Rédigé le 30/06/2023 à 08:07 dans Divers | Lien permanent | Commentaires (0)
Des débuts en 1954 aux derniers brasiers de 1962, les grandes étapes sont racontées par des acteurs directs dans un va et vient permanent entre les situations personnelles et les évènements : la pacification, le FLN, les émeutes du Constantinois en 1955, les embuscades, les représailles, la bataille d’Alger, les DOP, les commandos de chasse, la liquidation des harkis…
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Rédigé le 30/06/2023 à 07:16 dans France, Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
Élisabeth Borne a assuré vendredi 30 juin que « toutes les hypothèses » étaient sur la table alors que la droite demande l’instauration l’état d’urgence face aux émeutes qui se diffusent dans le pays. Un dispositif qui date de la guerre d’Algérie.
A droite et à l’extrême droite, de nombreuse voix se sont fait entendre pour demander l’instauration de l’état d’urgence dans les quartiers qui ont été à nouveau le théâtre de violences après la mort d’un adolescent tué par la police. La première ministre Élisabeth Borne a répondu vendredi 30 juin dans la matinée, que « toutes les hypothèses » étaient sur la table, dont l’état d’urgence.
Ce dispositif a été formalisé par une loi de 1955 durant la présidence d’Edgar Faure et créée pour faire face à la guerre d’Algérie. Prévu pour être appliquée en cas de troubles importants à l’ordre public, il renforce les pouvoirs des autorités et restreint les libertés publiques et individuelles.
C’est le conseil des ministres qui peut déclarer l’état d’urgence, sur tout ou partie du territoire. D’une durée initiale de 12 jours, celui-ci peut ensuite être prolongé par le Parlement. Concrètement, l’état d’urgence autorise le ministre de l’intérieur à interdire les rassemblements, à fermer des lieux publics, à mener des perquisitions administratives ou encore à prononcer des interdictions de séjour ou des assignations à résidence pour une durée maximale de 12 mois.
La loi de 1955 souligne toutefois qu’« en aucun cas, l’assignation à résidence ne pourra avoir pour effet la création de camps où seraient détenues les personnes visées », la mémoire des camps de concentration nazis étant encore vive à l’époque.
Le gouvernement peut également, par décret, dissoudre les associations « qui participent à la commission d’actes portant une atteinte grave à l’ordre public ».
Jusqu’ici, les gouvernements successifs ont eu recours six fois à ce dispositif, dont trois fois en Algérie entre 1955 et 1961. En 1985, l’état d’urgence est appliqué en Nouvelle-Calédonie à la suite d’affrontements entre les indépendantistes et les loyalistes. En 2005, des émeutes en banlieue à la suite de la mort de deux jeunes lors d’une altercation avec la police avaient également justifié sa mise en place.
L’état d’urgence avait ensuite été déclaré pour la sixième et dernière fois suite aux attentats du 13 novembre 2015 par le gouvernement de Manuel Valls, durant la présidence de François Hollande. Il n’avait été levé que deux ans plus tard, en 2017, au moment de l’entrée en vigueur la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme.
Cette installation de l’état d’urgence dans la durée avait à l’époque fait l’objet de vives critiques. « La lutte contre le terrorisme est détournée : les interdictions de manifestations, perquisitions et assignations à domicile visent jusqu’aux militants », avait estimé le Syndicat de la magistrature.
L’État dispose d’un outil encore plus puissant pour ramener l’ordre, l’état de siège, prévu pour une durée de douze jours lui aussi. À la différence de l’état d’urgence, c’est l’armée qui détient les pouvoirs de police. Des juridictions militaires sont alors habilitées à juger les crimes et délits contre la sécurité de l’État.
Le président peut aussi mettre en œuvre l’article 16 de la Constitution, ce qui lui confère des pouvoirs exceptionnels pour faire face à une menace grave et immédiate pesant sur l’indépendance du pays. Le seul moment où celui-ci a été déclenché est celui du putsch des généraux d’Alger, en 1961.
Ces deux dernières dispositions, l’état de siège et les pouvoirs exceptionnels, sont inscrites dans la Constitution, à l’inverse de l’état d’urgence, qui n’est prévu que par une loi.
https://www.la-croix.com/France/Mort-Nahel-Nanterre-letat-durgence-heritage-conteste-guerre-dAlgerie-2023-06-30-1201273678
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Rédigé le 30/06/2023 à 06:39 dans Société | Lien permanent | Commentaires (0)
En mai, la biologiste Rayyanah Barnawi est devenue la première Saoudienne à effectuer une mission spatiale. Aussi remarquable soit-il, cet événement ne saurait être représentatif de la condition féminine dans le Maghreb, le Machrek et le Golfe. Pour parvenir à l’égalité des sexes, les femmes de ces régions n’ont rien à attendre d’un féminisme d’État légitimant les pouvoirs en place, car seul le combat pour la démocratie et le sécularisme est émancipateur.
Morvarid K. – De la série « Cold Lace » (Tissage progressif), 2017© Morvarid K
La vague de manifestations en Iran déclenchée par la mort de l’étudiante Mahsa Amini en septembre 2022 montre combien la question de l’émancipation des femmes est devenue centrale dans le Proche-Orient d’aujourd’hui (1). Pour examiner la question en toute rigueur, mieux vaut ne pas s’appuyer sur les positions de l’Occident, qui a souvent tendance à exploiter ou à caricaturer le sujet des inégalités entre sexes dans la région et qui s’arroge le pouvoir de libérer ou de rejeter cet autre « Autre » qu’est la femme orientale. Il convient aussi de ne pas se limiter au choix entre deux options pareillement biaisées : soit s’attaquer aux racines prétendument profondes de l’oppression des femmes au Proche-Orient, soit présenter ces dernières comme des victimes du colonialisme d’abord et de l’aspiration réactionnaire à l’authenticité culturelle ensuite (2).
Appréhender la lutte des femmes dans cette partie du monde requiert un point d’appui plus solide. Il s’agit d’interroger les termes idéologiques et politiques dans lesquels l’objet social du genre a été construit, à la fois pour l’Occident et pour les peuples du Proche-Orient eux-mêmes. C’est à ce prix seulement que l’on peut tirer au clair les héritages encombrants du passé, ainsi que les possibilités nouvelles de défier le patriarcat et de faire entendre des voix jusqu’ici marginalisées.
Parmi les nombreux dégâts causés par le colonialisme européen dans la région, peu eurent un impact aussi durable que le système de normes misogynes édicté à l’encontre des femmes. Dans le contexte de l’époque, aucune société, qu’elle fût colonisatrice ou colonisée, n’était exemplaire en matière d’égalité des sexes. Le pouvoir du patriarcat provient de son caractère quasi universel. Cependant, les concepts de genre et de privilège masculin au Proche-Orient différaient assez nettement des hiérarchies et institutions en vigueur en Europe, qui ont remodelé la région à partir du XIXe siècle.
Une différence majeure concerne les normes informelles par opposition aux codes de lois. La vie sociale au Proche-Orient était certes encadrée par des textes et les avis des juristes islamiques, mais elle offrait aussi aux femmes une latitude considérable dans maints domaines, parmi lesquels la gestion des finances, les délibérations juridiques et les signatures de contrats. À bien des égards, le système de genres inscrit dans la charia, au sujet par exemple du rôle des femmes au sein de la famille et du couple, dénotait par sa souplesse. Il portait la marque à la fois des conceptions religieuses et des besoins pragmatiques de la société.
Le colonialisme européen a transformé ce système de deux façons. D’une part, il a figé les prescriptions de la charia, jusqu’alors sujettes à des interprétations fort dissemblables selon les communautés, en un code uniforme de lois intangibles. La frontière rigide établie entre les femmes et les hommes non mahram, c’est-à-dire sans lien de famille avec elles, illustre bien cette évolution : ce qui était jadis une ligne de conduite plus ou moins malléable et connotée religieusement constituait désormais une obligation légale imposée sous la contrainte. D’autre part, le colonialisme a ensuite gravé ces règles dans un ensemble de codes civils et pénaux imposés aux sociétés locales à coups de tribunaux, d’ordres militaires et de décisions des autorités publiques.
Sous l’effet de la domination européenne, l’ancien mélange pluraliste de normes religieuses informelles s’est donc mué en un arsenal d’impératifs n’admettant nulle exception. Cela reflétait les vues des puissances coloniales sur l’islam et sur les musulmans, considérés comme arriérés et rétifs à la civilisation, d’où il découlait que les femmes vivaient nécessairement dans l’oppression et devaient être sauvées. Mais la volonté impérialiste de « civiliser » les musulmans aboutit à l’effet inverse en soumettant les sociétés locales à un pouvoir autoritaire, à la violence en uniforme et à l’exploitation économique. Les femmes aussi en furent les victimes. Elles furent moins libérées qu’absorbées dans un nouvel appareil légal qui exprimait la vision européenne de la hiérarchie des genres.
Rien n’illustre mieux le remodelage des traditions locales sous l’effet de l’étatisation coloniale que la question des droits et des identités des personnes homosexuelles. Dans nombre de sociétés musulmanes, les conceptions du genre et de la sexualité admettaient de manière tacite une certaine ambiguïté des relations humaines et des pratiques sexuelles scripturairement interdites. Or les critères de classification retenus par le législateur occidental ont tracé une ligne de démarcation rigoureuse entre « hétéro » et « homo ». La sexualité fut codifiée de sorte à criminaliser toute pratique assimilée à une déviance. Cela eut pour effet d’extirper les relations homosexuelles de leur terrain traditionnel pour les inscrire de force dans des catégories étrangères à la culture proche-orientale (3).
S’ensuivirent une série de paradoxes dans la manière de concevoir le féminisme et les droits des femmes dans le monde occidental. Les administrateurs coloniaux châtiaient les populations musulmanes pour leur oppression des femmes, tandis que dans leurs propres pays celles-ci n’avaient ni droit de vote ni accès aux carrières politiques. En outre, dans le domaine des transactions économiques, les femmes européennes disposaient d’une autonomie largement inférieure à celle de leurs sœurs au Proche-Orient, qui pouvaient participer à des passations de contrats et contribuer à des œuvres charitables ou académiques via l’institution du waqf, la dotation de biens islamique.
