it possible to grasp the diversity of the paths and experiences of men and women actors or witnesses of the Algerian war.
Between 1954 and 1962, nearly 1.2 million conscripts did their military service in Algeria. Their backgrounds are very diverse, when some took part in armed operations, others were teachers or doctors. This experience of the Algerian war marks the memory of each of them.
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III- What is a career soldier?
During the war, nearly 320,000 career soldiers were serving in Algeria. Some of them had already fought in Indochina and during the Second World War. Professional soldiers were often mobilized on the most combat missions.
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IV- Who are the rebels and supporters of the National Liberation Front (FLN)?
From the start of the conflict, networks were set up in mainland France to support the FLN. These networks of “suitcase carriers” helped the FLN by transporting arms, funds and hiding combatants. Added to this were rebellious and refractory people who deserted or refused to bear arms.
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V- What are the FLN and the National Liberation Army (ALN)?
In 1954, the National Liberation Front triggered an insurrection in Algeria and demanded independence. Composed of a political branch and an armed branch, the National Liberation Army, the FLN has multiplied political and armed actions in Algeria and France to achieve its ends.
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VI- What is the Algerian National Movement (MNA)?
Founded in 1954 by Messali Hadj, the MNA was an Algerian nationalist party with a reformist tendency which was directly opposed to the FLN. The struggle between the FLN and the MNA for the domination of the Algerian national movement during and after the war resulted in ten thousand deaths in Algeria and in mainland France.
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VII- Who are the harkis?
The Harkis were Algerians who were part of an auxiliary unit within the French army during the war. The term comes from the Arabic word meaning "movement". The number of auxiliaries during the conflict is estimated at 200,000. At independence, they were victims of reprisals in Algeria, many of them sought refuge in France. Many of them were accommodated in camps.
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VIII- Who are the French in Algeria?
The French in Algeria represented on the eve of the war nearly a million people. Coming from French or European Jewish families from Algeria naturalized at the end of the 19th century, their origins are plural, as are their socio-economic situations. It was only after the war that these French from Algeria were called Pieds-Noirs.
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IX- What is the Secret Armed Organization (OAS)?
Created in 1961, the OAS is a clandestine organization bringing together supporters of French Algeria. The OAS wanted to prevent Algeria's independence by force. To do this, it establishes a climate of terror by committing numerous attacks and targeted or indiscriminate assassinations in Algeria and France. The number of Algerian and French victims is estimated at 2,000.
Etienne Daho est né il y a soixante-six ans à Oran, en Algérie. Mais sa famille a été obligée de quitter la ville pour éviter le massacre historique qui a eu lieu en cette ville...
Il a l'air si serein, en paix, qu'on imagine difficilement à quel point son enfance a été rude. Alors qu'il s'apprête à dévoiler son 13e album studio, intitulé Tirer la nuit sur les étoiles, Etienne Daho sort un beau livre biographique avec son amie proche Sylvie Coma. L'occasion de revenir sur ses jeunes années, qu'il n'avait jamais trop évoquées jusqu'à présent, et pour cause. Lui qui est né à Oran, en Algérie, a dû fuir la ville avec sa famille en 1962, avant le massacre, pour s'installer au cap Falcon.
En Algérie, la vie était compliquée à cause de la guerre
"Ces années-là sont fondatrices mais j'ai vécu plus longtemps à Londres qu'en Algérie, explique Etienne Daho dans les pages du magazine Paris Match. Ce sont tous ces bouts mis ensemble qui me fabriquent. En Algérie, la vie était compliquée à cause de la guerre mais, enfant, on s'accommode de tout et l'on peut même jouer sous les bombes. Mes soeurs et moi devions éviter les cadavres dans la rue, nous baisser pour passer sous les fenêtres par peur de prendre une balle, s'allonger dans les voitures quand on circulait. Lorsque je suis arrivé à l'école en France, mes petits camarades avaient une vie normale, ils vivaient avec leurs deux parents, ce qui n'était pas du tout mon cas. Alors j'ai essayé de me rendre invisible. Cela a duré jusqu'à l'adolescence où, tout d'un coup, on m'a trouvé cool."
Musicalement, Etienne Daho a inspiré plusieurs générations avec sa pop fraîche et innovante. "Cool" est donc un mot bien faible pour décrire l'artiste de 66 ans, ancien partenaire d'Elli Medeiros. Pour autant, l'auteur compositeur et interprète n'est pas du genre à se mettre en avant. Hypersensible, il a carrément demandé à une copine de lycée de rédiger, pour lui, son autobiographie tant il redoutait l'exercice. "C'est plus facile de se faire raconter par les autres, affirme-t-il. Je n'ai pas choisi Sylvie Coma au hasard, j'habitais chez elle quand j'enregistrais mon premier album. Je lui ai pourri la vie pendant un mois en rentrant tous les soirs à des heures pas possibles..."
Un nouveau billet de 2.000 dinars algériens est émis depuis mercredi, avec la mention « two thousand dinars ». Si l’anglais fait effectivement son apparition, le français, lui, ne figurait plus sur les billets depuis, au moins, les années 1990.
Elisabeth Borne lors de sa visite à Alger le 9 octobre 2022 — New Press/SIPA
Un nouveau billet de 2.000 dinars a été mis en circulation mercredi. Il fait apparaître du texte en arabe et en anglais ( « two thousands dinars »).
« La langue commune ne l’est plus. Tristesse », a déploré Jean-Luc Mélenchon. Une réaction résumant le sentiment de plusieurs internautes.
Or, l’arabe a totalement remplacé le français à partir du milieu des années 1970. Si des coupures avec des mentions en français ont pu passer de main en main pendant quelque temps, les billets en circulation en Algérie étaient écrits uniquement en langue arabe, au moins depuis la réforme de 1990 », explique à 20 Minutes la chercheuse Fatiha Talahite.
Une nouvelle preuve de l’éloignement entre l’Algérie et la France ? Ce mercredi, de nombreux internautes se sont fait l’écho d’un changement, minime à première vue, mais hautement symbolique dans les relations entre les deux pays, surtout après le voyage de la délégation française sur place au début du mois d’octobre.
Les nouveaux billets de dinars algériens ne comporteraient plus de mentions en français. Ces dernières auraient même été remplacées par des mentions en anglais. Jean-Luc Mélenchon a tweeté mercredi à ce sujet, égratignant au passage le président de la République et la Première ministre : « La langue commune ne l’est plus. Tristesse. Macron Borne ont échoué en tout et pour tout. » Le message est accompagné d’un gros plan sur un billet de 2.000 dinars sur lequel on lit « Two thousands dinars ».
Le chef de file de la France Insoumise a quelques années de retard sur l'histoire des billets de banque algériens - Capture d'écran Twitter
Sauf que, si l’anglais est bien présent sur les nouveaux billets en Algérie, les internautes accusateurs et le chef de file de la France insoumise ont un train de retard. 20 Minutes fait le point.
FAKE OFF
La Banque d’Algérie a émis, ce 2 novembre, un nouveau billet de 2.000 dinars et une nouvelle pièce métallique de 50 dinars avec des mots en arabe et en anglais, comme le confirme le Journal officiel du 23 octobre.
« Le thème du billet de 2.000 dinars est le 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie et le 31e sommet de la Ligue Arabe qui se tient à Alger le 1er novembre 2022, symbolisé par une carte du monde arabe, explique Fatiha Talahite, économiste et chercheuse associée au CNRS. La pièce de 50 dinars est à l’effigie de Hassiba Benbouali, martyre de la révolution. Elle porte le triple millésime hégirien, grégorien et amazigh de l’année de frappe. »
Le Journal officiel d'Algérie du 23 octobre 2022 - Extrait du Journal Officiel
L’arabe remplace le français dès les années 1970
Des billets avec leur valeur nominale écrite en français ont bien circulé après 1964, et l’entrée en vigueur de la monnaie algérienne. « Lorsqu’elle s’appelait Banque centrale d’Algérie (BCA), il arrivait que son nom aussi soit écrit aussi en français sur certains billets », ajoute Fatiha Talahite. Un reste de la colonisation puisque le français « n’est pas la langue officielle en Algérie, sa présence ne se justifiait donc pas ».
Ancien billet de cent dinars portant des mentions en français - Image fournie par Fatiha Talahite
Mais l’arabe a totalement remplacé le français à partir du milieu des années 1970. Si des coupures avec des mentions en français ont pu passer de main en main pendant quelque temps, selon la chercheuse, les billets en circulation en Algérie étaient écrits uniquement en langue arabe, au moins depuis la réforme de 1990 et le nouveau statut de la Banque centrale, devenue Banque d’Algérie. Et ce, jusqu’à ce mercredi 2 novembre.
Promouvoir la langue anglaise
La confusion semble avoir démarré avec un article de l’agence turque Anadolu titré « Algérie : l’anglais remplace le français sur le nouveau billet de 2.000 DA » et qui cite « au lieu de "deux mille dinars" qu’on retrouve sur les anciens billets, le nouveau billet contient une mention en anglais "two thousand dinars" ». Reprise par plusieurs médias étrangers, l’idée s’est vite retrouvée sur les réseaux sociaux.
Devant les autorités de Bahreïn, au premier jour de son voyage dans le pays, jeudi 3 novembre, le pape François a appelé au respect des droits de l’homme et à l’abolition de la peine de mort, toujours en vigueur dans le pays.
délivrer son message, François a choisi le lieu le plus solennel de son voyage. C’est au cœur de la cour du Palais royal, grand rectangle de marbre blanc brillant dans la nuit de Bahreïn, et sous l’immense drapeau rouge et blanc du pays, que le pape a prononcé jeudi 3 novembre, un discours éminemment politique. Au premier jour de son voyage dans ce royaume du Golfe, qui doit durer jusqu’à dimanche, il a appelé les autorités, devant le roi, à respecter les droits de l’homme, alors que Bahreïn est très critiqué par les ONG pour le sort qu’il réserve à la majorité chiite.
Le pape, dont l’arrivée au Palais présidentiel a été saluée par des chants d’enfants et 21 coups de canon, n’a jamais mentionné explicitement les deux courants du monde musulman, mais il s’est appuyé sur la Constitution de Bahreïn pour promouvoir une « égale dignité » et une « égalité des chances » pour « chaque groupe et chaque personne ». Et ce, « afin que les droits humains fondamentaux ne soient pas violés, mais (soient) promus », a-t-il insisté.
La liberté religieuse, a souligné le pape, doit être « totale », et « ne pas se limiter à la liberté de culte ». En employant ces mots, il a directement repris les critiques adressées au royaume par les ONG – et qui se sont amplifiées à l’approche du voyage –, consistant à accuser Bahreïn de violer les droits humains des chiites. Dans le royaume, les fidèles de ce courant de l’islam jouissent de moins de droits que les sunnites – leur accès à la fonction publique ou à l’armée est notamment très réduit.
En coulisses, le pape et son entourage entendent aussi agir en faveur de la majorité chiite. Selon une haute source vaticane, il pourrait ainsi plaider auprès du roi Hamad, lors de leur rencontre privée, en faveur de la libération de prisonniers chiites détenus dans les geôles bahreïniennes, en particulier des mineurs. Le Vatican compte sur la tradition selon laquelle le souverain de Bahreïn accorde souvent une grâce lors de la visite d’un hôte important dans le pays. « Les autorités voient dans les chiites la main de l’Iran, alors qu’il s’agit d’un islam plutôt libéral », analyse-t-on au Vatican.
Au cours de son discours, François a également développé une vive critique de la peine de mort, toujours en vigueur dans le pays. Il a ainsi fait une allusion au « droit à la vie », « à la nécessité de toujours le garantir », « même envers ceux qui sont punis, dont l’existence ne peut être éliminée ». Actuellement, 26 personnes sont condamnées à mort au Bahreïn, l’exécution de la sentence n’attendant que l’approbation du roi.
Mais le pape a également envoyé des messages à d’autres pays de la région. À trois semaines du début de la Coupe du monde de football au Qatar, à quelques dizaines de kilomètres du Palais royal, où il s’exprimait, il a durement critiqué le « travail déshumanisant ». « Cela comporte non seulement de graves risques d’instabilité sociale, mais représente aussi une atteinte à la dignité humaine », a-t-il martelé, alors que le Qatar est au centre des critiques pour avoir employé, ces dernières années, des centaines de milliers d’ouvriers immigrés pour construire des stades. Plusieurs milliers seraient morts dans des conditions dénoncées par les ONG.
Sans jamais parler explicitement des conditions, proches de l’esclavage, dans lesquelles les ouvriers étrangers ont travaillé au Qatar, François a condamné le travail qui, comparable à du « pain empoisonné »« asservit » ceux qui y sont contraints. « Le travail n’est pas seulement nécessaire pour gagner sa vie, a-t-il estimé, c’est un droit indispensable pour se développer intégralement et pour façonner une société à mesure d’homme. » L’homme, a poursuivi le pape, ne doit jamais être « réduit à un moyen pour produire de l’argent ».
La Cour pénale internationale devra établir si les viols commis par les soldats russes en Ukraine constituent des crimes contre l’humanité. En attendant, bien des obstacles demeurent pour rendre justice aux victimes.
En ce début juillet, il fait près de 40 °C dans la petite voiture qui emmène Mmes Tatiana Zezioulkina et Lyudmila Kravchenko près de la frontière biélorusse. « On va à Yahidne, un village occupé par les Russes pendant presque un mois, explique la première. Trois cent cinquante personnes ont été retenues de force dans le sous-sol de l’école. Et on pense que des viols y ont été commis. » Les deux militantes, membres du Réseau international d’entraide des survivantes de crimes sexuels en période de conflit armé (SEMA), sont ici pour enquêter. À l’école, abandonnée, vitres brisées, le gardien raconte : « Ils ont réclamé, oui, mais on n’a pas donné nos femmes aux soldats. » Une femme les approche, hésitante. Elle confie avoir trouvé des préservatifs chez elle après la libération et finit par donner le nom de deux victimes.
Dès fin mars, quelques semaines après le début de la guerre, alors que les forces ukrainiennes commencent à libérer des villages occupés — Boutcha, Irpin et d’autres —, les récits de viols commis par les forces russes sur des civils émergent sur les réseaux sociaux et dans la presse : le calvaire de cette mère violée pendant deux semaines devant sa fille ; ce garçon de 11 ans violé devant sa mère ; ces deux adolescentes violées par cinq soldats qui leur ont aussi fracassé les dents… Le président Volodymyr Zelensky parle début avril de « centaines de cas rapportés ». Représentants des Nations unies, dirigeants européens et américains s’indignent, réclament des enquêtes et des investigations poussées. Pour la première fois, à ce niveau, on parle du viol comme « arme de guerre » en Ukraine.
Si le viol dans la guerre a toujours existé, sa reconnaissance comme outil de la guerre s’est affermie ces dernières décennies. Une autorité politico-militaire peut en effet l’utiliser de manière stratégique pour humilier, détruire, prendre le pouvoir ; il est employé surtout sur les femmes, mais sur les hommes aussi. C’est avec le conflit en ex-Yougoslavie que le viol commence à être reconnu comme une arme. Il sera puni pour la première fois en tant que crime contre l’humanité par le Tribunal pénal international pour la Yougoslavie (TPIY, 2001) et comme acte de génocide par son homologue pour le Rwanda (tpir, 1998). Depuis 2002, viols et violences sexuelles sont intégrés dans la définition des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité sur lesquels la Cour pénale internationale (CPI) peut statuer.
Les défenseurs des droits humains relèvent une forme d’inaction
Les instances qui se pencheront sur les crimes commis pendant le conflit ukrainien auront à juger des viols commis depuis l’invasion russe de février 2022. Mais pas seulement. En décembre 2020, la CPI déclarait déjà qu’il y avait de « sérieuses bases » pour croire que de nombreux crimes de guerre avaient été commis en Ukraine depuis 2014 — date de l’annexion de la Crimée par la Russie — y compris des viols et violences sexuelles (1).
En 2015, Mmes Zezioulkina et Kravchenko sont détenues plusieurs jours dans le Donbass par un bataillon pro-ukrainien (baptisé Tornado), et sont victimes d’attouchements et de menaces de viol. À cette période en effet, alors que les positions des belligérants sont très mouvantes dans l’est de l’Ukraine et que les structures étatiques se sont effondrées, les violences sexuelles sont couramment pratiquées des deux côtés de la ligne de front, aux abords des checkpoints ou en détention — par les bataillons armés et les services secrets côté pro-ukrainien ; par des milices et des membres du « ministère de la sécurité » côté séparatiste et même des membres des services de sécurité russes (FSB) présents sur le terrain. Viols avec objets, viols collectifs, menaces, nudités forcées, électrocutions des parties génitales sont perpétrés dans le but d’humilier, d’intimider, de punir, d’obtenir des informations, voire, côté séparatiste, d’extorquer des biens ou de l’argent.
