La guerre d'Algérie a été une période charnière dans l'emploi des CRS. De 1952 à 1962, des milliers de fonctionnaires de police ont traversé la Méditerranée pour faire respecter l'ordre républicain. Ces policiers ont payé leur engagement au prix fort, comptant de nombreux tués et blessés dans leurs rangs. Sous le commandement d'un chef d'exception, Henri Mir, ils ont accompli leur mission dans la droite ligne du gouvernement légal de Paris et ceci, malgré les pressions des différents camps. Aux heures les plus sombres de cette période, ils ont su s'opposer aux militaires pour conserver aux compagnies républicaines de sécurité leur vocation de force civile. Leur sang-froid, leur circonspection et leur respect de toutes les communautés qui se sont si douloureusement affrontées ont été reconnus de tous, y compris des plus hautes autorités civiles et religieuses. Pour la première fois, les relations souvent tumultueuses entre les hommes politiques, les militaires putschistes, les officiers de l'armée et les CRS sont dévoilées dans ce livre à partir d'archives confidentielles et secrètes jamais publiées.
L'historien et militant de la cause nationale, feu Mohamed Guenanèche, compagnon de route de Messali Hadj, ne se lassait jamais de raconter cette anecdote qui donne un aperçu de l'admirable esprit de résistance qui a animé, sa vie durant, le père du nationalisme algérien. Alors qu'ils étaient tous les deux emprisonnés au pénitencier de Tazoult (ex-Lambèse) près de Batna, entre mars 1941 et avril 1943, Messali Hadj étonna son camarade de détention en lui demandant un jour s'il ne connaissait pas quelques couplets de haouzi.
Enseignant de langue arabe dans sa prime jeunesse, Guenanèche était rompu à la pratique de la vieille poésie populaire de Tlemcen et répondit par l'affirmative. «À partir de demain, nous allons commencer à chanter pour fortifier notre moral» ! décida alors Messali. Le directeur de la prison de Lambèse fut réveillé, dès le lendemain (et pour un certain temps !) par les belles mélopées qui provenaient des cellules du lugubre centre pénitentiaire et s'empressa de demander à ses subordonnés de bien vérifier si ces ritournelles n'appelaient pas à la sédition.
«Ce «moûl el-khalya» (cet homme des «catastrophes»), je ne l'ai connu que dans les cachots» ! confiait Mohamed Guenanèche, avec sa causticité coutumière, sous laquelle il cachait la grande complicité qui l'unissait à ses frères de lutte. «Messali Hadj impressionnait même ses geôliers. Entre la prison, l'assignation à résidence, la résidence surveillée, il a vécu une trentaine d'années, enfermé».
Dans son livre «Une vie partagée avec mon père, Messali Hadj», Djanina Messali-Benkalfat raconte qu'«au parloir de la prison de Lambèse, on voyait mon père arriver traînant ses chaînes aux pieds entravés. Puis, devant nous, il s'arrêtait, s'accrochant aux grilles pour supporter les chaînes de ses mains. Ma mère lui attrapait les doigts à travers la grille, elle le regardait fixement et captait son attention en lui donnant des informations sur l'actualité, sur la guerre, sur le parti, sur la famille, les yeux de mon père commençaient à briller au milieu de son visage émacié par la maigreur». Pour l'avocat Zine El-Abidine Kahaouadji, qui est intervenu lors du colloque de «réhabilitation» de Messali Hadj, organisé en mars 2001 à Tlemcen, «Messali a été emprisonné dans des conditions inhumaines mais n'a jamais été rongé par le sentiment d'abattement, il a toujours résisté. Ce personnage hors normes a vécu, de tout temps, dans la précarité, n'a jamais eu de ressources financières stables. Il était issu d'une famille pauvre, n'a possédé aucune maison personnelle, ni en Algérie ni en France. Son unique patrimoine matériel, qu'il léguera à ses enfants, sera un petit lopin de terre d'une superficie de 435 m² environ, situé à Saf Saf, dans les environs de Tlemcen, qu'il a lui-même hérité de son père. Il rédigeait ses discours sur une valise qui lui servait de bureau, une valise qui était le symbole de «l'éternel déplacé» qu'il aura été, une bonne partie de sa vie. Le petit peuple de l'Algérie combattante s'est reconnu en cet homme qu'évitaient, par contre, comme le diable, la petite bourgeoisie naissante et la bourgeoisie alliée aux colons. Ce n'était pas une mince affaire de construire l'idée de l'indépendance à un moment où personne n'y croyait».
Maître Kahaouadji avance une hypothèse originale selon laquelle Messali Hadj aurait souffert de ce que les psychologues appellent le «syndrome du prisonnier». «Cette sorte de distorsion du discernement l'aurait rendu suspicieux envers ses plus proches collaborateurs, en plus du fait que les données qui lui parvenaient, durant ses phases de détention, sur la période prérévolutionnaire, étaient incomplètes. Tout cela expliquerait sa position (non encore élucidée) au sujet du 1er Novembre 1954. Cette hypothèse, en tout cas, permet d'écarter les condamnations sans appel».
Pour Patrick Bruel, un rêve s’est réalisé en Algérie. Pour Enrico Macias, l’Algérie reste une destination interdite. Le rapport de ces deux juifs d’origine algérienne avec leur pays natal illustre ce que les autorités algériennes pardonnent – et ne pardonnent pas.
La première dans sa ville natale, Tlemcen, où il n’est jamais revenu depuis qu’il l’a quittée en 1962, à l’âge de 3 ans, à la fin de la guerre pour l’indépendance.
Pour la seconde étape, il a fait un crochet à Oran, la grande métropole de l’ouest, capitale du raï et de l’insouciance, la ville natale d’Yves Saint-Laurent, et aussi la ville qu’Albert Camus a choisie comme théâtre pour son roman le plus dur, La Peste.
À Oran, selon l’écrivain Kamel Daoud, Patrick Bruel, qui était accompagné de sa mère, est allé voir la maison de son père (ses parents sont séparés) et a fait escale chez Disco-Maghreb, label mythique de la musique raï et destination devenue incontournable depuis que le président français Emmanuel Macron s’y est rendu lors de sa visite de réconciliation avec l’Algérie, en août 2022.
Enfin, pour clore ce périple, Patrick Bruel est passé à Alger, capitale du pays, un peu pour officialiser sa visite, et pour bien signifier que le séjour ne se passait pas en catimini, mais qu’il avait lieu au vu et au su de tous.
Car, toujours selon l’écrivain Kamel Daoud, cette visite était « soutenue par la présidence algérienne ». C’est l’ambassadeur d’Algérie en France, Saïd Moussi, qui l’a initiée.
Un vrai conte de fées
La visite de Patrick Bruel était surtout destinée à permettre à sa mère, Augusta, âgée de 87 ans, de voir, peut-être une dernière fois, la terre de ses ancêtres.
Juive originaire d’Algérie, d’origine plutôt modeste, sans ancrage politique précis, celle-ci avait quitté le pays en 1962.
L’Algérie, Israël et la dernière colonie européenne dans le monde arabe
Elle faisait partie de ces milliers de juifs qui, à la faveur du décret Crémieux (lequel a accordé, en 1870, la citoyenneté française aux juifs d’Algérie, tout en maintenant le statut de sujets français pour les musulmans), s’étaient francisés, et avec la guerre d’Algérie, avaient fini par se convaincre qu’ils avaient plus d’affinités avec les Français, catholiques, laïcs ou athées, qu’avec les musulmans avec lesquels ils avaient cohabité pendant des siècles.
La visite de Patrick Bruel s’est passée dans d’excellentes conditions, malgré une timide polémique qui l’a accompagnée.
L’artiste lui-même, qui a habilement romancé son séjour, l’a présenté comme un rêve qui se concrétisait : à l’été 2022, il avait composé une chanson, « Je reviens », où il parlait d’un rêve, accompagner sa mère à Tlemcen, et quelques mois plus tard, le rêve est devenu réalité.
Un vrai conte de fées, donc, que n’a pas réellement dérangé la protestation d’Abderrazak Makri, président du MSP (opposition, frères musulmans). Celui-ci a dénoncé la visite d’un personnage qui « soutient l’occupationisraélienne » en Palestine, participe à des « collectes de fonds au profit de l’armée israélienne », défend les implantations de colonies israéliennes en Cisjordanie occupée, et s’affiche comme proche du « semeur de discorde » Bernard-Henry Lévy.
Tout ceci a poussé Abderrazak Makri « à dire et à répéter qu’il y a des lobbies puissants et influents au sein de l’État et de la société algérienne qui travaillent au profit de l’occupant [israélien] ».
Il a donc appelé « les autorités à mener une enquête » pour faire la lumière sur « ce scandale », et « punir ceux qui ont organisé cette visite et ceux qui ont fêté » l’artiste français.
Son appel n’a cependant pas eu d’écho. Sa protestation est restée circonscrite à quelques cercles d’initiés dans les réseaux sociaux, sans impact sur le reste de la société. Ce qui a permis à Patrick Bruel de faire un récit dithyrambique de son voyage.
Indésirable
Dans un registre totalement différent, Enrico Macias, lui aussi juif né en Algérie et star de la chanson française, répète depuis des décennies que l’un de ses plus grands souhaits serait de pouvoir se rendre dans le pays qui l’a vu naître.
À bientôt 85 ans, il n’a jamais réussi à accomplir ce voyage ni à mettre les pieds dans sa ville natale, Constantine, depuis qu’il l’a quittée à l’indépendance de l’Algérie.
Faisant feu de tout bois, il a affirmé avoir été invité par le défunt président Abdelaziz Bouteflika.
Il avait même été annoncé comme membre de la délégation qui devait accompagner l’ancien président Nicolas Sarkozy lorsque celui-ci est venu en Algérie en 2007, faisant même escale à Constantine précisément. Mais Enrico Macias n’a pas fait partie du voyage.
Le chanteur, de son vrai nom Gaston Ghrenassia, a aussi soufflé le chaud et le froid. Parallèlement à sa volonté de se rendre en Algérie, ce qu’il considère comme un droit naturel, il a multiplié les déclarations controversées et les provocations.
Il a ainsi déclaré que des « caciques » du Front de libération nationale (FLN, ex-parti du pouvoir), des islamistes et des conservateurs refusaient son retour en Algérie alors que de larges franges de la population algérienne souhaitaient le voir en concert en Algérie. Il a attribué cette décision des autorités algériennes tantôt au fait qu’il était juif, tantôt à son soutien à Israël.
