Le documentaire relate l’histoire d’un conscrit de l’armée française mobilisé durant la guerre d’Algérie, Monsieur MEYNARDIE Jean Louis. Il est devenu instituteur en Kabylie (Akfadou) dès 1960 jusqu’à son retour définitif en France en 1975. Son épouse l’a rejoint en 1963 pour enseigner dans la même école.
Le jeune homme circulait à scooter dans la nuit du 1ᵉʳ au 2 juillet alors que des pillages émaillaient le centre-ville. La procureure de Marseille avait jugé « probable » que sa mort ait été provoquée « par un choc violent au niveau du thorax causé par le tir d’un projectile de type Flash-Ball ».
Cinq policiers de l’antenne marseillaise du RAID ont été placés, mardi 8 août en matinée, en garde à vue dans le cadre de l’enquête sur la mort d’un jeune homme, victime d’un arrêt cardiaque vraisemblablement provoqué par un tir de lanceur de balles de défense (LBD) pendant les émeutes début juillet. La juge d’instruction en charge de cette enquête ouverte pour « coups mortels avec arme » a également ordonné l’audition, comme témoins, d’autres policiers de cette unité d’élite de la police nationale, engagée dans les opérations de maintien de l’ordre.
Circulant à scooter, Mohamed Bendriss, un livreur âgé de 27 ans, avait été transporté à l’hôpital alors qu’il venait de s’effondrer, cours Lieutaud, dans le centre-ville de Marseille en proie, cette nuit du 1er au 2 juillet, à de nombreux pillages de magasins. Le jeune homme regagnait le domicile de sa mère. Lors de l’autopsie étaient révélés deux impacts sur le corps de la victime, l’un à la cuisse, l’autre en pleine poitrine. « Les éléments de l’enquête permettent de retenir comme probable un décès causé par un choc violent au niveau du thorax causé par le tir d’un projectile de type Flash-Ball », écrivait la procureure de la République de Marseille, Dominique Laurens, le 5 juillet. A cette date, il n’était pas possible de déterminer le lieu où le drame s’était passé, ni si Mohamed Bendriss avait ou non pris part aux émeutes, ni même s’il avait circulé dans cette zone. Selon des proches de la victime, ce père d’un enfant, et dont l’épouse en attendait un second, aurait été vu, quelques instants plus tôt, en train de filmer des interpellations dans une rue commerçante, à quelques encablures du cours Lieutaud.
De très nombreuses vidéos ayant été conservées pour nourrir les procédures ouvertes contre des pillards, certains enregistrements auraient permis de conduire l’inspection générale de la police nationale (IGPN) et la police judiciaire – les deux services d’enquête cosaisis – jusqu’aux fonctionnaires du RAID. Au vu des déclarations des gardés à vue et des explications qui seront fournies par leurs collègues, la juge d’instruction devrait décider de leur présentation ou non en vue d’une éventuelle mise en examen.
Un cousin de la victime également blessé
Les avocats de l’épouse et de la mère de la victime, qui se sont constituées partie civile, se réjouissent de cette accélération de l’enquête. Dans un communiqué publié en juillet, Mes Frédéric Coffano et Thierry Ospital indiquaient que les deux femmes n’entendaient pas polémiquer et « porter des accusations ou anathèmes à l’encontre de quiconque », manifestant uniquement leur « volonté indéfectible de connaître les auteurs de cette mort troublante et violente, et ce dans le cadre d’une procédure loyale et objective ».
Me Arié Alimi, autre défenseur de l’épouse, a par ailleurs déposé une plainte avec constitution de partie civile pour le compte d’Abdelkarim Y. , 22 ans, gravement blessé à l’œil gauche, dont il aurait perdu l’usage, la nuit précédente, par un tir de LBD. Le jeune homme est le cousin de Mohamed Bendriss. Entendu par l’IGPN, saisie par le parquet d’une enquête ouverte pour « violences volontaires en réunion ayant entraîné une mutilation ou une infirmité permanente par personne dépositaire de l’autorité publique et avec arme », il aurait, selon son défenseur, évoqué un policier vêtu de noir le ciblant depuis la tourelle d’un véhicule blindé léger. Un policier cagoulé, comme y sont autorisés les fonctionnaires du RAID, précise l’avocat.
« S’il s’avère que les policiers du RAID sont impliqués à la fois dans le décès de Mohamed Bendriss et la mutilation de son cousin Abdelkarim, la veille, alors c’est la décision même de les faire intervenir qui doit être passée au crible pénal », estime l’avocat.
La garde à vue des fonctionnaires du RAID intervient moins d’une semaine après la décision de la cour d’appel d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône) de maintenir en détention provisoire un des quatre policiers d’une brigade anticriminalité de Marseille mis en examen, le 21 juillet, pour violences volontaires aggravées commises sur Hedi R., un jeune homme de 22 ans très grièvement blessé au crâne par un tir de LBD et passé à tabac, la même nuit que la mort de Mohamed Bendriss et dans le même secteur. Quatre autres fonctionnaires avaient été initialement placés en garde à vue, mais aucune suite judiciaire n’a été donnée les concernant. Cette incarcération provisoire d’un policier est à l’origine du mouvement inédit ayant poussé des centaines de fonctionnaires marseillais à se mettre en arrêt maladie tout au long du mois de juillet. Plusieurs syndicats de police ont fait le choix de ne pas commenter cette nouvelle affaire tant que leurs collègues sont en garde à vue.
Trois des trente et une enquêtes confiées à l’IGPN et ouvertes dans le sillage des émeutes concernent donc des faits commis à Marseille et le seul décès recensé en marge de l’épisode de violences urbaines qui a secoué la France durant plusieurs jours après la mort du jeune Nahel M., victime du tir d’un policier lors d’un contrôle routier à Nanterre, fin juin.
Hasard de calendrier, le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, s’est rendu, mardi matin tôt, dans un commissariat marseillais, où il s’est entretenu durant une heure avec une soixantaine de policiers, « de façon informelle et constructive sur des sujets police classiques concernant les moyens et les conditions de travail », affirme une source policière. Ce déplacement, « hors presse et hors élus », avait pour objectif de féliciter des fonctionnaires du commissariat du 15e arrondissement qui, dimanche 6 août, avaient saisi 220 kilos de cannabis à l’occasion d’un contrôle.
Par Luc Leroux(Marseille, correspondant)
Publié aujourd’hui à 17h46, modifié à 18h32https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/08/08/apres-la-mort-de-mohamed-bendriss-en-marge-des-emeutes-a-marseille-cinq-policiers-du-raid-en-garde-a-vue_6184844_3224.html.
Dans le théâtre qu’ils écrivent et jouent, les jeunes artistes de la Compagnie Nova mettent à nu les fractures sociales et politiques de la France d’aujourd’hui. Dans Et le cœur fume encore, ils investiguent les répercussions de la guerre d’Algérie.
Créé en 2019, Et le cœur fume encore tire son titre d’un poème de Kateb Yacine :
Persuasif et tremblant J’erre au bord de la grotte Vers la limpide imploration Point de soleil encore Mais de légers nuages Des oiseaux gémissants J’ai la douceur du peuple Effrayante Au fond du crâne Et le cœur fume encore L’hiver est pour demain
Le Polygone étoilé, 1966.
UNE ÉPOPÉE DE LA DÉCOLONISATION
C’est le second volet du diptyque Écrire en pays dominé, inspiré de l’œuvre de Patrick Chamoiseau, entamé en 2016 par Alice Carré et Margaux Eskenazi avec la Compagnie Nova qui veulent mener une investigation théâtrale sur les écritures et les pensées de la décolonisation « pour penser nos identités françaises et les oublis de sa mémoire coloniale ».
Le premier spectacle, Nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre célébrait les poètes de la négritude et de la créolité : Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas, Léopold Sédar Senghor, Édouard Glissant… en les inscrivant dans les questionnements philosophiques et politiques d’aujourd’hui.
Tout comme les jeunes gens avec lesquels elles travaillent, les deux metteuses en scène sont nées bien après la décolonisation, bien après la guerre d’Algérie dont elles se réapproprient l’histoire aujourd’hui. Une histoire non enseignée à l’école, qui a laissé en elles un profond malaise, et qu’elles tentent de mettre à jour, en en analysant le racisme d’État, dans Et le cœur fume encore. Après les premières représentations en 2019 qui ont eu un effet coup de poing, d’abord au festival off d’Avignon puis plus largement sur le territoire, dans des théâtres, mais aussi des lycées, elles affichent pour cette rentrée 2022 une tournée nationale peu banale pour ce type de spectacle qui n’hésite pas à mettre le couteau dans la plaie et dont on se réjouit.
Construisant une véritable épopée, intime et collective, à partir d’un rigoureux travail d’enquête, de recueil de témoignages et de voix de poètes (outre Kateb Yacine, Mouloud Feraoun, Albert Camus, Assia Djebar…), le spectacle parcourt la période de la colonisation, de la lutte de libération et de l’indépendance de l’Algérie en donnant la parole à une foule de protagonistes et en faisant des allers-retours entre passé et présent. Il commence astucieusement dans une adresse frontale au public où les jeunes comédiens — Armelle Abibou, Loup Balthazar, Salif Cisse ou Christophe Ntakabanyura, Malek Lamraoui, Yannick Morzelle ou Lazare Herson-Macarel, Raphaël Naasz et Eva Rami —, tous formidables, présentent leurs personnages.
Finalement, sept parcours de vie où vont s’enchevêtrer le réel et la fiction : l’itinéraire d’une femme pied-noir dont la famille, arrivée en Algérie en 1845, a dû retourner en France en 1962 ; celui d’un harki dont les aïeux ont combattu comme tirailleurs français durant les deux guerres mondiales et qui, rapatrié en France en 1962, échouera dans un camp jusqu’en 1975 ; le destin d’un travailleur algérien immigré en France qui devient membre actif de la section française du FLN et retournera vivre en Algérie après l’indépendance ; celui d’un membre du FLN section algérienne ayant émigré en France dans les années 1970 pour y trouver du travail ; le cheminement d’un officier de l’armée française ayant rejoint l’OAS, d’un appelé brisé par les scènes de torture auxquelles il a dû participer ou d’une militante anticolonialiste ayant rejoint l’Algérie pour participer à sa construction post-indépendance.
« J’AVAIS LA RAGE CONTRE LA FRANCE »
La plupart des récits sont portés par les enfants ou petits-enfants des protagonistes, interrogeant l’impact de cette mémoire dans leur famille et leur place dans la société contemporaine française. La fille de l’un d’entre eux le formule :
Moi qui ai toujours vécu en France, je découvrais que cette histoire était aussi la mienne. Je réalisais que j’étais partie pleine de questions. J’avais la rage contre la France, mais je ne savais pas grand-chose de l’Algérie. Et ma famille d’Algérie avait la rage contre l’Algérie. Moi, je devais me construire au milieu de ça.