De même, le mouvement d’émancipation féminine prit son essor en Occident au milieu du XXe siècle, dans un contexte où l’homosexualité restait criminalisée et où l’hétérosexualité constituait la norme indépassable. Lorsque le monde occidental s’engagea dans la reconnaissance des personnes LGBTQIA + au début des années 2000, il ne dérogea pas à la règle des « deux poids, deux mesures » : en blâmant les sociétés musulmanes pour leur condamnation des pratiques non hétérosexuelles, tout en oubliant sa propre conduite passée dans ce domaine.
Du point de vue de l’Occident, l’objectif de l’égalité des sexes dans les sociétés musulmanes ne pouvait s’atteindre qu’en y implantant ses idées. Cette façon de voir découlait de l’hégémonie qu’il avait si longtemps exercée sur les normes aux quatre coins de la planète. Mais l’injonction à un féminisme de style européen n’a jamais obtenu de résultat probant. Elle a certes encouragé l’éducation et la mobilisation des femmes bourgeoises citadines, mais en alimentant l’autoritarisme et en promouvant des stéréotypes culturels qui ignorent les identités locales. Mis en place via la construction d’un État à l’issue d’une guerre, comme en Irak et en Afghanistan, ou par des gouvernements nationaux usant de moyens technocratiques, de tels efforts ont nourri une réaction autochtone qui assimile l’émancipation féminine à l’impérialisme occidental.
Ce mécanisme s’est reproduit tout au long de l’histoire moderne. En premier lieu, dans sa forme la plus brutale, il consistait pour les gouvernements coloniaux à promulguer des lois répressives au nom de l’égalité des sexes. En Asie centrale, par exemple, l’Union soviétique procéda au dévoilement forcé des femmes dès les années 1930. La France fit de même en Algérie en 1958 (4). Si elle prit pour cible les élites traditionnelles et les autorités religieuses, cette politique eut surtout pour effet d’alimenter la confusion entre progrès et colonialisme.
Deuxièmement, la même logique était à l’œuvre au sein des régimes autoritaires eux-mêmes, sous l’inspiration ou la dépendance directe de leurs alliés du Nord. Cette version locale du « despotisme éclairé » visait à libérer « la » femme musulmane sans libérer les citoyens. Elle insère la question des droits des femmes dans l’armature d’un pouvoir autocratique qui cherche à utiliser le conservatisme séculier comme une arme contre l’opposition religieuse, de sorte à élargir la base sociale du régime. Le chah d’Iran, l’ancien roi d’Afghanistan Zaher Chah (1933-1973), l’ex-président tunisien Zine El-Abidine Ben Ali (1987-2011) ou l’actuel prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed Ben Salman ont tous eu recours à cette stratégie. À chaque fois, il s’agit de consentir des droits limités aux femmes pour mieux faire obstacle à toute demande de démocratisation (5). Le fait de leur accorder quelques postes ministériels, de reconnaître leurs droits à l’éducation et à une vie économique et de définir le mariage comme un contrat entre partenaires égaux constitue davantage une tactique éprouvée qu’une position de principe.
Ce féminisme d’État s’intègre dans la boîte à outils d’un ordre autoritaire. Il exploite les avancées positives consenties aux femmes en vue de consolider le statut ou le prestige du régime. Il limite l’influence du religieux par un sécularisme imposé depuis le sommet de la société. C’est une stratégie que l’on a pu voir à l’œuvre au cours de la consolidation historique des régimes à parti unique, comme le Baas en Syrie ou en Irak, ou comme dans les républiques nationalistes arabes. Aujourd’hui, elle continue de cimenter le règne autocratique d’États qui usent de la tradition pour contrôler étroitement l’interprétation de l’islam, comme au Maroc et en Égypte.
Une troisième version de ce mécanisme, et non des moindres, provient des institutions multilatérales et des organisations non gouvernementales (ONG) opérant au Proche-Orient, qui mobilisent sans relâche le registre de l’émancipation des femmes et de l’égalité des sexes. Des Nations unies jusqu’aux plus petites ONG de terrain, ces intervenants soutiennent ou mettent en place des groupes de femmes et incitent les gouvernements à améliorer l’accès à l’éducation et à l’emploi de leurs populations féminines. À l’instar des autres formes d’importation du féminisme occidental, ces campagnes font l’impasse sur la démocratisation pour mettre l’accent sur des sujets sociaux et économiques fragmentaires en contournant l’État, considéré comme invalide.
Ce type d’approche a également pour effet de perpétuer le « tokénisme », c’est-à-dire une politique du symbole qui tend à présenter l’émancipation limitée d’un segment étroit de la population comme une lame de fond emportant la société tout entière. On se souvient avec quel enthousiasme les institutions occidentales accueillirent l’arrivée au pouvoir de Benazir Bhutto au Pakistan dans les années 1980 et 1990, laquelle n’eut pourtant qu’un impact très marginal sur la réalité des inégalités hommes-femmes dans le pays. Au bout du compte, les droits des femmes restent limités à une poignée de microcosmes institutionnels qui s’effondrent dès que leurs sponsors occidentaux rentrent chez eux. L’Afghanistan abandonné aux talibans en 2021 en est un exemple cuisant.
Qu’elle soit de forme coloniale, étatique ou « humanitaire », la stratégie du féminisme par en haut se heurte à deux problèmes majeurs. D’une part, elle consolide la forteresse autocratique en réduisant le concept des droits des femmes à quelques secteurs de la fonction publique. Non seulement elle ignore le problème plus général des violations des droits humains et de l’absence de libertés politiques, mais de surcroît elle autorise l’instrumentalisation de la cause des femmes par des dirigeants autoritaires. Que l’on songe, par exemple, au prince Mohammed Ben Salman, qui accorde aux Saoudiennes le droit de conduire une voiture mais qui emprisonne plusieurs militantes féministes. Le message est clair : les droits des femmes en Arabie saoudite dépendent exclusivement du pouvoir, et surtout pas des revendications exprimées par les concernées elles-mêmes. D’autre part, en imposant de manière sélective des idées importées, pareille stratégie attise l’hostilité des forces conservatrices locales, qui profitent de l’aubaine pour s’affirmer les dépositaires de l’authenticité culturelle. Ce qui renforce naturellement les courants islamistes les plus intransigeants, qui tirent prétexte de la tradition musulmane pour s’opposer à toute modification légale du statut des femmes.
Pour avoir une chance de s’imposer, les luttes féministes au Proche-Orient gagneraient à ne plus s’aligner sur les solutions toutes faites promues par l’Occident, mais à davantage se tourner vers les ressources locales et les expériences de terrain. Les précédents historiques à cet égard ne manquent pas. On peut les décliner en trois catégories.
La première regroupe les tentatives de fondre le sécularisme dans le nationalisme, à l’exemple du kémalisme en Turquie et, dans une moindre mesure, du bourguibisme en Tunisie. Inspirée sans action intrusive par l’Occident, la stratégie n’a pas envers lui de dette directe. Le but poursuivi consistait à transformer entièrement la société, jusque dans ses fondations économiques et sa structure de classes, en vue de rebâtir la nation après la fin de l’occupation coloniale. Dans ce cadre, le sécularisme constitue un projet délibéré de redéfinir les attributions de l’État, et non une arme aux mains d’un pouvoir qui monopolise et instrumentalise la religion à des fins autocratiques, comme c’est le cas aujourd’hui en Égypte, au Maroc et en Arabie saoudite. Mais, alors que le kémalisme visait rien de moins qu’à éliminer toute influence religieuse sur les institutions politiques, le bourguibisme aspirait plutôt à contrôler la religion pour la mettre au service d’un effort général de modernisation, notamment par le biais d’un ijtihad d’État (effort de réinterprétation du texte coranique et de la charia).
L’émancipation féminine a donc partie liée avec le sécularisme, si l’on considère que séparer la sphère politique de la sphère religieuse constitue le meilleur moyen de redéfinir les liens sociaux, de réformer le cadre légal et de permettre aux femmes de participer pleinement à la vie économique et à l’action politique. Un tel projet présente néanmoins l’inconvénient de soulever l’hostilité des milieux religieux et des segments conservateurs de la société. Pour les élites traditionnelles, comme les oulémas, abandonner leurs prérogatives juridiques ainsi que leur devoir moral, c’est renoncer à tout un pan de leur influence sur la pratique de la foi, au moment même où de nouveaux acteurs religieux, comme les islamistes, accusent le sécularisme de rabaisser l’identité culturelle de la société musulmane. L’opposition sécularisme-religion se double alors d’un profond clivage politique, ainsi que le montrent la Turquie et la Tunisie d’aujourd’hui.
La deuxième option est le féminisme islamiste (6). Ce courant de pensée s’est développé dans les années 1970 dans le cadre de la réformation islamiste engagée par les Frères musulmans en Égypte, le Refah (Parti de la prospérité) en Turquie et la révolution iranienne. Il est le fruit d’un changement sociologique, les mouvements islamistes ayant essaimé dans cette même classe bourgeoise urbaine auquel s’adressait le féminisme occidental. Il répond aussi au désir exprimé par de nombreux islamistes de se distancier d’une ligne fondamentaliste radicale, enracinée dans une lecture étroite de la charia. Ce n’est pas un hasard si les féministes islamistes les plus en vue ont toutes un père connu pour son islamisme « dur », comme Zainab Al-Ghazali en Égypte (morte en 2005) ainsi que Mmes Faezeh Hachemi Rafsandjani en Iran, Soumaya Ghannouchi en Tunisie ou Nadia Yassine au Maroc.
Le mouvement qu’elles incarnent se distingue par une combinaison originale, entre foi et pratique. D’un côté, il adhère aux attributs visibles de la piété, tels que le voile, la modestie et la chasteté ; de l’autre, il milite pour l’intégration des femmes dans l’espace public à travers l’éducation et la participation à l’économie et à la vie politique. L’exégèse religieuse de ces féministes s’oppose à une lecture littérale du fiqh (la jurisprudence islamique) et privilégie une interprétation contextualisée de la charia. Elle est favorable par exemple à toute réforme qui assure aux femmes l’égalité dans les affaires de divorce et d’héritage.
Mais le féminisme islamiste n’a jamais produit un mouvement structuré. Il fut et reste piégé entre les forces conservatrices les plus rigides et la tentation du sécularisme libéral. Soit il cède sous la pression des radicaux religieux, comme en Iran, soit il finit par renoncer à ses références dogmatiques, comme c’est le cas de Mme Saïda Ounissi en Tunisie. Incapables à la fois de réformer l’islamisme de l’intérieur et de s’allier au sécularisme libéral vers l’extérieur, les féministes islamistes se heurtent à un dilemme intenable.