Il a notamment défendu cette thèse dans une vidéo célèbre, face à l’avocate Gisèle Halimi, laquelle a réfuté l’idée qu’il était considéré indésirable en Algérie parce que juif.
L’avocate a affirmé « qu’aucun juif n’avait été refoulé d’un pays du Maghreb parce que juif » et a parlé d’une décision « politique » prise à l’égard d’Enrico Macias, sans donner davantage de précision. En fait, personne n’a brisé l’omerta entourant le chanteur.
Côté algérien, la ligne de conduite est simple : seules sont considérées indésirables les personnes qui ont volontairement pris les armes contre le FLN-ALN pendant la guerre d’Algérie
Celui-ci a le même profil que Patrick Bruel : Algérien d’origine juive, artiste célèbre ayant quitté l’Algérie à l’indépendance. Pourquoi l’un est-il accueilli chaleureusement tandis que l’autre est considéré comme indésirable, malgré « une invitation officielle » du président Bouteflika, selon les propos de M. Macias ?
En fait, côté algérien, la ligne de conduite est simple : seules sont considérées indésirables les personnes qui ont volontairement pris les armes contre le FLN et son armée l’ALN pendant la guerre d’Algérie et celles qui ont, de notoriété publique, participé à des exactions contre les populations algériennes, selon des propos recueillis auprès d’un ancien ministre des Moudjahidine (anciens combattants).
Dans cette logique, des anciens colons, des agents de l’administration, des appelés du contingent et mêmes des anciens militaires non mêlés à des actes considérés comme répréhensibles ont ainsi pu séjourner en Algérie, indépendamment de leur confession ou de leur statut.
Patrick Bruel est un partisan résolu de l’État d’Israël. Il l’affiche publiquement, il participe régulièrement aux manifestations de soutien à l’armée israélienne, et ne s’en cache pas.
Les pieds-noirs restés après l’indépendance : des Algériens à part entière
En revanche, il n’a pas d’histoire avec la guerre d’Algérie. Ni lui, ni sa mère. Ce qui tend à prouver que ni la confession ni l’opinion politique ne comptent pour les autorités algériennes quand il s’agit d’autoriser un pied-noir à se rendre en Algérie.
À l’inverse, Enrico Macias s’était volontairement enrôlé, selon des témoignages que j’ai pu recueillir, dans une milice coloniale, les Unités territoriales, pendant la guerre d’Algérie.
Il s’agissait de détachements de volontaires réservés aux Européens, contrairement aux harkas (formations de supplétifs réservées aux miliciens d’origine algérienne), qui avaient pour mission de combattre leurs propres compatriotes du FLN.
Comme il était déjà connu comme chanteur, et qu’il était le gendre de la grande star de la chanson constantinoise Raymond Leyris, l’appartenance d’Enrico Macias aux Unités territoriales ne pouvait passer inaperçue.
Ce qui est étonnant, c’est que, 60 ans après, ce fait n’est presque jamais évoqué publiquement en France.
Pourquoi ce silence ? Peut-être pour une raison inavouable : les fameuses Unités territoriales, qui ont commis beaucoup d’exactions à l’encontre de la population algérienne, étaient placées sous l’autorité du préfet. Et à Constantine, au moment où ces milices ont été mises sur pied, le préfet s’appelait Maurice Papon.
Je viens de recevoir ce courriel et je remercie Maud CHAZEAU et Denis DOMMEL pour me faire l’honneur et me donner l’autorisation de mettre en ligne sur mon blog un aperçu du documentaire « Avant qu’il ne soit trop tard »
Michel Dandelot
Départ des soldats français de la 7e division mécanique rapide (7e DMR) à Marseille sur le paquebot "Ville d'Alger" à destination de l'Algérie, 30 mars 1956, en renfort pendant la guerre Rue des Archives/AGIP.
" Bonjour, voici le court documentaire dont je vous avais parlé, vous pouvez mettre le lien sur votre page.
Pour le documentaire complet, je vous recontacte à mon retour début mars.
Bien à vous, très bonne journée "
Dommel
Voici la présentation de notre travail sur les appelés membres de la 4ACG tourné depuis près de 5 ans et actuellement en montage. Le film achevé devrait durer une centaine de minutes (ou 2x52).
Ceci est une version de travail provisoire et non définitive. Maud CHAZEAU et Denis DOMMEL
Rappelons-nous c'était le 28 septembre 2017 :
" Avant qu'il ne soit trop tard "...
Nouvel appel à témoigner sur la guerre d’Algérie
Nouveau projet de documentaire
Deux professionnels (l’une photographe et l’autre réalisateur) nous font part de leur projet de recueillir des témoignages, en vue éventuellement de la réalisation d’un documentaire sur la guerre d’Algérie, au nom du devoir de mémoire.
Vous trouverez ci-après l’exposé de leurs motivations et de leur projet.
Nous saluons cette initiative militante qui s’inscrit aussi dans notre souci de conserver la mémoire de l’action de la 4acg. Nous souhaitons que beaucoup d’entre vous répondent à leur appel à témoigner.
N’hésitez pas à en parler aux copains de votre région qui ne sont pas reliés à Internet.
Bonjour à tous,
Pour vous situer qui nous sommes et pourquoi nous entreprenons ce projet, voici en résumé comment nous en sommes arrivés là et nos motivations, en espérant que nous arriverons à vous convaincre d'y participer.
J'ai 38 ans et je suis photographe indépendant depuis plus de quinze ans.
Denis Dommel a 50 ans et il est réalisateur de documentaires depuis plus de vingt ans.
C'est moi qui ai eu l'envie de faire ce travail sur les adhérents de la 4ACG et qui ai proposé à Denis Dommel de m'accompagner dans sa réalisation.
Je n'ai aucun lien ou rapport familial ou autre avec la guerre d'indépendance d'Algérie. Nous ne sommes ni pieds-noirs, ni d'origine algérienne.
Mon père était trop jeune pour y participer, et mes grands-pères trop âgés. Je n'ai entendu parler de la guerre d'indépendance d'Algérie qu'au lycée dans les années 1990, où le sujet n'a été que survolé très rapidement. Mais déjà la question du tabou avait été soulevée par notre professeur d'histoire, comme pour justifier la brièveté de son enseignement sur ce sujet.
Mon seul rapport concret avec ce conflit fut que quand j'étais enfant, il arrivait que mon voisin raciste lorsqu'il était ivre, sorte devant sa maison et parle tout seul de la "guerre d'Algérie" qu'il avait faite, et "de ce qu'il leur avait mis aux bougnoules pendant la guerre", ce qui me faisait très peur et me choquait beaucoup.
Je suis, j'espère du moins, ou plutôt je tends à être pacifiste, antiraciste et humaniste.
Ce projet est né de ma rencontre avec Jean-Jacques Gastebois. Jean-Jacques est le père de mon compagnon. Jean-Jacques est la première personne directement concernée par ce sujet que j'ai entendu en parler en d'autres termes que les propos racistes que j'avais pu entendre avant.
J'ai été profondément émue de découvrir votre association.
Je pense que c'est une nécessité, et j'insiste sur ce mot, que votre démarche soit connue.
Cela peut être une nécessité pour vous d'en parler, mais cela est surtout une nécessité pour nous, de savoir.
Pour L'Histoire, et pour la fraternité, et pour le devoir de mémoire, qui est une forme de respect et qui a pour conséquence la réconciliation.
Pour nos enfants, pour nos amis, pour les Français en général, d'origine algérienne ou non. Pour la cohésion nationale, et pour la Justice.
Ce sont celles-là nos seules et uniques motivations.
Vous êtes les seuls qui soyez légitimes pour en parler.
Ne laissez pas l'Histoire se faire confisquer par le Front National.
Parce que c'est ce qui est en train de se passer.
Ce sont eux, et uniquement eux, que l'on entend s'exprimer sur ce sujet.
La parole de ceux qui ont participé à ce conflit, qui savent de quoi il en retourne vraiment et qui le regrettent, c'est vous et on ne vous entend pas.
Je pense que c'est vital qu'on vous entende. Et que votre parole et votre mémoire soit conservées.
C'est ce travail d'enregistrement et de conservation mémorielle historique que nous vous proposons de faire.
Parce que c'est notre devoir. Et nous, en tant que citoyens, avons besoin de vous.
Et le temps passe... et hélas très malheureusement d'ici quelques années ce travail deviendra impossible à faire à cause de la disparition des témoins.
Nous n'avons aucun intérêt financier à vous proposer de faire cela.
Nous n'avons aucun financement, aucune commande de qui que ce soit, aucune perspective de rentabilité.
Nous sommes des professionnels et travaillons par ailleurs pour gagner nos vies sur des sujets beaucoup plus mercantiles, mais c'est mener à bien ce genre de projets qui donne du sens à nos existences.
C'est une initiative personnelle militante.
J'ai bien conscience de toutes les difficultés que cela peut représenter pour vous. Nous n'attendons pas de vous un discours convenu.
Quoi que vous disiez cela sera pris et gardé.
Vous pourrez rester anonyme si vous le préférez.
Tout ce qui compte c'est ce que vous avez à dire. Nous espérons que nous pourrons diffuser ce travail, et le plus largement possible, mais nous ne savons pas quand cela arrivera, peut-être que cela n'arrivera que dans plusieurs années, nous n'en savons rien : tout ce que nous voulons c'est avant tout conserver votre mémoire.
Quand le moment sera venu, et nous travaillerons aussi à ce que ce moment arrive le plus vite possible, ce que vous avez à dire pourra être dit parce que nous l'aurons conservé.
Si vous êtes volontaires pour contribuer à l'élaboration de ce projet par l'apport de votre témoignage vous pouvez nous transmettre vos coordonnées afin de convenir d'un rendez-vous.
La soirée d’hommage à Sadek Hadjerès annulée au Centre Culturel Algérien se tient à l’Ecole normale supérieure le 28 février 2023. Elle est organisée par le Maghreb des films, l’Association Josette et Maurice Audin et l’association Histoire coloniale et postcoloniale, avec le soutien de La contemporaine, de Virtuel production et des Cahiers d’histoire. Sadek Hadjerès, mort à Paris en novembre 2022, était né en Kabylie en 1928. Il a été jusqu’en 1962 un militant de l’indépendance algérienne, au sein du Parti du peuple algérien-Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (PPA-MTLD), puis du Parti communiste algérien (PCA), et, après l’indépendance, un combattant des droits sociaux et des libertés en Algérie. Contraint à la clandestinité de 1965 à 1988, il a été un opposant résolu aux dérives antidémocratiques du pouvoir militaire.