Retraçant des moments-clé, tels le massacre de Sétif en 1945 ou la bataille d’Alger en 1957, les comédiens interprètent également des situations emblématiques — que l’on ne dévoilera pas toutes —, comme lorsqu’en 1958 à Bruxelles, Jean-Marie Serreau donne la première représentation du Cadavre encerclé de Kateb Yacine, alors interdit en France. C’est Édouard Glissant qui introduit le spectacle, tandis que tous ont reçu des menaces de mort et de plasticage.
Olivier Le Cour Grandmaison14 juillet 1953, lors d’un défilé pacifique de plusieurs organisations des gauches politiques et syndicales, les policiers tirent sur les militants du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) de Messali Hadj. Bilan : six morts et quarante-quatre blessés dans leurs rangs1. Quelques années plus tard, suite aux « événements » d’Algérie, certaines méthodes de la guerre contre-révolutionnaire – torture, exécutions sommaires, disparitions forcées – sont importées dans la capitale par le préfet de police Maurice Papon avec l’aval du Premier ministre, Michel Debré, et du chef de l’Etat, le général de Gaulle. Plusieurs dizaines de milliers de manifestantEs sont rassemblés pacifiquement à l’appel du FLN le 17 octobre 1961 à Paris et dans plusieurs quartiers populaires d’Île-de-France pour protester contre le couvre-feu raciste qui leur était imposé ; plus de deux cents Algériens sont tués ce jour-là, notamment.Depuis, la situation n’a guère changé. À cela s’ajoute, dans les quartiers populaires habités par de nombreuses personnes racisées, des pratiques en partie inspirées de la doctrine de la guerre contre-révolutionnaire mise en œuvre pendant les conflits coloniaux menés par la France en Indochine puis en Algérie. Les moyens juridiques, matériels et humains employés lors des émeutes de novembre 2005 à Clichy-sous-Bois en attestent. L’application de la loi de 1955 sur l’état d’urgence, votée en pleine guerre d’Algérie, le confirme. De plus le recours par les forces de l’ordre à de nombreuses armes sublétales – les désormais célèbres lanceurs de balles de défense (LBD) –, à des blindés de la gendarmerie, à des drones et à des hélicoptères qui ont opéré de jour comme de nuit est maintenant banalisé. Au regard de la somme de ces éléments, la qualification de racisme institutionnel est adéquate puisqu’il s’agit de la mise en œuvre d’une politique publique qui implique la direction, toute la chaîne hiérarchique et le personnel d’un corps essentiel de l’appareil d’État.Passé les frontières intérieures, qui divisent le territoire national en espaces ségrégués, la police, qualifiée de « républicaine », se fait police d’exception qui use et abuse de pratiques de même nature. Pareillement, lorsque cette police est en présence de jeunes racisés dans certains lieux de la capitale où ils sont victimes d’une présomption de culpabilité et (mal) traités en conséquence. Quant à la République, dans les quartiers populaires son visage n’est pas celui de la libre, douce et fraternelle Marianne. En lieu et place de cette dernière se dressent les faces agressives et menaçantes des forces de police et de gendarmerie chargées de défendre l’ordre établi, celui-là même qui entretient inégalités, discriminations et racismes systémiques infligés à des millions d’hommes et de femmes, héritiers des immigrations coloniales et postcoloniales, et aux étrangers. Pis encore, traités de « sauvageons » et de « racailles », les plus jeunes sont réputés former une plèbe dangereuse qu’il faut mater par des violences réitérées et, au besoin, par le recours à des dispositions d’exception – la loi sur l’état d’urgence – aux origines coloniales avérées.Aux vociférations des extrêmes droites et des droites de gouvernement, qui exigent l’application des dispositions précitées, aux vocalises du gouvernement et du chef de l’État, qui en appellent au respect des institutions républicaines, il faut, a minima, opposer les revendications suivantes : abrogation de la loi du 28 février 2017, initiée par Bernard Cazeneuve puis votée par sa docile majorité. «Rédigée à la hâte» pour satisfaire les syndicats de police, dixit le Monde du 29 juin 2023, cette réforme a permis aux forces de l’ordre d’user plus largement de leurs armes ce qui a favorisé les drames que l’on sait. Il faut y ajouter l’interdiction immédiate des contrôles au faciès, la délivrance obligatoire par les fonctionnaires de police d’un récépissé aux personnes contrôlées, la suppression des LBD et des grenades de désencerclement, le retrait des fusils d’assaut HK G36 mis à la disposition des policiers et des gendarmes – une exception en Europe6. De plus, l’IGPN doit être supprimée et remplacée par une institution administrative indépendante, et la sinistre BRAV-M doit être dissoute.*Olivier Le Cour Grandmaison est universitaire, dernier ouvrage paru, avec O. Slaouti (Dir), Racismes de France, La Découverte, 2020.
1.Cf., le documentaire (2014) de D. Kupferstein, Les Balles du 14 juillet 1953.
2.Sur les événements de Pointe-à-Pitre (26-28 mai 1967), cf., sous la dir. de E. Dorlin, Mai 67. Massacrer et laisser mourir, Paris, Libertalia, 2023. Et sur le massacre d’Ouvéa, en Kanaky-Nouvelle-Calédonie, le 5 mai 1988, cf., I. Leblic, « Chronologie de Kanaky Nouvelle-Calédonie (1774-2018) », in Journal de la société des océanistes, n° 147, 2018, pp. 529-564.
3.L’Égalité trahie. L’impact des contrôles au faciès, Open Society Justice Initiative, 2013, p. 5 et F. Jobard et R. Lévy, « Police, justice et discriminations raciales en France : état des savoirs » in CNCDH, La Lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, Paris, La Documentation française, 2010. Lors du quinquennat de F. Hollande, Mediapart a rendu public un mémorandum de « l’agent judiciaire de l’État » justifiant le contrôle de « la seule population dont il apparaît qu’elle peut être étrangère. » Mediapart, 26 février 2016.
4.Arrêt de la Cour de cassation, Chambre civile 1, 9 novembre 2016, 15-24. 210, p. 3, 6, 11. (Souligné par nous.)
5.Arrêt de la Cour d’appel pôle 4, chambre 13, 8 juin 2021, n° 19/00867.
Une première version de ce texte a été publiée par Mediapart.
Il y a quarante ans, la marche contre le racisme et pour l’égalité avait lieu. Aujourd’hui, le combat de celles et ceux qui hier se sont mobilisés, doit plus que jamais se poursuivre. Avec les nombreux collectifs des premiers concernés, les gauches politiques, syndicales et associatives doivent désormais mettre les revendications précitées au plus haut de leur agenda et organiser des manifestations dans toute la France pour les défendre, et défendre aussi la liberté d’association et de manifestation désormais systématiquement attaquée par la politique toujours plus autoritaire du chef de l’État.
Que les membres du parti de l’Ordre et beaucoup d’autres avec eux soient surpris par les violences aujourd’hui commises est surprenant. Leur étonnement n’est pas seulement étonnant, il est aussi d’une démagogie obscène au regard de la situation dont ils sont les premiers responsables. On ne méprise pas, on ne discrimine pas, on ne ruine pas tant d’existences pendant des années impunément. Des émeutes de novembre 2005, ils n’ont rien appris parce que leur seul souci, dans ces quartiers populaires, c’est d’y assurer ce qu’ils osent nommer « l’ordre républicain » qui n’est autre que le train-train de la domination, de l’exploitation et de l’oppression à « bas bruit ».
L’arrêt de la Cour de cassation du 9 novembre 2016 et celui de la Cour d’appel de Paris du 8 juin 2021 obligent à prolonger l’analyse puisque toutes deux se sont prononcées, en des termes sévères, à l’endroit des pouvoirs publics, contre le profilage racial auquel se livre la police. Sans rentrer dans le détail des arguments employés par la plus haute juridiction, retenons cette conclusion : une «violation aussi flagrante desdroits fondamentaux» constitue «une faute lourde engageant directement la responsabilité de l’État».4 Reconnu coupable, ce dernier est donc condamné, pas les fonctionnaires puisqu’ils agissent conformément aux directives de leur institution et de leur ministère. C’est donc bien une politique qui a pour auteur et défenseur l’État, ce pourquoi il est adéquat de soutenir qu’il s’agit bien d’un racisme d’État. Il permet de mieux comprendre aussi la persistance du racisme institutionnel au sein de la police, lequel perdure, entre autres, parce que ses origines se trouvent au sommet des pouvoirs publics qui, de facto, l’encouragent. Le 8 juin 2021, dans une affaire similaire, la Cour d’appel de Paris a de nouveau estimé que l’État avait commis une faute lourde5. Cette seconde condamnation prouve que ce dernier est désormais en situation de récidive. Extraordinaire impunité où se découvrent les limites inquiétantes de l’État de droit tant vanté par certains.
Si depuis la fin du conflit algérien, le temps des massacres d’État commis dans l’Hexagone n’est plus – il en va autrement en Guadeloupe et en Kanaky-Nouvelle-Calédonie2 –, des enquêtes et de nombreux ouvrages ont établi l’existence de pratiques policières discriminatoires à l’endroit des jeunes hommes racisés des quartiers populaires. Lorsqu’ils sont perçus comme « noirs » ou « arabes », la probabilité qu’ils soient soumis à un contrôle d’identité est, pour les premiers, six fois plus élevée que pour les personnes identifiées comme blanches, et huit fois pour les seconds. Dans une publication de la fondation Open Society de 2013, on lit ceci : «toutes les études convergent[…] vers le même constat: en France, les personnes issues des “minorités visibles” sont contrôlées bien plus fréquemment que leurs homologues blancs.»3 Précision essentielle : ces pratiques ne sont pas celles d’une institution policière qui agirait à l’insu du gouvernement : elles sont les conséquences directes, souhaitées et assumées d’une politique publique depuis longtemps défendue par des majorités de droite comme de gauche. Dès 1995, suite aux attentats commis par Khaled Kelkal, entre autres, et à la mise en place du plan Vigipirate, les unes et les autres ont soutenu puis renforcé ces orientations au nom de la lutte contre le terrorisme.
Dans l’Hexagone, de 1953 à la mort de Nahel, le 27 juin 2023, le nombre des victimes racisées, tombées pour différentes raisons sous les balles des forces de l’ordre, se comptent par centaines.
