L’année 1957 est celle de la généralisation par l’armée coloniale française de la pratique de la torture et des exécutions sommaires en Algérie. A Saint-Eugène (banlieue d’Alger), l’année commence par une action du Front de libération nationale (FLN), dans le quartier des Deux Moulins où des coups de feu sont tirés sur une voiture dont les deux occupants européens sont blessés. Partout ailleurs, dans le pays, l’Armée de libération nationale (ALN) est présente comme en attestent les informations annoncées sur les Une de la presse coloniale locale et détaillées en page intérieure dans une rubrique consacrée aux «événements d’Algérie», en fait dédiée aux activités de ceux qui sont désignés tantôt «rebelles», tantôt «hors-la-loi», selon l’humeur du moment.
Dans les djebels, de durs combats sont imposés à l’ALN par l’armée coloniale qui affiche des bulletins mensongers où les «hors-la-loi» tués se comptent chaque jour par dizaines et d’autres capturés par dizaines, aussi, et des armes et bombes récupérées, toujours par dizaines. C’était de la pure propagande contraire à ce qui se passait sur le terrain.
Un peu plus de deux ans après le 1er novembre 1954, la lutte armée était bien lancée, dirigée alors par le Comité de coordination et d’exécution (CCE), issu du Congrès de la Soummam réuni le 20 août 1956.
En appui à la lutte armée, le CCE a décidé d’agir au plan politique par l’organisation d’une grève générale et nationale de 8 jours, du 28 janvier au 4 février 1957. Le but est de démontrer l’adhésion du peuple algérien à la lutte armée pour l’indépendance. C’est important à la veille de la XIe session, prévue le 15 février 1957, de l’Assemblée générale de l’ONU qui a inscrit la question algérienne à son ordre du jour. La grève concerne surtout les centres urbains.
A Alger, sachant que le mot d’ordre du FLN sera massivement suivi par les commerçants, le général Jacques Massu, chef des paras de la Xème Division, avertit qu’en cas de grève, les magasins seront ouverts, si besoin par la force. Il vient d’être doté de tous les pouvoirs pour le «maintien de l’ordre» dans l’agglomération d’Alger.
Massu se met immédiatement à l’œuvre et, sans attendre, déclenche la machine répressive. Ses paras investissent La Casbah le 8 janvier 1957, à 3h du matin. La presse coloniale parle de «super opération Casbah» et étale le bilan des arrestations et des armes et explosifs saisis. Une semaine après la «super opération Casbah», trois autres opérations surprises sont menées à La Casbah, Saint-Eugène et Maison Carrée. A Saint-Eugène, le quartier de la Consulaire, considéré comme un «abri de tueurs» par les autorités coloniales, est spécialement visé. C’est là que Oudelha Mohamed dit «Ali yeux bleus» est arrêté, «grâce à la perspicacité de gardes territoriaux de Saint-Eugène», souligne la presse algéroise qui révèle que «Ali la Pointe s’est échappé de justesse du barrage des Deux Moulins». Les photos des «terroristes» arrêtés et les images des stocks d’armes récupérées couvrent les pages des journaux.
Les arrestations continueront les jours, semaines et mois suivants, selon le même «protocole» : les paras font irruption dans les habitations en pleine nuit à la recherche des «suspects» qui sont enlevés brutalement à leurs familles et emmenés, dans des camions GMC (General Motors Truck Company, fabriqués aux Etats-Unis pour équiper l’armée américaine), vers «une destination inconnue » afin d’être interrogés, c’est-à-dire soumis à la torture décrite par Henri Alleg dans son livre «La question».
Quand le temps presse, la descente des paras au domicile est effectuée de jour et en cas d’absence du «suspect», l’enlèvement se fait là où il est retrouvé, sur le lieu de travail ou en pleine rue. La propagande des services psychologiques de l’armée française visant à discréditer la lutte pour l’indépendance n’ayant pas suffit, tous les moyens sont bons pour y venir à bout.
