Pour le sociologue Michel Kokoreff, les événements de Nanterre obéissent au « même script » que celui des émeutes de 2005. Mais c’est surtout à George Floyd, cet Afro-Américain tué par la police aux Etats-Unis en 2020, que la mort de Nahel fait penser. Entretien.
Des affrontements entre manifestants et policiers à Nanterre le 29 juin 2023, à la suite de la marche blanche organisée en mémoire du jeune Nahel, tué lors d’un contrôle de police. (ALAIN JOCARD / AFP)
Le parallèle avec les émeutes de 2005 vous semble-t-il justifié ?
Michel Kokoreff Oui et non. Les émeutes de 2005 avaient pris une dimension nationale et duré près de trois semaines. Le Premier ministre [Dominique de Villepin, NDLR] avait réutilisé l’état d’urgence, de sinistre mémoire (décrété en 1955, en pleine guerre d’Algérie appelant au calme). On n’en est pas là. Par contre, depuis les années 1976-1977, toutes les émeutes urbaines en France, jusqu’en 2018 à Nantes, ont obéi au même script : mort d’un jeune descendant de l’immigration suite à une interaction avec la police, émotion collective non organisée, dégradations, destructions, marche blanche appelant au calme, répression policière, promesses de solutions, tombant dans l’oubli une fois l’ordre public rétabli – sauf en 2006, où le CPE a mis dans la rue « l’autre jeunesse », bien dotée et victorieuse.
Cette fois, je ferais plutôt un lien avec l’agonie en direct de George Floyd en 2020. De même que la bavure policière était incontestable à Minneapolis, la vidéo du tir du policier motard et de son complice l’est aussi à Nanterre. La manifestation de la preuve a souvent – toujours – été extrêmement difficile à établir mais, tout en respectant le principe de présomption d’innocence, ce n’est pas le cas ici. D’où sans doute le profil bas du pouvoir, la dénonciation des politiques (excepté Marine Le Pen) et des sportifs et artistes populaires. Or en 2005, les émeutiers étaient bien seuls…
La droite répète à longueur de journée qu’on a « investi des milliards » dans la politique de la ville pour voir ensuite les infrastructures publiques être prises pour cibles. Que faites-vous de cet argument ?
Les milliards ont contribué à la rénovation urbaine qui était indispensable, mais rien sur le plan social, qui a bien peiné à suivre, faute de financement. Ici ou là, c’est la misère qui l’emporte. François Hollande a enterré la politique de la ville par le principe d’égalité des territoires. Emmanuel Macron, lui, a mis au placard le rapport Borloo en 2018. Rien depuis, sinon le cirque du Grand Marseille acte I et II… Or voyez certains quartiers de Marseille, Toulouse ou Roubaix : les inégalités sociales, scolaires, territoriales sont indéniables. Dans le cas de Marseille, sur les 188 écoles qui devaient être rénovées, seuls 22 chantiers sont en cours (31 études sont lancées et 6 ont été livrées). C’est donc un argument de mauvaise foi, mal informé, idéologique.
Comment, depuis 2005, ont évolué les relations de la police avec les citoyens, notamment dans les quartiers défavorisés ?
« Quoi de neuf ? Rien, que du vieux ! » disent les jeunes et les moins jeunes dans les cités avec ironie. Les retours de terrain des éducateurs, enseignants, médiateurs ne cessent de constater une dégradation des relations avec une police mal formée et encadrée, de plus en plus lourdement armée et animée par une culture du chiffre. Ce sont les effets pervers de l’escalade sécuritaire. La violence de ce face-à-face non pas seulement avec les jeunes, mais avec la population est donc inéluctable. Les collectivités ne veulent pas entendre parler de prévention. La seule répression n’est pas la solution, cela se saurait. Elle ne fait qu’empirer les choses !
On a beaucoup dit, au moment des « gilets jaunes », que la France des ronds-points découvrait les méthodes de « maintien de l’ordre » utilisées en banlieue depuis des années. Les émeutes de Nanterre interviennent après la sortie du conflit sur les retraites, au moment de la dissolution des Soulèvements de la Terre… Peut-on voir des liens entre tous ces événements ?
J’essaye de montrer dans mon livre « la Diagonale de la rage » (Divergences, 2022) la continuité entre la rage des cités à partir des années 1970 et la rage des « gilets jaunes » et d’autres révoltes récentes (féministes, soignants, artistes), avec un souci comparable d’échapper aux organisations politiques. De même, les stratégies et dispositifs de sécurité publique et de maintien de l’ordre expérimentés dans les quartiers ont été généralisées dans la répression des mouvements sociaux.
Il y a bien sûr des liens qui ont été faits dès hier, place de la République, à Paris, d’une répression à l’autre (des jeunes des quartiers et racisés aux militants écologistes considérés comme « éco-terroristes »). Cette diagonale de la rage ou de la colère est la forme contemporaine de ce que l’on appelait jadis un « front de classe » (entre paysans, ouvriers et étudiants) et qui fait si peur au pouvoir. Mais elle est compliquée à mettre en pratique et à durer.
Les médias, et en particulier les chaînes d’info en continu, ont été critiqués pour avoir livré des éléments qui se sont révélés faux sur la victime (dépendance aux sources policières). Là, aussi, avons-nous appris de 2005 ?
Je constate que non, et le déplore, même si de nombreux chercheurs et chercheuses sont sollicités à nouveau pour décortiquer, contredire les chiffres officiels, prendre du recul, mettre en perspective.
Depuis 2005, les réseaux sociaux se sont considérablement développés. Est-ce que cela change quelque chose à la dynamique des émeutes, des colères sociales ?
Tout passe par là : les alertes, infos, images, signalements, y compris par des messageries cryptées. Il y a en coulisse une sorte de guerre entre la viralité et la police des réseaux.
Comment sort-on de cette situation ?
C’est aux politiques d’en décider. Mais poser des actes forts contribuerait bien sûr à apaiser la situation ; par exemple dépayser le dossier de l’homicide de Nahel comme la demande en a été faite par les avocats de la famille. Revenir sur la loi de 2017 qui élargit et obscurcit les conditions de l’utilisation des armes à feu par les policiers est un autre chantier capital. Enfin, cela fait des années que des voix s’élèvent pour demander une agence de contrôle externe et indépendante de la police, qui ne peut être juge et partie. Regarder ce que font nos voisins !
Le sociologue Michel Kokoreff est professeur des universités à Paris-VIII.
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