Selon la mission onusienne de surveillance des droits humains en Ukraine, ces violences n’étaient alors pas utilisées « à des fins stratégiques », mais surtout comme méthodes de torture (2). Elle estime, dans un rapport de 2021, à environ 340 (depuis 2014) le nombre de victimes de violences sexuelles en détention, soit entre 170 et 200 côté séparatiste et entre 140 et 170 côté ukrainien. Des chiffres sous-évalués notamment dans les républiques séparatistes et en Crimée où la mission des Nations unies n’a pu se rendre depuis huit ans. Selon de nombreux chercheurs travaillant sur la base de témoignages d’anciens détenus, tortures et mauvais traitements ont cours quotidiennement dans diverses prisons côté séparatiste, rappelant, par leur systématisme, des méthodes employées dans l’univers carcéral russe (3). Certains les qualifient d’outils de contrôle politique de ces territoires.
Le parcours de Mme Iryna Dovgan, fondatrice du réseau SEMA (en Ukraine), illustre les difficultés auxquelles se heurtent les victimes qui souhaitent obtenir justice. Capturée par un groupe séparatiste au printemps 2014 près de Donetsk, elle est agressée, attachée à un poteau et humiliée en place publique, déshabillée, frappée sur les seins, menacée de viols. « Et encore, je ne dis que 5 % de ce qu’ils m’ont fait… », confie cette femme de 60 ans dans le jardin de sa maison près de Kiev. Mme Dovgan obtient l’aide d’un avocat en 2016. Elle est interrogée en 2017 par un procureur militaire, mais son dossier est ensuite égaré pendant plusieurs années. Ce n’est qu’en 2021, après une conférence de presse qu’elle organise pour présenter le réseau SEMA, que le bureau de la procureure générale ouvre une procédure… dont Mme Dovgan n’a aucune nouvelle à ce jour.
Même si les autorités ukrainiennes ont ouvert plus de 750 enquêtes sur des crimes commis envers les civils entre 2014 et 2020 par leurs propres forces armées, plusieurs rapports de défenseurs des droits humains relèvent une forme d’inaction. « Rien n’a été fait pour que justice soit rendue aux victimes de disparitions forcées, d’actes de torture et de détention illégale aux mains de membres du SBU [services de renseignement ukrainiens] dans l’est de l’Ukraine entre 2014 et 2016 », déplore ainsi Amnesty International en 2021 (4). Dans un procès-test pour la démocratie ukrainienne, des membres du bataillon pro-ukrainien Tornado ont toutefois été jugés en 2016 pour leurs exactions commises dans le Donbass, dont des viols. À l’époque, le procès, à huis clos, échauffe les esprits. Violences et menaces ont lieu dans et en dehors de la cour par les soutiens des paramilitaires pour intimider l’appareil judiciaire. Huit anciens combattants écopent de peines allant de huit à onze ans de prison. Aucun, cependant, n’a été condamné pour crimes de guerre, alors que des faits auraient pu être qualifiés comme tels. La législation ukrainienne sur les crimes de guerre, couverts par l’article 438 du code criminel notamment, ne détaille pas les crimes sexuels, ce qui complique le travail des magistrats, souvent mal formés sur le sujet. D’autant plus que, jusqu’en 2019, les viols avec objets, par sodomie ou entre personne de même sexe par exemple, n’étaient pas considérés comme tels par la loi, modifiée depuis pour s’aligner sur les standards internationaux.
« Dans les villages, les jeunes femmes ont peur de ne jamais pouvoir se marier »
Un défi se pose aujourd’hui en Ukraine pour mieux accompagner les victimes de violences sexuelles, qui seraient désormais commises en masse et utilisées comme « tactique de domination politique et militaire par les forces russes », analyse Véronique Nahoum-Grappe, anthropologue et spécialiste des crimes de guerre. Pour Mme Matilda Bogner, représentante de la mission de surveillance des Nations unies en Ukraine, l’ampleur serait « significativement plus importante que ce qui s’est passé dans la première phase du conflit ». Sa mission comptabilise déjà plusieurs dizaines de cas de violences sexuelles par les forces armées russes. Des viols sur des hommes, femmes ou enfants, perpétrés souvent devant d’autres membres de la famille ou de la communauté. Des viols en général collectifs pour les femmes et commis en détention pour les hommes. « Toutes les femmes que je défends sauf une ont été violées par plusieurs soldats, trois en moyenne », confie Mme Larysa Denysenko, avocate ukrainienne spécialisée en droit international humanitaire.
Courant juillet, le bureau du procureur général ukrainien confirmait enquêter sur quarante-trois dossiers de violences sexuelles commises par les forces russes en Ukraine. Mais ce chiffre ne reflète pas la réalité, explique M. Oleksandr Pavlichenko, de Helsinki Human Rights Union (UHHRU), en rappelant que beaucoup de victimes ont fui le pays et que la stigmatisation reste particulièrement forte « dans les villages, où les jeunes femmes ont peur de ne jamais pouvoir se marier » : « Elles se disent aussi que les coupables ne seront jamais punis. »
Les victimes sont peut-être devenues encore plus méfiantes après l’affaire Lioudmila Denisova, du nom de l’ancienne commissaire aux droits humains à Kiev, qui avait dénoncé environ quatre cent cinquante cas de viols identifiés via sa hotline créée juste après le début de la guerre, en publiant des détails, parfois très crus, sur ses réseaux sociaux. Fin mai 2022, quelques jours après son renvoi par le président, elle a reconnu dans la presse avoir « exagéré » certains des témoignages (5) pour toucher les politiciens et l’opinion occidentale. Une source membre d’une organisation non gouvernementale (ONG) à Kiev et qui connaît bien le dossier ne cache pas sa déception : « Parmi ces cas, il y en a de véritables bien sûr, mais cette utilisation politique des violences sexuelles est très problématique. Elle a sans doute fait ça pour provoquer la société, pour venger ces crimes et obtenir plus d’armes. En fait, cela donne surtout une arme très puissante à la propagande russe et fait peur aux victimes. »
De nombreux observateurs sur place — notamment l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) (6) — considèrent que les viols y sont utilisés comme arme de guerre et pourraient être qualifiés de crimes contre l’humanité. Mi-octobre, la représentante spéciale de l’ONU Pramila Patten, en charge des violences sexuelles commises en période de conflit, parle d’une « stratégie militaire » et d’une « tactique délibérée pour déshumaniser les victimes », se basant sur les témoignages de femmes évoquant notamment « des soldats russes équipés de Viagra ». « On ne trouvera sûrement jamais d’ordre écrit de la part de Poutine pour dire : “Il faut violer toutes les Ukrainiennes” », explique Mme Larysa Denysenko. Mais, selon cette avocate, cela n’invalide pas la responsabilité de la chaîne de commandement. « Personne ne leur dit d’arrêter », avance-t-elle, avant de rappeler que M. Vladimir Poutine a décoré de médailles militaires la 64e brigade de fusiliers motorisés, auteurs présumés des exactions commises à Boutcha — dont des viols.
Pour expliquer en partie ces violences, l’anthropologue Véronique Nahoum-Grappe pointe la « tromperie » initiale de cette guerre, avec des troupes auxquelles on a promis une mission « pour sauver les populations russophones des nazis », mais qui ont en fait rencontré le rejet des populations locales. « Le sens même de cette guerre est donc mis en défaut et, si on ajoute la fréquence des viols de bizutage au sein de l’armée et l’abandon de leur hiérarchie sur le terrain, cela crée les conditions pour des exactions de masse. »
Les enquêteurs nationaux et internationaux vont devoir patiemment rassembler les pièces du puzzle pour pouvoir juger les coupables. Sachant que la CPI ne traitera que les cas les plus retentissants, de nombreux défenseurs des droits humains plaident pour la création d’un tribunal hybride regroupant des magistrats ukrainiens et internationaux. Mais, en attendant, c’est la justice ukrainienne qui se trouve aux manettes. Il y a donc urgence, selon Mme Oleksandria Matviitchouk, de modifier le code criminel. La directrice du Centre pour les libertés civiques (une ONG ukrainienne qui a reçu le prix Nobel de la paix en 2022) se bat depuis plusieurs années pour faire passer le projet de loi 2689, qui détaille beaucoup plus concrètement les crimes de guerre et contre l’humanité susceptibles d’être punis, notamment les violences sexuelles. Ratifié par le Parlement en 2020, ce texte attend depuis la signature du président Zelensky. « Les militaires s’opposaient à ces changements, éclaire M. Pavlichenko, de l’UHHRU. Avec la guerre, ils sont devenus des héros. Il n’y a donc pas de volonté politique pour le moment. » « C’est le silence », résume Mme Matviitchouk.
Plusieurs acteurs clés ont amorcé un rapprochement pour normaliser leurs relations et ouvrir une nouvelle page.
La région du Moyen-Orient est depuis longtemps l’une des plus instables du monde.
L’instabilité, les conflits, la rivalité et les luttes entre les principaux poids lourds régionaux sont la norme, à tel point que l’on ne se souvient pas de la dernière fois où tous ces acteurs se sont mis d’accord sur quelque chose.
Levée du blocus du Qatar : comment la détente dans le Golfe pourrait se répercuter sur le football mondial
Pourtant, chose étonnamment contradictoire, le Moyen-Orient vit actuellement un rare moment de désescalade régionale et connaît un rythme de réconciliation sans précédent entre les puissances régionales.
Plusieurs acteurs clés ont amorcé un rapprochement pour normaliser les relations et ouvrir une nouvelle page.
Les affaires, la sécurité et la diplomatie sont au cœur des discussions entre les hauts dirigeants et les principaux décideurs de ces pays.
Dans la plupart des cas, les engagements entre les communautés du renseignement de ces adversaires ont garanti un environnement apolitique et professionnel permettant aux acteurs politiques de communiquer afin d’aplanir leurs différences.
De même, les affaires, le commerce et les investissements ont apporté des motivations fortes et solides pour pousser les parties concernées à chercher un terrain d’entente et à parvenir à une situation gagnant-gagnant.
La visite de l’émir du Qatar en Égypte (à droite) intervient dix-huit mois après que le Qatar et l’Égypte ont rétabli leurs relations, après une rupture de trois ans sous l’impulsion de l’Arabie saoudite (AFP)
En janvier 2021, l’Égypte a relancé ses relations diplomatiques avec le Qatar après des années de tensions. Les hauts diplomates des deux pays se sont rendu mutuellement visite. Ils ont créé un comité de suivi pour régler les questions d’intérêt bilatéral et un haut comité conjoint pour stimuler la coopération entre les deux capitales.
Le président égyptien Abdel-Fattah al-Sissi a rencontré l’émir du Qatar à trois reprises, à Bagdad en août 2021, à Beijing en novembre 2021 et au Caire en juin. Les relations s’étant améliorées, Doha s’est engagé en mars à investir 5 milliards de dollars dans l’économie égyptienne au cours des prochaines années, qui s’ajouteront aux milliards de dollars déjà investis.
Quant à la Turquie et à l’Égypte, leur rapprochement a débuté officiellement en mai 2021. Les délégations des deux pays conduites par les vice-ministres des Affaires étrangères ont mené deux cycles de pourparlers exploratoires en 2021, au Caire en mai et à Ankara en septembre.
Réchauffement des relations turco-égyptiennes : vers une extension du modèle d’Astana ?
Ils ont abordé des questions bilatérales ainsi qu’un certain nombre de questions régionales, notamment la situation en Libye, en Syrie et en Irak, ainsi que la nécessité de parvenir à la paix et à la sécurité dans la région de la Méditerranée orientale.
La normalisation progresse lentement mais sûrement. En avril, le ministre turc des Affaires étrangères n’a pas exclu la nomination réciproque d’ambassadeurs avec Le Caire et une rencontre entre ministres des Affaires étrangères.
Le ministre turc du Trésor et des Finances, Nureddin Nebati, s’est rendu en Égypte en juin, soit la première visite d’un ministre turc au Caire depuis neuf ans.
En 2021, les deux grands rivaux régionaux, l’Arabie saoudite et l’Iran, se sont assis à la même table pour la première fois depuis des années, à la suite d’un effort irakien visant à permettre l’organisation de pourparlers entre les deux pays à Bagdad. Riyad avait coupé ses liens diplomatiques avec l’Iran en 2016 après l’assaut contre son ambassade à Téhéran.
Le premier cycle de pourparlers exploratoires entre les deux pays a débuté en septembre 2021. Malgré le bref contretemps survenu en mars lorsque l’Iran a annoncé la suspension des pourparlers, les responsables des deux pays ont mené un cinquième cycle de discussions en avril.
Les questions de sécurité, le Yémen et la réouverture des ambassades ont fait partie des sujets abordés. Si Téhéran souligne l’importance de la reprise des relations diplomatiques, Riyad affirme souhaiter en premier lieu des actions plus concrètes de la part de Téhéran.
Herzog en Turquie, une première depuis quinze ans
Le rapprochement entre les Émirats arabes unis et la Turquie a été étonnamment rapide, compte tenu des tensions observées depuis une dizaine d’années.
Ces mains tendues mutuelles avec un programme clair et direct tournant principalement autour des avantages mutuels d’une stimulation du commerce, des investissements et des affaires selon une formule gagnant-gagnant, se sont avérées déterminantes.
En novembre 2021, Mohammed ben Zayed (MBZ), alors prince héritier d’Abou Dabi et dirigeant de facto émirati, a effectué une visite en Turquie, la première du genre en neuf ans.
L’implication du gouvernement israélien signifie que la reconstruction des relations bilatérales doit se faire de manière mesurée et prudente. Mais au cours de l’année dernière, la coopération en matière de renseignement a pris le dessus entre les deux parties
Cette visite a été précédée de celle du conseiller émirati à la sécurité nationale, le cheikh Tahnoun ben Zayed, qui s’est rendu à Ankara en août 2021. Le président turc lui a rendu la pareille en atterrissant à Abou Dabi en février. Une réception somptueuse a été organisée à son intention.
Ces visites ont débouché sur un certain nombre d’accords, de protocoles d’accord et de contrats, qui ont ouvert une nouvelle page entre les deux capitales.
En ce qui concerne la Turquie et Israël, le président israélien Isaac Herzog a effectué une visite historique à Ankara en mars, la première pour un président israélien depuis quinze ans.
Plusieurs événements ont préparé le terrain pour cette visite, notamment une rare conversation téléphonique entre les deux présidents en juillet 2021, une visite secrète du directeur général du ministère israélien des Affaires étrangères, Alon Ushpiz, à Ankara en janvier, ainsi que l’envoi d’une délégation de hauts responsables turcs à Tel Aviv en février.
Les renseignements ont rapproché Israël et la Turquie. Un gazoduc pourrait être à la clé
L’implication du gouvernement israélien signifie que la reconstruction des relations bilatérales doit se faire de manière mesurée et prudente. Mais au cours de l’année dernière, la coopération en matière de renseignement a pris le dessus entre les deux parties.
Par ailleurs, les deux parties se penchent sur la possibilité d’acheminer du gaz israélien vers l’Europe via la Turquie, ce qui changerait la donne en Méditerranée orientale si cette option venait à se concrétiser.
Pour faire suite à la visite du président israélien et consolider le rapprochement, le ministre turc des Affaires étrangères s’est rendu en Israël en mai, parallèlement à une visite en Palestine.
Pour ce qui est de l’Arabie saoudite et de la Turquie, bien que le rapprochement entre les deux pays ait commencé dès octobre 2020 lorsque le roi Salmane et le président Erdoğan ont échangé plusieurs messages et appels téléphoniques, le processus de normalisation s’est arrêté sur certaines questions pendant environ un an.
L’impact considérable de la défaite de Trump
Deux facteurs ont contribué à cette situation : la position personnelle du prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane sur l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi au consulat de son pays à Istanbul en octobre 2018, ainsi que l’absence de formule adéquate pour faire repartir les relations bilatérales à zéro après cet événement.
Les deux parties ont finalement réalisé une percée, qui s’est traduite par la visite du président Erdoğan à Riyad en avril et ses rencontres avec le roi Salmane et le prince héritier.
Les pays qui dépendaient depuis si longtemps de Trump et de sa politique transactionnelle pour favoriser et imposer des programmes régionaux idéologiques, clivants et conflictuels, se sont soudainement retrouvés dans une position défavorable
Réciproquement, Mohammed ben Salmane s’est rendu à Ankara en juin. Malgré les progrès apparents, aucun programme économique, politique ou de sécurité n’a été annoncé jusqu’alors.
Ces processus de normalisation n’auraient pu avoir lieu sans certaines évolutions aux niveaux international, régional et sous-régional.
Ces évolutions ont préparé le terrain pour une désescalade régionale, créant ainsi un environnement favorable et un terrain d’entente pour que les parties en conflit puissent s’asseoir à la même table, discuter de leurs intérêts communs, se réconcilier et normaliser leurs relations dans des proportions sans précédent.
La défaite de Donald Trump à l’élection présidentielle américaine de novembre 2020 a eu un impact considérable sur la nature des dynamiques régionales actives depuis 2021.
Les pays qui dépendaient depuis si longtemps de Trump et de sa politique transactionnelle pour favoriser et imposer des programmes régionaux idéologiques, clivants et conflictuels, se sont soudainement retrouvés dans une position défavorable à la suite du triomphe de Joe Biden à l’élection présidentielle américaine.
Donald Trump et le Moyen-Orient : une histoire de grands vainqueurs et de perdants plus grands encore
L’arrivée d’un nouveau président à la Maison-Blanche a initié un nouveau jeu régional. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Égypte ont notamment suivi le même chemin après avoir échoué à concrétiser leur programme régional.