Le 28 février 2023, à Paris, à l’Ecole normale supérieure
La soirée d’hommage à Sadek Hadjerès annulée au Centre Culturel Algérien se tient à l’Ecole normale supérieure le 28 février 2023 (ENS, 29, rue d’Ulm, 75005 Paris, salle Jean Jaurès). Avec la projection d’extraits d’entretiens et d’interventions de Sadek Hadjerès et une table ronde avec Malika Rahal, Alain Ruscio, Ali Guenoun et Gilles Manceron, historien(ne)s, Michèle Audin, fille de Maurice Audin et autrice de Une vie brève (Gallimard, 2012), et Aliki Papadomichelaki-Hadjerès.
Elle est organisée par le Maghreb des films, l’Association Josette et Maurice Audin et l’association Histoire coloniale et postcoloniale, avec le soutien de La contemporaine, de Virtuel production et des Cahiers d’histoire. Elle sera entièrement filmée par le réalisateur François Demerliac.
Sadek Hadjerès, mort à Paris en novembre 2022, était né en 1928 en Kabylie. Il a rejoint avant même son baccalauréat le mouvement indépendantiste algérien (le Parti du peuple algérien-Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, PPA-MTLD), à la veille des manifestations de mai 1945 dans le Constantinois dont la répression violente a marqué une étape essentielle dans la prise de conscience nationale en Algérie. Il a été exclu de ce mouvement dirigé alors par Messali Hadj après avoir posé, avec d’autres, la question de la démocratie en son sein et de sa prise en compte du pluralisme ethnolinguistique en Algérie. Il a rejoint dans les années 1950 le Parti communiste algérien et fait partie de sa direction qui a participé à la lutte armée pour la libération de l’Algérie. Après l’indépendance, il est devenu un opposant aux dérives antidémocratiques du pouvoir militaire.
• L’annonce de cette soirée par le Maghreb des films
• Un témoignage essentiel 1955-1957 : la participation du parti communiste algérien à la lutte armée d’indépendance et le rôle de Maurice Audin, par Sadek Hadjerès
Entretien avec Gilles Manceron, filmé, le 16 décembre 2018, à Malakoff, par Mehdi Lallaoui, montage par Hubert Rouaud.
Mise à jour du texte ci-dessous de Gilles Manceron le 18 février 2019, suite aux précisions apportées par Mohamed Rebah et Sadek Hadjerès.
Avant l’adhésion de Sadek Hadjerès au PCA en 1951, son premier engagement avait été, en 1944, à l’âge de 16 ans, au PPA/MTLD [1]. En 1949, il avait été exclu de ce parti pour avoir voulu, avec deux autres militants, poser en termes politiques la question de la nation algérienne et du nécessaire pluralisme en son sein [2]. A la fois du pluralisme ethno-linguistique — prenant en compte en particulier l’existence du fait minoritaire berbère au sein de la nation algérienne — ; et du pluralisme politique — tenant compte de l’existence de partis ou de courants distincts au sein du mouvement national algérien [3].
Avant le début des années 1950, les rencontres de Sadek Hadjerès avec des militants communistes d’origine européenne l’avaient dissuadé d’adhérer au PCA. Alain Ruscio, dans son ouvrage, Les communistes et l’Algérie, des origines à la guerre d’indépendance, 1920-1962 (éditions La Découverte, février 2019), relève que, pour ce jeune lycéen puis étudiant en médecine, le discours sur la société algérienne des communistes d’origine européenne, très majoritaires alors dans le PCA, affirmant que l’Algérie ne pourrait jamais être indépendante, l’en avait tenu éloigné, lui qui était persuadé de l’existence d’une nation algérienne et de l’aspiration à l’indépendance d’un nombre important de ses habitants :
Dans ses Mémoires, Sadek Hadjerès raconte cette anecdote. En 1943 (il est alors jeune militant du PPA), il engage le débat avec un militant, Gachelin « un des Européens communistes les plus sympathiques et les plus actifs du village ». Pourquoi, lui demande-t-il, parais-tu « si tiède envers la revendication d’indépendance ? ». Gachelin rétorque : « Ëtes-vous sûrs que l’indépendance est une bonne chose pour vous ? Vous auriez plus de liberté avec une France socialiste. Dans tous les cas, vous, les musulmans, vous n’y arriverez jamais. — Mais pourquoi donc ? — Parce que vos femmes sont voilées ! » Derrière cet échange se cachait un véritable choc des cultures : même ce « communiste actif et sympathique » ne pouvait jamais imaginer une sortie de la situation coloniale à l’initiative des musulmans, soit de neuf Algériens sur dix… Combien étaient-ils, les militants européens d’Algérie dans ce cas ? [4] »
Mémoires 1928-1949, annotées et postfacées par Malika Rahal.
Le front algérien et l’évolution de l’orientation du PCA
Une évolution s’est dessinée néanmoins à partir de 1947 au sein du PCA, avec l’adoption à son 4e congrès d’un rapport du premier secrétaire, Larbi Bouhali, qui proposait de « transformer l’Algérie de colonie qu’elle est en pays libre » et de former pour cela un « Front national démocratique algérien, pour la liberté, la terre et le pain [5] ». Cette évolution s’est poursuivie lors du 5e congrès, du 26 au 29 mai 1949, qui a lancé un Appel au peuple algérien [6], et surtout du 6e congrès, du 21 au 23 février 1952, qui a adopté un rapport intitulé « Action unie sur le sol national pour une Algérie libre et indépendante [7] », où l’objectif de l’indépendance est clairement désigné [8].
C’est cet infléchissement de l’orientation politique du PCA qui a fait qu’en 1951, Sadek Hadjerès a adhéré à ce parti. Il avait alors commencé des études de médecine à Alger et était devenu en 1950 le président de l’Association des étudiants musulmans d’Afrique du Nord (AEMAN), dont le siège, le foyer d’étudiants de La Robertsau, dans les hauts d’Alger, au Telemly, était le lieu de nombreux débats très ouverts sur l’avenir de l’Algérie et sur les problèmes internationaux. Au sein du PCA, il a pris rapidement des responsabilités : élu à son comité central en 1952, il l’a été, en 1955, à son bureau politique et à son secrétariat.
Le foyer d’étudiants de La Robertsau au Telemly, dans les hauts d’Alger, de l’Association des étudiants musulmans d’Afrique du nord (AEMAN) de 1949 à 1955.
Sadek Hadjerès (2e à partir de la droite) lors de son internat de médecine à l’hôpital El Kettar à Alger, en 1952. DR.
C’est le moment où un Front algérien pour la défense et le respect des libertés (FADRL) est constitué entre les Ouléma [9], l’UDMA [10], le PPA/MTLD et le PCA. Son assemblée constitutive a lieu le 5 août 1951 au cinéma Donyazad à Alger, rue de Constantine (aujourd’hui rue Abane Ramdane), en bas de la Casbah. Sadek Hadjerès y a assisté et se souvient de l’enthousiasme suscité par les déclarations des orateurs en faveur d’une Algérie libre du joug colonial où tous ses habitants auraient leur place. Le plus éloquent à défendre cette idée étant le représentant des Ouléma, Larbi Tebessi, qui déclara : « Ce Front ne demande à personne s’il est musulman, chrétien ou juif. Il ne lui demande que ceci : es-tu décidé à lutter pour le droit et à combattre pour la liberté ?… Nous ne faisons pas de différence entre Algériens de naissance et de cœur. Nous ne faisons pas différence entre Fatima et Marie [11]… »
Le PCA, persistant dans sa volonté d’unité avec les trois courants nationalistes, a participé avec eux à l’été 1953 aux obsèques des victimes de la répression meurtrière du 14 juillet 1953, à Paris, place de la Nation, du cortège du PPA/MTLD, après le transport de leurs corps depuis la France dans leurs différents villages d’origine [12]. Le 12 novembre 1953, il a publié dans son journal Liberté un appel solennel pour un « Front national démocratique algérien [13] ».
Cet appel à la lutte pour l’indépendance et cette volonté d’unité avec les Ouléma, l’UDMA et le PPA/MTLD a provoqué le ralliement au PCA de toute une génération de jeunes militants algériens, dont certains ont d’abord milité au sein de l’Union de la jeunesse démocratique d’Algérie (UJDA) [14] — tels Ahmed Khellef, Ahmed Akkache, William Sportisse, Nour Eddine Rebah ou Mustapha Saadoun — et d’autres ne sont pas passés par l’UJDA, comme l’étudiant en médecine Mohammed (Abdelhamid) Gherab, membre du bureau de l’AEMAN, ou Boualem Khalfa, Abdelhamid Benzine, Hamou Kraba et Abdelkader Guerroudj, provenant de plusieurs régions d’Algérie. Tous participeront ensuite à la guerre d’indépendance algérienne. Mais, comme l’a expliqué en 2009 un autre membre de la direction d’alors du PCA, Ahmed Akkache : « Les communistes, qui n’avancent que lentement dans leur politique d’algérianisation, pourtant recommandée depuis longtemps par le Komintern [15], sont paralysés par les pesanteurs de la composante européenne de leur parti, en majorité réticente à l’égard de l’idée de nation algérienne et d’indépendance [16] ». Il faut compter aussi sur le poids de l’influence du PCF, dont le PCA a longtemps été formellement la structure locale en Algérie, car le parti français avait tendance à estimer que c’était à ses propres instances — notamment via les délégués successifs qu’il envoyait dans ce territoire comme « instructeurs » auprès des communistes algériens — de fixer l’orientation politique des communistes en Algérie, et cette orientation était subordonnée aux choix politiques du PCF pour la France.