Jean-Philippe Ould Aoudia écrit :...Comment et pourquoi l'arabicide s'est-il à ce point banalisé ? La Ve République repose sur un crime fondateur, l'arabicide de masse, commis tout au long de la guerre d'Algérie, jusque dans les rues de Paris. Ses auteurs et ses responsables ont bénéficié d'une impunité totale, par le jeu des amnisties. Ce fut là le plus formidable encouragement à répéter en temps de paix, sur une échelle réduite, ce que militaires, policiers et " simples particuliers " avaient fait en temps de guerre.Depuis 1994, tout a été dit. Tout s'est aggravé. »
Jean-Philippe Ould Aoudia
Nous avions donné une conférence débat au Centre culturel algérien, en 1994 je crois, et j'y avais développé la notoriété dans le Midi d'anciens tueurs de l'OAS qui avaient pratiqué la ratonnade, c'est- à-dire l'assassinat d'un Arabe considéré comme un animal nuisible.
« En 1992, les éditions La Découverte publiaient, sous la plume du journaliste italien Fausto Giudice, et sous le titre Arabicides Une chronique française 1970-1991, l'analyse de quelques 200 meurtres d'Arabes, essentiellement Algériens, commis pendant vingt ans. Il écrivait :
Par micheldandelot1 dans Accueil le 8 Août 2023 à 08:02
L’année 1957 est celle de la généralisation par l’armée coloniale française de la pratique de la torture et des exécutions sommaires en Algérie. A Saint-Eugène (banlieue d’Alger), l’année commence par une action du Front de libération nationale (FLN), dans le quartier des Deux Moulins où des coups de feu sont tirés sur une voiture dont les deux occupants européens sont blessés. Partout ailleurs, dans le pays, l’Armée de libération nationale (ALN) est présente comme en attestent les informations annoncées sur les Une de la presse coloniale locale et détaillées en page intérieure dans une rubrique consacrée aux «événements d’Algérie», en fait dédiée aux activités de ceux qui sont désignés tantôt «rebelles», tantôt «hors-la-loi», selon l’humeur du moment.
Dans les djebels, de durs combats sont imposés à l’ALN par l’armée coloniale qui affiche des bulletins mensongers où les «hors-la-loi» tués se comptent chaque jour par dizaines et d’autres capturés par dizaines, aussi, et des armes et bombes récupérées, toujours par dizaines. C’était de la pure propagande contraire à ce qui se passait sur le terrain.
Un peu plus de deux ans après le 1er novembre 1954, la lutte armée était bien lancée, dirigée alors par le Comité de coordination et d’exécution (CCE), issu du Congrès de la Soummam réuni le 20 août 1956.
En appui à la lutte armée, le CCE a décidé d’agir au plan politique par l’organisation d’une grève générale et nationale de 8 jours, du 28 janvier au 4 février 1957. Le but est de démontrer l’adhésion du peuple algérien à la lutte armée pour l’indépendance. C’est important à la veille de la XIe session, prévue le 15 février 1957, de l’Assemblée générale de l’ONU qui a inscrit la question algérienne à son ordre du jour. La grève concerne surtout les centres urbains.
A Alger, sachant que le mot d’ordre du FLN sera massivement suivi par les commerçants, le général Jacques Massu, chef des paras de la Xème Division, avertit qu’en cas de grève, les magasins seront ouverts, si besoin par la force. Il vient d’être doté de tous les pouvoirs pour le «maintien de l’ordre» dans l’agglomération d’Alger.
Massu se met immédiatement à l’œuvre et, sans attendre, déclenche la machine répressive. Ses paras investissent La Casbah le 8 janvier 1957, à 3h du matin. La presse coloniale parle de «super opération Casbah» et étale le bilan des arrestations et des armes et explosifs saisis. Une semaine après la «super opération Casbah», trois autres opérations surprises sont menées à La Casbah, Saint-Eugène et Maison Carrée. A Saint-Eugène, le quartier de la Consulaire, considéré comme un «abri de tueurs» par les autorités coloniales, est spécialement visé. C’est là que Oudelha Mohamed dit «Ali yeux bleus» est arrêté, «grâce à la perspicacité de gardes territoriaux de Saint-Eugène», souligne la presse algéroise qui révèle que «Ali la Pointe s’est échappé de justesse du barrage des Deux Moulins». Les photos des «terroristes» arrêtés et les images des stocks d’armes récupérées couvrent les pages des journaux.
Les arrestations continueront les jours, semaines et mois suivants, selon le même «protocole» : les paras font irruption dans les habitations en pleine nuit à la recherche des «suspects» qui sont enlevés brutalement à leurs familles et emmenés, dans des camions GMC (General Motors Truck Company, fabriqués aux Etats-Unis pour équiper l’armée américaine), vers «une destination inconnue » afin d’être interrogés, c’est-à-dire soumis à la torture décrite par Henri Alleg dans son livre «La question». Quand le temps presse, la descente des paras au domicile est effectuée de jour et en cas d’absence du «suspect», l’enlèvement se fait là où il est retrouvé, sur le lieu de travail ou en pleine rue. La propagande des services psychologiques de l’armée française visant à discréditer la lutte pour l’indépendance n’ayant pas suffit, tous les moyens sont bons pour y venir à bout.
A Saint-Eugène, le centre secret de torture a été installé aux Deux Moulins, près de la placette, dans la cave d’un petit immeuble en chantier, derrière un restaurant, sur une impasse qui mène à la mer. L’«administration», supervisée par le général Massu, se trouve de l’autre côté de la placette dans une grande villa appelée «Cercle du Baron». Ahmed Rebah et son fils Ben Youcef (18 ans à l’époque), arrêtés en mars 1957, en pleine nuit à leur domicile à Saint-Eugène, furent conduits à ce lieu de torture des Deux Moulins, occupé par les bérets bleus du 3ème Régiment de parachutistes commando (RPC) du colonel Bigeard. L’intervention rapide d’un voisin, notable musulman, auprès du capitaine qui commandait ce centre, les sauva d’une «disparition» certainement programmée par les parachutistes. Ils furent extraits de la cave et conduits au «Cercle du Baron», à quelques mètres de là, puis libérés dans la matinée après un interrogatoire, sous forme de discussion anodine, mené par le capitaine curieux de connaître les raisons de l’engagement dans l’ALN de l’aîné Nour Eddine, étudiant et donc supposé être « intégré » dans la société coloniale.
Ben Youcef Rebah a décrit le lieu où, lui et son père ont passé la nuit : la cave avait été réaménagée et partagée en box ceinturés de fils barbelés, sans cloisons entre eux, «comme en Indochine», leur avait-on dit. Les suspects étaient placés dans ces box. La cave donnait sur la mer. On peut penser que les corps des détenus qui succombaient sous la torture ou exécutés sommairement, étaient jetés à la mer.
Le jeune Lalleg Abdenour, arrêté en février 1957 et conduit au centre de torture des Deux Moulins, connaîtra un sort tragique différent. Son frère Abdelghani n’oubliera jamais le jour où un GMC a calé en amorçant la montée, dans la rue près de son domicile. Quelle chance ! Abdenour était dans le GMC. Il avait certainement décidé de «balader» les paras, en les orientant du côté de chez lui pour leur faire, faussement, découvrir une cache du FLN. Le temps que le camion redémarre, son frère et sa grande sœur ont pu, de leur maison, le voir, étendu à l’arrière du GMC, et le reconnaître. Il leur a souri avec un geste discret de la main. Le camion a démarré poursuivant sa route vers le haut de la rue Lavigerie. Il est redescendu peu après, par le même itinéraire, le frère et la sœur guettaient ce retour. Le corps d’Abdenour Lalleg était toujours étendu à l’arrière du camion, mais cette fois entièrement recouvert. Ils ont compris qu’il était mort. Comme tant d’autres, «dans une tentative de fuite», rapportent les journaux colonialistes locaux, rompus au mensonge. Le corps est récupéré par la famille grâce à l’intervention d’un notable musulman qui utilisait son influence auprès des autorités coloniales pour «aider» à sa manière. Lalleg Abdenour a pu être enterré dans le cimetière d’El Kettar. Consolation non négligeable pour sa famille, par rapport aux cas des «sans sépulture», ceux qui sont passés, comme lui, par le centre de torture des Deux Moulins et n’ont plus donné signe de vie. Qui sont-ils et combien sont-ils?
Aujourd’hui, aux Deux Moulins, il n’y a aucune plaque commémorative qui recense les noms des disparus et leur rendre hommage. Les témoignages recueillis ici et là ne remplacent pas un travail systématique et institutionnel de collecte des informations sur l’identité et les circonstances de l’arrestation et de la disparition de ces chouhada. Parmi eux : Farouk Seraï, arrêté dans le kiosque de son beau-frère Ait Saada, tous deux disparus ; Mahmoud Abdelaziz, qui était dans l’équipe de waterpolo du Mouloudia, habitait le «Quartier chinois» au centre de Saint-Eugène; Benali Boualem qui habitait rue Lavigerie (rue Abdenour Lalleg, aujourd’hui) ; le surnommé Tibha, de Zghrara ; Mohamed Bouzidi ; Smaïl Aouadj ; Mustapha Sifi ; Omar Merouane ; Said Hanine ; Bachir (boulanger) ; Aouis Abdelkader, télégraphiste. Bedidi Driss a été extrait de la cave des Deux Moulins et tué devant la population à La Pointe Pescade. Presque tous étaient jeunes.
A la fin février 1957, les paras du 3ème RPC commandés par Bigeard prétendaient avoir «en moins de deux mois, porté un coup mortel au FLN». Ils défilent à Saint-Eugène, de l’école du Plateau aux Monuments aux morts, «fêtés par la population européenne et musulmane», encore un mensonge de la presse coloniale locale qui fabule sur «cette population fraternellement unie, écoutant La Marseillaise devant le Monument aux morts de Saint-Eugène, avant d’aller à la Salle des fêtes pour un apéritif offert par la municipalité».
Le maire Raymond Laquière salue «la présence de nombreux musulmans» et croient voir dans cette image de réconciliation un grand motif de joie. A peine quelques jours après, le 6 mars, à 6h30, sur le trajet emprunté par le défilé des paras, l’arrêt de bus de La Poudrière est mitraillé, faisant 6 blessés dont 2 graves.
La grève des 8 jours a démontré l’autorité du FLN et son audience dans la population. A Saint-Eugène, elle a été suivie, nettement perceptible pour les commerces tenus par les Musulmans, dont les rideaux étaient fermés, pour le service de la voirie, au vu de l’amoncellement des ordures ménagères, et pour les transports publics, avec peu de bus. La riposte des paras : le half-track (de fabrication américaine!) est entré en action de façon spectaculaire pour arracher les rideaux métalliques des magasins fermés, les rues ont été nettoyées par les «suspects» arrêtés la veille à Saint-Eugène, et les GMC ont pallié le manque de bus. La grève était destinée à peser sur le débat à l’Assemblée générale de l’ONU, mais la complicité atlantiste avec la France a empêché les pays amis de la cause algérienne de faire passer leur résolution.