Israël a vu s’évaporer l’investissement dans le projet d’« accord du siècle » de Jared Kushner. Le pays connaissait déjà un changement interne avec la défaite du Premier ministre israélien au plus long règne, Benyamin Netanyahou, resté au pouvoir pendant quinze ans.
La Turquie a pour sa part ressenti le besoin d’éviter d’être trop sollicitée au niveau régional. Elle a donc recherché un équilibre entre hard power et soft power pour faire fructifier ses succès en matière d’activité militaire en Syrie, en Irak, en Libye, au Haut-Karabakh et en Méditerranée orientale sur le plan politique et économique.
La déclaration d’al-Ula, survenue le 5 janvier 2021, a été le premier résultat majeur de l’accession de Biden à la Maison-Blanche.
Réaction en chaîne
Cette déclaration découle à l’origine d’un accord bilatéral entre l’Arabie saoudite et le Qatar. L’accord a mis fin au blocus imposé à Doha par le bloc dirigé par l’Arabie saoudite et comprenant les Émirats arabes unis, Bahreïn et l’Égypte, ouvrant ainsi une nouvelle page entre le Qatar et ses voisins.
L’accord d’al-Ula a par conséquent accéléré le processus de réconciliation au sein du Conseil de coopération du Golfe (CCG) et déclenché une réaction en chaîne de plusieurs engagements diplomatiques régionaux qui ont ouvert la porte à des initiatives de réconciliation.
Émirats arabes unis et Qatar : un nouveau pragmatisme pour remplacer la guerre froide
Malgré l’insatisfaction initiale des Émirats arabes unis et de l’Égypte vis-à-vis de l’accord, compte tenu du fait que l’Arabie saoudite ne les avait pas consultés à ce sujet, les deux pays y ont vu l’occasion de suivre des programmes relativement souples.
Cette approche les a aidés à diversifier leurs relations régionales, à donner la priorité à leurs questions clés et à promouvoir leurs propres intérêts.
Ainsi, l’Égypte a tendu la main au Qatar et les Émirats arabes unis ont tendu la main à la Turquie. De même, l’accord d’al-Ula a permis à Ankara de renforcer ses relations avec les petits pays du Golfe et de poursuivre la normalisation de ses relations avec l’Égypte et l’Arabie saoudite.
Au-delà de ces deux évolutions majeures, plusieurs autres facteurs cruciaux ont contribué à la nouvelle dynamique régionale et ouvert la voie à une période rare marquée par une désescalade et des réconciliations régionales sans précédent.
L’épuisement des puissances résultant de la poursuite de programmes géopolitiques et idéologiques très contrastés et l’apparition de la pandémie de covid-19 dans un contexte post-2011 ont encouragé les acteurs régionaux en conflit à adopter une attitude pragmatique
La poursuite par Washington de son recentrage et de la réorientation de ses ressources vers la Chine a incité les États du CCG à accélérer leurs stratégies de diversification et de couverture. Ainsi, des pays comme la Turquie, Israël et l’Iran ont gagné en importance dans ce contexte.
L’épuisement des puissances résultant de la poursuite de programmes géopolitiques et idéologiques très contrastés et l’apparition de la pandémie de covid-19 dans un contexte post-2011 ont encouragé les acteurs régionaux en conflit à adopter une attitude pragmatique et à donner la priorité à l’économie, aux affaires, au commerce et à des programmes fondés sur des intérêts plutôt que sur des idéologies.
Lorsque la pandémie a commencé à reculer à partir de 2021, ces acteurs régionaux étaient en bonne position pour se rapprocher les uns des autres dans un esprit pragmatico-économique visant à compenser les pertes économiques et financières dévastatrices causées par la crise sanitaire.
Les efforts de rapprochement entre l’Égypte et le Qatar, les Émirats arabes unis et la Turquie, la Turquie et l’Égypte, mais aussi Israël et la Turquie ont clairement illustré cette approche.
La guerre russe contre l’Ukraine a donné plus d’importance à la région de la Méditerranée orientale et à ses ressources pétrolières et gazières, ce qui a engendré une atmosphère propice à la recherche de terrains d’entente pour des situations gagnant-gagnant, notamment dans les cas de la Turquie, d’Israël et de l’Égypte.
Des défis à l’horizon
Malgré l’impact positif de cette désescalade sans précédent dans la région, des questions se posent quant à la durabilité des réconciliations et à la résilience des processus de normalisation.
Par ailleurs, on ne sait pas encore vraiment s’il s’agit d’une situation temporaire motivée par les calculs tactiques de certains des pays impliqués ou d’une nouvelle norme ou tendance fondée sur des calculs stratégiques. Quoi qu’il en soit, plusieurs défis s’apprêtent à mettre à l’épreuve ce nouveau phénomène au Moyen-Orient.
Les dynamiques régionales et internationales qui ont engendré ce rare moment de désescalade et de réconciliation entre les différents acteurs régionaux, en particulier, sont inconstantes et sujettes à des changements soudains.
Les tensions dans le Golfe s’apaisent-elles réellement ou les États gagnent-ils simplement du temps ?
En raison de la situation très instable, on ne peut exclure d’éventuelles évolutions de cette dynamique dans un avenir proche, ce qui pourrait avoir une incidence négative sur le processus et entraîner une régression.
De plus, les processus de normalisation ont comme caractéristique évidente de reposer fortement sur la nature des relations personnelles entre les décideurs des pays en question. Bien que cela puisse être une bonne chose lorsqu’il s’agit de surmonter des obstacles bureaucratiques pouvant considérablement ralentir la normalisation des relations, cela peut être un signe de faiblesse des relations institutionnelles.
Une relation sous-institutionnalisée rend la réconciliation entre les États concernés fragile et très vulnérable à de futures fluctuations politiques. Par ailleurs, un changement radical au sommet chez l’un des principaux acteurs régionaux pourrait déboucher sur différents types de relations intrarégionales.
Plusieurs autres facteurs méritent d’être observés de plus près dans un avenir proche et pourraient mettre à l’épreuve la dynamique actuelle de normalisation et de désescalade régionale :
Premièrement, l’élection présidentielle américaine de 2024 sera cruciale et déterminante pour la région, car elle pourrait amener au pouvoir un nouveau président adepte de la politique transactionnelle chère à Trump.
L’idée que Trump ou un président qui lui ressemble puisse arriver en 2024 pourrait encourager certains États régionaux, notamment les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, Israël et l’Égypte, à revenir à leurs anciennes politiques aventureuses
Dans un sondage réalisé en mai par Associated Press (AP), la cote de popularité du président Joe Biden a atteint son plus bas niveau, avec seulement 39 % d’opinions favorables à son action.
Alors que selon AP, la désapprobation des républicains à l’égard de Biden n’a pas faibli – moins d’une personne interrogée sur dix issue du Parti républicain l’approuve –, sa popularité auprès des démocrates a baissé tout au long de son mandat.
Si aucun président n’a effectué deux mandats non consécutifs dans l’histoire des États-Unis – à l’exception de Grover Cleveland, qui a occupé les fonctions de 22e et 24e président des États-Unis de 1885 à 1889, puis de 1893 à 1897 –, les spéculations vont bon train quant à un possible retour de Trump en 2024.
L’idée que Trump ou un président qui lui ressemble puisse arriver en 2024 pourrait encourager certains États régionaux, notamment les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, Israël et l’Égypte, à revenir à leurs anciennes politiques aventureuses.
Une élection en Turquie
Deuxièmement, il y a l’élection présidentielle de 2023 en Turquie, un scrutin d’une grande importance pour les Turcs et la région.
Plusieurs puissances régionales et internationales misent sur un changement interne à Ankara pour remodeler la dynamique régionale en leur faveur. Un scénario dans lequel un gouvernement soumis à l’Occident s’installerait changerait radicalement le rôle régional d’Ankara et la nature de ses relations avec plusieurs pays de la région.
Le principal parti d’opposition, le CHP, s’est engagé à chasser les réfugiés syriens de Turquie et à relancer les relations avec le régime d’Assad. Des tendances similaires peuvent être attendues pour diverses questions et divers gouvernements.
Visite de Biden au Moyen-Orient : pourquoi le monde arabe a besoin d’un nouveau leader
On pourrait également s’attendre à un revirement de la politique étrangère turque et à un engagement diplomatique, économique et militaire revu à la baisse au Moyen-Orient. S’il venait à se concrétiser, ce scénario aurait également un impact sur les relations intrarégionales.
Le troisième facteur concerne le sort de l’accord sur le nucléaire de 2015 entre les États-Unis et l’Iran. Les négociations entre l’administration Biden et le gouvernement iranien pour réactiver l’accord suivent leur cours depuis un certain temps.
Plusieurs pays de la région, notamment Israël et l’Arabie saoudite, se sont opposés à l’accord initial au motif qu’il n’empêcherait pas totalement Téhéran de produire une arme nucléaire. Ils ont également fait part de leur vœu de bloquer le programme de missiles de l’Iran et d’obliger le régime iranien à changer son comportement régional et à mettre fin à ses activités déstabilisatrices.
La réactivation de l’ancien accord donnera plus de pouvoir à l’Iran en l’incitant à poursuivre son programme expansionniste, ce qui obligera ses rivaux régionaux à adopter des politiques de confrontation pour le contrer. Toutefois, le scénario « sans accord » n’est pas moins dangereux, car cela rapprochera probablement l’Iran de la fabrication d’une bombe nucléaire.
Ce scénario déclenchera une course à l’armement nucléaire. Dans les deux cas, l’issue des négociations pourrait remodeler les alliances dans la région en fonction des positions vis-à-vis de l’Iran.
Une deuxième vague de soulèvements arabes pourrait obliger les acteurs régionaux à reconfigurer leurs alliances en fonction de la solidité des régimes
Le quatrième facteur est la situation émergente d’insécurité alimentaire au Moyen-Orient. En 2019, la Russie et l’Ukraine représentaient plus de 25 % des exportations mondiales de blé.
L’invasion de l’Ukraine par Moscou, ainsi que les sanctions contre la Russie, perturbent les exportations de blé, de céréales, de maïs et d’autres sources alimentaires essentielles, ce qui engendre une explosion des prix de ces denrées à l’échelle mondiale.
Plusieurs pays arabes ainsi qu’Israël et la Turquie reposent sur les importations de blé russe et ukrainien. L’Égypte, premier importateur mondial de blé, dépend de Moscou et de Kyiv pour satisfaire plus de 70 % de sa demande locale.
En plus de l’Égypte, plusieurs pays arabes sont gravement exposés. Si la guerre est appelée à se prolonger, il ne faut pas exclure qu’une crise alimentaire imminente, associée à la montée en flèche des prix des denrées alimentaires, puisse déclencher des soulèvements.
Ce scénario aurait des répercussions politiques, économiques et sécuritaires. Une deuxième vague de soulèvements arabes pourrait obliger les acteurs régionaux à reconfigurer leurs alliances en fonction de la solidité des régimes.
L’utilisation des ressources inexploitées de la Méditerranée orientale
Cinquièmement, on retrouve les éléments perturbateurs et l’évolution de la situation en Méditerranée orientale. En faisant de ses ressources énergétiques une arme dans le contexte de sa guerre contre l’Ukraine, Moscou a mis l’Europe à ses pieds.
Compte tenu de cette situation, l’Europe recherche de toute urgence des sources d’énergie alternatives afin de répondre à la demande, de réduire sa dépendance envers le gaz russe et de maîtriser son exposition aux risques vis-à-vis de Moscou
Le navire de forage Tungsten Explorer, au large d’Oróklini (Chypre), dans le golfe de Larnaca, le 21 juillet 2020 (AFP)
Une source de gaz inexploitée se trouve dans le bassin de la Méditerranée orientale. Compte tenu de la désescalade régionale, les États-Unis et certains pays européens envisagent la possibilité d’utiliser les ressources en hydrocarbures de la région.
L’utilisation des ressources inexploitées de la Méditerranée orientale et la résolution des conflits entre les différents acteurs nécessiteraient une prise en compte de l’approche holistique de la Turquie sur la question ainsi qu’un gazoduc qui s’étendrait d’Israël à la Turquie, en lieu et place du projet irréalisable baptisé EastMed, un gazoduc censé relier Israël à la Grèce via la Crète en passant par des eaux revendiquées par Ankara.
Un nouveau Grand Jeu a commencé en Méditerranée orientale
En dépit de l’atmosphère régionale très positive résultant des processus de normalisation, il est difficile de juger si certains des acteurs concernés suivent cette nouvelle voie avec une volonté réelle ou s’ils font simplement preuve de pragmatisme.
Peu satisfaite de ces évolutions et de la normalisation des relations entre ses principaux partenaires régionaux – les Émirats arabes unis, Israël, l’Égypte et l’Arabie saoudite – et la Turquie, la Grèce se présente en trouble-fête.
Athènes s’emploie activement à perturber le climat de désescalade et à entraîner d’autres acteurs, tels que les États-Unis, dans ses propres problèmes. Une persistance de cette attitude pourrait avoir un impact négatif sur la région et mettre sérieusement à l’épreuve certains des processus de réconciliation et de normalisation.
Un élan à conserver
En dépit de l’atmosphère régionale très positive résultant des processus de normalisation, il est difficile de juger si certains des acteurs concernés suivent cette nouvelle voie avec une volonté réelle ou s’ils font simplement preuve de pragmatisme en rangeant leur épée dans son fourreau, en faisant profil bas et en attendant le bon moment pour revenir à leurs anciennes politiques.
Ceci dit, s’il existe une réelle volonté de transformer cette période de désescalade en une situation durable, nous devrions voir les principaux pays de la région prendre au moins quelques-unes des mesures suivantes dans un avenir proche.
Premièrement, donner la priorité à l’aspect économique des relations bilatérales. L’espace économique est un espace dépolitisé par nature, qui peut facilement contribuer à établir une formule gagnant-gagnant pour les parties concernées. Une approche fondée sur des intérêts économiques permettra de consolider le processus de réconciliation et apportera des gains réels et tangibles pour toutes les parties.
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Bien que les États rentiers ne soient peut-être pas si intéressés par de tels avantages, le contexte post-pandémie, la guerre russe contre l’Ukraine et les désirs de diversification économique obligent ces parties à observer sérieusement la dimension économique.
Deuxièmement, identifier les intérêts communs dans d’autres domaines tels que la sécurité et la politique. Il faut ensuite s’appuyer sur ces domaines tout en essayant de maintenir une séparation entre politique, économie et sécurité en période de tension afin d’éviter une rupture soudaine de tous ces liens. Cette méthode minimisera les dégâts et permettra aux parties de maintenir la communication sur d’autres questions non conflictuelles.
Troisièmement, engager une discussion constructive sur les points de divergence entre les principales puissances régionales. En ce sens, il est essentiel que les parties concernées mettent en place un mécanisme à même de contenir/résoudre les problèmes susceptibles de se présenter à l’avenir.
On peut également y ajouter la préservation des canaux de renseignement, qui doivent rester ouverts et opérationnels. La sécurité est importante pour tous. En raison de leur position géographique et de leur sentiment d’insécurité, certains pays ont tendance à donner la priorité aux relations dans le domaine de la sécurité. Le maintien d’un canal ouvert permettra non seulement d’approfondir la coopération sur les questions de sécurité, mais aussi de faciliter la discussion autour de certaines questions politiques non résolues.
L’absence de telles mesures sera un signe de faiblesse de ces processus de réconciliation et de normalisation. Ces derniers seront alors extrêmement vulnérables aux défis susmentionnés, qui devraient tôt ou tard mettre à l’épreuve les configurations régionales actuelles.
Cet article a été publié initialement par le site Insight Turkey.
- Ali Bakirest chargé de recherche au Centre Ibn Khaldun spécialisé en humanités et sciences sociales (université du Qatar). Il étudie les tendances géopolitiques et en matière de sécurité au Moyen-Orient, la politique des grandes puissances, le comportement des petits États, l’émergence de risques et menaces peu conventionnelles. Il se concentre principalement sur les politiques étrangères et de défense de la Turquie, les relations entre les Turcs et les Arabes et entre la Turquie et le Golfe. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AliBakeer.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Ali Bakir is a research assistant professor at Ibn Khaldun Center for Humanities and Social Sciences. He is following geopolitical and security trends in the Middle East, great power politics, small states' behaviour, emerging unconventional risks and threats, with a special focus on Turkey’s foreign and defence policies, Turkey-Arab and Turkey-Gulf relations. He tweets @AliBakee
« Israël est à la veille d’une révolution de droite, religieuse et autoritaire », titre le quotidien Haaretz au lendemain des élections législatives israéliennes du 1er novembre 2022, qui ont confirmé l’ancrage d’une extrême droite fascisante et le déni de l’oppression en Palestine. Si les forces traditionnelles de gauche ont fait faillite, Haaretz, journal libéral, maintient une ligne d’opposition conséquente aux politiques officielles. Enquête sur un quotidien à nul autre pareil.