Les lendemains du 1er novembre 1954
Le déclenchement de l’insurrection par le FLN a créé cependant une situation nouvelle qui a eu des répercussions décisives au sein du PCA. Au lendemain du 1er novembre 1954, à son secrétariat, siégeaient avec Hadjerès : Larbi Bouhali, Bachir Hadj Ali, Paul Caballero, Ahmed Akkache et André Moine [17]. Les militants de ce parti d’origine autochtone, Larbi Bouhali, Bachir Hadj Ali, Ahmed Akkache et Sadek Hadjerès, ainsi que Paul Caballero, né en Algérie dans une famille d’origine européenne, étaient favorables à ce que le PCA s’y engage pleinement. Hadjerès et Hadj Ali avaient, avant même le déclenchement de l’insurrection, noué des contacts avec certains de ceux qui la préparaient, tel Omar Ouamrane, qu’ils ont rencontré, en compagnie de Larbi Ben M’hidi, en juin 1954 dans le restaurant, rue Auber, à Alger, de Akli Saïd, qui préparait avec Omar Ouamrane l’intendance des premiers maquis FLN de Kabylie [18]. A la veille du 1er novembre 1954, ils s’étaient rendus en Kabylie et avaient compris ce qui se préparait. Au lendemain de l’insurrection, sur le trajet de retour vers Alger, Sadek Hadjerès se souvient que Bachir Hadj Ali ne cessait de répéter : « Pourvu que ça tienne… pourvu que ça tienne ! » Leur opinion était partagée par la plupart des membres du bureau politique, qui a publié, dès le 2 novembre 1954, une déclaration entièrement consacrée à la dénonciation de la répression et soutenant les aspirations nationales des Algériens pour l’indépendance [19] — contrairement à sa prise de position, par exemple, au lendemain du 8 mai 1945 où il s’en était pris, en même temps que le PCF, aux nationalistes algériens accusés d’être responsables des violences.
Cette position du PCA était différente de celle prise le 8 novembre par le PCF, qui, quant à lui, continuait à s’en prendre, sans les nommer, aux actions des nationalistes algériens du FLN [20]. Alain Ruscio écrit : « On sait aujourd’hui que le parti algérien dépêcha d’urgence à Paris l’un de ses responsables les plus influents, Bachir Hadj Ali. Celui-ci aurait déconseillé la formule « recours à des actes individuels » à ses camarades français. Il aurait été reçu par Jeanette Vermeersch, écouté poliment, mais non invité à participer à la réunion du secrétariat qui suivit immédiatement et qui maintint la formule [21] ».
Dans ce contexte, explique Sadek Hadjerès, il s’est produit au cours de l’année 1955 une accélération du processus d’autonomisation du PCA par rapport au « grand frère » que constituait le PCF [22]. Un processus d’autonomisation qui — on l’a vu — avait commencé au début des années 1950, mais Sadek Hadjerès souligne qu’un tournant majeur a été opéré durant cette année 1955, quand le secrétariat du PCA a décidé qu’André Moine, qui apparaissait comme le délégué du PCF au sein du PCA, cesserait, en mars, d’être membre du secrétariat, puis, en mai, de siéger au bureau politique [23]. On lui reprochait notamment d’avoir contribué à faire échouer le rapprochement du PCA avec les Ouléma, l’UDMA et le PPA/MTLD, de 1952 à 1954, dans le cadre du « front algérien », en préconisant que le PCA se limite à transposer les journées d’action, uniquement sociales, décidées en France par le PCF et en s’opposant à ce qu’il qualifiait de « dérives nationalistes » du « front algérien » défendu par les autres membres du secrétariat. Il employait le terme de « provocation » au sujet du 1er novembre et de ses suites et s’était opposé à ce que le militant du PCA de Biskra, Maurice Laban, ami d’enfance de l’un des chefs du FLN, Mostefa Ben Boulaïd, rejoigne à sa demande les maquisards FLN dans l’Aurès [24].
[1] Le parti du peuple algérien (PPA) était le principal parti nationaliste d’Algérie, qui était la continuation de l’Etoile Nord-Africaine (ENA), fondée en 1925, dont les premiers dirigeants étaient Abdelkader Hadj Ali puis Messali Hadj, qui était membre du Front populaire puis interdit par celui-ci en 1937. De nouveau dissout en 1946, le PPA a continué son action sous le nom de Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD). La plupart des fondateurs du FLN en 1954 en étaient issus.
[2] En 1948-49, trois jeunes membres du PPA-MTLD, Sadek Hadjerès, Mabrouk Belhocine et Yahia Henine, ont publié sous le pseudonyme collectif de « Idir El Watani » une brochure intitulée Vive l’Algérie qu’ils concevaient comme une base de discussion soumise à la direction et aux militants du parti. Rééditée par la revue Soual, n°6, en 1987, mise en ligne sur le site Socialgérie le 20 novembre 2009, le fac simile et le texte numérisé de cette brochure y sont téléchargeables.
[4] Voir Alain Ruscio, Les communistes et l’Algérie, des origines à la guerre d’indépendance, 1920-1962, éditions La Découverte, février 2019, p. 43.
[5] Larbi Bouhali, En avant pour une Algérie libre, unie et démocratique. Rapport au 4e congrès du PCA, 17-19 avril 1947, éditions Liberté, Alger, 1947, p. 9 à 22.
[7] Larbi Bouhali, Action unie sur le sol national pour une Algérie libre et indépendante. Rapport au 6e congrès du PCA, Hussein-Dey, 21-23 février 1952, éditions Liberté, Alger, 1952.
[9] Les Ouléma sont un courant au sein de la société autochtone qui met surtout l’accent sur la référence à la religion musulmane et à la langue arabe.
[10] L’Union démocratique du Manifeste algérien (UDMA) est un parti indépendantiste attaché à la participation aux élections et à l’action parlementaire, dirigé notamment par Ferhat Abbas et Ali Boumendjel.
[11] Sadek Hadjerès, Quand une nation s’éveille, Mémoires : tome 1 : 1928-1949, op. cit., p. 254-255. Larbi Tebessi (1891-1957) a été enlevé et tué par les militaires français en 1957 au cours de ce qu’on a appelé la « bataille d’Alger », son corps n’a jamais été retrouvé.
[12] Voir le film de Daniel Kupferstein, Les balles du 14 Juillet, et ses deux livres : Les balles du 14 Juillet. Le massacre policier oublié de nationalistes algériens à Paris, préface de Didier Daeninckx, La Découverte, 2017 ; et Filmer malgré l’oubli. Paris 14 juillet 1953. Répression des manifestants algériens, Ressouvenances, 2017.
[13] Voir le fac similé de cet appel dans : Hafid Khatib, 1er juillet 1956 : l’accord FLN-PCA et l’intégration des « Combattants de la libération » dans l’Armée de Libération Nationale en Algérie, Office des publications universitaires, Alger, 1991, p. 124-125.
[14] L’UJDA avait été créée le 17 février 1946 à Alger. Plusieurs de ses militants ont été arrêtés en 1952 pour avoir diffusé son appel en faveur de l’indépendance.
[15] Voir Alain Ruscio, op. cit., « Le PCF et la question coloniale (de 1920 à 1935) », p. 27 à 53.
[16] Ahmed Akkache, préface à : Mohamed Rebah, Des chemins et des hommes, Mille-Feuilles, Alger, 2009, p. 16.
[17] Respectivement les premier, deuxième, troisième, quatrième et cinquième secrétaires.
[18] Voir Jean Galland, En Algérie « du temps de la France », 1950-1955, Tirésias, 1998.
[19] Voir le fac similé de cette déclaration du PCA du 2 novembre 1954 publiée dans Liberté, dans : Hafid Khatib, op. cit., p. 127
[20] Le 8 novembre, le PCF déclare qu’il « ne saurait approuver le recours à des actes individuels susceptibles de faire le jeu des pires colonialistes, si même ils n’étaient pas fomentés par eux ». Voir Alain Ruscio, op. cit., « Le PCF et la première année de l’insurrection nationale », pages 244 à 265. L’auteur montre que la position du PCF ne peut être réduite à ce membre de phrase qui lui a été souvent reproché, et qu’il retirera lui-même quand il reproduira ce texte dans ses livres. Il fait remarquer que le mot « indépendance » figurait à trois reprises dans un discours prononcé le 5 novembre par Jacques Duclos.
[22] Voir Alain Ruscio, Les communistes et l’Algérie, op. cit., « Le PCA et les premiers temps de l’insurrection nationale », p. 266 à 279.
[23] Il y est remplacé par Boualem Khalfa. Il se consacrera, de janvier 1956 à janvier 1957, à la publication d’un journal destiné aux soldats français, La Voix des soldats. Voir Pierre-Jean Le Foll-Luciani, « La Voix des soldats. Un réseau clandestin du Parti communiste algérien dans la guerre d’indépendance (1955-1957) », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 140 | 2019, « Communisme en Algérie/Communisme algérien », p. 47-64.
[24] Serge Kastel, Le Maquis rouge. L’aspirant Maillot et la guerre d’Algérie, 1956, préface de Henri Alleg, l’Harmattan, 1997, p. 78 à 85.
publié le 20 février 2023 (modifié le 22 février 2023)
Si la fin de la bataille de Stalingrad, le 2 février 1943, reste aujourd’hui le symbole le plus marquant du tournant de la Seconde Guerre mondiale, la guerre connaît en réalité le même mois des renversements moins spectaculaires, mais tout aussi parlants sur le front du Pacifique et en Afrique du Nord. Si des signes évidents de faiblesse étaient apparus dès 1942, c’est bien durant ces quelques semaines que la défaite des forces de l’Axe, encore longue à venir, devient une certitude.
Après l’invasion de la Pologne, en septembre 1939, par l’Allemagne nazie et l’URSS, et le printemps 1940 qui voit la Norvège, le Danemark, les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg et la France capituler en moins de deux mois face aux armées d’Hitler, les forces de l’Axe Rome-Berlin plongent l’Europe dans la sidération. Dans les mois qui suivent, la conquête des Balkans, commencée par l’Italie en septembre 1938 avec l’occupation de l’Albanie, semble tout aussi inexorable.
Hongrie, Roumanie et Slovaquie rejoignent les forces de l’Axe à l’automne. Profitant du chaos, l’URSS poursuit son avancée à l’Est de l’Europe par l’annexion des États baltes et de la Bessarabie, province orientale de la Roumanie. Les États-Unis gardent leurs distances et l’Angleterre, qui a dû rapatrier ses troupes en catastrophe depuis Dunkerque en juin 1940, semble seule capable encore de tenir tête aux nazis. À l’issue de trois mois de duels ininterrompus entre la Royal Air Force et la Luftwaffe, la bataille d’Angleterre met fin à la suprématie aérienne de l'Allemagne, ouvrant ainsi la voie à des bombardements massifs de son territoire.
