Féerie inespérée et qui ravit l'esprit! Alger a passé mes attentes. Qu'elle est jolie, la ville de neige sous l'éblouissante lumière! Une immense terrasse longe le port, soutenue par des arcades élégantes. Au-dessus s'élèvent de grands hôtels européens et le quartier français, au-dessus encore s'échelonne la ville arabe, amoncellement de petites maisons blanches, bizarres, enchevêtrées les unes dans les autres, séparées par des rues qui ressemblent à des souterrains clairs. L'étage supérieur est supporté par des suites de bâtons peints en blanc; les toits se touchent. Il y a des descentes brusques en des trous habités, des escaliers mystérieux vers des demeures qui semblent des terriers pleins de grouillantes familles arabes. Une femme passe, grave et voilée, les chevilles nues, des chevilles peu troublantes, noires des poussières accumulées sur les sueurs.
De la pointe de la jetée le coup d'oeil sur la ville est merveilleux. On regarde, extasié, cette cascade éclatante de maisons dégringolant les unes sur les autres du haut de la montagne jusqu'à la mer. On dirait une écume de torrent, une écume d'une blancheur folle; et, de place en place, comme un bouillonnement plus gros, une mosquée éclatante luit sous le soleil. Partout grouille une population stupéfiante. Des gueux innombrables vêtus d'une simple chemise, ou de deux tapis cousus en forme de chasuble, ou d'un vieux sac percé de trous pour la tête et les bras, toujours nu-jambes et nu-pieds, vont, viennent, s'injurient, se battent, vermineux, loqueteux, barbouillés d'ordure et puant la bête. Tartarin dirait qu'ils sentent le "Teur" (Turc) et on sent le Teur partout ici.
Puis il y a tout un monde de mioches à la peau noire, métis de Kabyles, d'Arabes, de nègres et de Blancs, fourmilière de cireurs de bottes, harcelants comme des mouches, cabriolants et hardis, vicieux à trois ans, malins comme des singes, qui vous injurient en arabe et vous poursuivent en français de leur éternel "Cïé mosieu". Ils vous tutoient et on les tutoie. Tout le monde ici d'ailleurs se dit "tu". Le cocher qu'on arrête dans la rue vous demande: "Où je mènerai toi." Je signale cet usage aux cochers parisiens qui sont dépassés en familiarité. J'ai vu le jour même de mon arrivée un petit fait sans importance et qui pourtant résume à peu près l'histoire de l'Algérie et de la colonisation.
Comme j'étais assis devant un café, un jeune moricaud s'empara, de force, de mes pieds et se mit à les cirer avec une énergie furieuse. Après qu'il eut frotté pendant un quart d'heure et rendu le cuir de mes bottines plus luisant qu'une glace, je lui donnai deux sous. Il prononça "méci mosieu", mais ne se releva pas. Il restait accroupi entre mes jambes, tout à fait immobile, roulant des yeux comme s'il se fût trouvé malade. Je lui dis: - Va-t'en donc, arbico.
Il ne répondit point, ne remua pas, puis, tout à coup, saisissant à pleins bras sa boîte de cirage il s'enfuit de toute sa vitesse. Et j'aperçus un grand nègre de seize ans qui se détachait d'une porte où il s'était caché et s'élançait sur mon cireur. En quelques bonds il l'eut rejoint, puis il le gifla, le fouilla, lui arracha ses deux sous qu'il engloutit dans sa poche et s'en alla tranquillement en riant, pendant que le misérable volé hurlait d'une épouvantable façon. J'étais indigné. Mon voisin de table, un officier d'Afrique, un ami, me dit: - Laissez donc, c'est la hiérarchie qui s'établit. Tant qu'ils ne sont pas assez forts pour prendre les sous des autres, ils cirent. Mais dès qu'ils se sentent en état de rouler les plus petits ils ne font plus rien. Ils guettent les cireurs et les dévalisent. Puis, mon compagnon ajouta en riant: Presque tout le monde en fait autant ici.
Le quartier européen d'Alger, joli de loin, a, vu de près, un aspect de ville neuve poussée sous un climat qui ne lui conviendrait point. En débarquant, une large enseigne vous tire l'oeil: Skating-Rink algérien; et, dès les premiers pas, on est saisi, gêné, par la sensation du progrès mal appliqué à ce pays, de la civilisation brutale, gauche, peu adaptée aux moeurs, au ciel et aux gens. C'est nous qui avons l'air de barbares au milieu de ces barbares, brutes il est vrai, mais qui sont chez eux, et à qui les siècles ont appris des coutumes dont nous semblons n'avoir pas encore compris le sens. Napoléon III a dit un mot sage (peut-être soufflé par un ministre): "Ce qu'il faut à l'Algérie, ce ne sont pas des conquérants, mais des initiateurs." Or nous sommes restés des conquérants brutaux, maladroits, infatués de nos idées toutes faites. Nos moeurs imposées, nos maisons parisiennes, nos usages choquent sur ce sol comme des fautes grossières d'art, de sagesse et de compréhension. Tout ce que nous faisons semble un contresens, un défi à ce pays, non pas tant à ses habitants premiers qu'à la terre elle-même. J'ai vu quelques jours après mon arrivée un bal en plein air à Mustapha.