Arrivé en Israël, vous achetez le journal Haaretz et vous découvrez ce titre : « Jetez le matériau dans les puits. Des archives montrent que l’armée israélienne a mené une guerre biologique en 1948 »1. À la lecture, vous découvrez que des ordres ont été donnés pour empoisonner les puits de villages palestiniens lors de la guerre civile qui opposa les forces du Yichouv (l’implantation juive en Palestine) à celles des populations autochtones dans la période qui précéda puis suivit la création d’Israël, le 15 mai 1948. Conçue sous la houlette du futur premier ministre David Ben Gourion et de son futur chef d’état-major Ygael Yadin, cette opération nommée « Répands ton pain » (« Cast Thy Bread »2), visait à empêcher tout retour des Palestiniens après qu’ils avaient été expulsés. Les archives montrent que le général Yohanan Ratner demanda un ordre écrit, qui lui fut refusé. Yadin écrivit à ses subordonnés qu’ils devaient agir « dans le plus grand secret ». Les premiers empoisonnements furent menés en avril 1948 près de Saint-Jean d’Acre et dans des villages proches de Gaza. Finalement, cette tactique assez peu efficace fut vite abandonnée.
RÉVÉLATIONS SUR LES CRIMES DU PASSÉ
Des révélations de ce type, portant sur la manière dont Israël expulsa les Palestiniens de leurs terres, Haaretz, le « journal de référence » israélien, en publie désormais à un rythme effréné. Il s’appuie, souvent, sur les travaux d’un jeune historien, Adam Raz, qui a créé en 2015 un groupe de travail, l’Institut de recherche sur le conflit israélo-palestinien, nommé Akevot. Le mot, en hébreu, signifie « traces ». Raz recherche les traces enfouies du passé israélien que l’historiographie officielle a effacées afin de masquer, précisément, les faits occultés par sa version héroïque. Ses révélations, Raz les publie systématiquement dans les colonnes de Haaretz.
Le journal emploie en effet quasiment à temps plein un journaliste (Ofer Aderet) qui suit les travaux d’historiens qui « déconstruisent » complètement les vieux récits officiels. Raz, qui a écrit plusieurs ouvrages (dont en 2018 Kafr Qasim Massacre sur le massacre de Kafr Kassem), a lui-même publié ces dernières années dans Haaretz ou vu ses travaux y être rapportés par Aderet dans une série d’articles sulfureux sur la Nakba, sur des massacres restés dans l’ombre, mais aussi sur des enjeux comme l’intégration des nouveaux arrivants juifs orientaux dans les années 1950. « Ni Yedioth Aharonot (le quotidien le plus lu dans le pays) ni aucun autre journal israélien n’aurait publié ces articles », nous confie-t-il. Hormis Haaretz, tous les grands médias défendent le « récit officiel » » sur le passé d’Israël, affirme l’historien.
Mais il n’y a pas que le passé sur lequel ce quotidien révèle ce que les autres masquent. Sur le présent aussi, Haaretz se distingue par une couverture unique dans son pays. « On n’a pas peur de s’attaquer aux sujets les plus conflictuels. Personne d’autre ne publie de manière constante et systématique l’information que nous diffusons », explique Hagar Shezaf, une jeune reporter qui couvre les territoires palestiniens occupés. « Un journaliste comme Dov Hasson a fait depuis une décennie un suivi exceptionnel de la judaïsation de Jérusalem et de l’incroyable ségrégation des résidents palestiniens qu’elle génère. Il incarne le changement qu’a connu le journal », poursuit l’une de ses stars internationales, Amira Hass, qui couvre les territoires palestiniens depuis 1993.
Le « changement » qu’elle évoque se déploie dans trois directions, explique Noa Landau, directrice adjointe de la rédaction : « Nous sommes d’abord un journal libéral » — dans le sens anglo-saxon du terme : inclinant vers le progressisme. « Et clairement, nous sommes leaders de l’information sur l’occupation des Palestiniens, le traitement des immigrés et les droits humains ». Comment cela est-il advenu dans un journal qui, après son rachat en 1933-1934 par les Schocken (une famille de riches juifs allemands ayant fui le nazisme), a été très longtemps porteur d’un sionisme revendiqué et politiquement de centre droit ?
LA RADICALISATION COLONIALE DE LA SOCIÉTÉ
Pour expliquer cette évolution, ses journalistes soulignent deux tendances convergentes. D’abord le renforcement constant de la colonisation israélienne des territoires occupés, ensuite la radicalisation dans un sens colonial tant de la société israélienne que de sa représentation politique. Ces tendances ont progressivement poussé la rédaction vers des formes de « résistance » plus ou moins vives, dues au sentiment d’un danger croissant, pas tant pour les Palestiniens que pour la « démocratie israélienne ». Amos Schocken, PDG du journal depuis 1992, incarne la version modérée, mais sans concession de cette évolution. Au sein de la rédaction, tous soulignent le rôle déterminant du PDG actuel dans le parcours qu’a suivi Haaretz. D’abord en ayant fait en sorte de préserver le caractère familial de sa structure financière, permettant ainsi de résister aux tentations des prédateurs. Ensuite en trouvant non seulement des actionnaires minoritaires qui ne menaçaient pas le futur, mais en créant aussi un supplément financier (nommé The Marker) qui, ancré dans un libéralisme économique bon ton, a beaucoup contribué au rétablissement de la santé financière du journal, en grosse difficulté il y a une décennie. Enfin, Schocken est la poutre essentielle qui a assuré le maintien de l’indépendance du titre.
Quant à son engagement politique : « Oui, je suis sioniste. Et quand on croit au sionisme exprimé dans la déclaration d’indépendance d’Israël, on ne peut pas accepter la loi sur l’État-nation du peuple juif, une loi à caractère fasciste », dit aujourd’hui Schocken. Votée en 2018, cette loi dite « fondamentale » (à vocation constitutionnelle) désigne deux catégories de citoyens : les Juifs, qui ont tous les droits, et les autres (donc les Palestiniens), qui, même citoyens, n’en jouissent pas en totalité. « Elle nous mène à la catastrophe », répète Schocken. Haaretz s’est opposé à la loi sur l’État-nation dès 2011, dès sa première présentation au Parlement.
2011, c’est précisément la date de prise de fonction de l’actuel directeur de la rédaction, Aluf Benn. Mais « le processus de libération de la parole concernant les Palestiniens avait commencé sous le précédent directeur de la rédaction » (Dov Alfon, aujourd’hui directeur de Libération), souligne Gideon Levy, un des chroniqueurs les plus engagés (il soutient le mouvement Boycott désinvestissement sanctions — BDS). Selon lui, « longtemps, il a été impossible de dire dans Haaretz que le sionisme en lui-même induit un suprémacisme juif. Sous l’égide de Benn, les termes « crime de guerre », « apartheid », « suprémacisme juif », etc., sont devenus légitimes » au sein du journal. On assiste depuis à un paradoxe : les gouvernants israéliens tentent de convaincre le monde entier que l’usage du terme apartheid pour qualifier le régime imposé aux Palestiniens est une manifestation d’antisémitisme. Mais au sein de la publication israélienne la plus connue, dit Anat Kam, une jeune journaliste qui travaille aux pages opinions du site web du journal, « il y a un débat profond sur l’utilisation du terme apartheid. Mais il ne peut exister que parce qu’il est fondé sur un accord collectif : le droit à l’expression est sacré ».
Ces changements sémantiques s’accompagnent de nombreux autres. « Longtemps, admet Aluf Benn, nous avons pensé que l’occupation [des Palestiniens] serait temporaire. Or il est clair qu’elle est devenue pérenne. Il y a 30 ans, quand les soldats tuaient un enfant, on pouvait s’attendre à une enquête. Aujourd’hui, l’armée avalise tout. Les enquêtes ont disparu. Cela explique l’avènement de Breaking the Silence » — une ONG de soldats de réserve qui témoignent des agissements de l’armée en Territoires occupés. C’est aussi ce qui a amené Haaretz à évoluer : « La plupart des journaux ne publient rien sur la réalité de l’occupation. À l’inverse, nous occupons une position unique dans ce domaine ».
Autre changement important : le traitement de la discrimination des Israéliens d’origine orientale s’est beaucoup développé. Iris Leal, qui contribue aux pages littéraires, se présente comme « l’Orientale de service » du journal. Très critique de « l’aveuglement » historique des dirigeants travaillistes ashkénazes (juifs d’Europe centrale) à l’égard des juifs orientaux, elle écrit le plus souvent sur son thème favori. « Les lecteurs de Haaretz, dit-elle, sont très majoritairement ashkénazes (donc plus riches et mieux éduqués). Ils me respectent parce que je suis de gauche » [sous-entendu, pas parce que je suis orientale]. En fait, « nombre de lecteurs du journal me traitent de “pleureuse”, m’écrivent que “la question des Orientaux est dépassée”. Ceux-là sont presque toujours ashkénazes ». Mais, poursuit-elle, « j’ai le soutien de la direction, qui tient à ce que ce qui est advenu et advient encore aux juifs orientaux en Israël soit amplement traité ».
Elle crédite son journal d’avoir empêché que « l’affaire des bébés yéménites soit balayée sous le tapis ». Cette affaire, qui remonte aux premières années 1950, reste un foyer de tension très brûlant. Des centaines de bébés nés de parents principalement issus du Yémen et d’autres pays musulmans auraient été faussement déclarés mort-nés à leurs parents pour être secrètement donnés en adoption à des couples ashkénazes en incapacité de procréer (dont des rescapés des camps de la mort). Entre ceux qui dénoncent un « crime d’État » d’une ampleur insoupçonnée et ceux qui contestent une fabrication « imaginaire », le débat fait rage depuis 50 ans, sans avoir été tranché. Haaretz, dit Leal, a beaucoup donné la parole aux dénonciateurs d’un fake. Mais Alon Idan, le patron des pages débats qui les a ouvertes aux « voix discordantes », a octroyé une large place aux tenants du crime d’État.
L’ARABISATION DE LA RÉDACTION
Mais le changement sans doute le plus spectaculaire qu’a connu Haaretz est indiscutablement le début d’ « arabisation » de sa rédaction. En 2000, Noa Landau a lancé le projet Haaretz 21. Objectif : recruter des journalistes palestiniens (citoyens israéliens). « La situation ne pouvait plus durer. Il nous fallait des Palestiniens dans la rédaction pour deux motifs : être conforme à nos principes, basés sur l’égalité des droits des citoyens israéliens, et plus important, pour donner à nos lecteurs la vision de l’autre, que les Israéliens n’entendent presque jamais. Or, pour un Palestinien, il n’y avait aucun moyen de se former au journalisme dans le système israélien. On a pris les devants. Haaretz 21 est un incubateur. La première promotion a réuni 20 personnes, dont cinq travaillent aujourd’hui au journal ». La seconde sortira dans un an, et 5 à 6 nouveaux journalistes palestiniens seront embauchés.
Sheren Falah Saab a fait partie des premiers élus. De manière rarement abordée par la presse, elle couvre essentiellement la société et la culture des Palestiniens citoyens israéliens. Ses papiers sont souvent publiés dans le supplément culturel Galleria. Quand on l’interroge sur son identité, elle répond qu’elle est « complexe ». Sans renier sa citoyenneté israélienne, elle se sent « parfois palestinienne, parfois arabe, et souvent les deux à la fois ». De plus, elle est druze, une identité qui revient au premier plan dans certaines circonstances. Bref, elle vit « les conflits identitaires intérieurs de la plupart des Palestiniens citoyens israéliens et qui sont pour beaucoup dus à la politique qu’Israël nous impose ».
Une Palestinienne écrivant dans un journal israélien ? Au début ses amis l’ont regardée avec suspicion. Maintenant, « c’est fini ». Elle dit aussi « ne pas se sentir étrangère » dans la rédaction. L’un de ses derniers articles, « La vie tragique de Ghassan Kanafani »3, portait sur celui qui reste une effigie du combat palestinien. Kanafani, poète et dirigeant du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), fut assassiné à Beyrouth par un commando israélien le 8 juillet 1972. Falah Saab lui consacre trois pages dans le supplément hebdomadaire, à partir du livre d’un ancien journaliste de Haaretz, Danny Rubinstein. À l’époque, tout Israël avait jugé légitime l’assassinat d’un « terroriste ». Aujourd’hui, il écrit que Kanafani « n’avait pas de gardes du corps. Il ne changeait pas non plus de domicile. Il n’imaginait même pas qu’Israël pouvait le considérer comme un terroriste ». Sheren expose juste l’histoire d’un homme en qui une société voit un monstre et l’autre un héros.
« Rien de tout cela ne serait possible sans le propriétaire », Amos Shocken, ce magnat progressiste souvent insulté par la droite israélienne comme Georges Soros peut l’être par les cercles trumpistes américains, clame Gideon Levy. « Si Yediot Aharonot disparaissait, Israël continuerait d’être le même. Si Haaretz disparaissait, plus personne ne parlerait des territoires palestiniens, ni des dangers environnementaux ni de l’oppression de la femme ». Aluf Benn exprime une idée similaire. « Sommes-nous devenus le seul pôle d’opposition dans le pays ? D’une certaine façon, oui. » La question, s’interroge-t-il, est
Pourquoi est-ce advenu ? Est-ce l’expression d’une lassitude ? Hormis les colons et les militaires, les gens ne vont pas dans les territoires occupés. En ce moment il y a une insurrection lourdement réprimée à Jénine et Naplouse.. Ni le gouvernement ni l’armée ne donnent la moindre explication. Mais personne ne pose de questions. Idem d’ailleurs pour les bombardements israéliens permanents en Syrie. En fait, quinze ans après la fin de la seconde intifada, la plupart des gens se désintéressent de ce qui advient aux Palestiniens.
Alors, conclut le directeur de la rédaction, « si révéler les faits que personne ne veut connaitre nous rend uniques, c’est aussi parce que pas mal de choses ont changé ces dernières décennies ». En termes différents, la journaliste Anat Kam abonde : « Oui, Haaretz constitue de facto la seule opposition aux gouvernants israéliens, mais cet état de fait en masque un autre : le journal ne convainc que les convaincus d’avance ».
UNE CRITIQUE DE GAUCHE
Si Haaretz suscite des réactions souvent outrées chez la majorité des Israéliens, le journal est parfois critiqué du côté des médias alternatifs adversaires de l’occupation. C’est le cas, par exemple, du site d’informations « Le lieu le plus chaud de l’enfer », ou encore de la chaine télévisuelle Democrat TV, dirigée par Lucy Aharish, une Palestinienne citoyenne d’Israël. Mais le site le plus actif se nomme Local Call (Appel local), et sa version anglaise +972.com. Certains, parmi ses journalistes et surtout ses visiteurs, critiquent la propension de Haaretz à préserver une forme de modération dans la critique des agissements des autorités israéliennes. Surtout, note la cinéaste Anat Even, Local Call est le seul média « réellement binational ». Ses plumes comme ses dirigeants se nomment Hagaï Matar, Orly Noy, Meron Rapoport, Yonit Mozes, etc., mais aussi Basil El-Adra, Fatima Abdul Karim, Vera Sajraoui, Baker Zoubi, Samiha Houreini, etc. Bref, on y compte autant de journalistes palestiniens que juifs.
Par ailleurs, à l’intérieur de Haaretz, des voix critiques se font aussi entendre. Correspondante dans les territoires palestiniens occupés où elle vit depuis 1993, Amira Hass reconnait que son journal n’a pas d’égal en Israël. « Nous publions aujourd’hui des articles et des informations qui ne seraient jamais parus auparavant et offrons aux Palestiniens une exposition médiatique qu’ils n’ont nulle part ailleurs dans les grands médias ». Mais elle ajoute :
Haaretz donne le sentiment d’en faire beaucoup. Comparé aux autres, c’est une évidence. Mais il se passe tellement plus de choses que ce qui est rapporté, que ce soient les tueries d’enfants par des soldats, les attaques de colons contre des fermiers palestiniens ou les méthodes israéliennes pour s’emparer des terres. Peut-être qu’avec dix journalistes supplémentaires, on y parviendrait, si par ailleurs le “rating”4 le permettait.
Il faudrait aussi, suggère-t-elle, s’intéresser autant à la société palestinienne qu’aux affrontements quotidiens. Elle n’est pas seule à évoquer ce manque. Plusieurs de mes interlocuteurs ont évoqué ceux qu’ils appellent les « telaviviens », et qui restent numériquement très dominants dans la rédaction. Le terme vise une sorte de « gauche bobo » certes globalement progressiste, mais peu encline à réellement s’intéresser à la vie des Palestiniens. Amira Hass insiste aussi sur le « vocabulaire » qui, pour ce qui concerne les Palestiniens, « n’est pas suffisamment émancipé du langage officiel » à la rédaction. Un exemple : si le nombre des tirs palestiniens s’accroit, le terme « escalade », immédiatement martelé par le porte-parole militaire, est souvent repris machinalement tel quel dans le journal. « Mais l’accélération de la colonisation, le processus le plus constant et agressif de tous, n’est jamais qualifié d’escalade ». Autre exemple : « Une ville ou un village palestiniens sont souvent désignés dans la presse, Haaretz inclus, en fonction de leur proximité avec une colonie. Cela donne une fausse impression de coexistence et de normalité. Plutôt que d’écrire que la ville de Salfit est proche d’Ariel (une grosse colonie israélienne), moi j’écrirais qu’elle est au sud-ouest de Naplouse et qu’Ariel a été bâtie sur ses terres”. En même temps, insiste-t-elle, à Haaretz « on jouit d’une liberté d’écriture inexistante dans les autres grands médias israéliens, qui tous pratiquent une autocensure massive » dès qu’on touche à l’occupation et à la colonisation ».