L’année 1941 voit le conflit - jusque là circonscrit à l’Europe, ses possessions d’Afrique du Nord, de l’Est et du Proche-Orient - se changer en une guerre mondiale. Les victoires en Yougoslavie et en Grèce, avec l’alliance nouvelle de la Bulgarie et le ralliement d’un régime fantoche en Croatie, achèvent l’expansion continentale nazie. Il n’y a plus en Europe que quelques pays neutres, souvent complaisants avec les forces de l’Axe, comme l’Espagne et le Portugal. En juin, Hitler, soutenu par son nouvel allié finlandais, envahit l’URSS. Rien ne semble devoir l’arrêter.
Le 5 décembre 1941 cependant, alors que la température à Moscou est descendue à - 37 °C, Hitler doit arrêter l’offensive en URSS et les troupes de Staline reprennent l’initiative. Deux jours plus tard, l’attaque des Japonais à Pearl Harbor oblige les États-Unis à entrer dans le conflit. La guerre s’étend désormais aux colonies françaises d’Indochine et à l’océan Pacifique. Sa démesure va bientôt se retourner contre ceux qui l’ont déclenchée.
L’année 1942 voit le monde plonger dans la « guerre totale » qui sera officiellement proclamée par Hitler au début de l’année suivante. En janvier 1942, les nazis décident à Wannsee de la «solution finale» : la déportation et l’assassinat des populations juives deviennent une industrie génocidaire, en réalité mise en œuvre dès 1941. En février, la forteresse britannique de Singapour, réputée imprenable, tombe aux mains des Japonais. En mars, la Royal Air Force bombarde Paris pour la première fois.
Au printemps, les forces de l’Axe reprennent leur offensive en URSS et en Afrique du Nord. En juin, les Américains remportent la première grande victoire alliée à Midway, dans le Pacifique. À l’automne, les Britanniques stoppent l’avancée des troupes de l’Axe en Égypte après la première bataille d’El-Alamein. En novembre, les Alliés débarquent en Algérie. La zone libre est occupée par les Allemands et la flotte française se saborde à Toulon. Si la toute puissance des forces de l’Axe commence à se fissurer, leur pouvoir en Europe semble se consolider.
De Stalingrad à Guadalcanal et Kasserine : le commencement de la fin
Le 2 février 1943, cependant, après six mois de combat et malgré l’ordre d’Hitler de combattre jusqu’à la mort, le Feldmarschall Von Paulus et son état-major sont capturés et donnent l’ordre de capituler aux troupes allemandes, à Stalingrad, en URSS. Les pertes totales, en incluant les civils, les blessés et les prisonniers des deux camps, s’élèvent à deux millions de personnes. L’obstination du Führer commence à créer des dissensions dans la haute hiérarchie allemande. Hongrois, Finlandais et Roumains, ainsi que de hauts dignitaires fascistes italiens, commencent à envisager leur sortie de la guerre. Les nazis perdent, en outre, tout espoir d’accès au pétrole du Caucase.
En août 1942, les Américains ont débarqué sur l’île de Guadalcanal, dans l'océan Pacifique. Durant six mois, l’île fait l’objet de combats aériens pratiquement quotidiens, auxquels s’ajoutent trois grandes batailles terrestres et sept navales. Le 7 février, les Japonais se retirent de ce qui avait symbolisé le point culminant de leur avancée dans le Pacifique en mai 1942. Si les pertes sont sans comparaison avec les combats livrés en Union Soviétique, cette longue campagne marque la fin des opérations défensives des Alliés et le début de la reconquête.
En octobre-novembre 1942, la seconde bataille d’El-Alamein s’est soldée par une victoire de la 8e Armée britannique sur l’Afrika Korps d’Erwin Rommel désormais sur la défensive. « Ce n'est pas la fin, s’écrie alors le premier ministre Winston Churchill. Ce n'est même pas le commencement de la fin. Mais, c'est peut-être la fin du commencement.» Le 19 février 1943, Rommel lance en Tunisie sa dernière offensive. La bataille de Kasserine révèle l’impréparation de l’armée américaine, mais aussi sa capacité à renouveler hommes et matériels malgré de lourdes pertes. Les Allemands s'avèrent incapables de reprendre longtemps l’avantage et, le mois suivant, Rommel part pour Berlin, convaincu que la guerre en Afrique du Nord est déjà perdue. Il est relevé de ses fonctions.
La guerre dure encore deux ans et demi, avant la capitulation du Japon le 2 septembre 1945. L’Allemagne nazie reprendra encore quelquefois l’initiative, comme pendant la bataille de Koursk à l’été 1943 et jusqu’à l’hiver 1944 dans les Ardennes. Elle mettra au point des armes extrêmement novatrices, comme les missiles V1 et V2, et mènera des recherches sur l'arme atomique. Cependant, malgré la violence et la démesure des combats qui vont se dérouler, et bien qu'une majeure partie des victimes de la Shoah, des bombardements et des massacres de civils soient encore à venir, dès le mois de février 1943, les acteurs et les témoins les plus lucides de la guerre en devinent déjà l’inéluctable issue.
L’opposante algérienne a fui son pays en passant par la Tunisie, début février. Depuis son arrivée en France, plusieurs personnes, liées ou non à sa fuite, sont poursuivies en Algérie.
L’opposante algérienne Amira Bouraoui, l’une des figures majeures du Hirak, à sa libération de la prison Kolea, près de la ville de Tipasa, à l’ouest d’Alger, le 2 juillet 2020. RYAD KRAMDI / AFP
Après la traque, les représailles. L’affaire Amira Bouraoui, cette opposante algérienne, détentrice d’un passeport français, dont la France a empêché l’expulsion vers Alger le 6 février alors qu’elle venait de se réfugier à Tunis, prend une tournure judiciaire. Dimanche 19 février, son cousin, le chauffeur de taxi qui a conduit la militante jusqu’à Tunis, un adjudant de la police aux frontières et le journaliste Mustapha Bendjama, une connaissance de Mme Bouraoui, ont été placés en mandat de dépôt. La mère de l’activiste est, quant à elle, sous contrôle judiciaire.
Toutes ces personnes sont poursuivies, selon l’acte d’accusation établi à Annaba (ville d’où est originaire la famille de Mme Bouraoui et d’où elle est partie vers Tunis), pour « association de malfaiteurs dans le but d’exécuter le crime d’immigration clandestine dans le cadre d’une organisation criminelle ». En clair, la justice leur reproche d’avoir aidé Amira Bouraoui à s’enfuir du pays. Depuis son retour en France, les autorités algériennes cherchent à comprendre comment elle a pu traverser la frontière alors même qu’elle fait l’objet d’une interdiction de sortie du territoire.
Alger est allée jusqu’à « protester fermement contre l’exfiltration clandestine et illégale d’une ressortissante algérienne ». Cette affaire a occasionné le rappel de l’ambassadeur d’Algérie en France « pour consultations ». Une dépêche de l’agence officielle Algérie Presse Service a fustigé « les barbouzes français » de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) qui « cherchent la rupture définitive avec l’Algérie ». « Toute cette histoire de DGSE ne tient pas. A moins d’accuser ma mère d’en être membre, souligne amèrement au Monde Amira Bouraoui. Les autorités ont perdu la face en rappelant l’ambassadeur d’Algérie pour rien. Ils ont perdu la face à l’international et toute cette propagande n’a qu’un but interne. Je ne suis ni la première ni la dernière opposante à quitter ce pays. »
Comme elle l’a rappelé à plusieurs reprises, Mme Baraoui, 46 ans, a quitté l’Algérie en traversant le poste-frontière d’Oum Teboul dans un taxi collectif en utilisant le passeport de sa mère, âgée de 71 ans. « Il faisait très froid ce jour-là, j’étais emmitouflée. On ne pouvait pas savoir si j’étais une dame âgée, raconte-t-elle. Ma mère doit pointer au tribunal tous les quinze jours dans l’attente de l’instruction. Je ne sais ce qu’ils entendent par instruction. Voilà ce que c’est d’être la mère d’une militante dans une dictature », ajoute-t-elle. Mme Bouraoui assure par ailleurs n’avoir jamais rencontré auparavant le chauffeur de taxi ni avoir révélé son identité. Et concernant le journaliste, « je n’ai pas croisé Mustapha Bendjama et je ne lui ai pas parlé en partant à Tunis », affirme-t-elle.
« Harcèlement de la justice »
Depuis des années, M. Bendjama est dans le viseur des autorités. Rédacteur en chef d’un journal indépendant à Annaba, Le Provincial, il a été arrêté le 8 février. Depuis le Hirak – le « mouvement » populaire pacifique qui a secoué l’Algérie à partir du 16 février 2019 et qui a mis fin au règne d’Abdelaziz Bouteflika –, « il subit un harcèlement de la justice. Il a enchaîné les contrôles judiciaires, raconte un de ses confrères algériens. Il a révélé plusieurs affaires qui ont dérangé les autorités locales et notamment le wali [préfet]. On cherchait à le coincer depuis longtemps ».
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Mais l’histoire ne s’arrête pas là. En obligeant Mustapha Bendjama à leur fournir le code déverrouillant son téléphone, les gendarmes se sont lancés dans une chasse aux sources du jeune journaliste, sans aucun lien avec l’affaire Bouraoui. Selon le média en ligne algérien Interlignes, le chercheur Raouf Farrah qui était de passage à Annaba – il réside à Tunis – a été arrêté le 14 février et poursuivi pour « réception de fonds depuis l’étranger dans le but d’effectuer des actes attentatoires à l’ordre public » et « publication sur Internet d’informations classifiées ». Son père a été également inculpé pour « participation à la réception de fonds depuis l’étranger ».
Raouf Farrah paie-t-il son travail de chercheur pour l’ONG Global Initiative against Transnational Organized Crime ? Ou son appartenance à Ibtykar, un mouvement citoyen favorable aux libertés politiques et individuelles en Algérie ? Fait troublant, le 18 février, est sorti à Alger un ouvrage collectif sur le Hirak coordonné par le chercheur : Algérie : l’avenir en jeu, essai sur les perspectives d’un pays en suspens (Koukou éditions). Parmi les vingt contributeurs, on trouve Mustapha Bendjama.
L’exploitation du téléphone de M. Bendjama a en outre débouché sur une autre affaire, pour laquelle il est également inquiété : des échanges supposés avec Abdou Semmar, un journaliste réfugié en France et recherché par la justice algérienne. Deux autres personnes ont été inculpées.