Reste une troisième et dernière possibilité : le féminisme démocratique, qui fonde ses revendications d’égalité sur le concept de citoyenneté. Il s’insère dans un mouvement plus général en faveur de la démocratie, comme lors des révoltes populaires du « printemps arabe » en 2011. Sourd aux débats concernant l’authenticité ou l’application de la charia, il tente d’échapper à la dichotomie — islam contre sécularisme, authenticité contre occidentalisation — qui corsète les discours publics sur le genre. C’est la raison pour laquelle ses militantes refusent de considérer le voile comme un obstacle à l’égalité : chaque femme doit pouvoir porter ce qu’elle veut sans que cela entrave les droits qui lui sont dus.
Les féministes démocratiques sont souvent jeunes. Elles expriment leurs idées sur les réseaux sociaux et se démarquent des vieilles idéologies, nationalistes ou religieuses, qui ont structuré les ères politiques passées (7). Leur militantisme ne s’articule pas en termes idéologiques, mais dans la conviction que l’égalité des sexes vient en prémices de la vie démocratique : on ne peut se dire citoyen sans adopter une vision égalitaire du monde. Conscientes des débats qui traversent le féminisme occidental, elles prennent soin de ne pas s’y engouffrer, préférant redéfinir ces discussions dans leur propre langage et dans leur propre contexte. Elles conçoivent leur lutte comme étant constitutive d’un combat plus vaste pour la démocratie. Et elles rejettent l’instrumentalisation des femmes par les régimes autocratiques. Leur sort est donc étroitement lié à la démocratisation.
De tous ces possibles, seul le féminisme démocratique peut bâtir un pont vers l’avenir. Produits de l’occupation coloniale puis de la construction nationale postcoloniale, les projets kémaliste et bourguibiste ne peuvent guère être reproduits hors de leur contexte historique spécifique. Le féminisme islamiste a été marginalisé par le courant qui l’a enfanté. Le féminisme démocratique, en revanche, fournit un vocabulaire et une vision qui permettent non seulement aux militants de redéfinir la notion de féminité, mais aussi de l’inclure dans leur exigence d’une démocratie pour tous.
Alors que les soulèvements du « printemps arabe » de 2011 ont échoué dans leurs tentatives de démocratiser le Proche-Orient (8), ils ont cependant ouvert de nouveaux horizons au féminisme démocratique. Celui-ci a survécu au mouvement né en Tunisie car ses militantes occupaient un espace politiquement sensible qui ne pouvait être démantelé. En Égypte, le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi a justifié en partie son coup d’État contre-révolutionnaire de 2013 au nom des femmes qui s’estimaient menacées par le gouvernement élu des Frères musulmans. La protection des femmes ayant servi d’alibi à sa destitution de la démocratie, le régime ne peut se dédier sur ce point. De même, en Iran, la révolution islamique apporta avec elle la promesse d’élections démocratiques couplée à une valorisation des femmes considérées comme une base sociale du nouveau régime. En tant que piliers de la politique électorale et des mouvements sociaux, les Iraniennes se retrouvèrent par conséquent au centre de la mobilisation populaire.
À travers la région tout entière, le féminisme démocratique s’est propagé au sein de la société civile depuis 2011. Il est désormais présent sur les réseaux sociaux, dans la société civile, les milieux éducatifs et les débats publics. Cette mobilisation a ouvert la porte à de nouvelles figures militantes, y compris parmi les jeunes femmes d’origine rurale ou défavorisées. Le féminisme a cessé d’être une idéologie exclusivement bourgeoise et urbaine pour devenir une vocation accessible à toutes et tous, comme en témoigne la multiplication d’écrits féministes sur les réseaux sociaux. Sa résilience a été facilitée par la migration économique de nombreux hommes du monde arabe, ainsi que par la place importante prise par les femmes dans l’économie informelle. Le reflux du « rentiérisme » a contribué lui aussi à orienter les femmes vers le marché de l’emploi, notamment dans les monarchies du Golfe, qui sont en train de nationaliser leurs forces de travail.
Ce militantisme de basse intensité n’est sans doute pas aussi visible que les changements politiques de grande ampleur, mais il n’est pas moins influent pour autant. Lié aux transformations sociologiques en cours dans les recoins les plus cachés de la vie privée, il finira inévitablement par surgir sur la scène politique. Il permet également aux citoyens d’imaginer leurs droits hors du champ de l’autoritarisme, l’égalité des sexes résultant de l’implication des forces sociales et non de manipulations autocratiques. Par-dessus tout, l’articulation entre démocratie et féminisme pourrait se révéler déterminante pour renverser la fausse opposition entre tradition et modernité. Pour les féministes démocratiques, la libre expression est le meilleur gage d’authenticité culturelle, car c’est à elle qu’aspirent tous les citoyens en demande de démocratie.
Ces processus sont en train de remodeler la vie politique dans toute la région. Le voile est de moins en moins un marqueur de modestie féminine et de plus en plus un champ de bataille politique autour de la citoyenneté. Sa nature clivante s’estompe peu à peu. En Tunisie, des femmes non voilées défient l’héritage du bourguibisme en défendant leurs sœurs voilées au nom des droits humains. Les unes comme les autres se mobilisent contre la destruction de la démocratie postrévolutionnaire engagée par le président Kaïs Saïed.
En Iran, c’est l’inverse. On y voit des femmes voilées se porter au secours de leurs camarades non voilées, dans les cortèges où elles manifestent ensemble contre la brutalité répressive du régime. Loin de se quereller autour de l’usage du voile comme choix personnel, elles protestent contre son imposition à toutes les femmes. À rebours du « féminisme par en haut » promu en Arabie saoudite, la lutte pour l’égalité des sexes en Iran se mène depuis le bas.
De fait, le soulèvement déclenché par la mort de Mahsa Amini a révélé combien l’État iranien est devenu prisonnier de son propre symbolisme. Le voile n’est pas tant un problème en soi qu’un emblème du conflit entre le régime clérical et une vaste partie de la société. Ce qui fut jadis un marqueur culturel de la révolution islamique est devenu à présent le point faible du régime. Si les autorités iraniennes abolissent le port obligatoire du voile, d’autres concessions leur seront nécessaires pour contenir une foule galvanisée. Cela ouvrirait sans doute l’écluse à des changements drastiques. Ici comme ailleurs au Proche-Orient, la campagne pour la démocratie exige de repenser religion et sécularisation dans le cadre d’une revendication universelle des droits humains qui transcende l’une et l’autre de ces deux catégories.
@TITRE au Proche-Orient
Hicham Alaoui
(Toutes les notes sont de la rédaction.)
(1) Lire Mitra Keyvan, « Les Iraniennes allument un brasier social », Le Monde diplomatique, novembre 2022.
(2) Lire Sahar Khalifa, « Femmes arabes dans le piège des images », Le Monde diplomatique, août 2015.
(3) Pour une analogie avec la situation en Afrique subsaharienne, cf. Kago Komane, « Gay-bashing in Africa is “a colonial import” », Daily Maverick, 25 juin 2019.
(4) Cf. Jean-Pierre Sereni, « Le dévoilement des femmes musulmanes en Algérie », OrientXXI, 13 septembre 2016.
(5) Lire Olfa Lamloum et Luiza Toscane, « Les femmes, alibi du pouvoir tunisien », Le Monde diplomatique, juin 1998, et Florence Beaugé, « Une libération très calculée pour les Saoudiennes », Le Monde diplomatique, juin 2018.
(6) Cf. Françoise Feugas, « Ces féministes qui réinterprètent l’islam », OrientXXI, 5 septembre 2014, et Mona Ali Allam, « Ces lectures féministes du Coran », OrientXXI, 30 octobre 2019.
(7) Lire Akram Belkaïd, « #MeToo secoue le monde arabe », Le Monde diplomatique, août 2021.
(8) Lire « Le triomphe fragile des contre-révolutions arabes », Le Monde diplomatique, septembre 2022.
Rédigé le 29/06/2023 à 21:00 dans Proche-Orient | Lien permanent | Commentaires (0)
Rédigé le 29/06/2023 à 20:17 dans France, Guerre d'Algérie, Poésie/Littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
Rédigé le 29/06/2023 à 19:55 dans Poésie/Littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
Pour le sociologue Michel Kokoreff, les événements de Nanterre obéissent au « même script » que celui des émeutes de 2005. Mais c’est surtout à George Floyd, cet Afro-Américain tué par la police aux Etats-Unis en 2020, que la mort de Nahel fait penser. Entretien.
Des affrontements entre manifestants et policiers à Nanterre le 29 juin 2023, à la suite de la marche blanche organisée en mémoire du jeune Nahel, tué lors d’un contrôle de police. (ALAIN JOCARD / AFP)
Le parallèle avec les émeutes de 2005 vous semble-t-il justifié ?
Michel Kokoreff Oui et non. Les émeutes de 2005 avaient pris une dimension nationale et duré près de trois semaines. Le Premier ministre [Dominique de Villepin, NDLR] avait réutilisé l’état d’urgence, de sinistre mémoire (décrété en 1955, en pleine guerre d’Algérie appelant au calme). On n’en est pas là. Par contre, depuis les années 1976-1977, toutes les émeutes urbaines en France, jusqu’en 2018 à Nantes, ont obéi au même script : mort d’un jeune descendant de l’immigration suite à une interaction avec la police, émotion collective non organisée, dégradations, destructions, marche blanche appelant au calme, répression policière, promesses de solutions, tombant dans l’oubli une fois l’ordre public rétabli – sauf en 2006, où le CPE a mis dans la rue « l’autre jeunesse », bien dotée et victorieuse.
Cette fois, je ferais plutôt un lien avec l’agonie en direct de George Floyd en 2020. De même que la bavure policière était incontestable à Minneapolis, la vidéo du tir du policier motard et de son complice l’est aussi à Nanterre. La manifestation de la preuve a souvent – toujours – été extrêmement difficile à établir mais, tout en respectant le principe de présomption d’innocence, ce n’est pas le cas ici. D’où sans doute le profil bas du pouvoir, la dénonciation des politiques (excepté Marine Le Pen) et des sportifs et artistes populaires. Or en 2005, les émeutiers étaient bien seuls…
La droite répète à longueur de journée qu’on a « investi des milliards » dans la politique de la ville pour voir ensuite les infrastructures publiques être prises pour cibles. Que faites-vous de cet argument ?