UN IMPACT À L’INTERNATIONAL
À cet égard, quel impact Haaretz a-t-il sur sa société ? Là, les journalistes divergent quelque peu. Sheren Falah Saab croit parvenir à « faire un peu bouger les choses ». Elle le voit dans les messages qu’elle reçoit, même s’ils incluent aussi pas mal d’insultes (« je n’en tiens pas compte »). Hagar Shezaf répond que « quelquefois, on enregistre des microsuccès. On oblige l’armée à modifier une déclaration. Mais si je faisais mon travail dans l’espoir de changer les choses, je crois que j’entrerai dans une profonde dépression ». Gideon Levy pense, tristement, que l’influence de son journal sur la société israélienne est « quasi égale à zéro ». En revanche, poursuit-il, son impact international est désormais acté. La hausse constante des ventes de sa version anglaise (en coopération avec le New York Times) et des connexions sur son site internet en anglais en font foi. Dans le monde entier, dirigeants politiques, hommes d’affaires, diplomates, universitaires, tous ceux qui s’intéressent au Proche-Orient « savent qu’il n’y a pas d’autre lieu qu’ Haaretz pour disposer d’une information fiable ». À défaut de modifier les rapports de force internationaux ou d’empêcher les succès diplomatiques d’Israël, le journal est devenu une source importante de la dégradation continue de l’image de cet État dans le monde.
Enfin, Noa Landau juge prématuré d’établir un réel bilan de l’évolution de Haaretz. Son plus important succès, à ses yeux, est d’avoir contribué largement à faire obstacle à la tentative des gouvernants de « rayer la Nakba du débat public », comme Benyamin Nétanyahou avait tenté de le faire. Mais elle pense, surtout, que le succès le plus probant de son journal n’est pas encore sensible, mais que « des groupes judéo-arabes se forment ». Comme Standing Together (Debout ensemble), une association qui lutte pour l’égalité salariale entre Juifs et Arabes. « De plus en plus de gens, à gauche, comprennent qu’il n’y a pas d’avenir en Israël sans tenir compte de l’opinion arabe. La tendance à œuvrer en commun, Palestiniens et Israéliens, se renforce, et va se poursuivre ». L’avenir le dira, mais c’est en tout cas la voie que Haaretz entend promouvoir.
Révolution du 22 Février. Du miracle au mirage. Une impasse algérienne. Recueil d'articles et de contributions de Said Sadi. Editions Frantz Fanon, Alger 2022, 302 pages, 1.000 dinars
Dans le premier tome, édité en 2019, le titre était bien plus court et bien plus optimiste, puisqu'il parlait seulement de «Miracle algérien». Seulement ! En trois années les choses ne s'étant pas passé comme il le fallait, le sous-titre de l'ouvrage, «augmenté», est assez pessimiste : «Du miracle au mirage». C'est tout dit.
Les articles de l'auteur des contributions «écrites au jour le jour et dans le feu de l'action - reflètent, en fait, fidèlement, à plusieurs interrogations récurrentes : Pourquoi en Algérie plus qu'ailleurs, il ne suffit pas de provoquer une puissante mobilisation en faveur de la rupture pour qu'elle soit entendue et assumée par celles et ceux qui disent comprendre les colères qui les sous-tendent ? Pourquoi les appels à une convention nationale pour définir les mécanismes et les retombées des multiples «révolutions» (dont celle de février 2019) se sont se retrouvées «condamnées» ? A cause de... l'aliénation des élites ? Peut-on aussi se suffire de la Diaspora, se retrouvant «du fait de la violence étatique et sociale - l'essentiel de la ressource humaine algérienne assumant (le pouvait-elle ?) «le rôle de traducteur institutionnel d'une insurrection citoyenne inédite» ? En Algérie même, un «groupe déterminé», assumant la substance politique de l'Ald (Charte pour l'Algérie libre et démocratique) appelait à une convention nationale pour définir les mécanismes, les méthodes et les délais d'une transition. Tout cela face aux «manœuvres du pouvoir qui jouait la montre».
Beaucoup d'interrogations, n'ayant reçu (ne pouvant recevoir), pour l'auteur, de réponses convaincantes car il fallait d'abord que la pensée critique explore les labyrinthes d'une histoire chaotique. L'invitation à l'exercice suite à la lecture des articles et réflexions- est lancée. Un exercice objectivement peu facile mais pas impossible.
Beaucoup (trop ?) de sujets sont abordés, rapidement ou longuement mais toujours instructifs. D'abord sur l'évolution politique du pays présentée par un homme devenu politicien grâce à sa lutte et sa défense des Droits de l'Homme... et surtout, me semble-t-il, à une très forte conviction «soummamienne». Jusqu'à l'obsession.
Un recueil où tout y passe. Le Hirak, la Révolution, Abane Ramdane, Boumediene, le Congrès de la Soummam, Rachad, la laïcité, la répression, la Constitution, Matoub Lounès, la Badissiya-Novembriya, l'islamo- populisme, l'Algérie et ses archaïsmes, le Maroc, le Maghreb, le Corona, la Palestine, la tragédie libanaise, les agressions... Un «testament» ?
Table des matières : Avant-propos/ Avertissement/ Chroniques (45)
L'Auteur : né le 26 août 1947 à Aghribs, médecin psychiatre... Militant, nationale 89, le Rcd, parti social-démocrate laïc qu'il présidera jusqu'en mars 2012. Il a été par deux fois député (Apn) d'Alger et, aussi, candidat à l'élection présidentielle. Auteur de plusieurs ouvrages (dont «Mémoires. La guerre comme berceau, 1947-1967» et «La fierté comme viatique, 1967-1987» aux Editions Frantz Fanon)
Extraits : «Si le séisme de février 2019 n'a pas emporté le système politique algérien, il a provoqué en son sein des schismes inédits dont les répliques et les turbulences risquent de rythmer un long et fatal chant du cygne» (p 14), «L'Algérie officielle est une mixture de léninisme sans marxisme, de fondamentalisme sans le clergé connu chez les Chiites et de jacobonisme sans la culture républicaine» (p35), «Sauf à s'assumer comme théocratie, un Etat démocratique n'a pas de religion. Il a des institutions, des normes et des règles qui permettent au citoyen d'être l'arbitre permanent de son destin avec des droits et des devoirs, c'est-à-dire des bénéfices et des obligations civiques» (p134), «Le problème avec les hommes aveuglés par la haine et qui ont perdu contact avec le réel, c'est qu'ils finissent par croire que la réalité n'est pas ce qu'elle est mais ce qu'ils ont décidé qu'elle devienne. Ils mentent mais ils n'en ont pas conscience» (p172)
Avis : Un recueil qui permet d'avoir une idée sur le déroulé de l'Histoire récente. Met les points sur i, bien que cela ne va pas plaire à tout le temps à tous les lecteurs (car trop de jugements de valeur... ce qui est signe d'un engagement politique, certes orienté et précipité, mais clair, décidé et franc). Sens aiguisé des formules-chocs ! Ah, il me semble qu'il insiste un peu trop sur la «singularité kabyle» et qu'il idéalise le rôle possible des élites algérienne et marocaine
Citations : «Les cinquante-sept ans de congélation politique du Fln ont formaté et inhibé les esprits : l'esclave a peur de la liberté» (p 15), «Quand la dimension symbolique de l'Histoire vient stimuler les luttes, elle joue toujours un rôle de catalyseur. Dans ces moments privilégiés, les ferveurs populaires se transforment alors en dynamiques libératrices» (p 27), «Les révolutions qui marquent l'histoire sont celles qui élaborent les bonnes doctrines, prennent les bonnes décisions, adoptent les bonnes méthodes, le tout se transmettant dans l'histoire par des actes symboliques» (32), «Une nation se grandit toujours quand elle assume et honore les séquences les plus fécondes de son histoire» (p53), «Un peuple qui récupère sa mémoire sort rarement de l'histoire» (p 61), «L'histoire enseigne qu'il est souvent plus simple de venir à bout d'un ennemi que de vaincre ses propres démons» (p81) , «Sous une casquette, un turban, une kippa ou avec une croix, un dictateur reste un dictateur» (p94), «L'histoire a vérifié sous tous les cieux une équation intangible : appétits carriéristes + courte vue = hypothèque de la démocratie» (p109), «Un peuple meurt ou régresse quand il ne tire aucune leçon du passé (p117), «Il n'y a d'impasse que celle dont on ne veut pas sortir» (p177), «Qu'elle soit active ou passive la complicité est toujours plus condamnable que la démission» (p209), «Le combat pacifique ne vise pas à contraindre mais à convaincre» (p 275)
Le projet Algérie. Brève histoire politique d'un pays en chantier. Essai (politique) de Ahmed Cheniki. Editions Frantz Fanon, Alger 2018, 800 dinars, 290 pages (Fiche de lecture déjà publiée. Pour rappel. Extraits).
De quoi il retourne ? Tout en sachant que l'auteur part du principe que «toute analyse d'une pratique culturelle et politique est travaillée par l'Histoire et les différentes ruptures caractérisant le discours colonial»... et, de ce fait, ce n'est pas sans raison que les dirigeants algériens d'après 1962 (avec ceux d'aujourd'hui, en tant que «dignes» héritiers) ne réussissent pas, malgré leurs efforts, à rompre radicalement avec les formes de structuration coloniale, empruntant le mode de fonctionnement jacobin... et l'Etat est, donc, saisi dans sa fonction répressive, autoritaire, dirigé par des équipes s'autoproclamant uniques sauveurs du pays et n'admettant aucune parole différente... Donc, d'abord, «les pratiques politiques» et Dieu sait s'il y a, en notre bas monde, de bien «tordues» (l'ouvrage a été édité, hélas, juste avant le désormais fameux «cadenassage» de la porte d'entrée de l'Apn et l'«éviction» de son président). Tout y passe : l'Etat (qui fonctionne comme une entité double traversée par les contours du discours dominant européen et les résidus de la culture autochtone), les mythes, la fabulation, les zaouïate, les réseaux, le président, le Fln, l'armée, le pouvoir, les partis, le civil, le syndicat (et ses combats douteux)... Ajoutez-y les usages sociaux : les mots volubiles du discours politique algérien, les «émeutes», «les journées obscures» d'octobre 88, la corruption (et «ses ruelles ordinaires»), l'Histoire, les mémoires (souvent prétextes à des règlements de compte politiques et au déterrement d'inimitiés anciennes ) et les traficotages...
Ensuite, la presse passée à la moulinette de l'observation critique de quelqu'un qui l'a pratiquée (et continue de la pratiquer à travers des contributions) de l'intérieur : le secteur public, le service public, les jeux d'allégeance, les journalistes des années 70, octobre 88 (et «l'ouverture» de la presse écrite), le travail des journalistes, les relations avec le pouvoir politique, l'écriture journalistique et les ambigüités éditoriales...
Enfin, l'universitaire qu'il est ne manque pas de se pencher sur l'institution scolaire et universitaire... Pour lui, le diagnostic est sans appel: Une Ecole en déshérence et une université baignant dans une grande illusion !
Conclusion : «Dans le contexte actuel de corruption et de mauvaise gestion, l'entreprise est délicate, difficile, les périls futurs sont grands, les tensions et les crises continueront à secouer la société algérienne encore prisonnière du schéma colonial d'organisation et d'une privatisation de l'Etat».
L'Auteur : né à Collo (W. de Skikda), ancien journaliste s'occupant des questions culturelles («Algérie Actualités», entre autres),chercheur, actuellement, et depuis longtemps, professeur à l'Université de Annaba et professeur invité dans plusieurs universités étrangères, arabes et européennes. Auteur de plusieurs ouvrages pour la plupart sur le théâtre dont il est un des plus grands spécialistes algériens.Il a été un des rédacteurs du «Dictionnaire encyclopédique du théâtre» et de l' «Encyclopédie des Créatrices du Monde».
Extraits : «Dans le cas des pays colonisés comme l'Algérie, le droit ne constitue nullement un élément primordial, privilégiant les relations personnelles et les logiques de domination ponctuées par la puissance des gouvernants obtenue en dehors des urnes. Le droit n'est valable que pour arbitrer les petits conflits des gens du «peuple» entre eux ou pour abattre un adversaire politique» (p 13) «Contrairement à ce qui a été souvent soutenu, le taux d'intellectuels et d'anciens militaires ayant rejoint la lutte armée est proportionnellement beaucoup plus important que les recrues provenant du monde rural qui vont affluer, à partir de 1957. Le même constat est à faire pour ce qui est des populations ayant opté pour la France :le nombre de paysans est, de loin, plus important que celui des citadins, des intellectuels et des militaires déserteurs» (pp 19-20), «Les acteurs de la guerre de libération qui rédigent leurs mémoires pensent faire œuvre d'historien, alors que leur travail n'est qu'un assemblage de fragments de vie, se caractérisant par une forte empreinte d'égocentrisme et une grande subjectivité» (p 156), «Moins de 10% d'Algériens avaient fréquenté le système scolaire avant l'indépendance de l'Algérie. L'idée selon laquelle le France avait fondamentalement déculturé les Algériens est un non-sens, ne résistant pas à une fine analyse des réalités» (p 234),
Avis : Un «essai» réussi. Assez (trop ?) sévère, il est vrai. Il est vrai que «trop, c'est trop» ! Politiciens en herbe (ceux en activité étant, pour la plupart, irrécupérables) ou à l'écart, enseignants, étudiants... un régal. Attention à votre tension ! Des vérités dures à avaler tant les réalités sont amères. À lire et à faire lire absolument...
Citations : «Jusqu'à présent, tout pouvoir est perçu comme un espace de contrainte et de répression» ( p 20), «C'est un système où la parole l'emporte sur l'écrit et où l'informel constitue le lieu nodal du fonctionnement politique» (p 21), «Le président est à la fois espace d'allégeance «traditionnelle» et lieu de pratiques «modernes». Le cheikh et le président se mettent en concurrence. Le cheikh arrive, par endroits, à se substituer au président» (p 45), «L'Algérie a toujours fonctionné avec deux structures : l'une formelle, celle des structures de l'Etat et l'autre, informelle, celle de la société concrète, c'est-à-dire une construction de résidus de tribus, de clans et d'intérêts» (p 53), «Le cousin est le lieu central de la république» (p 54), «Le président fonctionne dans le discours de ses thuriféraires au niveau de l'axe du désir. Le seul «manque» qu'il lui faut combler, c'est être divin. L'Etat acquiert un caractère religieux et mythique. Nous avons affaire à cette équation : Etat=force divine=président» (p117), «Liberté (d'information) rime avec responsabilité.
Responsabilité devant les faits à publier et devant le lecteur» (p 209), «Le journalisme est l'espace privilégié du manque et de la frustration. C'est aussi le lieu de l'humilité» (p 209), «Si dans les années soixante-dix et quatre-vingts, malgré toutes les contraintes, il existait à l'université des voix intellectuelles écoutées, aujourd'hui, nous avons affaire à des reproducteurs du savoir» (p 274), «L'image de nous-mêmes est façonnée ailleurs et reproduite par nous-mêmes. L'Autre reste fascinant» (p 279)
ace aux nationalismes rivaux et incompatibles que son mandat déchaîna, la Grande-Bretagne n’eut d’autre choix que de se retirer du territoire qu’elle espérait intégrer définitivement à son empire.
Plus d’un siècle après la déclaration de Lord Balfour, il n’y a guère de consensus sur ce que le secrétaire d’État aux Affaires étrangères de l’ancien Premier ministre britannique David Lloyd George ou les gouvernements ultérieurs entendaient faire de la Palestine.
Cela ne devrait pas être un tel mystère. La Grande-Bretagne voulait la Palestine pour son propre empire, pour de simples raisons géostratégiques nées de la Première Guerre mondiale. À cette fin, le gouvernement britannique chercha à exploiter le mouvement sioniste – non pas pour créer un État juif, mais pour s’associer aux colons sionistes dans la gestion de la Palestine malgré l’opposition prévisible de la majorité arabe palestinienne.
Entre octobre 1916 et novembre 1917, la position de la Grande-Bretagne changea radicalement, passant d’un désintérêt à une détermination à placer la Palestine sous son contrôle impérial
Si l’on compare la Palestine au mandat français au Liban, les sionistes étaient les maronites de la Palestine britannique : une communauté minoritaire compacte qui plaidait ouvertement en faveur d’un mandat britannique lors de la Conférence de la paix de Paris et coopérait avec les Britanniques pour gouverner le territoire.
Cette volonté d’attirer la Palestine dans l’Empire britannique était entièrement nouvelle en 1917. Avant la Première Guerre mondiale, la Grande-Bretagne ne nourrissait aucun intérêt déclaré pour les territoires ottomans de Palestine. Ce désintérêt se poursuivit bien après le déclenchement de la guerre. La commission de Bunsen, réunie en avril et mai 1915 pour examiner les intérêts impériaux britanniques dans les territoires ottomans d’Asie, désavoua pratiquement toute revendication sur la Palestine, hormis un terminal ferroviaire à Haïfa reliant la Mésopotamie à la Méditerranée.
