Stupeur en Algérie : ce 29 juin 1992, le président Boudiaf est assassiné à Annaba. Rentré d’un long exil au Maroc quelques mois plus tôt, il menait une lutte acharnée contre les islamistes. Voici le récit qu’en fit François Soudan dans JA, à l’époque.
« Une tragédie », murmure l’historien Mohammed Harbi ; un meurtre moyen-oriental aussi, en plein cœur du Maghreb, mais à coup sûr et avant tout un drame algérien… L’assassinat le 29 juin [1992] à Annaba du président Mohamed Boudiaf, tombé à 73 ans sous les balles d’un tueur en uniforme, est au sens fort du terme une affaire de Providence. Homme providentiel, il le fut, cet ancien fonctionnaire des contributions devenu sous-officier dans l’armée française puis l’un des neuf chefs historiques de la révolution, lorsqu’il débarqua tel un extraterrestre le 16 janvier 1992 sur l’aéroport d’Alger.
Cinq mois et demi plus tard, la même Providence a voulu que sa mission s’achève dans le sang. Quel malentendu entre lui et l’Histoire ? Quel divorce d’avec l’Algérie réelle, pour que cet exilé honnête sorti d’un quart de siècle d’hibernation fébrile au Maroc échoue – car il s’agit bien d’un échec – comme Sadate, ou comme si de Gaulle, auquel certains le comparent, était mort, victime d’un attentat, un jour de 1945 ?
« Une guerre implacable »
Les islamistes, qui furent ses principaux ennemis et qui croient en la Providence, y verront la main de Dieu. La réalité est évidemment plus complexe. Mohamed Boudiaf était un « historique », et chacun pensait qu’il allait faire sa politique, réconcilier l’Algérie avec elle-même. Premier quiproquo, Boudiaf a fait la politique de l’armée, c’est-à-dire celle de la répression et rien d’autre. Pour lui, la solution du problème islamiste était policière et militaire. « Une guerre implacable », comme aime à le dire le général Khaled Nezzar : celle des ratissages, des fouilles quartier par quartier, maison par maison comme à l’époque de la bataille d’Alger.
Dans une lettre écrite il y a un mois, en réponse à des militants d’Amnesty International, un homme aussi respectable qu’Ali Haroun, ancien ministre des Droits de l’homme, membre du Haut Comité d’État, très proche de Boudiaf, expliquait ainsi cette stratégie du pire : « L’ouverture d’un espace de liberté sans restriction a permis l’émergence de groupes intégristes qui ont voulu détruire les fondements républicains de l’État. Ils ont publiquement déclaré le but de leur entreprise : mettre fin au processus de démocratisation et instaurer un État théocratique totalitaire. Leurs actions subversives risquaient inéluctablement d’amener la constitution de groupes d’autodéfense, prélude à la guerre civile. C’est pour répondre au vœu de la majorité du peuple […] que les pouvoirs publics ont pris leurs responsabilités. »
Trop longue absence
À l’instar de ses amis politiques, Mohamed Boudiaf parlait beaucoup, particulièrement pour un chef d’État algérien. Mais son discours, son commentaire sur la politique, cachait l’absence d’une véritable politique. Tout le programme du Rassemblement national qu’il venait de fonder tenait dans son emblème – « Novembre 1954 » – et son slogan, surmonté d’une couronne de lauriers enserrant le drapeau algérien : « Algérie d’abord ». Impression de volontarisme certes, mais aussi d’un certain amateurisme et surtout d’une trop longue absence : un de Gaulle à Londres en temps de paix, sans Résistance ni 18 Juin et qui, de retour, se serait lancé, acharné, dans une lutte à mort contre les communistes.
Écrasés, décimés, les islamistes algériens ont conservé une structure clandestine, éclatée, suffisamment virulente pour pouvoir frapper. Lorsque le jour de l’Aïd el-Fitr, il y a un peu plus de deux semaines, une bombe artisanale à la minuterie sophistiquée explosa dans une mosquée où Mohamed Boudiaf venait de se recueillir, un journal titra : « Attentat non, message oui ». Quinze jours plus tard, sans que l’on sache très bien si le procès à Blida des leaders du Front islamique du salut, ouvert le 27 juin et repoussé au 12 juillet, a été l’étincelle qui a allumé la mèche, le message est, semble-t-il, délivré.