A Saint-Eugène, le centre secret de torture a été installé aux Deux Moulins, près de la placette, dans la cave d’un petit immeuble en chantier, derrière un restaurant, sur une impasse qui mène à la mer. L’«administration», supervisée par le général Massu, se trouve de l’autre côté de la placette dans une grande villa appelée «Cercle du Baron». Ahmed Rebah et son fils Ben Youcef (18 ans à l’époque), arrêtés en mars 1957, en pleine nuit à leur domicile à Saint-Eugène, furent conduits à ce lieu de torture des Deux Moulins, occupé par les bérets bleus du 3ème Régiment de parachutistes commando (RPC) du colonel Bigeard. L’intervention rapide d’un voisin, notable musulman, auprès du capitaine qui commandait ce centre, les sauva d’une «disparition» certainement programmée par les parachutistes. Ils furent extraits de la cave et conduits au «Cercle du Baron», à quelques mètres de là, puis libérés dans la matinée après un interrogatoire, sous forme de discussion anodine, mené par le capitaine curieux de connaître les raisons de l’engagement dans l’ALN de l’aîné Nour Eddine, étudiant et donc supposé être « intégré » dans la société coloniale.
Ben Youcef Rebah a décrit le lieu où, lui et son père ont passé la nuit : la cave avait été réaménagée et partagée en box ceinturés de fils barbelés, sans cloisons entre eux, «comme en Indochine», leur avait-on dit. Les suspects étaient placés dans ces box. La cave donnait sur la mer. On peut penser que les corps des détenus qui succombaient sous la torture ou exécutés sommairement, étaient jetés à la mer.
Le jeune Lalleg Abdenour, arrêté en février 1957 et conduit au centre de torture des Deux Moulins, connaîtra un sort tragique différent. Son frère Abdelghani n’oubliera jamais le jour où un GMC a calé en amorçant la montée, dans la rue près de son domicile. Quelle chance ! Abdenour était dans le GMC. Il avait certainement décidé de «balader» les paras, en les orientant du côté de chez lui pour leur faire, faussement, découvrir une cache du FLN. Le temps que le camion redémarre, son frère et sa grande sœur ont pu, de leur maison, le voir, étendu à l’arrière du GMC, et le reconnaître. Il leur a souri avec un geste discret de la main. Le camion a démarré poursuivant sa route vers le haut de la rue Lavigerie. Il est redescendu peu après, par le même itinéraire, le frère et la sœur guettaient ce retour. Le corps d’Abdenour Lalleg était toujours étendu à l’arrière du camion, mais cette fois entièrement recouvert. Ils ont compris qu’il était mort. Comme tant d’autres, «dans une tentative de fuite», rapportent les journaux colonialistes locaux, rompus au mensonge. Le corps est récupéré par la famille grâce à l’intervention d’un notable musulman qui utilisait son influence auprès des autorités coloniales pour «aider» à sa manière. Lalleg Abdenour a pu être enterré dans le cimetière d’El Kettar. Consolation non négligeable pour sa famille, par rapport aux cas des «sans sépulture», ceux qui sont passés, comme lui, par le centre de torture des Deux Moulins et n’ont plus donné signe de vie. Qui sont-ils et combien sont-ils?
Aujourd’hui, aux Deux Moulins, il n’y a aucune plaque commémorative qui recense les noms des disparus et leur rendre hommage. Les témoignages recueillis ici et là ne remplacent pas un travail systématique et institutionnel de collecte des informations sur l’identité et les circonstances de l’arrestation et de la disparition de ces chouhada. Parmi eux : Farouk Seraï, arrêté dans le kiosque de son beau-frère Ait Saada, tous deux disparus ; Mahmoud Abdelaziz, qui était dans l’équipe de waterpolo du Mouloudia, habitait le «Quartier chinois» au centre de Saint-Eugène; Benali Boualem qui habitait rue Lavigerie (rue Abdenour Lalleg, aujourd’hui) ; le surnommé Tibha, de Zghrara ; Mohamed Bouzidi ; Smaïl Aouadj ; Mustapha Sifi ; Omar Merouane ; Said Hanine ; Bachir (boulanger) ; Aouis Abdelkader, télégraphiste. Bedidi Driss a été extrait de la cave des Deux Moulins et tué devant la population à La Pointe Pescade. Presque tous étaient jeunes.
A la fin février 1957, les paras du 3ème RPC commandés par Bigeard prétendaient avoir «en moins de deux mois, porté un coup mortel au FLN». Ils défilent à Saint-Eugène, de l’école du Plateau aux Monuments aux morts, «fêtés par la population européenne et musulmane», encore un mensonge de la presse coloniale locale qui fabule sur «cette population fraternellement unie, écoutant La Marseillaise devant le Monument aux morts de Saint-Eugène, avant d’aller à la Salle des fêtes pour un apéritif offert par la municipalité».