« La Palestine doit être reconnue comme un pays dont la destinée doit faire l’objet de négociations spéciales, vis-à-vis desquelles les belligérants et les parties neutres seront pareillement intéressés », conclut le rapport de la commission.
La diplomatie de la partition
Ces principes guidèrent la diplomatie britannique de la partition lorsque Sir Mark Sykes conclut un accord avec le Français François Georges-Picot entre avril et octobre 1916. La Palestine devait être internationalisée sous la forme d’une administration conjointe russe, française et britannique, assurant à la Grande-Bretagne son port méditerranéen avec une enclave à Haïfa.
Entre octobre 1916 et novembre 1917, la position de la Grande-Bretagne changea radicalement, passant d’un désintérêt à une détermination à placer la Palestine sous son contrôle impérial. L’un des moteurs de ce changement fut la campagne du Sinaï.
Pourquoi le découpage du Moyen-Orient par l’Occident reste un problème non réglé
Au cours des premières années de la guerre, les Britanniques avaient défendu le canal de Suez depuis ses rives occidentales. En l’absence de puits ou d’approvisionnement en eau douce, il était impossible de poster des troupes dans la péninsule du Sinaï. Les Ottomans avaient ainsi le champ libre dans le Sinaï, ce qui leur permit de lancer deux attaques dans la région du canal de Suez, en février 1915 et en août 1916. L’artillerie moderne pouvait frapper les navires dans le canal à 8 kilomètres ou plus de distance. Depuis leurs lignes dans le Sud de la Palestine, avec une eau provenant de puits pérennes, la puissance hostile pouvait menacer à volonté les navires transitant par le canal de Suez.
Pour chasser les Ottomans de la péninsule du Sinaï, les Britanniques menèrent une lente campagne pendant le reste de l’année 1916 et les premiers mois de 1917, lors de laquelle ils construisirent une ligne de chemin de fer pour le ravitaillement et un pipeline pour fournir de l’eau aux troupes et à leurs animaux. Ils affrontèrent des forces ottomanes bien retranchées à Gaza, qui défendirent leur territoire contre des assauts britanniques majeurs en mars et avril 1917.
Les Première et Deuxième batailles de Gaza se soldèrent par des défaites britanniques, ce qui rendit les Britanniques encore plus conscients du danger que représentait une puissance hostile en Palestine. C’est cette expérience de guerre qui fit passer la position britannique d’un désintérêt à la recherche d’une domination de la Palestine.
Ce n’est qu’après la bataille de Beersheba, le 31 octobre 1917, que les forces britanniques percèrent les lignes ottomanes dans le Sud de la Palestine et entamèrent leur progression rapide vers Jérusalem, qui capitula en décembre. Trois jours après la percée de Beersheba, Balfour déclara que le gouvernement britannique s’engageait à faire tout son possible pour établir un foyer national pour le peuple juif en Palestine.
Un soutien aux ambitions sionistes
Il est clair que l’expérience de la guerre motiva l’intérêt nouveau de la Grande-Bretagne à l’idée d’intégrer la Palestine à son empire. Nous pouvons situer son apparition dans la période comprise entre les accords Sykes-Picotd’octobre 1916 et la bataille de Beersheba d’octobre 1917. Pourtant, dans ce changement rapide de politique impériale, un autre élément doit être expliqué : la décision de soutenir les ambitions sionistes en Palestine.
Le gouvernement britannique ne s’intéressait pas au sionisme avant la Première Guerre mondiale. En 1913, le sous-secrétaire permanent du Foreign Office, Sir Arthur Nicolson, refusa de recevoir Nahum Sokolow, un membre du conseil exécutif de l’Organisation sioniste mondiale. Nicolson laissa son secrétaire recevoir Sokolow, et après que le secrétaire l’eut informé de la teneur de cette rencontre, il répondit : « En tout état de cause, nous ferions mieux de ne pas intervenir pour soutenir le mouvement sioniste. L’implantation des juifs est une question d’administration interne sur laquelle les avis sont très partagés en Turquie. »
Les responsables britanniques n’étaient pas plus intéressés par le sionisme lorsque Sokolow tenta d’obtenir un second rendez-vous en juillet 1914. « Il n’est pas vraiment nécessaire que quelqu’un perde son temps ainsi », indiquait une note du Foreign Office. Cette seconde visite n’eut jamais lieu.
Photo datée d’avant 1937 de manifestants arabes en train de protester à Jérusalem contre l’immigration juive en Palestine (AFP)
Ceci n’est pas surprenant. En 1914, le sionisme était considéré comme un mouvement utopique qui n’avait que très peu d’adeptes en Grande-Bretagne. Sur une communauté juive britannique composée au total de 300 000 personnes, pas plus de 8 000 étaient membres d’organisations sionistes – il n’y avait donc guère lieu de « perdre son temps » avec un mouvement politique marginal qui n’attirait qu’une frange idéaliste de la communauté juive.
Par ailleurs, selon les standards actuels, la société britannique était profondément antisémite : ainsi, on ne s’attendait pas à voir les responsables britanniques défendre les mouvements juifs.
Ce n’est qu’en 1917 que la Grande-Bretagne vit dans le sionisme une valeur stratégique et que son intérêt pour le mouvement commença à changer. La révolution russe de 1917 remit en question l’engagement de la Russie dans l’effort de la Grande Guerre. Nombre d’observateurs britanniques pensaient que les juifs au sein du gouvernement provisoire d’Alexandre Kerenski pourraient encourager l’engagement militaire russe dans la guerre s’ils voyaient une victoire de la Triple Entente comme un moyen de faire progresser les objectifs sionistes en Palestine.
D’autres estimaient que les juifs américains influenceraient le président américain de l’époque, Woodrow Wilson, pour qu’il entre en guerre et fasse ainsi pencher la balance en faveur de la Triple Entente, pour la même raison. Les États-Unis, dont la population n’était guère enthousiaste à l’idée de participer à l’effort de guerre, mirent du temps à intervenir, ne déclarant la guerre à l’Allemagne qu’en avril 1917. Une politique prosioniste pouvait inciter les juifs influents qui conseillaient la Maison-Blanche à accélérer l’engagement américain. Comme le décrit l’historien Tom Segev, il s’agissait pour le sionisme de tourner à son avantage les clichés antisémites au sujet d’une internationale juive tirant les ficelles de la politique et de la finance mondiales.
Dans le contexte de la guerre totale sans fin qu’était la Première Guerre mondiale, Lloyd George et son gouvernement étaient ouverts à toute alliance susceptible de contribuer à la victoire de la Triple Entente. Ils courtisèrent donc le mouvement sioniste.
Un changement spectaculaire
La Grande-Bretagne avait une autre raison de rechercher un partenariat avec le sionisme en 1917. Un an plus tôt seulement, Sykes avait convenu avec Georges-Picot d’une répartition du territoire arabe ottoman. La France n’aurait guère été favorable à de nouvelles revendications britanniques en Palestine alors qu’elle et la Russie avaient clairement exprimé leurs propres intérêts en Terre sainte et accepté un compromis qui plaçait la Palestine sous contrôle international.
Les Britanniques avaient besoin d’une tierce partie pour assumer la responsabilité d’un changement aussi radical en matière de diplomatie de la partition. En soutenant le mouvement sioniste, la Grande-Bretagne pouvait revendiquer la Palestine en présentant cela comme un projet visant à servir non pas ses intérêts impériaux égoïstes, mais une justice sociale historique, pour résoudre la « question juive » de l’Europe par le retour du peuple juif dans sa patrie biblique.
Si la Grande-Bretagne semblait promettre la Palestine aux sionistes, le gouvernement de Lloyd George se servait en réalité du mouvement sioniste pour s’adjuger la Palestine
C’est dans cet esprit que Lord Balfour adressa sa lettre fatidique à Lord Rothschild, lui promettant un engagement total de la Grande-Bretagne. Si la Grande-Bretagne semblait promettre la Palestine aux sionistes, le gouvernement de Lloyd George se servait en réalité du mouvement sioniste pour s’adjuger la Palestine.
C’est ainsi que Balfour livra sa déclaration aux conséquences catastrophiques, engageant le gouvernement britannique à faire « tout ce qui [était] en son pouvoir pour faciliter » « l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif ». Soulignons qu’il parle d’un « foyer national » au lieu d’un État, ainsi que du « peuple juif » au lieu des sionistes.
Alors que de nombreux détracteurs se focalisent sur le fait que la déclaration Balfour ne fait pas référence aux Palestiniens par leur nom, mais seulement aux « collectivités non juives existant en Palestine », il me semble que la déclaration Balfour s’engage aussi peu en faveur de l’identité nationale juive que de l’identité nationale arabe. La déclaration porte sur des « droits civiques et religieux » plutôt que sur les droits nationaux.
La déclaration Balfour, en d’autres termes, n’est pas un engagement en faveur de l’établissement d’un État juif. Je la vois plutôt comme l’établissement d’une communauté minoritaire compacte en Palestine, conçue pour faciliter la mainmise britannique sur une nouvelle acquisition coloniale. Totalement dépendants des Britanniques quant à leur position en Palestine, les sionistes allaient devenir des partenaires fiables pour gérer le mandat face à l’opposition prévisible de la majorité arabe palestinienne.
L’opposition palestinienne
La Grande-Bretagne ne doutait pas de l’opposition palestinienne à son plan. Elle avait suffisamment d’agents sur le terrain à partir de décembre 1917, après l’occupation de Jérusalem par le général Edmund Allenby, pour disposer de renseignements fiables sur les opinions politiques de la population locale. Par ailleurs, si les Britanniques avaient pris la peine de lire le rapport déposé par la commission américaine King-Crane à l’été 1919, ils auraient eu toutes les informations nécessaires pour conclure que la promesse de Balfour était intenable.
« La population non juive de Palestine – près de neuf dixièmes de l’ensemble de la population – est catégoriquement opposée à l’intégralité du programme sioniste », indiquait le rapport de la commission. « Les tableaux montrent qu’il n’y a pas une seule chose sur laquelle le consensus parmi la population de Palestine était plus grand. »
Grève générale en Palestine : histoire d’une révolte qui se répète
Le rapport relevait également qu’« aucun officier britannique consulté par les commissaires n’estimait que le programme sioniste pouvait être mené à bien autrement que par la force des armes ». Les Britanniques savaient à quel point les Palestiniens s’opposaient à leurs plans.
Paradoxalement, face à une telle opposition locale, les Britanniques semblent n’avoir été que davantage convaincus des avantages de se constituer un allié loyal par le biais de la communauté des colons sionistes. Les colons juifs étaient des Européens, et donc culturellement plus proches des Britanniques que les Arabes palestiniens (bien que les responsables britanniques aient continué d’« orientaliser » les juifs et de les placer plus bas dans l’échelle sociale darwinienne que les Britanniques).
Cette minorité juive compacte, vue d’un œil hostile par la population majoritaire, allait devenir entièrement dépendante des Britanniques pour protéger sa position. Une telle dépendance les rendait fiables. Les Britanniques pouvaient faire confiance aux colons sionistes pour collaborer à la gestion de la Palestine, puisque le mandat rendait possible la colonisation sioniste et protégeait la communauté de colons contre l’hostilité de la population autochtone.
Le Saint Graal de l’empire
Une communauté « dépendante et fiable », tel était le Saint Graal de l’empire. Les Français eurent plus facilement recours à des politiques ciblant les minorités que les Britanniques. Les maronites du mont Liban étaient l’une de ces communautés minoritaires qui faisaient activement pression pour obtenir un mandat français. Les Français tentèrent d’encourager une telle dépendance auprès des communautés alaouites et druzes de Syrie en leur proposant des mini-États autonomes sous le mandat français en Syrie.
Les Britanniques s’étaient pour leur part tournés vers les fils du chérif Hussein de La Mecque dans le cadre d’une politique appelée solution chérifienne, qui plaça des chérifs hachémites sur les trônes de Transjordanie et d’Irak. Puisqu’ils étaient étrangers dans leur propre royaume, privés de soutien populaire et d’indépendance financière, la Grande-Bretagne pouvait être sûre que l’émir Abdallah en Transjordanie et le roi Fayçal en Irak seraient des partenaires dépendants, et donc fiables, pour diriger ces États. La Grande-Bretagne n’avait pas de solution chérifienne pour la Palestine. À la place, c’est la communauté des colons sionistes qui endossa ce rôle.
Photo non datée d’un quartier juif de Jérusalem soumis à la loi martiale, à l’époque du mandat britannique en Palestine (AFP)
Cependant, cette dépendance et cette fiabilité des sionistes n’allaient perdurer que tant qu’ils resteraient une minorité. S’ils obtenaient une majorité en Palestine, ils demanderaient l’indépendance. La Grande-Bretagne n’avait aucun doute sur la nature nationaliste du mouvement sioniste.
Tant pour rappeler au Yichouv, la communauté juive de Palestine, les limites de l’engagement britannique que pour calmer l’antagonisme arabe palestinien, le futur Premier ministre britannique Winston Churchill publia en 1922 son Livre blanc. Par une formule devenue célèbre, Churchill exclut l’idée d’une Palestine « aussi juive que l’Angleterre est anglaise ». Il exclut ainsi « la disparition ou la subordination de la population, de la langue ou de la culture arabe en Palestine ». Il souligna que les termes de la déclaration Balfour ne prévoyaient pas « que la Palestine dans son ensemble soit convertie en un foyer national juif, mais qu’un tel foyer soit fondé en Palestine ».
Churchill affirmait ainsi que la communauté juive de Palestine devait rester une communauté minoritaire compacte et que, dans ces limites, elle pouvait compter sur la Grande-Bretagne pour faire avancer le projet de foyer national juif.
Un « conflit insoluble »
Bien entendu, les Britanniques n’atteignirent jamais un point d’équilibre entre la promotion du foyer national juif et la préservation de la paix en Palestine. Après une vague d’émeutes en 1929, les Britanniques organisèrent une série d’enquêtes et publièrent une série de livres blancs dans le contexte d’une forte augmentation de l’immigration consécutive à la prise de pouvoir des nazis entre 1931 et 1933 et à l’adoption des lois antisémites de Nuremberg en 1935.
D’une moyenne de 5 000 immigrés par an en 1930-1931, le chiffre passa à 9 600 en 1932, 30 000 en 1933, 42 000 en 1934, avant d’atteindre un pic à près de 62 000 en 1935. En 1936, le yichouv était passé de moins de 10 % à plus de 30 % de la population de la Palestine, et cette tendance n’était pas près de s’arrêter.
L’immigration juive et l’achat de terres aggravèrent les effets économiques de la Grande Dépression, intensifiant ainsi la misère et l’anxiété au sein de la population arabe palestinienne. En 1936, les Palestiniens se révoltèrentcontre le mandat britannique et la communauté juive qu’il entretenait.
La Grande-Bretagne, pour la première fois en vingt ans depuis la déclaration Balfour, reconnaissait que son mandat avait déclenché un conflit entre des nationalismes rivaux et incompatibles
Les Britanniques obtinrent une pause dans la première phase de la grande révolte arabe pour envoyer une énième commission d’enquête. Mais lorsque la commission Peel rendit son rapport en 1937, celui-ci déclarait pour l’essentiel que le mandat était un échec : « Un conflit insoluble est né entre deux communautés nationales, dans les limites étroites d’un petit pays. Environ un million d’Arabes sont en conflit, ouvert ou larvé, avec quelque 400 000 juifs. Ils n’ont rien en commun. […] Leur vie culturelle et sociale, leurs modes de pensée et de conduite sont tout aussi incompatibles que leurs aspirations naturelles. Ce sont là les plus grands obstacles à la paix. »
En d’autres termes, la Grande-Bretagne, pour la première fois en vingt ans depuis la déclaration Balfour, reconnaissait que son mandat avait déclenché un conflit entre des nationalismes rivaux et incompatibles, à savoir les nationalismes arabe palestinien et sioniste. D’après la commission Peel, cette situation ne pouvait être résolue que par la fin du mandat et la partition du territoire de Palestine en un État juif et un État arabe, régis par des relations conventionnelles avec la Grande-Bretagne « dans l’esprit du précédent établi en Irak ».
Considérez cela comme le premier signal d’alarme quant au degré d’« indépendance » que la Grande-Bretagne entendait donner aux États juif et arabe. Le traité anglo-irakien de 1930 préservait la prédominance britannique dans les relations étrangères et les affaires militaires d’une manière qui simplement restructurait la relation coloniale, établissant une sorte d’empire par traité.
Restructurer la relation coloniale
J’aurais tendance à dire que les recommandations de la commission Peel visaient à restructurer la relation coloniale en Palestine, mais pas à y mettre fin. Partant de la carte de partition de 1937, la commission Peel allouait à l’État juif environ un tiers de la Palestine mandataire : une première bande de territoire partait de la Galilée vers le sud pour inclure Safed, Tibériade et Nazareth ; à Baysan, la frontière tournait vers l’ouest pour englober la plaine côtière allant d’Acre et Haïfa jusqu’à Tel Aviv et Jaffa, formant une sorte de L inversé.