Avec l’assassinat de Boudiaf, l’Algérie a fait un brusque retour six mois en arrière, à la date de la proclamation de l’état d’urgence. Le problème posé par le FIS au pouvoir algérien s’étale à nouveau dans toute sa nudité : on ne peut ni le laisser gouverner ni emprisonner (ou liquider) tous ses militants. Il s’agit là, en somme, de la pire des situations politiques : celle où l’on ne peut faire que des fautes, où il faut choisir entre deux maux. Va-t-on faire appel à un autre « historique » qui, lui, ferait de la politique – Ben Bella par exemple –, c’est-à-dire traiterait d’une façon ou d’une autre avec le FIS et retarderait le pire ?
La propension de l’armée à gouverner masquée, à se farder d’une caution civile milite pour cette solution. Mais une autre est possible : les militaires s’avançant à visage découvert dans le cadre d’une répression nue. Ou encore, pourquoi pas – hypothèse optimiste, certes – un sursaut civique, consensuel, peut naître du choc de l’attentat. L’Algérie indépendante après tout, si elle a connu l’assassinat à l’étranger de Krim Belkacem, de Mohamed Khider ou d’Ali Mecili, n’a jamais vécu chez elle le meurtre d’un chef d’État – seulement une tentative manquée contre Boumédiène en 1968.
Un événement maghrébin
Au-delà des scénarios internes, la mort de Boudiaf est aussi un événement maghrébin, ne serait-ce que parce que l’évolution de la politique des États de l’UMA (Union du Maghreb arabe) par rapport à l’islamisme, dépend beaucoup de la situation algérienne. Les plus directement concernés sont évidemment les Tunisiens. Après avoir longtemps fustigé le laxisme de Chadli à l’égard des mouvements intégristes, les dirigeants de Tunis observaient avec faveur et non sans une certaine admiration la guerre totale menée par les hommes du Haut Comité d’État. L’échec de la répression algérienne les inquiète et les conforte aussi dans la voie de la confrontation qui est la leur depuis trois ans. Prévu pour le mois de juillet, un autre procès spectaculaire d’islamistes devrait bientôt mobiliser l’opinion tunisienne.
Sentiments mitigés aussi du côté de Mouammar Khadafi, que l’on imagine soulagé de voir l’attention internationale se détourner des rivages du golfe de Syrte, mais aussi inquiet, lui qui, au moins à une reprise, en 1989, a failli être la victime d’un attentat islamiste.
Un homme sincère, sans ambition
Le Maroc, lui, sécrète ses propres anticorps, maintenant ses intégristes dans un éternel purgatoire politique à mi-chemin entre la prison et une certaine forme de légalisation. Hassan II, qui sait ce qu’attentat veut dire pour l’avoir vécu dans sa chair, ne peut qu’être affecté par l’assassinat d’un homme qu’il avait reçu pour la première fois fin mai au Maroc et qui entretenait du côté de Kénitra de solides attaches d’exil. La disparition de Boudiaf aura-t-elle des conséquences sur l’évolution du dossier saharien ? Le président assassiné avait certes des velléités conciliatrices, mais il était sur ce point en désaccord avec l’armée et n’avait pas les mains libres. Sa mort annule sans doute ces prémisses au profit de la poursuite du statu quo. Pour régler l’affaire du Sahara, l’Algérie a en effet besoin d’un pouvoir fort. A contrario, un pouvoir faible peut avoir besoin d’un dérivatif extérieur.
Événement maghrébin, drame algérien, belle mort en définitive que celle de cet homme sincère, sans ambition, au soir de sa vie, tué au front d’une guerre dont il était le symbole. « Ces gens-là sont capables de tout, ils ne reculent devant rien », confiait Mohamed Boudiaf à propos des islamistes il y a un peu plus d’un mois. Nul il est vrai ne sait encore avec précision, à l’heure où nous mettons sous presse, si les « frères » l’ont tué ou si d’autres ont agi à leur place. Boudiaf, quoi qu’il en soit, était un pathétique, mais aussi malgré son âge ou à cause de cela, un éternel amateur de la politique. Le temps pour lui d’apprendre à gouverner et il était déjà trop tard. L’Algérie est face à elle-même.
https://www.jeuneafrique.com/1421129/politique/mohamed-boudiaf-ou-la-mort-en-embuscade/
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