Le 16 février 1957, la presse colonialiste d’Alger étalait en grand titre à la Une : «La France a gagné à l’ONU». Grâce à la solidarité de l’OTAN, faut-il préciser. A la suite d’entretiens le vendredi 11 janvier 1957 avec Dulles au Département d’Etat, Christian Pineau, ministre français des Affaires étrangères, avait annoncé que les Etats-Unis soutiendront à la 11ème session de l’Assemblée générale de l’ONU la position française sur l’Algérie. Fin janvier 1957, les Etats-Unis le confirment en faisant savoir qu’ils ne voteront pas à l’ONU une résolution qui serait inadmissible pour la France ou ferait intervenir les Nations unies en Algérie. Quelques jours après, c’est Foster Dulles qui déclare : «Le débat sur l’Algérie à l’ONU devrait se limiter à un échange de vues». Les pays membres de l’OTAN et des pactes militaires connexes ont suivi la position des Etats-Unis lors de cette session et ont voté avec la France coloniale contre la cause algérienne de libération nationale. L’Espagne, non membre de l’OTAN, à cette date, mais sous influence américaine, a voté pour la France.
Le positionnement pro-français des Etats-Unis n’était pas nouveau. Déjà, avant le déclenchement de notre Guerre de libération, les Etats-Unis déclaraient, en 1952, laisser les mains libres à la France en Afrique du Nord. «Nous continuerons à soutenir le gouvernement français en Afrique du Nord», affirmait Dean Acheson, secrétaire d’Etat. La même année, des avions américains participaient à des manœuvres aériennes et des exercices de parachutage avec le 1er RCP à Philippeville (Skikda). Dans sa guerre contre les Algériens qui luttaient pour l’indépendance, la France a bénéficié du soutien diplomatique et également militaire des Etats-Unis. Les bombardiers B-26 utilisés par l’armée de l’air française et les bombes au napalm qu’elle larguait sur les moudjahidine de l’ALN dans les maquis, étaient de fabrication américaine.
Le vote en faveur de la France coloniale à la XIème session de l’AG de l’ONU n’a rien changé à la réalité de la lutte armée pour l’indépendance de l’Algérie, comme l’atteste la poursuite de la répression. Les regroupements dans la rue de plus de trois personnes sont craints et donc interdits. De leurs jeeps, les parachutistes donnent l’ordre aux groupes de plus de trois personnes de se séparer. Les portes d’immeubles et appartements doivent être fermés, pour empêcher les «fuyards» de s’y engouffrer. Pas très loin des Deux Moulins, le Casino de la Corniche (Pointe-Pescade, aujourd’hui Rais Hamidou) sera transformé en lieu de torture, après l’attentat à la bombe qui l’a visé le 3 juin 1957. Il s’ajoute à la cave des Deux Moulins et aux autres centres de torture, mais il n’est pas de trop pour l’appareil colonial de répression au vu du nombre incalculable de suspects à «trier» pour les traiter selon leur degré d’engagement dans la lutte pour l’indépendance. Le Casino de la Corniche se trouve sur une falaise en bord de mer. Les «suspects» étaient attachés à une corde et plongés dans l’eau pour les obliger à «parler», et quand ils succombaient, leurs corps étaient jetés en mer.
Face au refus de plus en plus de femmes de porter le hidjab, le pouvoir se crispe et contre-attaque, même si les réformistes tentent de se faire entendre. Pendant ce temps, la population rit des « sextapes » qui circulent impliquant des religieux.
« Espionnage« Espionnage en relation avec une puissance étrangère. » C’est l’accusation qu’a finalement retenue début août un tribunal révolutionnaire de Téhéran à l’encontre de Niloufar Hamedi et d’Elaheh Mohammadi, les deux journalistes qui avaient révélé, en septembre dernier, l’histoire de Mahsa Amini, cette jeune Kurde iranienne de 22 ans battue à mort à Téhéran par une unité du gasht-e ershad (littéralement « les patrouilles de l’orientation islamique »),la police des mœurs, pour un voile mal porté.
À l’issue des deux premières audiences d’un procès à huis clos qui a commencé fin mai sans même la présence de leurs proches, les juges ont requalifié les chefs d’inculpation des deux jeunes femmes. Pour les magistrats, leur mise en accusation n’aurait aucun rapport avec leurs enquêtes sur ce meurtre qui a embrasé l’Iran pendant plusieurs mois et leur a valu d’être arrêtées quelques jours après le début de la révolte. Cette fois, d’après leurs avocats, ce qui leur vaut d’être poursuivies est tout simplement ahurissant : avoir assisté il y a environ un an et demi à un séminaire sur le journalisme en Écosse dirigé par « un juif ». Des accusations qui pourraient leur valoir, si des circonstances aggravantes sont retenues, la peine de mort.
Niloufar Hamedi, 30 ans, reporter pour le journal Shargh (L’Orient), est spécialisée dans tout ce qui relève des droits des femmes dans son pays. C’est elle qui avait révélé le tabassage de Mahsa Amini, cherché et trouvé l’hôpital où elle se trouvait dans le coma, rencontré des témoins et sa famille, et publié des photos de la victime sur Twitter le jour même où elle décédait. Une semaine plus tard, la seconde journaliste jugée, spécialiste des questions de société au quotidien Ham-Mihan, faisait le déplacement en taxi jusqu’à la petite ville de Saqqez dans le Kurdistan iranien, pour rendre compte des funérailles de la jeune Kurde, point de départ des manifestations qui ont suivi.
Ce n’est pas la première fois que des journalistes iraniens sont accusés d’espionnage en relation avec une puissance étrangère, en général Israël, les États-Unis et la Grande-Bretagne. Depuis la création de la République islamique, en 1979, quelque cent vingt cas de ce genre ont été instruits par la justice iranienne avec des dossiers vides et des aveux extorqués sous la torture. Cette fois, le régime entend punir celles qui ont révélé la mort scandaleuse de la jeune femme, sans vouloir le montrer ouvertement, craignant à l’évidence qu’une condamnation en relation avec son meurtre attise la contestation à l’occasion du premier anniversaire de sa mort, le 16 septembre. C’est aussi la liberté d’informer et d’enquêter en Iran qui est en jeu.
Car ces derniers mois, une répression intense s’est abattue sur les journalistes, les femmes en particulier, dont trois d’entre elles ont été condamnées à quatre ans de prison.
Ligne rouge absolue
Par ailleurs, l’avocate Narges Mohammadi, une figure emblématique des combats féministes et la porte-parole de l’organisation Defenders of Human Rights Center (DHRC), s’est vu infliger le 4 août un an d’emprisonnement et 154 coups de fouet pour avoir fait sortir clandestinement de la maison d’arrêt une lettre dénonçant le harcèlement sexuel des prisonnières et fait campagne contre « la torture blanche », cette pratique qui consiste en un isolement total des détenu·es – elle-même l’avait subie pendant plus de deux mois dans le quartier 2A de la prison d’Evin, l’un des plus durs du fait de sa gestion par les pasdarans (gardiens de la révolution). Avec cette nouvelle peine, sa condamnation s’élève à présent à dix ans et six mois de prison et plus de 200 coups de fouet.
Depuis le soulèvement, la fustigation est aussi devenue l’une des principales armes de la répression. Selon le site de l’ONG Iran Prison Atlas, 117 militant·es et opposant·es politiques, dont 13 femmes, ont été condamné·es depuis septembre à un total de 7 404 coups de fouet.
Autre nouvelle accablante pour la société civile iranienne, Nasrin Sotoudeh, autre grande figure des combats pour les droits de femmes – elle a été la première avocate à défendre celles qui refusaient de porter le voile, ce qui lui a valu d’être emprisonnée à son tour –, serait malade, ce qui expliquerait pourquoi elle a été relâchée sous caution il y a quelques mois alors qu’elle avait été condamnée à 38 années et demie de prison et 148 coups de fouet.
Sur la question du voile, l’institution judiciaire, le président Ebrahim Raïssi et son gouvernement ainsi que le Guide suprême Ali Khamenei campent sur une position résolument dure, faisant de cette question une ligne rouge absolue. Les fermetures de commerces qui n’interdisent pas l’entrée aux femmes non voilées se poursuivent au quotidien. Trois des plus importants sites de vente en ligne iraniens sont également sous le coup d’une menace après la diffusion d’images d’employées sans voile. De nouvelles punitions ont été imposées aux femmes arrêtées comme celle d’aller laver des cadavres ou l’obligation de se faire examiner dans des cliniques psychiatriques, ce qui est arrivé, outre des peines de prison, à deux actrices bien connues en Iran, Afsaneh Bayegan et Azadeh Samadi.
Cependant, on note les premiers craquements au sein du régime et des signes de plus en plus flagrants d’hésitation. Si la police des mœurs a repris sa chasse aux femmes bi-hidjab (sans voile) dans les rues des grandes villes, y compris avec des policiers à moto, personne au sein du régime n’a osé assumer cette décision. Dès lors, on ignore à quel niveau elle a été prise. L’agence de presse Tasnim, liée au corps des gardiens de la révolution, en a crédité le président Raïssi et le chef du pouvoir judiciaire Gholamhossein Mohseni Ejei avant de faire machine arrière et d’effacer cette partie de l’article après avoir été contactée, précise-t-elle, par « des personnes au gouvernement ».
Une loi sur le hidjab, destinée à sanctionner le dévoilement des Iraniennes et comportant 70 articles, est en attente d’être votée au Majlis (l’Assemblée islamique). Mais, quand bien même cette institution est un fief des radicaux – le 6 novembre 2022, 227 des 290 membres avaient appelé l’appareil judiciaire à exécuter les manifestants arrêtés –, un certain nombre de députés l’estiment néanmoins inapplicable. Le président du Majlis, et proche du Guide suprême, Mohammad Bagher Qalibaf, a même fait savoir qu’elle ne servirait à rien. Curieusement, Ali Khamenei, dont personne n’ignore qu’il est farouchement déterminé à ne rien céder, reste silencieux sur ce sujet.
La meilleure punition ? « Des coups de fouet ! »
Pour les réformistes, dont le mutisme sur la répression des manifestations a été accablant, ce qui a encore aggravé leur discrédit aux yeux des Iraniens, c’est l’occasion de se démarquer des factions conservatrices dans la perspective des élections législatives de mars. D’où le retour sur le devant de la scène de leur chef de file, l’ancien président (1997-2005) Mohammad Khatami, qui, le 30 juillet, a ouvertement reconnu que la campagne pour imposer le port du foulard obligatoire « n’était pas une réussite » et que la majorité de la société n’en voulait pas.
La réaction des milieux conservateurs a été violente. Le journal Kayhan, dont le directeur est nommé par le Guide suprême, l’a accusé « d’agir en coordination avec l’ennemi dans son projet de chasser la chasteté » de la société iranienne.