Les milliards ont contribué à la rénovation urbaine qui était indispensable, mais rien sur le plan social, qui a bien peiné à suivre, faute de financement. Ici ou là, c’est la misère qui l’emporte. François Hollande a enterré la politique de la ville par le principe d’égalité des territoires. Emmanuel Macron, lui, a mis au placard le rapport Borloo en 2018. Rien depuis, sinon le cirque du Grand Marseille acte I et II… Or voyez certains quartiers de Marseille, Toulouse ou Roubaix : les inégalités sociales, scolaires, territoriales sont indéniables. Dans le cas de Marseille, sur les 188 écoles qui devaient être rénovées, seuls 22 chantiers sont en cours (31 études sont lancées et 6 ont été livrées). C’est donc un argument de mauvaise foi, mal informé, idéologique.
Comment, depuis 2005, ont évolué les relations de la police avec les citoyens, notamment dans les quartiers défavorisés ?
« Quoi de neuf ? Rien, que du vieux ! » disent les jeunes et les moins jeunes dans les cités avec ironie. Les retours de terrain des éducateurs, enseignants, médiateurs ne cessent de constater une dégradation des relations avec une police mal formée et encadrée, de plus en plus lourdement armée et animée par une culture du chiffre. Ce sont les effets pervers de l’escalade sécuritaire. La violence de ce face-à-face non pas seulement avec les jeunes, mais avec la population est donc inéluctable. Les collectivités ne veulent pas entendre parler de prévention. La seule répression n’est pas la solution, cela se saurait. Elle ne fait qu’empirer les choses !
On a beaucoup dit, au moment des « gilets jaunes », que la France des ronds-points découvrait les méthodes de « maintien de l’ordre » utilisées en banlieue depuis des années. Les émeutes de Nanterre interviennent après la sortie du conflit sur les retraites, au moment de la dissolution des Soulèvements de la Terre… Peut-on voir des liens entre tous ces événements ?
J’essaye de montrer dans mon livre « la Diagonale de la rage » (Divergences, 2022) la continuité entre la rage des cités à partir des années 1970 et la rage des « gilets jaunes » et d’autres révoltes récentes (féministes, soignants, artistes), avec un souci comparable d’échapper aux organisations politiques. De même, les stratégies et dispositifs de sécurité publique et de maintien de l’ordre expérimentés dans les quartiers ont été généralisées dans la répression des mouvements sociaux.
Il y a bien sûr des liens qui ont été faits dès hier, place de la République, à Paris, d’une répression à l’autre (des jeunes des quartiers et racisés aux militants écologistes considérés comme « éco-terroristes »). Cette diagonale de la rage ou de la colère est la forme contemporaine de ce que l’on appelait jadis un « front de classe » (entre paysans, ouvriers et étudiants) et qui fait si peur au pouvoir. Mais elle est compliquée à mettre en pratique et à durer.
Les médias, et en particulier les chaînes d’info en continu, ont été critiqués pour avoir livré des éléments qui se sont révélés faux sur la victime (dépendance aux sources policières). Là, aussi, avons-nous appris de 2005 ?
Je constate que non, et le déplore, même si de nombreux chercheurs et chercheuses sont sollicités à nouveau pour décortiquer, contredire les chiffres officiels, prendre du recul, mettre en perspective.
Depuis 2005, les réseaux sociaux se sont considérablement développés. Est-ce que cela change quelque chose à la dynamique des émeutes, des colères sociales ?
Tout passe par là : les alertes, infos, images, signalements, y compris par des messageries cryptées. Il y a en coulisse une sorte de guerre entre la viralité et la police des réseaux.
Comment sort-on de cette situation ?
C’est aux politiques d’en décider. Mais poser des actes forts contribuerait bien sûr à apaiser la situation ; par exemple dépayser le dossier de l’homicide de Nahel comme la demande en a été faite par les avocats de la famille. Revenir sur la loi de 2017 qui élargit et obscurcit les conditions de l’utilisation des armes à feu par les policiers est un autre chantier capital. Enfin, cela fait des années que des voix s’élèvent pour demander une agence de contrôle externe et indépendante de la police, qui ne peut être juge et partie. Regarder ce que font nos voisins !
Le sociologue Michel Kokoreff est professeur des universités à Paris-VIII.
Rédigé le 29/06/2023 à 15:52 dans France, Racisme, Violences policières | Lien permanent | Commentaires (0)
La police de Macron et Darmanin accusée de crimes. D. R.
Une tribune de Le Cour Grandmaison(*) – La mythologie nationale-républicaine, relative à la «douce-France-terre-d’accueil», est d’une remarquable permanence et puissance. Que manque-t-il donc à celles et ceux qui affirment défendre des orientations progressistes et les intérêts des classes populaires ? «Le courage de comprendre ce que nous savons et d’en tirer les conséquences». A la mémoire de Naël. M, tué à Nanterre par la police le 27 juin 2023.
«J’ai honte des démocrates français, des socialistes français, de la classe ouvrière française. Depuis des années, [les ouvriers] voient leurs compagnons de travail nord-africains souffrir à leurs côtés plus de souffrances qu’eux-mêmes, subir plus de privations, plus de fatigues, un esclavage plus brutal (…). Quant aux organisations antifascistes, elles se chargent, par leur attitude à l’égard des colonies, d’une honte ineffaçable. Y a-t-il beaucoup d’hommes, parmi les militants ou les simples membres de la SFIO et de la CGT, qui ne s’intéressent pas beaucoup plus au traitement d’un instituteur français, au salaire d’un ajusteur français qu’à la misère atroce qui fait périr de mort lente les populations d’Afrique du Nord ?» Simone Weil, mars 1938.
La mythologie nationale-républicaine, relative à la «douce-France-terre-d’accueil[1]», est d’une remarquable permanence et puissance. A preuve, c’est elle qui détermine pour partie les orientations de nombreux responsables des droites qui y adhèrent soit par ignorance, soit pour justifier les orientations xénophobes et toujours plus liberticides qu’ils défendent, en répétant, ad nauseam, qu’ils agissent avec «fermeté mais humanité». Obscène élément de langage.
On sait ce qu’il en est de cet équilibre prétendu qui permet de défendre des propositions empruntées à l’extrême droite en les rebaptisant «républicaines et régaliennes» tant et si bien, si l’on ose dire, que de cette «humanité» affichée, il ne reste rien. Ou plutôt, demeurent ceci : la xénophobie faite politique et l’indifférence glacée pour celles et ceux qui, au péril de leur intégrité physique et psychologique, au péril de leur vie souvent, tentent de gagner l’Europe en espérant y vivre des jours meilleurs après avoir enduré dans leur pays d’origine misère, répression et persécutions diverses.
Ces involutions spectaculaires doivent aussi beaucoup à une certaine gauche de gouvernement qui légitime ses compromissions anciennes et réitérées au nom d’un réalisme prétendu destiné, entre autres, à ne pas désespérer certaines fractions de l’électorat dont elle a besoin pour conquérir le pouvoir ou pour tenter de s’y maintenir. Enfin, n’oublions pas ceux qui, soutenant des positions jugées plus radicales, estiment être fidèles aux traditions progressistes de la République et du mouvement ouvrier, lesquels seraient depuis fort longtemps solidaires des immigré-e-s, des réfugié-e-s et des racisé-e-s, et des combats qu’ils ont menés et qu’ils mènent encore contre la situation qui leur est imposée[2].
De là, affirment les mêmes, ces mobilisations engagées par les différentes composantes de ce mouvement contre l’opprobre, voire la haine et les discriminations depuis toujours subies par ces hommes et ces femmes dans tous les domaines de leur existence : emploi, travail, rémunérations, accès au logement comme aux différents services publics. Il y a même des historiens pour ajouter quelques lignes à ce beau roman, aussi enchanteur que trompeur, en lui apportant leur caution scientifique d’amoureux transis mais lucides, bien sûr, de Clio[3].
«Traditions», clament donc les membres de ce vaste chœur où se retrouvent quelques socialistes, des communistes, des Insoumis, des écologistes et des intellectuel-le-s, entre autres, sans oublier des syndicalistes et des membres d’associations de défense des droits de l’Homme, tous fiers d’en être les fidèles héritiers et les dignes continuateurs.
Admirable ! Les exemples qui suivent permettent de nuancer, pour le moins, ces déclarations qui relèvent d’une reconstruction apologétique et a posteriori de ce passé destinée à faire oublier ou à minimiser des errements anciens aux conséquences délétères pour les premiers concernés comme pour l’unité des luttes menées contre l’exploitation, l’oppression et les conséquences des divers racismes hexagonaux.
Impossible d’être ici exhaustif. Il y faudrait un ouvrage collectif capable de traiter un champ et une chronologie très vastes remontant au moins à la seconde moitié du XIXe siècle. On s’en tiendra donc à quelques événements significatifs qui sont autant de «schibboleth[4]» ou d’épreuves permettant d’apprécier au mieux les capacités d’une personne et, en l’occurrence, les orientations passées et présentes de diverses formations politiques progressistes.
Mai 1936. Victoire du Front populaire que d’aucuns disent fort soucieux du sort des ouvriers français mais les audaces réformatrices de ses dirigeants et de la majorité qui les soutenait n’ont jamais atteint les «indigènes» de l’empire soumis, depuis 1875, aux différents codes de l’indigénat – nommés «Code matraque» par les colonisés algériens – et à plusieurs dispositions d’exception discriminatoires et racistes : l’internement administratif et la responsabilité collective. «Sujets français» privés des droits et libertés individuels et collectifs, ils étaient avant juin 1936, «sujets français» ils sont demeurés après et jusqu’en 1945.
Pis encore, ayant fait sien l’adage sans doute stalinien : «Calomniez ! Calomniez ! il en restera toujours quelque chose», le Parti communiste dénonce une prétendue collusion de l’Etoile nord-africaine (ENA), dirigée par Messali Hadj, avec des «éléments (…) fascistes d’Algérie[5]».
Fort de cette accusation abracadabrantesque, digne des procès de Moscou, le PCF soutient, le 26 janvier 1937, la dissolution de cette organisation également souhaitée par la SFIO et son prestigieux dirigeant alors président du Conseil, Léon Blum.