Deux choses sautent aux yeux lorsque l’on regarde la carte : les Britanniques avaient concentré les ports et les centres économiques clés de la Palestine et les avaient placés entre les mains de leurs partenaires sionistes. Mais surtout, un pays aussi petit serait de plus en plus dépendant de la protection britannique face à ses voisins arabes au Liban, en Syrie et dans les territoires palestiniens, dont l’hostilité au projet sioniste était évidente pour tous.
Balfour, cent ans après : la réalité qui continue de couvrir Israël de honte
Ainsi, plutôt que de concéder le statut d’État au mouvement sioniste, les Britanniques réorganisaient le centre de gravité économique du mandat en Palestine et plaçaient ce territoire sous la responsabilité de leurs partenaires sionistes dépendants et fiables.
Ce retour à des partenaires dépendants et fiables apparaît de manière tout aussi manifeste dans les plans de la commission Peel pour la Palestine arabe. Les deux tiers restants de la Palestine devaient être unis à la Transjordanie sous le règne d’Abdallah et le mandat pour la Transjordanie remplacé par un traité d’« indépendance ». En d’autres termes, les Britanniques appliquaient enfin la solution chérifienne à la Palestine et plaçaient cette terre en proie aux troubles sous le contrôle d’Abdallah, un dirigeant dépendant et fiable.
Le plan de partition établi en 1937 par la commission Peel n’était pas un appel à l’indépendance juive ou arabe. Il s’agissait plutôt d’un effort visant à restructurer la relation coloniale selon les contours irakiens éprouvés, afin de mettre fin au mandat dysfonctionnel et de restructurer la relation impériale selon un schéma d’empire par traité.
Une indépendance partielle
Il va sans dire que le rejet par les Palestiniens du rapport Peel engendra deux nouvelles années d’insurrection intense, obligeant les Britanniques à déployer 25 000 soldats et policiers pour réprimer la grande révolte arabe.
Pour restaurer la paix, les Britanniques publièrent en 1939 un dernier Livre blanc enterrant la partition. Celui-ci préconisait de limiter l’immigration juive à 15 000 personnes par an pendant cinq ans, soit un total de 75 000 nouveaux immigrés. Cela devait porter la population juive de Palestine à 35 % de la population totale. Après cinq ans, il n’y aurait plus d’immigration sans le consentement de la majorité, et personne ne se faisait d’illusions sur l’opinion de la majorité en la matière.
En 1949, la Palestine devait obtenir l’indépendance (là encore, probablement le type d’indépendance partielle que les Britanniques avaient déjà conférée à l’Irak et désormais à l’Égypte en 1939) et être gouvernée par la majorité.
Photo publiée en 1938 d’une rue de Jéricho durant la grande révolte arabe (AFP)
Le détail révélateur du Livre blanc de 1939 est la précision avec laquelle la Grande-Bretagne traite l’immigration juive : 15 000 immigrés par an pendant cinq ans, pour porter la population juive à 35 %. Point final. Par le biais de cette politique, le yichouv devait rester une minorité compacte, à jamais dépendante de la protection britannique dans un environnement hostile.
La déclaration Balfour : étude de la duplicité britannique
Si les Britanniques avaient permis à la communauté juive de dépasser la barre des 50 %, ils auraient presque certainement été confrontés à un effort nationaliste juif visant à chasser les Britanniques de la Palestine, à l’instar de celui de la population arabe palestinienne. En tant que minorité compacte à l’image des maronites au Liban, le yichouv devait renforcer la position impériale de la Grande-Bretagne en Palestine face aux revendications de la majorité arabe. En tant que majorité, le yichouv aurait monté sa propre candidature à l’indépendance.
C’est bien sûr ce qui se passa. L’exécutif sioniste en Palestine, dirigé par David Ben Gourion, rejeta le Livre blanc de 1939. Toutefois, alors que la guerre contre l’Allemagne nazie couvait, Ben Gourion fit la promesse célèbre de mener la guerre contre les nazis comme s’il n’y avait pas de Livre blanc, et de combattre le Livre blanc comme s’il n’y avait pas de guerre.
D’autres membres plus radicaux du yichouv déclarèrent ouvertement la guerre à la Grande-Bretagne et lancèrent une révolte juive qui s’avéra fatale à la position de la Grande-Bretagne en Palestine. L’Irgoun annonçait ainsi dans sa déclaration de guerre en janvier 1944 : « Il n’y a plus d’armistice entre le peuple juif et l’administration britannique en Eretz Yisrael [Terre d’Israël]. Notre peuple est en guerre contre ce régime – une guerre jusqu’au bout. »
La condamnation finale
La révolte juive de 1944-1947, marquée par des assassinats ciblés de responsables, des attaques contre des infrastructures, des attentats à la bombe contre des postes de police et l’attentat à la bombe de 1946 contre l’hôtel King David, porta l’estocade au mandat britannique. Alors que des bateaux remplis de réfugiés clandestins, pour la plupart des survivants de l’Holocauste, se dirigeaient vers les côtes de la Palestine et que le yichouv se rapprochait d’une masse démographique critique propice à la concrétisation de ses aspirations nationalistes, la position de la Grande-Bretagne consistant à limiter l’immigration juive devenait intenable.
Jamais la Grande-Bretagne ne prévit de donner la Palestine au yichouv et ses politiques ne soutinrent ce dernier que dans les limites de son utilité en tant que partenaire du projet impérial
Néanmoins, j’estime que la position britannique en Palestine fut définitivement condamnée par l’effondrement du soutien du yichouv à sa domination en Palestine. En partenariat avec une minorité juive compacte, les Britanniques pouvaient espérer conserver la Palestine face à l’opposition nationaliste de la majorité arabe du pays. Face aux nationalismes rivaux et incompatibles que son mandat déchaîna, la Grande-Bretagne n’eut d’autre choix que de remettre le mandat de Palestine aux Nations unies et de se retirer.
En conclusion, l’objectif de la Grande-Bretagne en Palestine fut toujours de conserver le territoire dans son empire, un empire qu’elle imaginait faire perdurer de génération en génération. La communauté juive de Palestine était un partenaire essentiel pour s’adjuger et conserver la Palestine, mais uniquement en tant que communauté minoritaire compacte. Jamais la Grande-Bretagne ne prévit de donner la Palestine au yichouv et ses politiques ne soutinrent ce dernier que dans les limites de son utilité en tant que partenaire du projet impérial.
L’erreur fatale des Britanniques fut de croire qu’ils pourraient gérer les nationalismes rivaux et incompatibles qu’ils avaient éveillés en Palestine. Alors que la population du yichouv atteignait une masse critique, les Britanniques avaient perdu toute utilité en Palestine.
-Eugene Rogan est professeur d’histoire moderne du Moyen-Orient à l’Université d’Oxford, où il enseigne depuis 1991. Il est l’auteur de The Arabs: A History (2009, 2017), nommé meilleur livre de 2009 par The Economist, The Financial Times et The Atlantic Monthly. Son dernier livre, The Fall of the Ottomans: The Great War in the Middle East (2015), a été nommé meilleur livre de 2015 par The Economist et The Wall Street Journal.
Cet article est une version condensée d’une conférence donnée par le professeur Eugene Rogan pour l’organisation caritative Balfour Project. Cette organisation organise régulièrement des webinaires gratuits consacrés à la responsabilité historique et permanente de la Grande-Bretagne quant à la quête d’égalité des droits pour les peuples israélien et palestinien.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Eugene Rogan is Professor of Modern Middle Eastern History at Oxford University, where he has taught since 1991. He is author of The Arabs: A History (2009, 2017), named a best book of 2009 by The Economist, The Financial Times, and The Atlantic Monthly. His new book, The Fall of the Ottomans: The Great War in the Middle East (2015), was named a best book of 2015 by The Economist and The Wall Street Journal.
Eugene Rogan
Mercredi 2 novembre 2022 - 14:59 | Last update:2 hours 9 mins ago
ace aux nationalismes rivaux et incompatibles que son mandat déchaîna, la Grande-Bretagne n’eut d’autre choix que de se retirer du territoire qu’elle espérait intégrer définitivement à son empire.
Plus d’un siècle après la déclaration de Lord Balfour, il n’y a guère de consensus sur ce que le secrétaire d’État aux Affaires étrangères de l’ancien Premier ministre britannique David Lloyd George ou les gouvernements ultérieurs entendaient faire de la Palestine.
Cela ne devrait pas être un tel mystère. La Grande-Bretagne voulait la Palestine pour son propre empire, pour de simples raisons géostratégiques nées de la Première Guerre mondiale. À cette fin, le gouvernement britannique chercha à exploiter le mouvement sioniste – non pas pour créer un État juif, mais pour s’associer aux colons sionistes dans la gestion de la Palestine malgré l’opposition prévisible de la majorité arabe palestinienne.
Entre octobre 1916 et novembre 1917, la position de la Grande-Bretagne changea radicalement, passant d’un désintérêt à une détermination à placer la Palestine sous son contrôle impérial
Si l’on compare la Palestine au mandat français au Liban, les sionistes étaient les maronites de la Palestine britannique : une communauté minoritaire compacte qui plaidait ouvertement en faveur d’un mandat britannique lors de la Conférence de la paix de Paris et coopérait avec les Britanniques pour gouverner le territoire.
Cette volonté d’attirer la Palestine dans l’Empire britannique était entièrement nouvelle en 1917. Avant la Première Guerre mondiale, la Grande-Bretagne ne nourrissait aucun intérêt déclaré pour les territoires ottomans de Palestine. Ce désintérêt se poursuivit bien après le déclenchement de la guerre. La commission de Bunsen, réunie en avril et mai 1915 pour examiner les intérêts impériaux britanniques dans les territoires ottomans d’Asie, désavoua pratiquement toute revendication sur la Palestine, hormis un terminal ferroviaire à Haïfa reliant la Mésopotamie à la Méditerranée.
« La Palestine doit être reconnue comme un pays dont la destinée doit faire l’objet de négociations spéciales, vis-à-vis desquelles les belligérants et les parties neutres seront pareillement intéressés », conclut le rapport de la commission.
La diplomatie de la partition
Ces principes guidèrent la diplomatie britannique de la partition lorsque Sir Mark Sykes conclut un accord avec le Français François Georges-Picot entre avril et octobre 1916. La Palestine devait être internationalisée sous la forme d’une administration conjointe russe, française et britannique, assurant à la Grande-Bretagne son port méditerranéen avec une enclave à Haïfa.
Entre octobre 1916 et novembre 1917, la position de la Grande-Bretagne changea radicalement, passant d’un désintérêt à une détermination à placer la Palestine sous son contrôle impérial. L’un des moteurs de ce changement fut la campagne du Sinaï.
Pourquoi le découpage du Moyen-Orient par l’Occident reste un problème non réglé
Au cours des premières années de la guerre, les Britanniques avaient défendu le canal de Suez depuis ses rives occidentales. En l’absence de puits ou d’approvisionnement en eau douce, il était impossible de poster des troupes dans la péninsule du Sinaï. Les Ottomans avaient ainsi le champ libre dans le Sinaï, ce qui leur permit de lancer deux attaques dans la région du canal de Suez, en février 1915 et en août 1916. L’artillerie moderne pouvait frapper les navires dans le canal à 8 kilomètres ou plus de distance. Depuis leurs lignes dans le Sud de la Palestine, avec une eau provenant de puits pérennes, la puissance hostile pouvait menacer à volonté les navires transitant par le canal de Suez.
Pour chasser les Ottomans de la péninsule du Sinaï, les Britanniques menèrent une lente campagne pendant le reste de l’année 1916 et les premiers mois de 1917, lors de laquelle ils construisirent une ligne de chemin de fer pour le ravitaillement et un pipeline pour fournir de l’eau aux troupes et à leurs animaux. Ils affrontèrent des forces ottomanes bien retranchées à Gaza, qui défendirent leur territoire contre des assauts britanniques majeurs en mars et avril 1917.
Les Première et Deuxième batailles de Gaza se soldèrent par des défaites britanniques, ce qui rendit les Britanniques encore plus conscients du danger que représentait une puissance hostile en Palestine. C’est cette expérience de guerre qui fit passer la position britannique d’un désintérêt à la recherche d’une domination de la Palestine.
Ce n’est qu’après la bataille de Beersheba, le 31 octobre 1917, que les forces britanniques percèrent les lignes ottomanes dans le Sud de la Palestine et entamèrent leur progression rapide vers Jérusalem, qui capitula en décembre. Trois jours après la percée de Beersheba, Balfour déclara que le gouvernement britannique s’engageait à faire tout son possible pour établir un foyer national pour le peuple juif en Palestine.
Un soutien aux ambitions sionistes
Il est clair que l’expérience de la guerre motiva l’intérêt nouveau de la Grande-Bretagne à l’idée d’intégrer la Palestine à son empire. Nous pouvons situer son apparition dans la période comprise entre les accords Sykes-Picotd’octobre 1916 et la bataille de Beersheba d’octobre 1917. Pourtant, dans ce changement rapide de politique impériale, un autre élément doit être expliqué : la décision de soutenir les ambitions sionistes en Palestine.
Le gouvernement britannique ne s’intéressait pas au sionisme avant la Première Guerre mondiale. En 1913, le sous-secrétaire permanent du Foreign Office, Sir Arthur Nicolson, refusa de recevoir Nahum Sokolow, un membre du conseil exécutif de l’Organisation sioniste mondiale. Nicolson laissa son secrétaire recevoir Sokolow, et après que le secrétaire l’eut informé de la teneur de cette rencontre, il répondit : « En tout état de cause, nous ferions mieux de ne pas intervenir pour soutenir le mouvement sioniste. L’implantation des juifs est une question d’administration interne sur laquelle les avis sont très partagés en Turquie. »
Les responsables britanniques n’étaient pas plus intéressés par le sionisme lorsque Sokolow tenta d’obtenir un second rendez-vous en juillet 1914. « Il n’est pas vraiment nécessaire que quelqu’un perde son temps ainsi », indiquait une note du Foreign Office. Cette seconde visite n’eut jamais lieu.
Photo datée d’avant 1937 de manifestants arabes en train de protester à Jérusalem contre l’immigration juive en Palestine (AFP)
Ceci n’est pas surprenant. En 1914, le sionisme était considéré comme un mouvement utopique qui n’avait que très peu d’adeptes en Grande-Bretagne. Sur une communauté juive britannique composée au total de 300 000 personnes, pas plus de 8 000 étaient membres d’organisations sionistes – il n’y avait donc guère lieu de « perdre son temps » avec un mouvement politique marginal qui n’attirait qu’une frange idéaliste de la communauté juive.
Par ailleurs, selon les standards actuels, la société britannique était profondément antisémite : ainsi, on ne s’attendait pas à voir les responsables britanniques défendre les mouvements juifs.
Ce n’est qu’en 1917 que la Grande-Bretagne vit dans le sionisme une valeur stratégique et que son intérêt pour le mouvement commença à changer. La révolution russe de 1917 remit en question l’engagement de la Russie dans l’effort de la Grande Guerre. Nombre d’observateurs britanniques pensaient que les juifs au sein du gouvernement provisoire d’Alexandre Kerenski pourraient encourager l’engagement militaire russe dans la guerre s’ils voyaient une victoire de la Triple Entente comme un moyen de faire progresser les objectifs sionistes en Palestine.
D’autres estimaient que les juifs américains influenceraient le président américain de l’époque, Woodrow Wilson, pour qu’il entre en guerre et fasse ainsi pencher la balance en faveur de la Triple Entente, pour la même raison. Les États-Unis, dont la population n’était guère enthousiaste à l’idée de participer à l’effort de guerre, mirent du temps à intervenir, ne déclarant la guerre à l’Allemagne qu’en avril 1917. Une politique prosioniste pouvait inciter les juifs influents qui conseillaient la Maison-Blanche à accélérer l’engagement américain. Comme le décrit l’historien Tom Segev, il s’agissait pour le sionisme de tourner à son avantage les clichés antisémites au sujet d’une internationale juive tirant les ficelles de la politique et de la finance mondiales.
Dans le contexte de la guerre totale sans fin qu’était la Première Guerre mondiale, Lloyd George et son gouvernement étaient ouverts à toute alliance susceptible de contribuer à la victoire de la Triple Entente. Ils courtisèrent donc le mouvement sioniste.
Un changement spectaculaire
La Grande-Bretagne avait une autre raison de rechercher un partenariat avec le sionisme en 1917. Un an plus tôt seulement, Sykes avait convenu avec Georges-Picot d’une répartition du territoire arabe ottoman. La France n’aurait guère été favorable à de nouvelles revendications britanniques en Palestine alors qu’elle et la Russie avaient clairement exprimé leurs propres intérêts en Terre sainte et accepté un compromis qui plaçait la Palestine sous contrôle international.
Les Britanniques avaient besoin d’une tierce partie pour assumer la responsabilité d’un changement aussi radical en matière de diplomatie de la partition. En soutenant le mouvement sioniste, la Grande-Bretagne pouvait revendiquer la Palestine en présentant cela comme un projet visant à servir non pas ses intérêts impériaux égoïstes, mais une justice sociale historique, pour résoudre la « question juive » de l’Europe par le retour du peuple juif dans sa patrie biblique.