« Le port obligatoire du hidjab pour toutes les femmes, c’était un acquis absolu de ce régime et force est de constater qu’il l’a perdu,souligne le politiste et spécialiste des droits humains Reza Moini. On voit bien que la police peine à l’imposer et ne veut surtout pas d’affrontements. Elle se retire quand elle entend les gens crier, comme on l’a vu récemment à Racht (nord-ouest de l’Iran) et dans le nord de Téhéran. On n’avait jamais vu cela auparavant. »
Même chez les religieux, le débat aussi s’est ouvert. Certains campent sur des positions extrêmes. « La sanction contre les femmes non voilées doit être dissuasive et une amende ne résout pas le problème. La meilleure punition est de leur administrer des coups de fouet », a lancé début août Ali Moalemi, un dignitaire religieux proche du Guide. Mais pour d’autres clercs, le port du hidjab, puisqu’il n’est pas expressément prescrit par le Coran, ne saurait être obligatoire.
« Je ne sais pas si l’on peut parler de révolution culturelle mais il y a, à l’évidence, un changement culturel, dont on ne peut pas mesurer l’importance à cause de la répression, ajoute Reza Moini. Cet acquis culturel va demeurer même si la répression gagne encore du terrain. Cela dépasse la question du voile : si je prends le cas du quartier de Ekhbatan [célèbre quartier de grands immeubles à la périphérie de Téhéran, construit au départ pour les gens du régime qui les ont ensuite revendus à la classe moyenne, où la contestation a été particulièrement intense – ndlr], on peut voir à l’œil nu que les relations des habitants entre eux ont changé. »
Malgré la répression, les Iranien·nes qui n’aiment rien tant que rire des travers de la République islamique ont un nouveau sujet de moquerie : une histoire de sextapes qui frappe de plein fouet le régime au point de gagner les plus hautes sphères de l’État, dont le Conseil suprême de sécurité nationale, qui l’a évoquée. Diffusées par GilanNews, un canal de la messagerie Telegram, connu pour communiquer des informations de caniveau et administré depuis l’Allemagne par un journaliste iranien, ces vidéos, mises en ligne les 18 et 21 juillet, montrent des scènes explicitement sexuelles entre plusieurs mollahs et de l’un d’eux avec de jeunes hommes.
Le scandale frappe d’autant plus fort le pouvoir que l’un des religieux Reza Seghati est le directeur général du bureau pour la province de Gilan (nord-ouest de l’Iran) du ministère de l’orientation islamique et qu’il a récemment mené une campagne de surveillance baptisée « hidjab de quartier et chasteté vertueuse » visant à faire respecter les lois sur le voile.
Un autre religieux impliqué, Mahdi Haghshenas, est l’ancien directeur du Bureau de la propagation de la vertu et la prévention du vice, une organisation d’État très active dans la répression des milieux LGBTQ+, des femmes non voilées, et partisane d’une application la plus radicale possible de la charia, laquelle prévoit la peine de mort pour les relations homosexuelles.
En novembre 2005, selon le site Iran International, deux jeunes hommes, âgés de 24 et 25 ans avaient été pendus en public pour des relations homosexuelles à Gorgan, également dans le nord de l’Iran, ce qui avait provoqué une vague de terreur parmi les LGBTQ+.
Interpellés pour « destruction par incendie » et des violences contre des policiers après la mort de Nahel, trois jeunes hommes ont passé cinq semaines en détention. Lors du procès, l’absence d’éléments et des vidéos Snapchat ont remis en cause la version policière. Les trois prévenus ont été relaxés.
MehdiMehdi H. (21 ans), Hassan A. (20 ans) et Mohamed H. (19 ans) comparaissaient pour violences envers trois policiers de la BAC de Gagny (Seine-Saint-Denis) commises en réunion la nuit du 29 juin. Des faits de « destruction par incendie » en mettant feu à des poubelles sont également retenus contre certains d’entre eux.
Après avoir passé cinq semaines en détention provisoire, ces trois jeunes hommes ont été relaxés de l’ensemble des faits qui leur étaient reprochés, le vendredi 4 août. Retour sur une affaire symptomatique de l’emballement judiciaire qui a suivi la mort de Nahel et les révoltes qui ont embrasé les quartiers populaires.
À grand renfort de chiffres sur les interpellations et les condamnations, les ministres de la justice et de l’intérieur s’étaient félicités d’avoir su répondre efficacement aux révoltes. Une réponse pénale « rapide, ferme et systématique », selon les termes du garde des Sceaux. Mais ce vendredi 4 août, au tribunal de Bobigny (Seine-Saint-Denis), c’est une autre histoire qui se dessine.
« Il y a eu beaucoup de procédures contre des émeutiers qui n’ont rien donné à cause de problèmes d’identification ou de preuves », admet la substitut du procureur, en préambule. Mais ses réquisitions restent implacables et vont de huit à douze mois de prison ferme pour les trois prévenus.
Le procès-verbal des policiers en question
« Un dossier de 90 pages qui repose uniquement sur les dires d’un policier dont on ne connaît même pas l’identité, c’est très mince pour trois accusations aussi graves », pointe maître Marie Geoffroy. Cette dernière représente deux jeunes hommes poursuivis pour jet de cocktail Molotov et feux de poubelles.
Deux jours après la mort de Nahel, les policiers interviennent dans la cité du Chenay sur la commune de Gagny (Seine-Saint-Denis). Il est 2 h 10 du matin quand une vingtaine de jeunes habillés en noir, « capuchés et cagoulés », incendient des poubelles. Selon le procès-verbal des policiers, leur arrivée sur place donne lieu à des lancers de feux d’artifice en leur direction. Dès lors, ils se replient près d’un espace vert où, assurent-ils, ils resteront plus d’une heure.
C’est depuis cet endroit que trois policiers affirment reconnaître Mehdi H. et Mohamed H. Dans la pénombre, ils auraient distingué les longs cheveux bouclés du premier, et perçu les traits encore juvéniles du second. « Mehdi H. coordonne les gestes des autres individus » en leur intimant l’ordre de jeter des feux d’artifice, rapportent les policiers. Mohamed H., lui, aurait lancé un cocktail Molotov.
Hassan A. est, quant à lui, surpris une heure plus tard en train de mettre le feu à une poubelle sur un parking en bas de chez lui. Il est le seul à être interpellé sur-le-champ. Dans cette affaire, le jeune homme avait d’abord été poursuivi pour des faits de violence. Faute de preuve, ces accusations n’ont pas été retenues contre lui.
Il arrive que les policiers mentent sur les procès-verbaux.
Me Geoffroy, avocate.
Mohamed H. est interpellé à 10 h 30 à Gagny. Les policiers affirment reconnaître sa doudoune sans manches estampillée « North Face », un vêtement qu’il porte encore le jour de l’audience. Son avocate, Me Geoffroy, fait voler des feuilles, cite le procès-verbal des policiers. Elle peine à trouver des preuves incriminant le jeune homme, sans casier judiciaire jusqu’alors. À la barre, l’avocate fustige l’absence d’enquête et un dossier où la version policière, seule, devrait faire foi.
Mohamed H. n’apparaît pas sur l’exploitation des caméras de surveillance, tout comme Hassan A. « Est-ce que les policiers se trompent ? Ont-ils interpellé les mauvaises personnes ?, interroge l’avocate. Cela arrive. Il arrive également que les policiers mentent sur les procès-verbaux. » « Ce dossier est la meilleure illustration à la circulaire du garde des Sceaux » réclamant des peines « rapides, fermes et systématiques », se désole Me Geoffroy. « On se félicite de placer trois jeunes en détention provisoire. Mais derrière, ce sont des vies brisées », appuie l’avocate.
Un prévenu innocenté grâce àSnapchat
Mehdi H., le plus âgé des prévenus, risque le plus gros. Les policiers lui attribuent le rôle de donneur d’ordre. À l’audience, le jeune homme de 21 ans encourt sept ans de prison et 100 000 euros d’amende pour « violences volontaires sur personne dépositaire de l’autorité publique commises en réunion et avec arme », en l’occurrence un mortier de feu d’artifice.
Les enquêteurs disent « le distinguer malgré sa capuche » sur une vidéo prise par une caméra de la ville à 3 heures du matin. Un individu habillé tout en noir passe devant la caméra, mais les policiers aperçoivent des baskets à semelles orange. « C’est l’un des rares éléments à charge dans ce dossier », remarque le président du tribunal.
Mehdi H. est interpellé vers 4 h 30 du matin. Mais un élément interpelle : la couleur de son jogging diffère de celle aperçue sur les caméras de vidéosurveillance. Pour l’avocate des policiers et pour la substitut du procureur, Mehdi H. s’est changé. Mais « il n’est pas assez intelligent pour se changer intégralement », imagine cette dernière. Il porte toujours aux pieds des baskets à semelles orange.
Mais Snapchatmet en doute cette hypothèse. Mehdi H. a documenté la soirée via l’application et s’est pris en vidéo à deux reprises. Une première fois à 19 h 29 et la seconde à 3 h 39, peu de temps après sa présumée participation aux affrontements avec la police. Sur ses deux stories, le jeune homme porte invariablement un jogging blanc. « Les faits sont graves. Pourtant, les enquêteurs n’ont pas pris la peine de chercher à prouver que Mehdi H. s’était changé en réalisant une perquisition à son domicile pour trouver des vêtements noirs par exemple », s’étonne son avocate, Me Léa Zimmermann.
La faiblesse des éléments à charge n’a pas empêché la justice de faire preuve de sévérité à l’égard des prévenus. Après le renvoi de la comparution immédiate, Mehdi H., Hassan A. et Mohamed H. passent cinq semaines en détention provisoire. Incarcérés fin juin, ils restent présumés innocents en attente de leur jugement. En France, ces prévenus représentent une grande part des personnes en prison. En juillet 2023, un quart (27 %) des 74 513 personnes placées en détention était en attente de leur jugement.
Me Geoffroy, l’avocate de Mohamed H., a plaidé le 10 juillet dernier une demande de mise en liberté (DML). Elle a plusieurs arguments à faire valoir. Son client « vit chez ses parents, il a des garanties et n’a pas de casier ». Mais le juge a refusé au motif que cette libération adviendrait avant le jour de la fête nationale, le 14 juillet.
Après plusieurs heures de débats, le délibéré tombe. Tous les prévenus sont relaxés. Seul Mehdi H. reste en prison pour un autre délit, sans lien avec les révoltes urbaines.
Un choc carcéral risqué
Plus d’un mois après le décès de Nahel, l’affolement judiciaire semble arriver à son terme. Mais la période laissera des traces. Interrogé par le juge, Mohamed H. évoque son passage en prison. « À Fleury-Mérogis, j’ai vu ce qui pouvait se passer si on prenait le mauvais chemin. Il n’y a que des tueurs là-bas », balbutie le jeune homme. « Passer par la case prison alors qu’ils n’ont rien fait et que pour certains, ils n’ont pas de casier, cela va les marquer », appuie maître Marie Geoffroy.