Un an plus tard, après avoir découvert le sort indigne des immigrés arabes présents dans l’Hexagone, soumis «aux tâches les plus malpropres et les plus épuisantes», à des salaires de misère et au «mépris» de «leurs compagnons» de travail, la philosophe Simone Weil constate aussi l’indifférence persistante des organisations politiques et syndicales à l’endroit de ces travailleurs et, plus précisément, de ces sous-prolétaires confrontés à une exploitation et une oppression spécifiques.
A la différence de la majorité de ses contemporains, elle est parfaitement consciente des singularités de la condition qui ravalent ces hommes au plus bas de la hiérarchie sociale-raciale, et du mépris raciste auquel ils sont quotidiennement confrontés. De là, cet aveu qui est également une condamnation virulente : «J’ai honte des démocrates français, des socialistes français, de la classe ouvrière française.[6]» N’en déplaise à ceux qui prétendent que la solidarité a toujours été une tradition du mouvement ouvrier, ce jugement précis, circonstancié et accablant, est longtemps resté d’actualité.
Elise ou la vraie vie, célèbre roman de Claire Etcherelli et remarquable investigation littéraire, intime, sociale et politique consacrée, entre autres, à la condition des travailleurs algériens en France dans les années cinquante, confirme l’importance des discriminations, le racisme d’une fraction de la classe ouvrière et l’inaction de la majorité des partis progressistes et des syndicats[7]. Celle-là même que cette écrivaine relate avec finesse en rompant avec l’histoire officielle et mensongère forgée par les uns et les autres.
Constat et réprobation identiques sous la plume d’Annie Ernaux, quelques années plus tard. Que les «Arabes, écrit-elle, vivent dans des bidonvilles, bossent sur des chaînes ou au fond d’un trou, que leur manifestation d’octobre [celle du 17 octobre 1961] soit interdite, puis matée avec la plus extrême violence (…) paraissaient dans l’ordre des choses[8]».
Hier, il se confirme que le peuple et les travailleurs défendus par les forces de gauche les plus importantes étaient, pour l’essentiel, obstinément blancs. Une telle situation aide aussi à comprendre, suite à la proposition du socialiste Guy Mollet, le vote des pouvoirs spéciaux par les députés du Parti communiste 12 mars 1956. Il en va de même pour l’inaction notable de cette organisation et de la CGT[9] au lendemain du massacre des ouvriers et des manifestant-e-s algériens réunis le 17 octobre 1961, à l’appel du FLN, pour protester contre le couvre-feu raciste qui leur était imposé par le gouvernement de Michel Debré avec l’approbation du général de Gaulle.
Votée par les parlementaires, certains étaient membres de la Ligue des droits de l’Homme, la loi scélérate et très républicaine du 16 juillet 1912[10] impose aux gens du voyage, aux nomades français et étrangers et aux Tsiganes une carte d’identité et un carnet anthropométrique. Autant de dispositions qui n’ont pas été abrogées par le Front populaire. Aussi tous ont-ils continué d’être soumis à une législation scandaleuse et inique, fondée sur des critères ethno-raciaux, qui porte gravement atteinte à plusieurs libertés fondamentales : la liberté de circulation et d’installation.
Jugés extérieurs à la classe des exploités et des opprimés, dont il faut améliorer les conditions de travail et d’existence, les gens du voyage et les Tsiganes sont, à cause de cela, réputés étrangers aux luttes du prolétariat qui font l’histoire, au monde des activités salariées tenues pour seules légitimes et aux préoccupations des dirigeants progressistes.
A ces différentes exclusions, également liées à leur condition de paria, s’ajoutent le conformisme et la pusillanimité des gauches politiques de l’époque. A l’instar des «indigènes» de l’empire et des femmes françaises, toujours considérées comme des mineures politiques sous la Troisième République, la SFIO et le Parti communiste ont maintenu, avant et après le Front populaire, le statut des uns et des autres sans s’attaquer ni au racisme, ni au sexisme, ni à la romanophobie républicains et d’Etat. Certes, mais il s’agit de faits anciens et les temps ont depuis bien changé.
Assurément, mais fort tardivement puisque l’ensemble des mesures discriminatoires frappant les gens du voyage et les Roms n’a été supprimé que le 27 janvier 2017. Rien au cours des deux septennats de François Mitterrand, rien lors du gouvernement de Lionel Jospin. De plus, cette abrogation n’a nullement entraîné la disparition des politiques publiques menées à l’encontre des Roms, soumis à des violences et des discriminations systémiques d’autant plus acceptées que les premières comme les secondes font l’objet d’un consensus ancien et persistant soutenu par certains socialistes depuis longtemps convertis à la romanophobie de saison.
En 1981, Félix Guattari, qui dénonce la «ségrégation» et le «rejet, dans la plus pure tradition du racisme colonial», dont les immigrés et leurs descendant-e-s sont victimes, n’oublie pas de compléter le tableau en rappelant le ralliement de la direction du Parti communiste et de nombreux élus locaux de cette organisation à une telle politique. En atteste l’épisode du «bulldozer de Vitry[11]» – 12 décembre 1980 – au cours duquel un foyer d’immigrés fut détruit sur décision du maire, communiste lui aussi. Soutenues par une formation réputée progressiste, ces orientations, empreintes de racisme, de xénophobie et d’une vision étroitement répressive de certains problèmes sociaux, reposent sur une identique absence de principe.
A droite comme à gauche, nombreux sont les responsables qui agissent en fonction de considérations électoralistes étrangères aux impératifs d’un accueil digne de ce nom, à la mise en œuvre des principes de la convention de Genève relatifs à l’asile et aux nécessités d’un antiracisme politique conséquent.
Deux ans plus tard, le 31 janvier 1983, Pierre Mauroy, Premier ministre socialiste, fustige la mobilisation des ouvriers maghrébins de l’usine Renault à Flins, en déclarant qu’ils sont «agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises». Peu après, le ministre de l’Intérieur, Gaston Deferre, s’en prend aux «intégristes et aux chiites» accusés d’avoir joué un rôle majeur dans le déclenchement de ce conflit. Puissance de l’islamophobie et de la stigmatisation gouvernementale qu’elle autorise.
Sombre bilan pour les principales formations des gauches politiques. Qu’elles soient de gouvernement ou qu’elles prétendent incarner une voie plus radicale, elles ne prêtent au mieux qu’une attention somme toute superficielle aux racismes de France comme aux discriminations systémiques liées aux origines et à la religion. Et elles persévèrent le plus souvent dans cette voie en raison de la primauté ancienne et théorisée accordée aux critères de classe et aux luttes engagées de la sorte seules à même, prétendent certains, de favoriser de fortes mobilisations populaires[12].
La fidélité à cette doxa, légitimée par l’histoire et la sociologie, et que quelques-uns mâtinent de marxisme en pensant atteindre des sommets de scientificité et de radicalité, est au principe d’aveuglements d’autant plus singuliers que les études et les rapports sur l’importance des discriminations subies par les racisé-e-s sont légions. Enfin, conséquences d’une division des tâches plus ou moins assumée, et à l’exception de quelques initiatives, les engagements des partis progressistes aux côtés des minorités visibles sont délégués à des associations généralistes de défense des droits humains et/ou à divers comités ad hoc constitués par les premiers concernés.
Plus grave, nombre de dirigeants des organisations précitées, parce qu’ils adhèrent au roman national-républicain, ou par opportunisme, nient l’existence même «d’un racisme structurel dans les institutions et la société[13]» et minorent l’ampleur et la gravité des discriminations fondées sur des critères ethno-raciaux ou sur l’islam.
Sur ces sujets pourtant, les connaissances accumulées, dans le champ des sciences humaines comme dans celui de l’expertise, sont anciennes, nombreuses, précises et concordantes. De plus, face aux discriminations décrites et analysées, les propositions faites par le défenseur des droits et plusieurs organisations, comme Amnesty International et Human Rights Watch, montrent que des solutions susceptibles d’améliorer la situation des personnes racisées existent. «Ce ne sont pas les informations qui nous font défaut» ; elles sont multiples, publiques et accessibles à toute personne qui le désire, et nul ne peut, ni pourra, soutenir sérieusement qu’il ne savait pas.
Quant aux projets de réforme, ils existent mais, à quelques exceptions près, ils sont rarement placés au sommet de l’agenda des gauches politiques et syndicales. Bien que mobilisés depuis des dizaines d’années contre le racisme, les discriminations et les violences policières[14], les Français racisés et les étrangers des minorités visibles n’ont jamais été vraiment entendus par les directions de ces formations.
Revendiquant le monopole de la définition des luttes légitimes, ces dernières perçoivent souvent l’organisation autonome des premier-e-s concerné-e-s comme une concurrence menaçante. Cela confirme les analyses anciennes mais toujours actuelles de C. Guillaumin qui constatait qu’«au sein de la société majoritaire» le «minoritaire[15]» et les racisé-e-s sont confrontés à des difficultés extrêmes pour faire valoir ce qu’ils essaient «de manifester» en raison des résistances multiples auxquelles ils se heurtent.
Que manque-t-il donc à celles et ceux qui affirment défendre des orientations progressistes et les intérêts des classes populaires ? «Le courage de comprendre ce que nous savons et d’en tirer les conséquences[16]».
Alors qu’il est toujours plus urgent d’unir les forces disparates des gauches politiques, syndicales et associatives pour combattre au mieux les racismes, l’islamophobie, les discriminations, les violences policières, la progression des extrêmes-droites, la radicalisation des républicains et l’offensive néo-libérale et toujours plus autoritaire du chef de l’Etat et de sa majorité aux ordres, la poursuite de ces orientations et de ces atermoiements divers, qui entretiennent rancœurs et divisions, ne peut que favoriser l’avènement du pire.
O. L.-C.-G.-M.
(*) Universitaire, dernier ouvrage paru, avec O. Slaouti (Dir), Racismes de France, La Découverte, 2020.
[1]. https://blogs.mediapart.fr/o-le-cour-grandmaison/blog/220623/origines-et-mutations-de-la-xenophobie-d-etat-sur-le-cas-francais
[2]. Rappelons à celles et ceux qui s’opposent à cette catégorie, en croyant qu’elle a été forgée il y a peu par quelques militant-e-s «indigénistes» et décoloniaux qu’elle fut d’abord employée par l’une des meilleures spécialistes du racisme, Colette Guillaumin, dans un ouvrage pionnier : L’Idéologie raciste paru en 1972 !