Le maire Raymond Laquière salue «la présence de nombreux musulmans» et croient voir dans cette image de réconciliation un grand motif de joie. A peine quelques jours après, le 6 mars, à 6h30, sur le trajet emprunté par le défilé des paras, l’arrêt de bus de La Poudrière est mitraillé, faisant 6 blessés dont 2 graves.
La grève des 8 jours a démontré l’autorité du FLN et son audience dans la population. A Saint-Eugène, elle a été suivie, nettement perceptible pour les commerces tenus par les Musulmans, dont les rideaux étaient fermés, pour le service de la voirie, au vu de l’amoncellement des ordures ménagères, et pour les transports publics, avec peu de bus. La riposte des paras : le half-track (de fabrication américaine!) est entré en action de façon spectaculaire pour arracher les rideaux métalliques des magasins fermés, les rues ont été nettoyées par les «suspects» arrêtés la veille à Saint-Eugène, et les GMC ont pallié le manque de bus. La grève était destinée à peser sur le débat à l’Assemblée générale de l’ONU, mais la complicité atlantiste avec la France a empêché les pays amis de la cause algérienne de faire passer leur résolution.
Le 16 février 1957, la presse colonialiste d’Alger étalait en grand titre à la Une : «La France a gagné à l’ONU». Grâce à la solidarité de l’OTAN, faut-il préciser. A la suite d’entretiens le vendredi 11 janvier 1957 avec Dulles au Département d’Etat, Christian Pineau, ministre français des Affaires étrangères, avait annoncé que les Etats-Unis soutiendront à la 11ème session de l’Assemblée générale de l’ONU la position française sur l’Algérie. Fin janvier 1957, les Etats-Unis le confirment en faisant savoir qu’ils ne voteront pas à l’ONU une résolution qui serait inadmissible pour la France ou ferait intervenir les Nations unies en Algérie. Quelques jours après, c’est Foster Dulles qui déclare : «Le débat sur l’Algérie à l’ONU devrait se limiter à un échange de vues». Les pays membres de l’OTAN et des pactes militaires connexes ont suivi la position des Etats-Unis lors de cette session et ont voté avec la France coloniale contre la cause algérienne de libération nationale. L’Espagne, non membre de l’OTAN, à cette date, mais sous influence américaine, a voté pour la France.
Le positionnement pro-français des Etats-Unis n’était pas nouveau. Déjà, avant le déclenchement de notre Guerre de libération, les Etats-Unis déclaraient, en 1952, laisser les mains libres à la France en Afrique du Nord. «Nous continuerons à soutenir le gouvernement français en Afrique du Nord», affirmait Dean Acheson, secrétaire d’Etat. La même année, des avions américains participaient à des manœuvres aériennes et des exercices de parachutage avec le 1er RCP à Philippeville (Skikda). Dans sa guerre contre les Algériens qui luttaient pour l’indépendance, la France a bénéficié du soutien diplomatique et également militaire des Etats-Unis. Les bombardiers B-26 utilisés par l’armée de l’air française et les bombes au napalm qu’elle larguait sur les moudjahidine de l’ALN dans les maquis, étaient de fabrication américaine.
Le vote en faveur de la France coloniale à la XIème session de l’AG de l’ONU n’a rien changé à la réalité de la lutte armée pour l’indépendance de l’Algérie, comme l’atteste la poursuite de la répression. Les regroupements dans la rue de plus de trois personnes sont craints et donc interdits. De leurs jeeps, les parachutistes donnent l’ordre aux groupes de plus de trois personnes de se séparer. Les portes d’immeubles et appartements doivent être fermés, pour empêcher les «fuyards» de s’y engouffrer. Pas très loin des Deux Moulins, le Casino de la Corniche (Pointe-Pescade, aujourd’hui Rais Hamidou) sera transformé en lieu de torture, après l’attentat à la bombe qui l’a visé le 3 juin 1957.
Il s’ajoute à la cave des Deux Moulins et aux autres centres de torture, mais il n’est pas de trop pour l’appareil colonial de répression au vu du nombre incalculable de suspects à «trier» pour les traiter selon leur degré d’engagement dans la lutte pour l’indépendance. Le Casino de la Corniche se trouve sur une falaise en bord de mer. Les «suspects» étaient attachés à une corde et plongés dans l’eau pour les obliger à «parler», et quand ils succombaient, leurs corps étaient jetés en mer.
M’hamed Rebah
https://www.lnr-dz.com/2022/05/29/les-disparus-des-deux-moulins/
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