Fin juillet, le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, s’est félicité d’un taux de « 95 % de condamnations » après les révoltes. Des peines souvent accompagnées de prison ferme. Selon une étude conduite par des membres de son ministère, les plus jeunes des ex-détenus et les auteurs de vol simple ont un risque de récidive très supérieur à la moyenne.
Des profils qui correspondent à ceux des personnes écrouées après les révoltes urbaines. Des conséquences dont le ministre de la justice ne risque pas de se vanter.
Plus de 63 ans après sa mort, Camus est toujours mobilisé en marge des commémorations liées à la colonisation française en Algérie pour défendre l’idée d’un « juste milieu » entre l’OAS et le FLN. Dans les commentaires qu’il continue de susciter, son dernier roman (inachevé) Le Premier Homme est toujours ignoré. Le texte montre pourtant une vision mythologique de la conquête coloniale, qui relève de l’imaginaire réactionnaire.
Rue des Archives French writer Albert Camus (1913-1960) at Combat newspaper office where he worked from 1944 to 1947
Peu d’écrivains français, qui plus est du XXe siècle, jouissent aujourd’hui de la postérité d’Albert Camus, devenu depuis les années 1990, la chute du bloc communiste et la construction de l’espace européen aidant, un écrivain « universaliste ». À une époque où parler des « extrêmes » ne relève même plus de l’abus de langage, on salue la lucidité visionnaire de l’auteur de L’Homme révolté qui, déjà à l’époque, renvoyait dos à dos le nazisme et le communisme comme deux avatars du terrorisme d’État. L’auteur incarne désormais le consensus de la démocratie libérale, la « juste mesure » d’une morale centriste devenue capable d’établir une équivalence entre la violence du colonisateur et celle du colonisé, en rejouant le match Sartre-Camus d’où le premier sort inexorablement perdant. Mieux, le natif d’Alger qui, à la question de savoir s’il était de gauche, avait répondu « oui, malgré elle et malgré moi », a été depuis récupéré par une droite dure, voire réactionnaire, comme en témoigne le souhait émis par Nicolas Sarkozy en 2009 de le panthéoniser, ou encore la biographie fantaisiste (et truffée d’erreurs) de Michel Onfray en 2012, L’Ordre libertaire.
Si de nombreux textes camusiens n’ont rien perdu de leur beauté ou de leur puissance, si certaines de ces citations relèvent de ce qu’on appelle des punch lines (« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » ; « La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme » ; « Le charme : une manière de s’entendre répondre “oui” sans avoir posé aucune question claire »), une thématique continue à revenir régulièrement : celle de la position de l’auteur quant à la question algérienne. On y trouve d’un côté les défenseurs de Camus l’incompris, plaidant la complexité d’un homme torturé qui a « mal à l’Algérie », comme il l’écrit dans ses Carnets. Ce camp est souvent prompt à mobiliser des textes de jeunesse comme la série de reportages pour Alger républicain « Misère de la Kabylie » (1939), son récit L’Hôte dans L’Exil et le royaume (1957) ou ses demandes de grâce pour des Algériens condamnés à mort pour terrorisme, notamment à la demande de Germaine Tillion. Tandis qu’en face, on rappellera inexorablement le meurtre de l’Arabe dans L’Étranger ou sa citation « Je défendrai ma mère avant la justice » — une interprétation hors contexte, plaide-t-on de l’autre côté.
Étonnantes absences dans les deux cas, celles des deux textes sur lesquels Albert Camus travaille alors qu’on est en pleine guerre de libération : les Chroniques algériennes (Actuelles III) publiées en 1958, et son dernier roman, Le Premier Homme, que l’auteur mort prématurément dans un accident de voiture le 4 janvier 1960 n’a pas pu achever, mais qui sera publié à titre posthume en 1994.
« PAUVRES ET SANS HAINE »
Les deux projets marquent la volonté de l’auteur nobélisé de rompre le silence, lui qui ne s’était pas prononcé publiquement depuis 1956 sur la question algérienne. Dans les deux ouvrages, l’on retrouve l’idée de restituer une certaine « vérité », en choisissant de « ne plus témoigner que personnellement, avec les précautions nécessaires », selon les mots de l’écrivain dans la préface des Chroniques, où il condamne en même temps la torture exercée par l’armée française en Algérie et les attentats contre les civils français. Agnès Spiquel dira du choix du titre de cet ouvrage que ce « pluriel met en avant l’idée que les faits seraient assez parlants pour qu’on puisse se contenter de les enregistrer ». Témoigner donc pour livrer son propre récit sur « des hommes et des femmes de son propre sang ».
En proie au doute face à la complexité et l’urgence de la situation, Camus revient dans Le Premier Homme à son enfance, à ses années algériennes dans une famille dont il relève davantage l’appartenance socio-économique que le statut de Français d’Algérie. Il déclare d’ailleurs dans les Chroniques : « Je résume ici l’histoire des hommes de ma famille qui, de surcroît, étant pauvres et sans haine, n’ont jamais exploité ni opprimé personne ». Or, affirme-t-il, « les trois quarts des Français d’Algérie leur ressemblent ». La grande Histoire est lisible entre les lignes de ce récit personnel. La réédition de ses écrits de jeunesse L’Envers et l’endroit en cette même année 1958, avec une préface, ne fait que renforcer ce désir de témoignage : « Voici les miens, mes maîtres, ma lignée ».
Dans le « royaume de misère » de son enfance que Camus incarne dans Le Premier Homme à travers le portrait de la famille de son double Jacques Cormery, tout apparaît sous le signe de la parcimonie, les biens matériels comme l’expression des sentiments. Nous voilà bien loin de l’enfance bourgeoise d’un Jean-Paul Sartre placée sous le signe des Mots, avec cette mère pour qui le vocable même de « bibliothèque » est difficile à prononcer. Mais qu’on ne s’y trompe pas : enfance pauvre certes, mais tout de même heureuse, et digne surtout, dans l’ascétisme d’une « pauvreté aussi nue que la mort ». L’auteur semble relater le souvenir de sa mère pour expier la culpabilité de celui qui a fréquenté la bourgeoisie intellectuelle de Saint-Germain-des-Prés : « Jacques, du plus loin qu’il se souvînt, l’avait toujours vue repasser l’unique pantalon de son frère et le sien, jusqu’à ce que lui partît et s’éloignât dans l’univers des femmes qui ne lavent ni ne repassent ».
On trouve là un écho à son propos dans les Chroniques où il transforme le conflit politique qui l’oppose aux intellectuels français partisans de l’indépendance algérienne en une affaire de classe sociale : « Une certaine opinion métropolitaine, qui ne se lasse pas de les [les Français d’Algérie] haïr, doit être rappelée à la décence ». Son texte est une double charge, avec Sartre en ligne de mire, tant contre ceux qui réduisent la réalité algérienne à des considérations théoriques sur la politique et la justice, que contre le « partisan français du F.L.N. » qui donnerait à lire une caricature des Français d’Algérie, « coupables d’être les complices et les bénéficiaires d’un système qui opprime et exploite les autochtones ». Il oppose aux « articles qu’on écrit si facilement dans le confort du bureau » la concrétude d’un argument d’autorité. Le tableau d’une Nativité quasi christique ouvre d’ailleurs son roman autobiographique et ambitionne d’illustrer un cosmopolitisme revendiqué et la possibilité d’une vie paisible entre les « deux communautés d’Algérie ». Dans la mythologie de l’auteur, la misère devient une patrie où tous les trimards cohabitent et se côtoient, bien qu’ils ne se mélangent pas.
UN MYTHE BIBLIQUE
C’est précisément dans la mythologie que le livre bascule à partir du chapitre intitulé « La Recherche du père », où Camus tente de reconstituer la vie de son père mort à la guerre en 1914 alors que lui-même n’a pas encore un an. Or, au vu du peu de documents dont il dispose, l’auteur ne peut opérer qu’une reconstitution partielle : « Le reste, il fallait l’imaginer ». La figure paternelle sera par conséquent mi-réaliste mi-fictive, comme un récit des temps anciens que l’imagination finit par transformer en légende. La mission qu’il se donne est de lui rendre un visage et une voix, ainsi qu’à toute sa famille et, par extension, à toute sa communauté, en remontant jusqu’aux vagues de colons de 1848 et de 1871 : « Arracher cette famille pauvre au destin des pauvres qui est de disparaître de l’histoire sans laisser de traces. Les Muets ».
Son double et héros Jacques Cormery retourne alors en « pèlerinage » sur son lieu de naissance, à Mondovi (Dréan). En plus de donner une connotation sacrée à ce déplacement, l’évocation du rite amène l’idée d’une répétition, constitutive du mythe à travers l’actualisation d’un geste ancestral fondateur. Ce faisant, le héros répète le geste des « émigrants » de 1848 qui sont arrivés pour la première fois sur ces terres. C’était « la même arrivée de nuit dans un lieu misérable et hostile, les mêmes hommes ».
Sur la place du village, « les Français […] avaient le même air sombre et tourné vers l’avenir, comme ceux qui autrefois étaient venus ici par le Labrador1, ou ceux qui avaient atterri ailleurs dans les mêmes conditions, avec les mêmes souffrances ». L’arrivée de « la pluie algérienne, énorme, brutale, inépuisable » qui « était tombée pendant huit jours » rappelle le déluge biblique, et marque l’avènement d’une « race » nouvelle qui a déjà ses plaies et ses martyrs, avec cette épidémie qui fait plus d’une dizaine de morts par jour. Les gestes collectifs se mettent en place, comme cette danse entre deux enterrements, pour devenir au fur et à mesure symboliques.
À cette étape du récit, le parti pris de Camus est limpide : son évocation ne souffre presque pas la présence d’« Arabes », bien qu’il rende compte, en détail, des crimes contre les colons. Certes, le personnage du docteur est là pour vaguement rappeler qu’on « les avait enfermés dans des grottes avec toute la smalah » et qu’ils « avaient coupé les couilles des premiers Berbères ». Mais même ces exactions sont dénuées de leur caractère politique, sorties de tout contexte historique et géographique, pour n’être qu’une nouvelle reproduction d’un mythe ancestral et biblique, celui du premier meurtre, du premier fratricide, et ainsi se fondre dans la masse anonyme et banale des tueries que les hommes se sont toujours infligées : « et alors on remonte au criminel, vous savez, il s’appelait Caïn, et depuis c’est la guerre, les hommes sont affreux, surtout sous le soleil féroce », écrit-il dans une autoréférence à L’Étranger.