[3]. Dans un entretien au journal Le Monde, 16 juin 2023, Gérard Noiriel déclare : sur ces sujets, «le discours de gauche est devenu hégémonique quand les forces qui la composent se sont rassemblées pour relier sa composante sociale et sa composante humaniste. Ce fut le cas en 1902, au lendemain de l’affaire Dreyfus (…). Puis avec le Front populaire de 1936 et, enfin, en 1981. François Mitterrand a gagné les présidentielles notamment parce qu’il a soutenu la lutte des associations pour la régularisation des sans-papiers». Ailleurs, il salue le programme «humanitaire» du Front populaire. G. Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècles). Discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007, p. 425.
[4]. P. Bourdieu, Le Sort des étrangers comme schibboleth, mai 1995, in Contre-feux, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1998, p. 21-24.
[5]. R. Deloche, «La dissolution de l’Etoile nord-africaine», L’Humanité, 12 février 1937, in A. Ruscio, «La Question coloniale dans L’Humanité» (1904-2004), Paris, La Dispute, 2005, p. 179.
[6]. S. Weil, «Qui est coupable de menées antifrançaises ?» (Projet d’articles, 1938), in Œuvres complètes, II. Ecrits historiques et politiques. Vers la guerre (1937-1040), Paris, Gallimard, 1989, p. 136. «Consultez la collection (…) des organes syndicalistes depuis huit ans, note aussi V. Spielmann, vous trouverez très peu, sinon pas du tout, d’interventions en faveur des travailleurs algériens…» En Algérie. Le centenaire au point de vue indigène, Alger, Editions du Trait d’union, 1930, p. 27. Journaliste et éditeur, Spielmann fut sans doute exclu du Parti communiste en 1926. Il rejoint alors la Fraternité algérienne de l’Emir Khaled pour mener un combat politique fondé sur la solidarité effective avec les colonisés.
[7]. Ouvrier de l’automobile Julien, l’un des personnages de ce roman, déclare : «On doit être trois ou quatre dans l’usine à trouver» aux «crouillats» et aux «nègres» des «figures d’hommes». Cette attitude lui vaut d’être affecté au poste le plus insalubre : la peinture. Aucun syndicaliste n’est intervenu pour dénoncer cette sanction. Cl. Etcherelli, Elise ou la vraie vie, [1967], Paris, Gallimard, 2011, p. 137.
[8]. A. Ernaux, Les Années, Paris, Gallimard, 2020, p. 82.
[9]. Comme le note alors M. Heurgon, secrétaire de la Fédération de Paris du PSU : «La manifestation la plus sanglante, (…) le massacre de plus de 100 ouvriers, n’a pas entraîné une heure de grève.» Cité in Riposter à un crime d’Etat. Le rôle du PSU dans la mobilisation contre la répression de la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris, Cahiers de l’ITS, Les éditions du Croquant, Vulaines sur Seine, 2021, p. 8.
[10]. «Tous [les nomades] sont des pillards et des voleurs, et malheur à la région qu’ils traversent et surtout à celle où ils séjournent : les légumes des potagers, les volailles des basses-cours, le porte-monnaie oublié sur la table (…) un veau ou un cheval à l’herbage, tout leur est bon à prendre, ils vivent sur notre sol comme en terrain conquis», déclare le parlementaire de la gauche radicale Marc Réville. Cité par F. Challier, La Nouvelle loi sur la circulation des nomades. Loi du 16 juillet 1912 (thèse pour le doctorat de droit), Paris, Librairie de jurisprudence ancienne et moderne, 1913, pp. 144-145. Avocat, Réville (1863-1920) fut également maire.
[11]. F. Guattari, Non à la France de l’Apartheid in Les Années d’Hiver 1980-85, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009, p. 285. Publié par Le Nouvel Observateur le 4 mai 1981, quelques jours avant la victoire de François Mitterrand à l’élection présidentielle. Ce texte est également un appel à la désobéissance civile et au soutien, y compris par des «moyens illégaux», à «toute personne menacée» d’expulsion. On y apprend que 75% des expulsés, selon le ministère de l’Intérieur, sont de «jeunes Maghrébins de 25 ans, souvent nés en France ou y ayant grandi». Cf. aussi E. Balibar qui dénonça le «racisme» et «le peyrefittisme du pauvre» du Parti communiste dont il fut aussitôt exclu. De Charonne à Vitry (9 Mars 1981) in Les Frontières de la démocratie, Paris, La Découverte, 1992, p. 30.
[12]. Cf. St. Beaud et G. Noiriel, Race et Sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie, Agone, Marseille, 2021. Et sur leur critique de l’intersectionnalité, notamment, voir S. Mazouz, Race, Anamosa, Paris, 2020 et M. Zancarini-Fournel https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&cad=rja&uact=8&ved=2ahUKEwiViLLGo-zyAhVOyYUKHd2GCoUQFnoECAMQAQ&url=https%3A%2F%2Fwww.en-attendant-nadeau.fr%2F2021%2F02%2F25%2Ferreurs-livre-beaud-noiriel%2F&usg=AOvVaw1Dwgt8FzS7PGV2V2pliwNk
[13]. Interrogé par un journaliste de Libération, Jean-Luc Mélenchon répondait doctement : «Les institutions ont bien des défauts mais elles n’ont pas cette tare.» Le blog de J-L. Mélenchon, 11 juin 2020. C’est également la position du Parti socialiste et de SOS-Racisme.
[14]. Cf. A. Hajjat, Le MTA et la grève générale contre le racisme de 1973, Plein Droit, 2005/4, n° 67, pp. 35-40. R. Assaoui, Le Discours du Mouvement des travailleurs arabes (MTA) dans les années 1970 en France. Mobilisation et mémoire du combat anticolonial, Hommes & Migrations, 2006, 1623, pp. 105-119 et S. Bouamama, Dix Ans de marche des Beurs. Chronique d’un mouvement avorté, Paris, Desclée de Brouwer, 1994.
[15]. C. Guillaumin, L’Idéologie raciste, (1972), Paris, Folio-Essais, 2002, p. 142.
[16]. S. Lindqvist, Exterminer toutes ces brutes. L’odyssée d’un homme au cœur de la nuit et les origines du génocide européen, Paris, Le Serpent à Plumes, 1992, p. 17. (Souligné par nous.)
Le Cour Grandmaison
juin 29, 2023 -
https://wjuin 29, 2023 - 9:59Rédaction 3 Commentairesww.algeriepatriotique.com/2023/06/29/france-gauches-immigres-refugies-et-racises-mythologie-et-realites/
où des incidents ont éclaté", souhaite le patron des Républicains Eric Ciotti ce jeudi matin. "Je réclame la mise en place de l'état d'urgence dès ce soir", l'a imité Eric Zemmour (Reconquête). Des demandes qui font suite aux images de violences urbaines survenues cette nuit dans plusieurs villes de France suite à la mort de Nahel, 17 ans, tué par un policier lors d'un contrôle routier. "Les images d'émeutes cette nuit partout en France sont insupportables", "rien ne peut justifier ce déchaînement de violence", a justifié le député des Alpes-Maritimes.
Toutefois, ce jeudi, l’état d’urgence n’est pas une option envisagée aujourd'hui par le gouvernement. "On n’est pas dans ces circonstances", a tranché Elisabeth Borne depuis Garges-lès-Gonesse.
L'état d'urgence a été institué par la loi du 3 avril 1955. Il peut être déclenché par décret en Conseil des ministres, sur tout ou partie du territoire, soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas de calamité publique (catastrophe naturelle d’une ampleur exceptionnelle). Lorsqu'il est instauré, l'état d'urgence est effectif pour une durée de 12 jours. Sa prolongation nécessite le vote d'une loi au Parlement.
Que prévoit-il ? Ce régime d'exception renforce les pouvoirs des autorités civiles et permet de restreindre certaines libertés publiques ou individuelles. Il autorise :
- l'interdiction des manifestations, cortèges, défilés et rassemblements de personnes sur la voie publique par le ministre de l'Intérieur et les préfets
- la mise en place de périmètres de protection pour assurer la sécurité d'un lieu ou d'un évènement
- l'interdiction de certaines réunions publiques ou la fermeture de lieux publics et de lieux de culte
- des perquisitions administratives
- des réquisitions de personnes ou moyens privés
- le blocage de sites internet prônant des actes terroristes ou en faisant l'apologie
- des interdictions de séjour
- des assignations à résidence.
Depuis son instauration, l'état d'urgence a été déclenché à six reprises. La première en 1955 suite à une vague d’attentats perpétrés par le Front de libération nationale (FLN) algérien, dans les départements de l'Algérie française. Il l'a été en 1958 après le coup d’État d’Alger du 13 mai, pour trois mois sur le territoire métropolitain ; en 1961 après le putsch des généraux à Alger (il a été prorogé plusieurs fois jusqu’au 31 mai 1963) ; en 1984 en Nouvelle-Calédonie après des affrontements mortels entre partisans et opposants à l'indépendance.
En 2005, l'état d'urgence avait été déclenché pour mettre fin aux émeutes dans les banlieues, permettant aux préfets des zones concernées de déclarer des couvre-feux. Il concernait tout ou partie de 25 départements, dont la totalité de l’Île-de-France. Il prit fin le 4 janvier 2006. En novembre 2015, l'état d'urgence avait été déclaré suite aux attentats de Paris et de Saint-Denis. Prorogé plusieurs fois, il a cessé le 1er novembre 2017 quand est entrée en vigueur la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme.
Pour faire face à la crise sanitaire, un autre type d'état d'urgence avait également été déclenché, via un texte de loi qui lui était propre, voté en mars 2020. Celui-ci peut être mis en place en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population sur tout ou partie du territoire. Il s'agit d'un régime juridique temporaire introduit dans le code de la santé publique de façon provisoire. Comme l'état d'urgence, il peut être décrété en conseil des ministres pour un mois. Sa prolongation doit ensuite être autorisée par le vote d'une loi par le Parlement.
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Rédigé le 29/06/2023 à 14:56 dans France, Racisme, Violences policières | Lien permanent | Commentaires (0)
« Une tragédie », murmure l’historien Mohammed Harbi ; un meurtre moyen-oriental aussi, en plein cœur du Maghreb, mais à coup sûr et avant tout un drame algérien… L’assassinat le 29 juin [1992] à Annaba du président Mohamed Boudiaf, tombé à 73 ans sous les balles d’un tueur en uniforme, est au sens fort du terme une affaire de Providence. Homme providentiel, il le fut, cet ancien fonctionnaire des contributions devenu sous-officier dans l’armée française puis l’un des neuf chefs historiques de la révolution, lorsqu’il débarqua tel un extraterrestre le 16 janvier 1992 sur l’aéroport d’Alger.