La femme sans sépulture d’Assia Djebar retrace la vie de Zoulikha, une résistante de la guerre d’Algérie montée au maquis à l’âge de 40 ans et disparue après son arrestation par l’armée française en 1957. Le roman rappelle non seulement son combat pour la libération de son pays mais aussi son enfance, son adolescence et sa vie de femme à travers le récit des personnages féminins qui l’ont connue mais aussi de monologues dont celui du spectre de Zoulikha elle-même. L’auteure-narratrice reconstitue de manière authentique par l’écoute des récits de vie de ces différentes femmes l’histoire de Zoulikha tout en y accordant une part fictionnelle. Ainsi se retrouvent dans le roman des éléments de fantastique comme la représentation de Zoulikha en fantôme flottant au dessus de la ville où elle a vécu. La spectralisation de l’héroïne s’appuie cependant sur le fait que son corps n’a jamais été retrouvé et qu’il n’a pas pu être enterré selon les rites islamiques. Par son écriture, l’auteure rend hommage à Zoulikha et crée un lieu d’expression féminine où elle agit comme médiatrice des différentes évocations du passé. Cette distance voulue entre elle et les autres femmes permet de rouvrir un passé dérobé par l’histoire coloniale et postcoloniale et au-delà du silence de la société patriarcale algérienne de toucher le véridique par les actes narratifs féminins. Libérées du silence, les femmes peuvent enfin exprimer leur douleur et les traumatismes infligés par la guerre.
Je me centrerai dans cet article sur l’analyse du personnage de Hania dans le roman à la lumière de la théorie du complexe de la mère morte d’André Green. Ce complexe se traduit par un ensemble de contenus inconscients perturbant l’activité du sujet par le déclenchement du système de défense du moi suite à un traumatisme narcissique, à une perte angoissante de sens en rapport à la mort psychique de l’objet maternel. Dans le roman de Djebar, il ne s’agit pas du traumatisme d’un enfant en bas âge face à l’absence de sa mère mais d’un comportement similaire à ce complexe chez un personnage adulte dont la mère est morte mais dont le deuil n’a pu être finalisé puisque son corps a disparu et semble hanter les êtres qui l’ont côtoyée. Comme nous le verrons, Hania, la fille aînée de Zoulikha possède tous les signes du complexe de la mère morte et ce pour des raisons traumatiques similaires. Le roman de Djebar illustre l’enfermement que ce soit celui de la femme dans la société patriarcale et dans la tradition, celui du corps féminin dans l’histoire de l’Algérie, celui des résistants incarcérés et torturés mais aussi l’enfermement dans les prisons de l’inconscient comme dans le cas de Hania. Pourtant si Djebar représente par l’écriture divers types d’incarcération, elle propose également un moyen de s’en évader. Après avoir analysé le personnage de Hania, nous mettrons en valeur la puissance de la résolution artistique que Djebar offre aux personnages de l’histoire pour s’affranchir de leur servitude mentale.
Dans la théorie du complexe de la mère morte, le traumatisme n’est pas seulement produit par la mort psychique et soudaine de la mère, donc par un changement brutal de l’imago maternel, mais par l’état d’impréparation de l’enfant face à un tel changement qui va bouleverser toute son unité car en perdant l’objet l’enfant perd son moi à cause de son précédent état quasi-fusionnel avec sa mère. Dans le roman de Djebar, Hania est en proie à une profonde angoisse due à la perte de sa mère et aux incertitudes autour de sa disparition puisque son corps n’a jamais été retourné à sa famille. Hania a eu de plus très jeune le devoir de prendre soin de son frère et de sa sœur et de les élever après la montée au maquis de Zoulikha. Hania se retrouve ainsi seule face à ses responsabilités familiales, à son incapacité de rationaliser les cruautés infligées à sa mère et à son espoir secret et tourmentant de pouvoir un jour la revoir. Comme dans la théorie de Green, la mère de Hania « avait été enterrée vive, mais son tombeau lui-même avait disparu » (Green 2007, 262), la fille de Zoulikha se trouve alors dans l’impossibilité de faire son deuil et doit vivre avec sa présence désincarnée en elle, la présence d’une mère « qui n’en finit pas de mourir » (Ibd., 261) et qui la retient prisonnière. L’angoisse qui en découle est couverte par une activité frénétique de paroles à laquelle Hania s’emploie malgré elle depuis que sa mère a disparu: « Elle parle sans s’arrêter, pour elle seule. Sans reprendre son souffle. Du passé présent. Cela la prend comme de brusques accès de fièvres […] Il y a dix ans tout juste, germa en elle cette parole ininterrompue qui la vide » (Djebar 2002, 63-63). Dans le complexe décrit par Green, l’enfant traumatisé se livre à la contrainte de penser et à développer ses capacités intellectuelles dans sa quête inconsciente de sens. La voix de Hania qui semble compulsivement la déranger dans son être même correspond à la définition que Green donne de l’angoisse comme « bruit qui rompt le continuum silencieux du sentiment d’exister dans l’échange d’informations avec soi-même ou avec autrui » (Green 2007, 168). Hania ne peut pleinement vivre hantée par le fantôme de sa mère, elle perçoit le monde comme un écran et ses propres gestes paraissent ne plus lui appartenir. L’arrivée de la narratrice rappelle à Hania un passé qui la violente (Djebar 2002, 50) et qui la plonge dans une angoisse indéfinissable (Ibd., 48). L’enfant à la mère morte semble aussi grandir sous la malédiction de celle-ci car toute anticipation de l’échec possible de futures relations d’objet fait ressurgir régulièrement en lui une profonde douleur (Green 2007, 260-261).
Selon Green, la perte de l’objet maternel aboutit à ce que l’enfant, afin de lutter contre ce traumatisme narcissique, se désinvestit de l’objet : « Il y a eu enkystement de l’objet et effacement de sa trace par désinvestissement, il y a eu identification primaire à la mère morte et transformation de l’identification positive en identification négative, c’est à dire identification au trou laissé par le désinvestissement et non à l’objet » (Ibd., 235). Le sentiment de vide, de mort sans mort est le résultat de cette blessure narcissique constamment répétée. L’identification au vide, c'est-à-dire à l’objet primaire effacé est le seul moyen de se réunir avec celui-ci. Par mimétisme, l’enfant rétablit la fusion d’avant le traumatisme et semble pouvoir étouffer son angoisse déclenchée par la perte. Le moi crée en lui-même un objet d’amour basé sur le modèle de sa mère décédée psychiquement et par cette introjection le sujet acquiert l’impression de pouvoir contrôler l’objet. Dans le roman de Djebar, Hania présente les mêmes signes que ceux de l’enfant à la mère morte. L’absence maternelle est vécue par Hania comme un trou noir qui se creuse de plus en plus profondément dans son corps (Djebar 2002, 51). Depuis la recherche du cadavre de sa mère dans la forêt, elle semble être hantée par Zoulikha. L’idée d’être possédé par le corps d’un mort appartient à la tradition de son pays. Les meskounates, mot qui signifie ‘peuplées’ ou ‘habitées’ en arabe étaient des femmes dont le corps était possédé par un bon ou un mauvais esprit (Ibd., 65). Hania croit selon l’imaginaire collectif non seulement porter en elle l’esprit de sa mère mais elle s’identifie aussi à celle-ci. Elle dit lui ressembler et la considère comme sa sœur jumelle surtout qu’elle a atteint 40 ans, l’âge où Zoulikha a disparu.
Dans la théorie de Green, le narcissisme de mort peut dériver du traumatisme de la mère morte. Le sujet confronté à son vide constitutif se trouve devant une solitude insoutenable et dans le but de soutenir l’illusion de toute puissance, se tourne alors vers la quête de l’immortalité afin de se protéger de la blessure du désir. Le moi se désinvestit totalement de tout objet et se replie narcissiquement sur lui-même. Le sujet ne peut plus aspirer qu’à l’autonomie puisqu’il est dans l’incapacité d’aimer sous l’emprise de la mère morte. Cette autonomie mène à la réduction de toute pulsion vers le degré zéro et à la création d’un monde qui n’évolue qu’à l’intérieur de lui-même. Le narcissisme négatif correspond à une pulsion de mort ou de déliaison totale, à une force qui tend à ramener l’être à un état inorganique, à l’inertie dans la mort psychique. Le narcissisme négatif est la dernière instance de défense d’un moi narcissique qui ne peut plus soutenir sa hantise de l’objet. Une neutralisation sera alors tentée contre l’objet et contre lui-même pour tendre vers la nullification du psychisme : « La retraite vers l’unité ou la confusion du moi avec un objet idéalisé ne sont plus à portée, c’est alors la recherche active non de l’unité mais du néant » (Ibd.,). Dans La femme sans sépulture, Hania sous l’emprise du spectre de Zoulikha ne peut plus se rattacher ou participer à la vie de sa communauté. Le bruit ou les voix qui proviennent de son corps la détachent des autres et toutes les activités auxquelles elle se livre quotidiennement lui demandent un effort considérable : « Se lever ! Me lever !... La voix réaffleure en moi, marmonnement incompréhensible […] gargouillis dans le creux de mon corps. Relève-toi, redresse-toi ! C’est facile, tout doit être facile pour toi, fille de Zoulikha. Descendre pour m’asseoir sous le citronnier ? » (Djebar 2002, 89). Hania nourrit en elle sa mère morte afin de la maintenir illusoirement en vie mais cette séquestration l’empêche d’évoluer et meurtrit son corps. Depuis l’épisode de la forêt, Hania n’a plus de règles et ne peut plus enfanter. Elle se replie sur elle-même à tel point qu’elle n’aspire plus qu’au silence et au répit (Ibd., 90). Hania souhaite avoir une tombe pour sa mère sur le sol humide et la poussière de laquelle elle s’allongerait (Ibd., 93). Nous retrouvons ici le désir de tendre vers l’inorganique, de fusionner avec le néant, désir relevant du narcissisme de mort et de la psychose blanche où le moi se fait disparaître pour vaincre « l’intrusion du trop plein de bruit qu’il faut réduire au silence » (Green 2007, 174).
Dans le roman de Djebar, la voix a une place centrale puisque c’est par la voix des femmes que se construit l’histoire de Zoulikha. Si Hania tend au silence total en se coupant du monde, Djebar offre par l’expression de la parole féminine un moyen possible de guérison des traumatismes de la guerre. Le roman débute par la constatation d’un silence, celui des femmes dans la société patriarcale algérienne mais aussi celui de la souffrance étouffée et endurée lors des combats contre la France. Extérieure à sa communauté par son exil et son éducation française, Djebar sert de récepteur aux diverses manifestations de la parole et par son écriture devient médiatrice entre le passé et le présent, entre le vécu et l’imaginaire colonial et postcolonial pour enfin permettre une réconciliation de tous ceux qui ont souffert et qui ont fait souffrir afin de sortir de la torpeur et de l’apathie qui règne depuis l’indépendance. La voix permet ainsi de se libérer par l’extériorisation des affectes. Cette catharsis se fait dans le roman de Djebar par l’art littéraire qui se veut réceptacle des actes de langages et qui amplifie leur puissance cathartique en les condensant et en les sublimant. La voix et le corps de Zoulikha sont exhumés de l’histoire officielle qui les a fait disparaître pour être réifiés en œuvre d’art apaisant les souffrances vécues et infligées.