UNE TERRE SANS PEUPLE POUR UN PEUPLE SANS TERRE
Camus avait déjà donné les prémices d’une telle lecture dans le chapitre qui raconte le retour du fils Cormery de la métropole à Alger, auprès de sa mère. Là aussi, en épousant le point de vue de cette dernière, le récit fait abstraction totale de toute présence arabo-berbère. L’espace algérien devient l’objet d’une lutte exclusive entre Français et Allemands, lutte par ailleurs commencée en métropole et qui se poursuit dans ce prolongement de France. C’est une terre qui accueille les parias, les va-nu-pieds, les marginaux, ceux qui n’ont eu leur chance nulle part. Sur cette terre algérienne qui apparaît étonnamment vierge sous la plume camusienne, arrivent ceux qui fuient la guerre comme ceux qui crèvent la faim.
Dans cette représentation, l’est algérien est une terre sans peuple, un pays « plat, entouré de hauteurs lointaines, sans une habitation, sans un lopin de terre cultivé, couvert seulement d’une poignée de tentes militaires couleur de terre, rien qu’un espace nu et désert […] ». Ses ancêtres y sont venus prendre cette « Terre promise » qui rappelle l’Eldorado américain, tandis que les Arabes sont vaguement présents, « de loin en loin », silencieux et « hostiles », « groupés » à l’image de ces chiens kabyles « en meute ». On pense à Frantz Fanon qui écrit dans Les Damnés de la terre : « Le langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique ».
Les « conquérants » ou « aventuriers » rappellent l’imaginaire du Far West américain ou des conquêtes espagnoles2. Eux aussi sont guettés par tous les dangers, comme jadis les hommes d’Hernán Cortés ou de Francisco Pizarro : celui de l’épidémie, des changements de saison, ainsi que des « lions à crinière noire, les voleurs de bétail, les bandes arabes et parfois aussi les razzias d’autres colonies françaises qui avaient besoin de distraction ou de provisions ». Ils gardent alors « toujours le fusil et les soldats autour ». Certes, le texte mentionne bien qu’on a donné aux Espagnols de Port Mahon et aux Alsaciens « les terres des insurgés de 71, tués ou emprisonnés », référence sommaire à l’insurrection des frères Mokrani en mars 1871, en Kabylie, où près de 500 000 hectares de terres sont alors confisqués et attribués aux colons. Mais ils sont alors des « persécutés-persécuteurs », noyés dans les combats qui perlent l’histoire de l’humanité, et pour lesquels ils ne devraient pas porter de responsabilité.
L’épopée coloniale décrite dans Le Premier Homme actualise cet idéal religieux, profane ou civilisationnel de rédemption, où l’Autre est au mieux inférieur, au pire inexistant. Ainsi naît le mythe de ce peuple conquérant qui ne doit rien à l’entreprise coloniale, « où chacun était le premier homme », actualisant le mythe de l’homme pauvre et conquérant malgré lui, qui doit à chaque génération mener sa propre bataille, « apprendre seul, grandir seul, en force, en puissance, trouver seul sa morale et sa vérité ». Car il n’y a pas de transmission au sein de cette « race », pas d’héritage ni de mémoire chez ceux qui n’ont pas accès à la parole et qui ne peuvent par conséquent rien transmettre. Le seul bien que cette tribu a en héritage c’est cette terre, qui, par sa symbolique, se trouve enveloppée d’une aura de sacralité. C’est elle qui donne sens à tout, y compris à la propre vie de l’auteur : « Ma terre perdue, je ne vaudrais plus rien », (Carnets). Et c’est aussi par ce lien commun à la terre que, selon les dires du colon Veillard, Français et « Arabes » seraient forcés à cohabiter à nouveau ensemble : « On va encore un peu se tuer, se couper les couilles et se torturer un brin. Et puis on recommencera à vivre entre hommes. C’est le pays qui veut ça ». Encore une fois, Français et « Arabes » aspireraient à un avenir utopique où ils vivraient fraternellement par le seul miracle de leur commune présence géographique.
« UNE ÉPOQUE PÉRIMÉE »
En ayant recours à cette construction mythique pour retracer — ou imaginer — l’histoire de sa lignée, et malgré la mention formelle de quelques dates, Camus s’extrait du temps historique pour plonger dans le temps sacré. Car seule la temporalité du mythe est capable de donner une place à ceux qui étaient jusque-là en dehors de l’Histoire et qui n’avaient aucune conscience de son écoulement. Ainsi de la mère de Cormery, « qui ne pouvait même pas avoir l’idée de l’histoire ni de la géographie » et qui ne distingue pas la « guerre d’Algérie » d’une catastrophe naturelle :
La guerre était là, comme un vilain nuage, gros de menaces obscures, mais qu’on ne pouvait empêcher d’envahir le ciel, pas plus qu’on ne pouvait empêcher l’arrivée des sauterelles ou les orages dévastateurs qui fondaient sur les plateaux algériens.
L’univers de Cormery n’est alors pénétré par l’Histoire que dans une perspective de destruction, symbolisée par l’attentat qui fait voler en éclats cette ambiance chaleureuse du dimanche matin où Français — y compris parachutistes ! — et « Arabes » se côtoient.
Or, c’est justement le refus de Camus de reconnaître la marche de l’Histoire que critiquait déjà, en mars 1956, Jean Sénac. Dans sa « Lettre à un jeune Français d’Algérie » parue dans la revue Esprit, Sénac, pourtant ami de Camus, s’oppose totalement à cette vision et accuse son destinataire, précisément, d’« entretenir des mythes ». Sous la plume de ce poète également né en Algérie qui partage avec Camus des origines espagnoles, la misère n’est pas qu’une donnée sociologique : elle est sœur de la répression coloniale, puisque l’enfant qui n’a pas de quoi se nourrir est le même qui se trouve traqué par la police coloniale. Loin des ouvriers arabes du domaine de Saint-Apôtre qui, dans Le Premier Homme se désolent du départ de leur patron français à Marseille, ceux dont parle Sénac rêvent de « vengeance ». Et là où Camus n’aura de cesse de rêver de fraternité, lui parlera de dignité : « La dignité, il faudra bien que tu admettes que tous les hommes en ont besoin et que, si on la leur arrache, ils finissent tout de même par la reconquérir ». Sous sa plume, le mot « Arabes » est placé entre guillemets. Mais surtout, Sénac reproche à son destinataire une position que l’on ne peut que qualifier de réactionnaire et qui devrait être étrangère à leur génération : il évoque ainsi « les prétentions égoïstes de [leurs] pères » pour leur opposer « que la patrie algérienne est fondée ». Le destinataire anonyme de sa lettre, ce Français d’Algérie qui était probablement Camus, est à ses yeux trop attaché à une « époque périmée » et adopte un conservatisme désespéré : « Tu vois bien que le fil est usé, mais tu tires quand même ».
Si Sénac partage avec le « petit voyou d’Alger », selon la formule affectueuse de Sartre pour Camus, cet attachement pour cette terre où il est « né, où [il a] grandi, comblé », où il a également « [ses] parents et [ses] morts, [ses] souvenirs et [son] espérance », il oppose au mythe des pieds-noirs entretenu par Camus une ambition plus proche de celle des pieds-rouges à laquelle le poète semble aspirer : « […] je reste persuadé que, vieux occidentaux, cette révolution nous concerne, que nous avons un rôle à jouer dans cette nation et que nous avons, nous aussi, un certain nombre de briques à apporter à l’édifice commun ».
Le pape François a déclaré dimanche 6 août que la Méditerranée était un cimetière. « Mais ce n’est pas le plus grand : le plus grand cimetière se trouve dans le nord de l’Afrique », a-t-il ajouté, en référence aux dizaines de migrants d’Afrique subsaharienne morts après avoir été arrêtés et abandonnés dans le désert entre la Tunisie et la Libye.
« Il faut alerter sur la situation extrêmement préoccupante en Afrique du Nord »
Jean-François Corty, médecin et vice-président de Médecins du monde
« C’est très complexe d’évaluer précisément le nombre de migrants qui meurent lors des traversées. En Méditerranée, les chiffres se basent sur les corps retrouvés, ce qui sous-estime considérablement le nombre de morts, et pour ce qui est des déserts, c’est compliqué d’avoir des informations régulières et complètes sur ces territoires très vastes. Est-ce qu’il y a plus de morts en Afrique du Nord qu’en Méditerranée ? C’est difficile à dire, mais l’important c’est surtout d’alerter sur la situation extrêmement préoccupante en Afrique du Nord.
Limiter les arrivées quoi qu’il en coûte
Ces routes à travers le désert du Sahara ne sont pas nouvelles, mais elles sont de plus en plus dangereuses du fait du contexte géopolitique. L’insécurité a considérablement augmenté à cause de la guerre en Libye, de la recrudescence de mafias locales, de la présence de groupes armés et de djihadistes sur les voies de passage. Il y a aussi la question des enlèvements et de la traite d’êtres humains en Libye, qui est désormais documentée.
Le problème, c’est que la politique européenne repose sur la volonté de limiter les arrivées quoi qu’il en coûte. Pour cela, l’Europe est prête à traiter avec des pays qui ne respectent pas les droits humains. C’est ce qu’on a vu en 2016 avec l’accord entre l’Allemagne et la Turquie, ou plus récemment avec celui passé entre l’Union européenne et la Tunisie au mois de juillet.
On confie l’asile à ces pays sans se soucier des conséquences sur la mortalité. Or, ces décisions politiques sont mortifères. Il faut assumer le fait que ces décisions engendrent des morts. Tout comme la criminalisation de l’aide humanitaire. En Italie, par exemple, tout est fait pour compliquer l’aide apportée par les navires des ONG et limiter leur capacité de sauvetage. Cela a évidemment des conséquences sur la mortalité.
Une politique de deux poids deux mesures
Quand on voit parallèlement le dispositif mis en place pour les réfugiés ukrainiens, où les pays européens se sont félicités de pouvoir en accueillir des dizaines de milliers en un temps record, cela pose des questions morales. Pourquoi faire des politiques de deux poids deux mesures ? Est-ce que la vie des habitants du continent africain a moins de valeur que celle des Européens ?
C’est lamentable qu’on soit capable aujourd’hui, de manière aussi décomplexée, d’accepter que des gens se noient en mer ou meurent dans le désert parce qu’ils sont en situation administrative précaire. C’est lamentable de faire passer les ONG pour des criminels. Et cela interroge aussi sur la radicalisation des pays européens et l’avenir de nos démocraties.
Aflou, ... Juin. - Les phares des camions, qui se suivent de 100 mètres en 100 mètres, dessinent une ceinture lumineuse autour de la montagne. Il est 1 heure du matin ; nous roulons depuis trois heures (1).