Cinq mois et demi plus tard, la même Providence a voulu que sa mission s’achève dans le sang. Quel malentendu entre lui et l’Histoire ? Quel divorce d’avec l’Algérie réelle, pour que cet exilé honnête sorti d’un quart de siècle d’hibernation fébrile au Maroc échoue – car il s’agit bien d’un échec – comme Sadate, ou comme si de Gaulle, auquel certains le comparent, était mort, victime d’un attentat, un jour de 1945 ?
Les islamistes, qui furent ses principaux ennemis et qui croient en la Providence, y verront la main de Dieu. La réalité est évidemment plus complexe. Mohamed Boudiaf était un « historique », et chacun pensait qu’il allait faire sa politique, réconcilier l’Algérie avec elle-même. Premier quiproquo, Boudiaf a fait la politique de l’armée, c’est-à-dire celle de la répression et rien d’autre. Pour lui, la solution du problème islamiste était policière et militaire. « Une guerre implacable », comme aime à le dire le général Khaled Nezzar : celle des ratissages, des fouilles quartier par quartier, maison par maison comme à l’époque de la bataille d’Alger.
Dans une lettre écrite il y a un mois, en réponse à des militants d’Amnesty International, un homme aussi respectable qu’Ali Haroun, ancien ministre des Droits de l’homme, membre du Haut Comité d’État, très proche de Boudiaf, expliquait ainsi cette stratégie du pire : « L’ouverture d’un espace de liberté sans restriction a permis l’émergence de groupes intégristes qui ont voulu détruire les fondements républicains de l’État. Ils ont publiquement déclaré le but de leur entreprise : mettre fin au processus de démocratisation et instaurer un État théocratique totalitaire. Leurs actions subversives risquaient inéluctablement d’amener la constitution de groupes d’autodéfense, prélude à la guerre civile. C’est pour répondre au vœu de la majorité du peuple […] que les pouvoirs publics ont pris leurs responsabilités. »
À l’instar de ses amis politiques, Mohamed Boudiaf parlait beaucoup, particulièrement pour un chef d’État algérien. Mais son discours, son commentaire sur la politique, cachait l’absence d’une véritable politique. Tout le programme du Rassemblement national qu’il venait de fonder tenait dans son emblème – « Novembre 1954 » – et son slogan, surmonté d’une couronne de lauriers enserrant le drapeau algérien : « Algérie d’abord ». Impression de volontarisme certes, mais aussi d’un certain amateurisme et surtout d’une trop longue absence : un de Gaulle à Londres en temps de paix, sans Résistance ni 18 Juin et qui, de retour, se serait lancé, acharné, dans une lutte à mort contre les communistes.
Écrasés, décimés, les islamistes algériens ont conservé une structure clandestine, éclatée, suffisamment virulente pour pouvoir frapper. Lorsque le jour de l’Aïd el-Fitr, il y a un peu plus de deux semaines, une bombe artisanale à la minuterie sophistiquée explosa dans une mosquée où Mohamed Boudiaf venait de se recueillir, un journal titra : « Attentat non, message oui ». Quinze jours plus tard, sans que l’on sache très bien si le procès à Blida des leaders du Front islamique du salut, ouvert le 27 juin et repoussé au 12 juillet, a été l’étincelle qui a allumé la mèche, le message est, semble-t-il, délivré.
Le cercueil de Mohamed Boudiaf, sur un véhicule militaire, à Alger, le 1er juillet 1992. © André Durand and Abdelhak Senna /AFP
Avec l’assassinat de Boudiaf, l’Algérie a fait un brusque retour six mois en arrière, à la date de la proclamation de l’état d’urgence. Le problème posé par le FIS au pouvoir algérien s’étale à nouveau dans toute sa nudité : on ne peut ni le laisser gouverner ni emprisonner (ou liquider) tous ses militants. Il s’agit là, en somme, de la pire des situations politiques : celle où l’on ne peut faire que des fautes, où il faut choisir entre deux maux. Va-t-on faire appel à un autre « historique » qui, lui, ferait de la politique – Ben Bella par exemple –, c’est-à-dire traiterait d’une façon ou d’une autre avec le FIS et retarderait le pire ?
La propension de l’armée à gouverner masquée, à se farder d’une caution civile milite pour cette solution. Mais une autre est possible : les militaires s’avançant à visage découvert dans le cadre d’une répression nue. Ou encore, pourquoi pas – hypothèse optimiste, certes – un sursaut civique, consensuel, peut naître du choc de l’attentat. L’Algérie indépendante après tout, si elle a connu l’assassinat à l’étranger de Krim Belkacem, de Mohamed Khider ou d’Ali Mecili, n’a jamais vécu chez elle le meurtre d’un chef d’État – seulement une tentative manquée contre Boumédiène en 1968.
Au-delà des scénarios internes, la mort de Boudiaf est aussi un événement maghrébin, ne serait-ce que parce que l’évolution de la politique des États de l’UMA (Union du Maghreb arabe) par rapport à l’islamisme, dépend beaucoup de la situation algérienne. Les plus directement concernés sont évidemment les Tunisiens. Après avoir longtemps fustigé le laxisme de Chadli à l’égard des mouvements intégristes, les dirigeants de Tunis observaient avec faveur et non sans une certaine admiration la guerre totale menée par les hommes du Haut Comité d’État. L’échec de la répression algérienne les inquiète et les conforte aussi dans la voie de la confrontation qui est la leur depuis trois ans. Prévu pour le mois de juillet, un autre procès spectaculaire d’islamistes devrait bientôt mobiliser l’opinion tunisienne.
Sentiments mitigés aussi du côté de Mouammar Khadafi, que l’on imagine soulagé de voir l’attention internationale se détourner des rivages du golfe de Syrte, mais aussi inquiet, lui qui, au moins à une reprise, en 1989, a failli être la victime d’un attentat islamiste.
Le Maroc, lui, sécrète ses propres anticorps, maintenant ses intégristes dans un éternel purgatoire politique à mi-chemin entre la prison et une certaine forme de légalisation. Hassan II, qui sait ce qu’attentat veut dire pour l’avoir vécu dans sa chair, ne peut qu’être affecté par l’assassinat d’un homme qu’il avait reçu pour la première fois fin mai au Maroc et qui entretenait du côté de Kénitra de solides attaches d’exil. La disparition de Boudiaf aura-t-elle des conséquences sur l’évolution du dossier saharien ? Le président assassiné avait certes des velléités conciliatrices, mais il était sur ce point en désaccord avec l’armée et n’avait pas les mains libres. Sa mort annule sans doute ces prémisses au profit de la poursuite du statu quo. Pour régler l’affaire du Sahara, l’Algérie a en effet besoin d’un pouvoir fort. A contrario, un pouvoir faible peut avoir besoin d’un dérivatif extérieur.
Événement maghrébin, drame algérien, belle mort en définitive que celle de cet homme sincère, sans ambition, au soir de sa vie, tué au front d’une guerre dont il était le symbole. « Ces gens-là sont capables de tout, ils ne reculent devant rien », confiait Mohamed Boudiaf à propos des islamistes il y a un peu plus d’un mois. Nul il est vrai ne sait encore avec précision, à l’heure où nous mettons sous presse, si les « frères » l’ont tué ou si d’autres ont agi à leur place. Boudiaf, quoi qu’il en soit, était un pathétique, mais aussi malgré son âge ou à cause de cela, un éternel amateur de la politique. Le temps pour lui d’apprendre à gouverner et il était déjà trop tard. L’Algérie est face à elle-même.
https://www.jeuneafrique.com/1421129/politique/mohamed-boudiaf-ou-la-mort-en-embuscade/
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Rédigé le 29/06/2023 à 14:02 dans Algérie, France, Guerre d'Algérie | Lien permanent | Commentaires (0)
Daphna Poznanski-Benhamou est une enfant d’Algérie, une fille d’Oran où elle est née et a passé ses premières années avant d’être plongée trop tôt dans ce tourbillon fait d’attentats et de déchirements que l’Histoire a retenu pudiquement sous le terme « d’événements », mais qui était bien une guerre sanglante.
Avec « Les enfants de la guerre d’Algérie – Le grand départ» (Ramsay) cette femme politique engagée auprès des Français de l’étranger retrouve sa plume d’écrivain après un premier roman publié en 2008. Elle livre ici un récit-essai nourri d’un grand talent littéraire et nous offre des pages totalement bouleversantes qui convoquent sa propre enfance et celle des autres gamins d’Algérie, rattrapés par les fracas d’une guerre sans nom longue de presque 8 ans (1958-62). Ces enfants déracinés qui atterrirent ensuite dans une « métropole » qu’ils ne connaissaient pas sont devenus eux-aussi des «pieds noirs » aux yeux de leurs compatriotes ou, pire, des « colons », faisant d’eux les co-responsables d’un drame pourtant décidé par les adultes.
Ce « passé qui ne passe pas » est passé au filtre de la sensibilité d’une femme qui possède la passion de dire et de témoigner pour les autres, elle qui a exercé les fonctions de député des Français de l’étranger et désormais de Conseillère à l’Assemblée des Français de l’étranger. Ses mots sonnent juste, sans rancoeur historique mais avec une profonde empathie humaine qui rend leur égale dignité aux Français expulsés de leur terre et aux femmes et hommes d’Algérie qui conquirent leur liberté en fondant au passage une indépendance chèrement acquise.
« Le 17 juin 1962, un porte-parole du F.L.N. déclara à la radio en arabe et en français : « Li fet met, le Passé est mort ». Non, le Passé n’est pas mort puisqu’il vit en nous. Nos témoignages ont été écrits avec l’encre du chagrin (…) Puisse cet essai apporter sa pierre à l’édifice d’une paix pour tous les peuples du monde ».
Ouvrir ce livre c’est replonger dans un passé si souvent convoqué aux tribunaux de l’Histoire qu’il en devient saturé de jugements contradictoires et parfois manichéens. Quelle étrange impression de lecteur de retrouver un point de vue profond et équitable avec des mots qui agiront comme autant de pansements littéraires pour aider à la guérison de mémoires encore aujourd’hui à vif.