Green soutient que tout désir d’objet provoque un décentrement du sujet (Ibd., 22) et un ébranlement de son unité qui peut être rétablie par une ouverture vers l’objet et une incorporation partielle de celui-ci dans le moi. Dans le cas de la mère morte, l’identification du sujet à celle-ci ne peut permettre le recentrement, l’objet n’existant plus. Toutefois le moi peut dépasser l’inertie et le danger d’auto-anéantissement en se tournant vers « un objet intégralement idéalisé avec lequel il fusionnera à la manière dont il procédait avec l’objet primaire » (Ibd., 24). Dans le roman de Djebar, le déplacement interne des personnages et en particulier de Hania semble impossible, l’art propose alors une ouverture vers l’universel et une résolution à l’inertie psychique. Le manque sera esthétisé et la mère morte réifiée en œuvre d’art, en statue « d’un éclat aussi pur que tel ou tel marbre de déesse » (Djebar 2002, 242). Cette idée d’un narcissisme comme énergie créatrice se retrouve chez Kohut qui souligne que le narcissisme peut être une force positive et prendre des formes plus poussées que la libido d’objet sous les tournures de l’humour, de la créativité, de l’empathie et de la sagesse. Il étudie la relation du narcissisme et de la créativité qu’il considère comme une des transformations du narcissisme. Dans le travail créatif des énergies narcissiques sont employées qui ont été transformées en libido idéalisante c'est-à-dire en libido d’objet après que celui-ci a été investi de libido narcissique et inclus dans le contexte de l’Ego (Ibd., 74).
Dans le roman de Djebar, l’auteure condamnée elle-même à l’errance dans sa quête identitaire par son histoire personnelle, son exil et son émancipation fait halte pour écouter les femmes de sa terre natale. Par la mise en écriture de ces voix, l’écrivain prend racine et se libère tout à la fois. Le décentrement du moi est source et fondement de l’œuvre mais aussi principe de guérison car l’œuvre en création exorcise et chasse les démons des femmes habitées. L’art comme catharsis est représenté par la mosaïque que la narratrice voit au musée de Césarée. Cette mosaïque au nom d’Ulysse et les sirènes réunit trois femmes oiseaux qui contemplent un vaisseau. Chacune d’elle a à la main un instrument de musique et bien que la scène symbolise un danger, l’image de la mosaïque, elle, paraît sereine. Le roman de Djebar est semblable à cette représentation car par la voix des femmes et la polyphonie que celle-ci constitue, l’histoire de Zoulikha se construit fragments par fragments, de moments à moments dyschroniques pour que le chant féminin puisse libérer ses auditeurs de leur enfermement. Le risque est pourtant grand de faire le voyage au pays des morts, du refoulé et des affectes mais ce passage est nécessaire pour retrouver la quiétude du recentrement. La mère morte en tant que mort en soi est remplacée par la femme intemporelle à l’image de la femme oiseau. Cette ancienne représentation de la sirène symbolisait autrefois l’âme des morts qui tourmentaient les vivants pour finalement leur apporter l’apaisement. La narratrice s’identifie elle-même à Ulysse mais à la différence de celui-ci, elle ne désire pas s’éloigner mais recherche au contraire le tourment des sirènes, pour le retranscrire en le magnifiant afin de donner à la mort la plus belle des sépultures.
Bibliographie :
Djebar Assia 2002, La femme sans sépulture. Paris : Albin Michel.
Green André 2007, Narcissisme de vie, narcissisme de mort. Paris : Les éditions de minuit.
Kohut Heinz, 1986, Form and Transformation of Narcissism. In: Morrison Andrew, Essential papers on Narcissism, New York: New York University Press, 61-89.
La Femme sans sépulture (2002) d’Assia Djebar fut d’abord pour moi un roman intimidant à mettre au programme de mon cours de 102 en raison de sa richesse historique, de tous ses non-dits et de sa structure narrative ambitieuse. Les choix de corpus de la romancière et professeure de littérature au cégep Katia Belkhodja m’inspirent, j’aime connaître les nouveaux titres auxquels elle a osé s’attaquer comme Mrs Dalloway de Virginia Woolf ou La Québécoite de Régine Robin. J’ai lu La Femme sans sépulture précisément parce qu’elle l’avait enseignée. Quand une oeuvre comme celle-ci m’effraie un peu tout en me stimulant, je la mets très rapidement dans mon plan de cours, j’envoie ma commande de livres et je me dis que je m’arrangerai bien pour trouver comment la présenter à mes futur.e.s étudiant·e·s en temps et lieu. Afin de déjouer la routine de prof de collégial, il me faut sans cesse me donner des défis pour me réinventer. Sinon je crains de mourir ennuyée par les remarques cyniques sur la prétendue médiocrité du français des étudiant·e·s entendues ici ou là ou par l’uniformisation quasi-inévitable de l’enseignement de la littérature engendrée par l’Épreuve uniforme de français. La relecture et la découverte de nouvelles oeuvres, comme La Femme sans sépulture, m’aident à rester vivante dans un milieu qui met parfois des freins à l’activité intellectuelle de ses professeurs. Pour ne pas se laisser happer par la morosité non-assumée de certains enseignants de cégep qui se passionnent pour la rénovation de leur maison et l’achat de bons alcools, je me vois comme une artiste qui enseigne et qui inscrit son travail dans sa démarche d’écriture et non comme une femme professionnelle qui rêve de REER. D’ailleurs, heureusement que je ne rêve pas de REER, parce que je n’en ai pas!
Quand j’ai enseigné le roman d’Assia Djebar, Julie et moi avions déjà lancé ce blogue. Puisque l’autrice d’origine algérienne y met en scène une héroïne absente, il est tout indiqué pour notre réflexion. Djebar travaille la figure de l’absente d’une manière toute personnelle. Elle l’aborde comme seule une artiste peut le faire : elle s’imprègne complètement de son personnage, sa quête s’inscrit au coeur de sa vie. Elle s’ouvre à tous les possibles qui se dévoileront lors de son projet d’écriture, accepte de perdre parfois le contrôle et se laisse altérer par son héroïne. Son travail sur Zoulikha Oudai (1911-1957), résistante oubliée de la Révolution algérienne, est double : elle réalise d’abord un film (La Nouba des femmes du mont Chenoua, 1979), puis fait paraitre le roman bien plus tard.
Au début du livre, un avertissement atteste de la volonté de Djebar de rapporter les faits « avec un souci historique […], selon une approche documentaire » (p. 9), mais tout de suite après, elle ajoute qu’elle a « usé à volonté de [sa] liberté romanesque, justement pour que la vérité de Zoulikha soit éclairée davantage » (p. 9). J’ai demandé à mes étudiant.e.s ce que Djebar voulait dire exactement par cet avertissement, en ajoutant que puisque le roman commençait ainsi, ça devait bien être une précision importante pour l’autrice. Optimiste, je m’attendais à une réponse, peut-être imprécise, embryonnaire ou impertinente, mais à une réponse quand même. Ils furent complètement muets alors que je les connaissais plus loquaces! Une des difficultés pour moi comme enseignante de collégial qui a été chargée de cours à l’université est d’accepter qu’une idée comme celle-là qui est si aisée à faire entendre à des universitaires est quasiment impossible à aborder, de manière aussi frontale du moins, avec des cégépiens. Pour les amuser, j’ai lancé à la blague qu’ils n’avaient pas idée à quel point ce genre de tension entre la fiction et la vérité peut exciter un prof de littérature comme moi. J’ai dû dire quelque chose comme « Des tensions pareilles, les profs de littérature, on en mange! » ou sinon j’ai probablement dit qu’on pourrait écrire 300 pages seulement sur cette question et qu’on ne l’aurait pas encore épuisée. Ils ont rigolé et m’ont fait des yeux qui disent « Ben voyons, donc! », mais je ne pense pas qu’ils ont compris l’idée d’une « liberté romanesque » exercée dans un contexte d’une recherche de la vérité de Zoulikha. Puisque je travaille souvent avec des romans autobiographiques en classe, j’ai rencontré ce problème à maintes reprises et n’ai pas encore trouvé une solution qui me plaise. J’ai abandonné la discussion plus conceptuelle pour faire confiance au roman qui selon moi faisait ressentir cette tension mieux encore que toute discussion à ce sujet.
Au fil de son parcours, la narratrice rencontre des personnes qui ont connu Zoulikha et qui lui racontent des bribes d’histoires sur la femme qu’elle a été. Elle est présentée d’entrée de jeu comme une héroïne. En 1930, Zoulikha est la première fille musulmane diplômée de sa région. Rebelle au caractère fort, elle vit comme elle l’entend et sort parfois en société sans recouvrir sa tête dans des contextes où c’est mal vu. Elle critique ouvertement les Européens, parle mieux le français que certains Français nés sur le continent africain. Ses comportements lui valent le surnom de « L’anarchiste » (p. 20). Avec mes étudiant·e·s, nous avons lu attentivement la scène au début du roman où Zoulikha se fait insulter par une Française née sur l’île de Malte. Notre Algérienne téméraire lui répond avec force et exige de sa part plus de respect. Avant la confrontation, la narratrice précise que la nouvelle vie d’épouse au foyer de Zoulikha n’avait rien enlevé à sa fougue et ne l’avait pas assagit. Juste avant d’entamer la lecture de La Femme sans sépulture, nous avions lu Une mort très douce de Simone de Beauvoir. Nous avions vu la représentation plutôt négative de la femme mariée que faisait de Beauvoir en parlant de sa mère. L’idée d’en présenter un contre-poids avec le roman de Djebar était stimulante. Fort surprise, j’ai constaté que la question de la représentation favorable ou défavorable de la femme au foyer semblait les intéresser. Quand on parle d’un sujet comme celui-ci, on ne sait jamais à qui on s’adresse. Combien de mes étudiant·e·s avaient une mère au foyer ou même étaient le conjoint de l’une d’elles ? Leurs yeux attentifs me laissaient croire que cette réalité ne leur était pas étrangère. Je leur ai raconté l’épisode des Yvettes de 1980 au Québec, qui a fait suite à une remarque de Lise Payette. J’ai eu l’impression que c’était la chose la plus étonnante et passionnante que j’avais pu raconter de la session. Ils ne comprenaient pas mon enthousiasme pour la tension entre la vérité et la fiction, mais avec cette affaire des Yvettes, ils étaient pourtant fascinés par une relation contradictoire similaire. Une révolte des femmes dites « soumises », c’est tout une tension conceptuelle!