J'étais à Djelfa, hier après-midi, lorsqu’y est parvenu l'ordre de faire mouvement vers Aflou. Le commandant André Devigny (2) avait immédiatement alerté l'escadron de gendarmerie mobile qui allait participer à l'opération puis, réunissant ses officiers, il leur avait transmis ses instructions : " C'est contre le bataillon Mourad qu'une fois de plus nous marchons. C'est une grosse opération avec la participation d'une division. Toutes les troupes du secteur ont été rameutées. " Et sur une carte le chef du sous-secteur opérationnel avait montré l'objectif, le djebel El-Gada, au sud d'Aflou, à 200 kilomètres de djebel Amour, à 200 kilomètres de Djelfa. À 20 heures le commandant Pouget était arrivé de Bordj-de-l'Agha, au sud de Bou-Saada, avec son bataillon, une unité de marche du train des équipages entièrement composée d'appelés.
Maintenant la voiture de tête s'arrête devant une chicane de barbelés, au pied d'un poste tenu par la légion, où nous ferons halte pendant deux heures.
Une sentinelle en képi kaki, le fusil à la bretelle, se détache sur les créneaux de la tour carrée du bordj. L'un après l'autre les véhicules franchissent le réseau et se rangent dans la cour du fortin. Les hommes s'installent aussitôt sous les voitures ou s'enroulent dans leur couverture pour dormir à la belle étoile.
À 3 heures le convoi reprend la piste. Les pluies des jours précédents ont transformé le chemin en un bourbier où peinent les " six-six " et les G.M.C. À 6 heures, guidés par un rappelé originaire de la région, nous constatons que nous nous sommes égarés. Il nous faudra une heure et l'aide d'un berger embarqué au passage pour retrouver la bonne piste. Engoncés dans leurs capotes, les hommes grommellent dans le froid de l'aube. Des tentes de nomades jalonnent la plaine. Nous avons quitté la montagne.
Aux approches d'Aflou une pluie fine se met à tomber et le bruit d'un hélicoptère réveille le commandant Devigny qui dormait dans sa jeep, le capuchon de sa " kachabia " rabattu sur les yeux. " Tiens, voilà Joseph. " C'est ainsi que ses officiers appellent familièrement entre eux le colonel Joseph Katz, commandant le territoire militaire de Gardhaïa qui borde le territoire d'Aflou à l'ouest et au sud. Le Bell se pose à côté de la piste. Un lieutenant en béret bleu, l'aide de camp du colonel, en sort, s'inquiète des raisons de notre retard et donne au commandant des précisions sur les unités arrivées dans la nuit à Aflou. " C'est la 4e D.I.M. (division d'infanterie motorisée) qui a fait mouvement de Tiaret. Le général d'Esneval commande l'opération. "
Mourad et ses hommes
Le Q.G. du général est installé à l'entrée d'Aflou. Des camions américains ont été transformés en postes de commandement. À la fois salle de travail et chambre à coucher pour les officiers, ils sont rangés en carré. De hautes antennes ploient sous le vent qui souffle en bourrasques. De l'autre côté de la piste, un terrain d'aviation où sont alignés une demi-douzaine de T6 a été aménagé. Deux bombardiers B26 de la base de la Senia tournent dans le ciel, survolant la montagne aux crêtes nues, à 10 kilomètres de la ville. Guidé par les motocyclistes de la " régulatrice routière " en casque blanc cerclé de vert, le convoi traverse Aflou sans s'arrêter et prend la direction du djebel. Au pied de la montagne le commandant Devigny établit son P.C. sous la protection des automitrailleuses de la gendarmerie mobile, tandis que le bataillon Pouget poursuit sa route jusqu'au premier col où les hommes mettront pied à terre. Ils ont pour mission de fouiller le versant sud du El-Gada en liaison avec d'autres unités au nord et à l'est. Il était prévu qu'un bataillon de parachutistes viendrait d'Alger appuyer les troupes en opérations, mais le ciel étant bouché, les appareils n'ont pu décoller. Les " paras " auraient d'ailleurs été inutiles. Ayant aperçu hier soir tourner au-dessus d'eux les premiers avions d'observation, les fellagas ont décroché pendant la nuit
À côté de son poste radio le commandant, déployant une carte sur le capot de la jeep, donne ses dernières instructions a ses officiers. L'objectif est bien le " bataillon " Mourad dont l'effectif est estimé à six cents hommes, équipés d'armes automatiques. Venue de la frontière marocaine, cette unité rebelle est la plus forte rencontrée depuis le début de la guerre d'Algérie. Elle comprend trois compagnies, un groupe de commandement et une section d'instruction à effectifs variables. C'est ici un des points d'arrivée des " compagnies " qui franchisent la frontière dans les montagnes du secteur d'Aïn-Sefra entre Figuig et Ich,
Toute la journée les " tringlots " du commandant Pouget fouilleront sans résultat les failles rocheuses du djebel. La tempête qui fait rage transperce les blousons ouatinés.
À midi le commandant Devigny décide d'avancer son P.C. et notre colonne s'insère dans un convoi d'artillerie qui monte vers un col où les 105 pointent leurs gueules luisantes entre les chênes verts et les térébinthes.
Les hommes déjeunent de conserves prélevées sur leurs rations de combat. La radio, qui grésille sans arrêt, renseigne sur la progression des unités qui avancent le long des parois déchirées et à pic du Lagada. Mais à part les traces de passages récents elles ne trouveront rien. Un piper tourne inlassablement au-dessus de la zone fouillée par nos troupes.
À 18 heures l'ordre de repli est donné, et les soldats fatigués par leur longue marche regagnent les véhicules. Le commandant Devigny décide de rentrer à Aflou pour la nuit. Des artilleurs maussades sous leurs casques d'acier gardent les cols que nous traversons pour redescendre vers la ville. Et, comme il est de tradition au soir d'une opération blanche, les commentaires vont leur train :
" Ce n'est pas étonnant que nous n'ayons rien trouvé avec ce déploiement de forces. Quand nous sommes venus fin février, en douce, sans reconnaissance aérienne préalable, nous les avons bien accrochés. "
Les combats contre ce même bataillon Mourad durèrent alors presque une semaine. Cent cinquante fellagas furent abattus, et les survivants durent se replier vers l'est. Aujourd'hui ils sont revenus, plus nombreux. Des engagements meurtriers de part et d'autre ont d'ailleurs eu lieu les jours précédents, et au nombre des rebelles identifiés figurait un Chaamba, originaire d'El-Goléa.
La rébellion à Aflou
Aflou, quand nous y sommes de retour, est noyé sous des trombes d'eau. L'administrateur, M. Maraudon, m'offre l'hospitalité et me conte comment la rébellion s'est installée sur son territoire, aux confins des hauts plateaux du Sud oranais et de l'Atlas saharien.
C'est le 30 août 1956 que se produisirent les premières escarmouches et les premiers attentats : attaque d'une maison forestière dont le garde réussit à s'enfuir en passant par le toit, incendie de chantiers hydrauliques.
Un centre d'internement avait été installé dans la caserne des tirailleurs. Trois cent cinquante personnes y étaient détenues sous la garde d'un escadron de la gendarmerie mobile. Jusqu'en septembre la situation resta fluide. Des bandes M.N.A. venues de l'est sont signalées dans la région. Mais rien de grave ne se produit. Une opération montée fin septembre dans le sud de Géryville ne donne pas de résultat. Le 2 octobre les premières bandes F.L.N., arrivées de l'ouest, sont dans le djebel El-Gada. Un régiment d'infanterie motorisée venu de Géryville fouille la montagne toute la journée. En fin d'après-midi, alors que les soldats reprennent la route d'Aflou, la queue de la colonne est accrochée. Il y a douze tués et cinq disparus (deux auraient été abattus ; trois seraient détenus au Maroc).
Le colonel qui commande le régiment modifie alors son dispositif. Une compagnie est détachée à El-Richa, au sud d'Aflou. Elle quitte la ville tard dans la journée du lendemain, guidée par un " cavalier " de la commune mixte qui signale à son commandant que des feux s'éteignent à l'arrivée des soldats dans la montagne. La compagnie passe toutefois sans rien signaler. À son arrivée à El-Richa, le guide note un changement d'atmosphère et fait part de son inquiétude au capitaine. Les gens ne parlent pas. Les portes sont fermées. Le lendemain le reste du régiment quitte Aflou par le même chemin. Comme il arrive à l'endroit où le " cavalier " a signalé la veille que des feux s'éteignaient - un ravin bordé de bosquets de génévriers - un tir violent d'armes automatiques accueille les soldats, qui ont tout de suite vingt et un tués, dont trois officiers. Ils ont en face d'eux quatre cents fellagas bien armés. Le combat dure une partie de la journée.
Dans l'après-midi, trompée par les uniformes des rebelles, qui portent des chapeaux de brousse, la compagnie cantonnée à El-Richa en laisse échapper un groupe important. La journée se solde par trente et un soldats français tués et quarante blessés. Une cinquantaine de fellagas ont été abattus. Une opération sans résultat est aussitôt montée par la 4e D.I.M., qui vient d'arriver du Maroc, et à partir de ce moment la panique s'empare des populations.
Les bandes F.L.N., qui avaient poussé jusqu'au El-Gada, se replient vers l'ouest, laissant le champ libre aux M.N.A. venus de la chaine des Ouled-Naïl, à l'est, et qui s'installent dans le djebel Amour. Une cellule terroriste se constitue à Aflou et envoie des lettres de menaces. Le 27 novembre, sous la pression des maquis, tous les caïds démissionnent. C'est un commerçant kabyle arrivé à la fin de l'été qui anime la cellule politique. L'organisation est alors entièrement M.N.A. Mohammed Belounis, le " général " des maquis messalistes, reste deux mois dans la région, où, à la fin de l'année dernière, il avait réussi à unifier les bandes.
En février de cette année les F.L.N. réapparaissent, obéissant à Mourad, ancien hôtelier d'Oran devenu commissaire politique F.L.N.
Au fur et à mesure qu'il reçoit des renforts du Maroc Mourad étend son influence vers l'est, repoussant les messalistes, qu'il veut soit rallier, soit liquider en combat.
Une opération montée sur ces entrefaites par le colonel Katz permet de faire prisonnier un des chefs M.N.A. et oblige les F.L.N. à se replier une seconde fois vers l'ouest.
L'opération à laquelle j'ai assisté avait pour but de contrebattre pour la troisième fois en huit mois la poussée des F.L.N. vers l'est. Elle se solda par un échec. Mais depuis - le 17 mai - une nouvelle action montée dans le même secteur permettait d'accrocher le bataillon Mourad, qui a perdu quelque cent quarante hommes et a dû se replier une fois de plus vers l'ouest.
(À suivre.)
(1) Voir le Monde des 5, 6, 7, 8, 9-10 et 12 juin 1957.
(2) Faut-il rappeler que le commandant André Devigny est le héros du film de Robert Bresson, Un condamné à mort s'est évadé.
JEAN-FRANÇOIS CHAUVEL
Par JEAN-FRANÇOIS CHAUVEL Publié le 13 juin 1957 à 00h00, modifié le 13 juin 1957
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