Si la Grande-Bretagne semblait promettre la Palestine aux sionistes, le gouvernement de Lloyd George se servait en réalité du mouvement sioniste pour s’adjuger la Palestine
C’est dans cet esprit que Lord Balfour adressa sa lettre fatidique à Lord Rothschild, lui promettant un engagement total de la Grande-Bretagne. Si la Grande-Bretagne semblait promettre la Palestine aux sionistes, le gouvernement de Lloyd George se servait en réalité du mouvement sioniste pour s’adjuger la Palestine.
C’est ainsi que Balfour livra sa déclaration aux conséquences catastrophiques, engageant le gouvernement britannique à faire « tout ce qui [était] en son pouvoir pour faciliter » « l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif ». Soulignons qu’il parle d’un « foyer national » au lieu d’un État, ainsi que du « peuple juif » au lieu des sionistes.
Alors que de nombreux détracteurs se focalisent sur le fait que la déclaration Balfour ne fait pas référence aux Palestiniens par leur nom, mais seulement aux « collectivités non juives existant en Palestine », il me semble que la déclaration Balfour s’engage aussi peu en faveur de l’identité nationale juive que de l’identité nationale arabe. La déclaration porte sur des « droits civiques et religieux » plutôt que sur les droits nationaux.
La déclaration Balfour, en d’autres termes, n’est pas un engagement en faveur de l’établissement d’un État juif. Je la vois plutôt comme l’établissement d’une communauté minoritaire compacte en Palestine, conçue pour faciliter la mainmise britannique sur une nouvelle acquisition coloniale. Totalement dépendants des Britanniques quant à leur position en Palestine, les sionistes allaient devenir des partenaires fiables pour gérer le mandat face à l’opposition prévisible de la majorité arabe palestinienne.
L’opposition palestinienne
La Grande-Bretagne ne doutait pas de l’opposition palestinienne à son plan. Elle avait suffisamment d’agents sur le terrain à partir de décembre 1917, après l’occupation de Jérusalem par le général Edmund Allenby, pour disposer de renseignements fiables sur les opinions politiques de la population locale. Par ailleurs, si les Britanniques avaient pris la peine de lire le rapport déposé par la commission américaine King-Crane à l’été 1919, ils auraient eu toutes les informations nécessaires pour conclure que la promesse de Balfour était intenable.
« La population non juive de Palestine – près de neuf dixièmes de l’ensemble de la population – est catégoriquement opposée à l’intégralité du programme sioniste », indiquait le rapport de la commission. « Les tableaux montrent qu’il n’y a pas une seule chose sur laquelle le consensus parmi la population de Palestine était plus grand. »
Grève générale en Palestine : histoire d’une révolte qui se répète
Le rapport relevait également qu’« aucun officier britannique consulté par les commissaires n’estimait que le programme sioniste pouvait être mené à bien autrement que par la force des armes ». Les Britanniques savaient à quel point les Palestiniens s’opposaient à leurs plans.
Paradoxalement, face à une telle opposition locale, les Britanniques semblent n’avoir été que davantage convaincus des avantages de se constituer un allié loyal par le biais de la communauté des colons sionistes. Les colons juifs étaient des Européens, et donc culturellement plus proches des Britanniques que les Arabes palestiniens (bien que les responsables britanniques aient continué d’« orientaliser » les juifs et de les placer plus bas dans l’échelle sociale darwinienne que les Britanniques).
Cette minorité juive compacte, vue d’un œil hostile par la population majoritaire, allait devenir entièrement dépendante des Britanniques pour protéger sa position. Une telle dépendance les rendait fiables. Les Britanniques pouvaient faire confiance aux colons sionistes pour collaborer à la gestion de la Palestine, puisque le mandat rendait possible la colonisation sioniste et protégeait la communauté de colons contre l’hostilité de la population autochtone.
Le Saint Graal de l’empire
Une communauté « dépendante et fiable », tel était le Saint Graal de l’empire. Les Français eurent plus facilement recours à des politiques ciblant les minorités que les Britanniques. Les maronites du mont Liban étaient l’une de ces communautés minoritaires qui faisaient activement pression pour obtenir un mandat français. Les Français tentèrent d’encourager une telle dépendance auprès des communautés alaouites et druzes de Syrie en leur proposant des mini-États autonomes sous le mandat français en Syrie.
Les Britanniques s’étaient pour leur part tournés vers les fils du chérif Hussein de La Mecque dans le cadre d’une politique appelée solution chérifienne, qui plaça des chérifs hachémites sur les trônes de Transjordanie et d’Irak. Puisqu’ils étaient étrangers dans leur propre royaume, privés de soutien populaire et d’indépendance financière, la Grande-Bretagne pouvait être sûre que l’émir Abdallah en Transjordanie et le roi Fayçal en Irak seraient des partenaires dépendants, et donc fiables, pour diriger ces États. La Grande-Bretagne n’avait pas de solution chérifienne pour la Palestine. À la place, c’est la communauté des colons sionistes qui endossa ce rôle.
Photo non datée d’un quartier juif de Jérusalem soumis à la loi martiale, à l’époque du mandat britannique en Palestine (AFP)
Cependant, cette dépendance et cette fiabilité des sionistes n’allaient perdurer que tant qu’ils resteraient une minorité. S’ils obtenaient une majorité en Palestine, ils demanderaient l’indépendance. La Grande-Bretagne n’avait aucun doute sur la nature nationaliste du mouvement sioniste.
Tant pour rappeler au Yichouv, la communauté juive de Palestine, les limites de l’engagement britannique que pour calmer l’antagonisme arabe palestinien, le futur Premier ministre britannique Winston Churchill publia en 1922 son Livre blanc. Par une formule devenue célèbre, Churchill exclut l’idée d’une Palestine « aussi juive que l’Angleterre est anglaise ». Il exclut ainsi « la disparition ou la subordination de la population, de la langue ou de la culture arabe en Palestine ». Il souligna que les termes de la déclaration Balfour ne prévoyaient pas « que la Palestine dans son ensemble soit convertie en un foyer national juif, mais qu’un tel foyer soit fondé en Palestine ».
Churchill affirmait ainsi que la communauté juive de Palestine devait rester une communauté minoritaire compacte et que, dans ces limites, elle pouvait compter sur la Grande-Bretagne pour faire avancer le projet de foyer national juif.
Un « conflit insoluble »
Bien entendu, les Britanniques n’atteignirent jamais un point d’équilibre entre la promotion du foyer national juif et la préservation de la paix en Palestine. Après une vague d’émeutes en 1929, les Britanniques organisèrent une série d’enquêtes et publièrent une série de livres blancs dans le contexte d’une forte augmentation de l’immigration consécutive à la prise de pouvoir des nazis entre 1931 et 1933 et à l’adoption des lois antisémites de Nuremberg en 1935.
D’une moyenne de 5 000 immigrés par an en 1930-1931, le chiffre passa à 9 600 en 1932, 30 000 en 1933, 42 000 en 1934, avant d’atteindre un pic à près de 62 000 en 1935. En 1936, le yichouv était passé de moins de 10 % à plus de 30 % de la population de la Palestine, et cette tendance n’était pas près de s’arrêter.
L’immigration juive et l’achat de terres aggravèrent les effets économiques de la Grande Dépression, intensifiant ainsi la misère et l’anxiété au sein de la population arabe palestinienne. En 1936, les Palestiniens se révoltèrentcontre le mandat britannique et la communauté juive qu’il entretenait.
La Grande-Bretagne, pour la première fois en vingt ans depuis la déclaration Balfour, reconnaissait que son mandat avait déclenché un conflit entre des nationalismes rivaux et incompatibles
Les Britanniques obtinrent une pause dans la première phase de la grande révolte arabe pour envoyer une énième commission d’enquête. Mais lorsque la commission Peel rendit son rapport en 1937, celui-ci déclarait pour l’essentiel que le mandat était un échec : « Un conflit insoluble est né entre deux communautés nationales, dans les limites étroites d’un petit pays. Environ un million d’Arabes sont en conflit, ouvert ou larvé, avec quelque 400 000 juifs. Ils n’ont rien en commun. […] Leur vie culturelle et sociale, leurs modes de pensée et de conduite sont tout aussi incompatibles que leurs aspirations naturelles. Ce sont là les plus grands obstacles à la paix. »
En d’autres termes, la Grande-Bretagne, pour la première fois en vingt ans depuis la déclaration Balfour, reconnaissait que son mandat avait déclenché un conflit entre des nationalismes rivaux et incompatibles, à savoir les nationalismes arabe palestinien et sioniste. D’après la commission Peel, cette situation ne pouvait être résolue que par la fin du mandat et la partition du territoire de Palestine en un État juif et un État arabe, régis par des relations conventionnelles avec la Grande-Bretagne « dans l’esprit du précédent établi en Irak ».
Considérez cela comme le premier signal d’alarme quant au degré d’« indépendance » que la Grande-Bretagne entendait donner aux États juif et arabe. Le traité anglo-irakien de 1930 préservait la prédominance britannique dans les relations étrangères et les affaires militaires d’une manière qui simplement restructurait la relation coloniale, établissant une sorte d’empire par traité.
Restructurer la relation coloniale
J’aurais tendance à dire que les recommandations de la commission Peel visaient à restructurer la relation coloniale en Palestine, mais pas à y mettre fin. Partant de la carte de partition de 1937, la commission Peel allouait à l’État juif environ un tiers de la Palestine mandataire : une première bande de territoire partait de la Galilée vers le sud pour inclure Safed, Tibériade et Nazareth ; à Baysan, la frontière tournait vers l’ouest pour englober la plaine côtière allant d’Acre et Haïfa jusqu’à Tel Aviv et Jaffa, formant une sorte de L inversé.
Deux choses sautent aux yeux lorsque l’on regarde la carte : les Britanniques avaient concentré les ports et les centres économiques clés de la Palestine et les avaient placés entre les mains de leurs partenaires sionistes. Mais surtout, un pays aussi petit serait de plus en plus dépendant de la protection britannique face à ses voisins arabes au Liban, en Syrie et dans les territoires palestiniens, dont l’hostilité au projet sioniste était évidente pour tous.
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Ainsi, plutôt que de concéder le statut d’État au mouvement sioniste, les Britanniques réorganisaient le centre de gravité économique du mandat en Palestine et plaçaient ce territoire sous la responsabilité de leurs partenaires sionistes dépendants et fiables.
Ce retour à des partenaires dépendants et fiables apparaît de manière tout aussi manifeste dans les plans de la commission Peel pour la Palestine arabe. Les deux tiers restants de la Palestine devaient être unis à la Transjordanie sous le règne d’Abdallah et le mandat pour la Transjordanie remplacé par un traité d’« indépendance ». En d’autres termes, les Britanniques appliquaient enfin la solution chérifienne à la Palestine et plaçaient cette terre en proie aux troubles sous le contrôle d’Abdallah, un dirigeant dépendant et fiable.
Le plan de partition établi en 1937 par la commission Peel n’était pas un appel à l’indépendance juive ou arabe. Il s’agissait plutôt d’un effort visant à restructurer la relation coloniale selon les contours irakiens éprouvés, afin de mettre fin au mandat dysfonctionnel et de restructurer la relation impériale selon un schéma d’empire par traité.
Une indépendance partielle
Il va sans dire que le rejet par les Palestiniens du rapport Peel engendra deux nouvelles années d’insurrection intense, obligeant les Britanniques à déployer 25 000 soldats et policiers pour réprimer la grande révolte arabe.
Pour restaurer la paix, les Britanniques publièrent en 1939 un dernier Livre blanc enterrant la partition. Celui-ci préconisait de limiter l’immigration juive à 15 000 personnes par an pendant cinq ans, soit un total de 75 000 nouveaux immigrés. Cela devait porter la population juive de Palestine à 35 % de la population totale. Après cinq ans, il n’y aurait plus d’immigration sans le consentement de la majorité, et personne ne se faisait d’illusions sur l’opinion de la majorité en la matière.
En 1949, la Palestine devait obtenir l’indépendance (là encore, probablement le type d’indépendance partielle que les Britanniques avaient déjà conférée à l’Irak et désormais à l’Égypte en 1939) et être gouvernée par la majorité.
Photo publiée en 1938 d’une rue de Jéricho durant la grande révolte arabe (AFP)
Le détail révélateur du Livre blanc de 1939 est la précision avec laquelle la Grande-Bretagne traite l’immigration juive : 15 000 immigrés par an pendant cinq ans, pour porter la population juive à 35 %. Point final. Par le biais de cette politique, le yichouv devait rester une minorité compacte, à jamais dépendante de la protection britannique dans un environnement hostile.
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Si les Britanniques avaient permis à la communauté juive de dépasser la barre des 50 %, ils auraient presque certainement été confrontés à un effort nationaliste juif visant à chasser les Britanniques de la Palestine, à l’instar de celui de la population arabe palestinienne. En tant que minorité compacte à l’image des maronites au Liban, le yichouv devait renforcer la position impériale de la Grande-Bretagne en Palestine face aux revendications de la majorité arabe. En tant que majorité, le yichouv aurait monté sa propre candidature à l’indépendance.
C’est bien sûr ce qui se passa. L’exécutif sioniste en Palestine, dirigé par David Ben Gourion, rejeta le Livre blanc de 1939. Toutefois, alors que la guerre contre l’Allemagne nazie couvait, Ben Gourion fit la promesse célèbre de mener la guerre contre les nazis comme s’il n’y avait pas de Livre blanc, et de combattre le Livre blanc comme s’il n’y avait pas de guerre.
D’autres membres plus radicaux du yichouv déclarèrent ouvertement la guerre à la Grande-Bretagne et lancèrent une révolte juive qui s’avéra fatale à la position de la Grande-Bretagne en Palestine. L’Irgoun annonçait ainsi dans sa déclaration de guerre en janvier 1944 : « Il n’y a plus d’armistice entre le peuple juif et l’administration britannique en Eretz Yisrael [Terre d’Israël]. Notre peuple est en guerre contre ce régime – une guerre jusqu’au bout. »
La condamnation finale
La révolte juive de 1944-1947, marquée par des assassinats ciblés de responsables, des attaques contre des infrastructures, des attentats à la bombe contre des postes de police et l’attentat à la bombe de 1946 contre l’hôtel King David, porta l’estocade au mandat britannique. Alors que des bateaux remplis de réfugiés clandestins, pour la plupart des survivants de l’Holocauste, se dirigeaient vers les côtes de la Palestine et que le yichouv se rapprochait d’une masse démographique critique propice à la concrétisation de ses aspirations nationalistes, la position de la Grande-Bretagne consistant à limiter l’immigration juive devenait intenable.
Jamais la Grande-Bretagne ne prévit de donner la Palestine au yichouv et ses politiques ne soutinrent ce dernier que dans les limites de son utilité en tant que partenaire du projet impérial
Néanmoins, j’estime que la position britannique en Palestine fut définitivement condamnée par l’effondrement du soutien du yichouv à sa domination en Palestine. En partenariat avec une minorité juive compacte, les Britanniques pouvaient espérer conserver la Palestine face à l’opposition nationaliste de la majorité arabe du pays. Face aux nationalismes rivaux et incompatibles que son mandat déchaîna, la Grande-Bretagne n’eut d’autre choix que de remettre le mandat de Palestine aux Nations unies et de se retirer.
En conclusion, l’objectif de la Grande-Bretagne en Palestine fut toujours de conserver le territoire dans son empire, un empire qu’elle imaginait faire perdurer de génération en génération. La communauté juive de Palestine était un partenaire essentiel pour s’adjuger et conserver la Palestine, mais uniquement en tant que communauté minoritaire compacte. Jamais la Grande-Bretagne ne prévit de donner la Palestine au yichouv et ses politiques ne soutinrent ce dernier que dans les limites de son utilité en tant que partenaire du projet impérial.
L’erreur fatale des Britanniques fut de croire qu’ils pourraient gérer les nationalismes rivaux et incompatibles qu’ils avaient éveillés en Palestine. Alors que la population du yichouv atteignait une masse critique, les Britanniques avaient perdu toute utilité en Palestine.
-Eugene Rogan est professeur d’histoire moderne du Moyen-Orient à l’Université d’Oxford, où il enseigne depuis 1991. Il est l’auteur de The Arabs: A History (2009, 2017), nommé meilleur livre de 2009 par The Economist, The Financial Times et The Atlantic Monthly. Son dernier livre, The Fall of the Ottomans: The Great War in the Middle East (2015), a été nommé meilleur livre de 2015 par The Economist et The Wall Street Journal.
Cet article est une version condensée d’une conférence donnée par le professeur Eugene Rogan pour l’organisation caritative Balfour Project. Cette organisation organise régulièrement des webinaires gratuits consacrés à la responsabilité historique et permanente de la Grande-Bretagne quant à la quête d’égalité des droits pour les peuples israélien et palestinien.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Eugene Rogan is Professor of Modern Middle Eastern History at Oxford University, where he has taught since 1991. He is author of The Arabs: A History (2009, 2017), named a best book of 2009 by The Economist, The Financial Times, and The Atlantic Monthly. His new book, The Fall of the Ottomans: The Great War in the Middle East (2015), was named a best book of 2015 by The Economist and The Wall Street Journal.
Eugene Rogan
Mercredi 2 novembre 2022 - 14:59 | Last update:2 hours 9 mins ago
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