La confrontation entre la Française et Zoulikha survient alors que cette dernière voilée accroche au passage l’autre femme dans la rue. Pour lui signifier son agacement et, du même coup, sa supériorité sur elle, la Française lui crie « Eh bien, Fatma! » (p. 23) Prénom féminin, « Fatma » est aussi un terme péjoratif utilisé pour dénigrer une femme musulmane. Zoulikha lui répond sans détour en faisant tomber sa voilette : « Eh bien, Marie? » (p. 23) Son insulte lui est ainsi renvoyée par un jeu de miroir. La riposte de Zoulikha excite alors la colère de la Française : « Tu m’appelles Marie ? Quel toupet ! » (p. 23) L’héroïne ne se laisse pas intimider de la sorte : « Vous ne me connaissez pas ! Vous me tutoyez… et, en outre, je ne m’appelle pas Fatma !… Vous auriez pu me dire « Madame », non ? » (p. 23) La demande ferme de Zoulikha de se faire respecter par la Française attire une foule de curieux qui reconnaissent et admirent le courage de la rebelle. La scène est superbe pour discuter de la connotation avec les étudiant·e·s et pour travailler les jeux de pouvoir inscrits à même le langage. Il permet aussi de donner un peu de chair à l’héroïne qui sera surtout un fantôme dans le reste du roman.
Dans un de mes groupes, la lecture de ce passage a donné lieu à un affrontement dans la classe. Certains étudiant·e·s ont profité de l’analyse de l’extrait pour exprimer des commentaires désobligeants sur les femmes musulmanes. D’autres étudiant·e·s se sont empressés de répondre avec véhémence aux propos énoncés. J’ai saisi l’occasion pour leur dire explicitement que le roman de Djebar tentait précisément de nous présenter la femme voilée comme un sujet à part entière, une femme que l’on devait entendre sans parler à sa place. Le cours suivant, j’ai lu des passages de Classer, dominer : qui sont les autres de Christine Delphy afin d’alimenter notre réflexion. J’en ai profité pour expliquer aux étudiant·e·s comment la littérature peut permettre une sortie salutaire des discours politiques qui tendent à réifier les individus. La femme voilée, comme la femme au foyer lors de l’épisode québécois des Yvettes, est précisément celle qui est à la fois visée et exclue par les débats politiques. Le roman d’Assia Djebar, en plus de présenter ces femmes comme des sujets pensants et agissants, nous offre une occasion unique d’entrer dans leur intimité. La narratrice nous sert de guide pour aller à leur rencontre, comme nous n’aurions pas tous la chance de le faire.
Cette question de la femme voilée mise à l’écart des discours m’a permis de poursuivre avec celle extrêmement importante pour lire le roman des oubliés de l’histoire. Le projet d’Assia Djebar est de partir à la recherche de Zoulikha pour donner à celle que certains personnages surnomment « La mère des maquisards ! » (p. 15) la place qu’elle mérite dans la Révolution algérienne. Montée au maquis en 1956, elle a décidé de jouer un rôle actif dans les combats. À sa mort, après une arrestation par l’armée française, son corps n’est pas envoyé à sa famille qui ne peut donc pas accomplir le rite funèbre. La narratrice se fait Antigone, elle tente de voir comment la littérature pourrait donner un tombeau à l’héroïne. L’enjeu n’est toutefois pas seulement de lui offrir une sépulture, il faut surtout lui en offrir une qui puisse préserver sa révolte. Dans Les subalternes peuvent-elles parler ?, Gayatri Chakravorty Spivak raconte l’histoire d’une jeune femme indienne qui avait pris part à la lutte armée pour l’indépendance de l’Inde, Bhuvaneswari Bhaduri, dont la rébellion et le caractère belliqueux seront ravis par sa famille après sa mort. Ses proches ont justifié son suicide en prétextant un revers amoureux alors qu’en réalité son chagrin était lié à une tentative d’assassinat raté visant un responsable politique. Cette femme n’avait donc pas droit de mourir comme la guerrière qu’elle avait été. La narratrice La Femme sans sépulture veut à tout prix rendre la colère de Zoulikha et des autres personnages qui peuplent le livre comme la conteuse Dame Lionne.
L’approche documentariste de la narratrice, comme la présence de contes, permet aussi de donner une place dans le texte à la parole. L’héroïne oubliée revient d’abord par la voix des vivants. La place de la narratrice près des filles de Zoulikha, Mina et Hania, est faite de confiance et de complicité. À son arrivée, Mina lui lance sans ambages : « Je t’ai attendue toutes ces années ! » (p. 15) Hania confie à la romancière-cinéastre qu’habituellement elle n’est pas aussi à l’aise pour se raconter : « Face aux journalistes […] quand ils viennent m’interroger sur Zoulikha, j’ai l’impression, en déroulant les mots… (elle passait soudain à la langue arabe, qu’elle a plus raffinée), en parlant de Zoulikha, il me semble que, à mon tour, je la tue ! » (p. 50) Hania explique avec douleur qu’alors que les autres pensent qu’elle s’enorgueillit d’avoir une mère guerrière, elle ressent plutôt l’immense vide qui ne se refermera jamais qu’a laissé dans son âme l’absence de sa mère près d’elle. Elle a désormais presque l’âge qu’avait Zoulikha le jour de sa mort. Hania veut préserver la mémoire de sa mère, mais souffre de la réification de sa figure : « […] on la tue une seconde fois, si c’est pour l’exposer ainsi, en images à la télévision… (elle réfléchit), une image projetée n’importe comment, au moment où les familles entament leur dîner du ramadhan… » (p. 54). Avec chagrin, Hania sait que les médias aiment bien les femmes mortes, comme sa mère, elles ne sont plus là pour protester : «Zoulikha, vivante aujourd’hui, elle est les aurait dérangés tous!… » (p. 90) La narratrice assemble les voix, elle cite beaucoup et interprète très peu. Elle ne laisse sa trace qu’en arrière-plan à travers l’ordonnancement des paroles recueillies. L’oralité sert de premier garde-fou contre un deuxième assassinat de Zoulikha.
Puisque son corps ne peut être retrouvé, la quête de la narratrice vers Zoulikha ne peut désormais passer que par l’onirisme. Le rêve fait office de second garde-fou. Des monologues où la parole imaginée de l’héroïne prend toute la place apparaissent alors au coeur de la trame narrative. L’héroïne flotte encore sur la ville algérienne de Césarée (aujourd’hui Cherchell) : comme fantôme (« Comme si Zoulikha restée sans sépulture flottait, invisible, perceptible au-dessus de la cité rousse » (p. 17)), puis comme femme-oiseau. Une étrange mosaïque de Césarée représente les sirènes, de l’épisode de l’Odyssée, en femmes-oiseaux. La narratrice est comme Ulysse qui « veut absolument continuer son voyage, mais [qui] veut tout autant écouter le chant des sirènes ». (p. 117) Elle prend le risque d’aller au-devant de cette histoire, le risque surtout de trouver le moyen de conserver Zoulikha vivante. Insaisissable, la maquisarde, reconstituée par Djebar, poursuit son vol au-dessus de Césarée, au-dessus du monde entier, et refuse de se laisser saisir par quiconque.
Le film Les Harkis a été présenté à la Quinzaine des Réalisateurs au Festival de Cannes 2022. Il raconte l’histoire des algériens qui se sont battus dans les troupes françaises pendant la guerre d’Algérie, enrôlés de bon cœur puis abandonnés une fois les accords d’Evian signés. Le réalisateur Philippe Faucon déjà auteur du film La Trahison revient une fois encore sur une page douloureuse de l’histoire de France contemporaine.
Une guerre sans nom mais pas sans souffrances
Né pendant la guerre d’Algérie, le réalisateur ne cesse de revenir sur ce conflits rempli de morts, de tortures et de trahisons. Algériens, pieds noirs et harkis ont tous souffert d’un conflit mené à reculons par l’armée française. Le film revient sur le sort de ceux qui s’étaient engagés comme Harkis, c’est-à-dire supplétifs algérien de l’armée française, pendant la guerre d’indépendance algérienne entre 1954 et 1962, membres d’une unité appelée harka (mot arabe signifiant mouvement. Pas de personnage principal qui se dégage particulièrement du film parmi eux, le groupe prime sur l’individu. Chacun semble renfermé sur lui-même, avec la peur de ce qui l’attend en cas de départ de l’armée française. Pas d’épanchements mais beaucoup de regards fuyants angoissés parmi ceux que la France a abandonné à une population ivre de vengeance. Concentré sur les 3 dernières années du conflit de 1959 à 1962, le film fait en quelque sorte écho à des débats ayant courts actuellement dans la vie politique national. Sans prendre véritablement parti, le réalisateur n’oublie pas que cette population a subi des exactions et une destinée peu reconnue pour les rapatriés dans l’hexagone. Camps de transit, ghettoïsation, amnésie collective, les harkis semblent mis sur la touche de l’histoire de France. Sans trop d’artifices ni aucun effet spéciaux, le film s’intéresse à la chronologie, aux promesses et à la trahison, avec le sentiment d’une intense injustice à leur égard.
Le film s’ouvre sur la tête décapitée d’un harki cachée dans un sac en osier. Une manière de ne pas passer sous silence la violence et l’horreur du conflit. Le film sort en vidéo le 21 février pour un vrai shoot de réalité.
Synopsis: Fin des années 50, début des années 60, la guerre d’Algérie se prolonge. Salah, Kaddour et d’autres jeunes Algériens sans ressources rejoignent l’armée française, en tant que harkis. Á leur tête, le lieutenant Pascal. L’issue du conflit laisse prévoir l’indépendance prochaine de l’Algérie. Le sort des harkis paraît très incertain. Pascal s’oppose à sa hiérarchie pour obtenir le rapatriement en France de tous les hommes de son unité.
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