L’écrivain a choisi un parti pris singulier : restituer les sentiments de l’enfance face aux choix des adultes en se réappropriant les mots d’une guerre civile qui ravageait les rues des villes, les places des villages, un conflit qui partagea l’opinion publique et provoqua des divisions souvent définitives chez des personnes habituées jusque-là à vivre les unes aux côtés des autres. L’écrivain déroule donc l’abécédaire de la guerre, réécrit son dictionnaire intime fait de souvenirs et de sensations oranaises, déconstruit le vocabulaire politique pour bâtir son propre récit intime avec les mots reconstruits par une enfant devenue adulte. Au final s’impose une fresque du quotidien qui dit, mieux que la parole des historiens, ce qu’ont vécu ces mineurs souvent réduits au rôle d’observateurs des tumultes qui ont bouleversé puis ravagé leur enfance.
« Je constatais que les événements dont les adultes nous rebattaient les oreilles servaient désormais à expliquer tous les rébus du quotidien ».
Dans les pages terribles de ce récit, la mort fait irruption sans prévenir au point d’imposer aux enfants le terme terrible de charnier :
« J’en décortiquai les lettres. Char nier Cha rnier Charn ier Charnier. Les syllabes lourdes empâtaient ma bouche. Je les mâchonnai longuement, ne réussis pas à les avaler ».
Progressivement les illusions politiques de l’époque se font jour. Celles des Français d’Algérie qui voient en De Gaulle l’espoir d’un recours ultime… Que l’on veuille la guerre ou la paix.
« Ils ne peuvent pas faire autrement que d’appeler le Général, et le Général, c’est l’homme de Brazzaville. Il fera la paix », scandait Ali. « Le Général, c’est un soldat. Il fera la guerre », criait Yacef, pour se faire entendre d’Ali.
On suit le déroulé de ces années d’une guerre tragique où les fellaghas et l’OAS finissent par s’affronter dans une lutte à mort. Assassinats, mitraillages, grenades meurtrières, tueries de voisinage et règlements de comptes de proximité se succèdent sous le regard de cet enfant devenue grave et songeuse. On tue les voisines. On tue les gamins. On tue les gamines. On tue la vie même.
Après le cessez-le-feu et les accords d’Evian apparaissent des mots nouveaux :
« Des mots en ment, égorgement, enlèvement, emprisonnement, enterrement, divaguaient de par les rues, retroussaient leurs babines sur d’effroyables rictus ».
Un mot empli de terreur et de mystère s’impose alors.
« Barbouzes connut une fortune éclatante. En peu de temps, le quartier se chuchota la nouvelle. Nous, les enfants, nous adoptâmes avec enthousiasme le mot, nous l’utilisions aussi en guise d’injure suprême. Les adultes nous imitèrent. On retrouva certains gêneurs, maris jaloux, amants trop épris, gisant près du carrefour, une pancarte au cou, des lettres noires y inscrivant leur anathème « barbouze ».
Daphna Poznanski retrouve aussi entre les pages tragiques la douceur des femmes d’Algérie qui l’entourent. Elle sait restituer l’éclat du soleil sur les murs blancs, la suavité des odeurs, le quotidien de Français souvent modestes, habitant des immeubles défraîchis, qui demeurent incrédules face à l’écroulement de leur monde. Et toujours cette enfance faite de rêves et de cauchemars et la matérialisation des angoisses de la jeune Daphna qui imagine un monstre rôdant pour semer la dévastation :
« L’Homme en gelée verte avait commencé de tout dévaster ». Les nuits trop longues ou trop courtes, les voisins qu’on épie, tout parait vivant dans ce récit vécu, dans ces lignes habitées où « L’homme en gelée verte » fait figure de monstre dérisoire et terrible.
Et puis arrive le temps de la valise ou du cercueil, le temps du départ. Certains l’anticipent et ferment leurs échoppes « pour congé annuel » avant de quitter l’Algérie furtivement. D’autres partent in extremis, par le dernier bateau. Tous sont déchirés.
« Mon pays disparaissait. Il n’était plus temps de le tenir à bout de bras. Il faudrait l’abandonner à l’abîme en espérant ne pas être happé dans le mortel maelström ».
Une lettre arriva. « Ici, on nous traite de colons, de profiteurs… Vous avez fait suer le burnous, c’est bien fait pour vous… Ici, c’est toujours l’hiver… Nous ne sommes plus rien, que des rapatriés comme on nous appelle… en France, on ne veut pas de nous. Là-bas non plus, on ne voulait pas de nous… On fait semblant de ne pas voir les regards de mépris ou de haine qu’on nous jette ».
La deuxième partie du livre reprend les témoignages de ces enfants d’Algérie devenus des adultes habités par les souvenirs du pays perdu. C’est Jean-Pierre le pupille de la nation né dans le quartier populaire de Bab-El-Oued et qui réussit in extremis son intégration en devenant grossiste en boulangerie une fois installé à Marseille. C’est Jocelyne qui, après son rapatriement, ressent dans l’hexagone le double rejet d’être juive et pied-noire. C’est Catherine de Tlemcen qui apprendra l’assassinat de son oncle et sa tante malgré le respect que leur portaient les paysans du coin et qui découvrira près de trente ans plus tard que c’est l’intendant de leur ferme qui les a torturés à mort sous la menace du FLN.
Dans les dizaines de témoignages recueillis il y a cette succession de souvenirs vivaces, cette plume qui ne tombe jamais dans le pathos, il y a cet amour absolu d’une terre laissée au loin.
Les derniers mots seront pour Daphna, une enfant devenue grande trop vite :
« J’ai compris que je pourrais construire et construire encore et que je resterais néanmoins à jamais une déracinée qui chercherait sa vie durant à enfoncer en terre de nouvelles racines. Pour tenter de me retrouver ».
Daphna Poznanski-Benhamou : Evoquer la guerre d’Algérie, c’est aller sur un champ de mines. Il me fallait donc m’y rendre, chargée de bagages sûrs et pour cela, répondre à un certain nombre d’interrogations. Quel était mon propos ? Je ne voulais pas d’un livre politique. D’autres que moi s’y sont essayé avec plus ou moins de bonheur. Un livre d’histoire alors ? D’excellents historiens s’y sont attelé, je n’avais pas cette prétention. Quel était mon objectif ? Narrer le vécu, l’émotion, la douleur, le chagrin, le déracinement, le manque du pays natal. Comment y parvenir ? Autrement dit, qu’est-ce qu’un livre ? Un assemblage de mots alignés dessinant une mosaïque de sensations, de sentiments. J’ai entrepris le chemin, lestée des mots de la langue française, ceux que j’appelle les » mots-diamants » qui ont la fluidité, la pureté de l’eau d’une source et la densité du diamant. Ces mots résonnent au plus profond de nous, mettant en oeuvre notre mémoire. » Evénements « , » opérations de maintien de l’ordre « , » attentats « , » état d’urgence « , » torture « , » état de siège « , » autodétermination « , » guerre « , » négociations « , » cessez-le-feu « , « indépendance « , » la valise ou le cercueil « , ces mots-là ont rythmé la vie de bien des enfants d’Algérie. Ils nous ont décrit un monde cruel, un monde fracassé dans lequel les adultes se mentaient et nous mentaient. Ils nous ont fait grandir sans pitié, nous forçant à la résilience.
Daphna Poznanski-Benhamou : Je ne porte aucun jugement de valeur sur aucune des parties en présence. Ce n’est pas la raison d’être de ce livre. J’ai tenu à restituer les fils ténus mais réels qui reliaient entre elles les communautés. J’ai jugé que je n’étais pas légitime pour parler au nom des enfants algériens de la guerre d’Algérie. Avant d’être un essai, ce livre est né sous la forme d’un roman. Même alors, je n’ai pu me résoudre à parler en leur nom. Je souhaite que ma tentative de mémoire inspire une personne de l’autre côté de la Méditerranée. Qu’il ou elle témoigne et fasse témoigner dans un livre qui ne serait ni politique ni d’histoire ni de propagande. Un livre qui n’aurait d’autre objectif que le surgissement de ce qui a été. Un livre qui serait le jumeau du mien. Dans un temps où Algérie et France essaient des sentiers tortueux pour se retrouver, la littérature pourrait se révéler plus efficace sur les esprits que maints discours politiques et nous offrir une route apaisante.
Daphna Poznanski-Benhamou : Sur un plan émotionnel, il reste toujours choquant pour moi de demander un visa pour retourner dans mon pays natal. Mais je suis une juriste. Le problème ne réside pas dans le droit, mais dans l’écueil, l’obstacle à sauter mentalement. S’il y a dix ans, j’en étais incapable, aujourd’hui, la question se pose sous une perspective différente. J’ai le sentiment que la parution de mon livre m’a libérée. Libérée d’un immense poids que j’ai dû porter ma vie durant. Bien des témoins du livre ont évoqué avec moi cette même sensation. Cette impression de libération me renvoie à la sculpture de l’acrobate que l’on trouve parfois sur les chapiteaux des églises, la tête en bas. Elle nous appelle à changer de plan pour atteindre un autre niveau. Alors, un voyage vers ma terre natale ? Oui, pourquoi pas, à présent ?
Daphna Poznanski-Benhamou : Dans mon témoignage, je raconte comment, sur le quai du port d’Oran en feu, un jour de juin 1962, je comprends que j’ai perdu en quelques minutes mon statut de petite fille et tout mon univers. Et la promesse que je me suis faite alors. » Ne plus jamais être un fétu de paille malmené par les vents de l’Histoire. Et donc apprendre à me battre, pour moi et pour les autres, pour tous les » sans-voix » qui ne savent même pas qu’ils ont des droits. » Je me battrai. Avec l’énergie de mon enfance volée ». Cette promesse, je l’ai toujours tenue jusqu’ici. Je me suis battue contre tous les extrémismes, contre le racisme, contre l’antisémitisme. Résidant hors de France, je me suis battue pour défendre les valeurs de la République et défendre les droits et les intérêts des Français de l’étranger qui m’ont toujours accordé leur confiance. L’on comprendra que les mots » tentation de Venise » ne font pas partie de ces » mots-diamants » que je chéris. Il y aura toujours une cause à défendre, je continuerai à me battre. Je demeurerai fidèle à ma promesse sur le quai du port d’Oran en feu un jour de juin 1962. Des projets ? Bien sûr !
Rédigé le 29/06/2023 à 07:24 | Lien permanent | Commentaires (0)
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