C'était la fête de Neuilly. Des boutiques de pain d'épice, des tirs, des loteries, le jeu des poupées et des couteaux, des somnambules, des femmes-silures, et des calicots dansant avec des demoiselles de magasin les vrais quadrilles de Bullier, tandis que derrière l'enceinte où l'on payait pour entrer, dans la plaine large et sablonneuse du champ de manoeuvres, des centaines d'Arabes, couchés, sous la lune, immobiles en leurs loques blanches, écoutaient gravement les refrains des chahuts sautés par les Français.
CINÉMA. C'est une Algérie dans les cendres de la guerre civile que la réalisatrice Sofia Djama narre dans son film "Les Bienheureux". Elle s'est confiée au Point Afrique.
Sofia Djama est une réalisatrice heureuse. Son film, Les Bienheureux*, son premier long-métrage, est pourtant un film douloureux. Sélectionné à la dernière Mostra de Venise, il a vu l'une des interprètes, Lyna Khoudri, recevoir le prix de la meilleure actrice. Ce qui y est frappant, c'est la délicatesse de son traitement qui permet de sortir de la sidération qu'a pu engendrer sur toute une société une guerre civile qui a fait, selon les chiffres, entre 100 000 à 200 000 morts et disparus. Depuis l'arrêt du processus électoral le 12 janvier 1992 et l'annulation du second tour des élections législatives, au lendemain de la démission forcée du président Chadli Bendjedid jusqu'au référendum sur « un projet de charte pour la paix et la réconciliation nationale » le 29 septembre 2005, ce sont treize années d'horreur pour un pays laissé exsangue et sans repère.
Dans Les Bienheureux, Sofia Djama donne à voir deux générations d'Algérois. Amel et Samir (formidables Nadia Kaci et Sami Bouajila) d'abord. Lui médecin gynécologue, qui sous couvert de militantisme, opère de bien lucratifs avortements dans son cabinet. Elle, professeur à l'université, tendue, au bord de la crise de nerfs conjugale et existentielle, dans un pays où elle semble étouffer, lassée de désillusion et de rêves en miettes. Puis la caméra suit aussi la jeune génération. Fahim, le fils d'Amel et Samir, qui affiche un ostracisme religieux mou pour mieux énerver ses parents, à l'athéisme chevillé au corps. Reda, son ami, qui mêle un goût pour l'underground à une spiritualité si épidermique qu'il souhaite se faire tatouer une sourate du Coran à même la peau du dos. Enfin, Fériel, rescapée d'un massacre enfant, auquel sa mère n'a pas échappé. Fériel qui porte sur son cou la trace d'une tentative d'égorgement que toute l'Algérie aura vécu. Les Bienheureux est un film choral, qui mêle unité de temps (un jour et une nuit) et unité de lieu (Alger, filmée de façon amoureuse). On songe à Cassavetes parfois tant la caméra de Sofia Djama laisse la part belle, et cela en est heureux, aux acteurs, dans un jeu tendu, écrit certes au cordeau, mais avec une part de liberté décelable. Les Bienheureux réussit aussi à capter l'esprit d'un peuple, son créolisme linguistique qui mêle en arabe et français en trouvailles spirituelles, son humour aussi, sa dérision et son sens infini de l'absurde. On sort de ce film en réflexion et en empathie. « Bienheureux les faiseurs de paix », effectivement. Rencontre avec une réalisatrice à suivre attentivement et dont le film vient d'être sélectionné au Festival international du film francophone de Namur et au Festival du cinéma méditerranéen de Montpellier ou Cinémed.
Le Point Afrique : Pourquoi avoir choisi de traiter l'après-décennie sanglante spécifiquement ?
Sofia Djama : À l'origine, c'était une nouvelle que j'avais écrite il y a quelques années. Le film ne reprend pas la trame de la nouvelle originelle. Le scénario ne pouvait pas supporter la structure narrative de la nouvelle. Au fond, j'avais besoin de trahir cette nouvelle à l'origine de ce film et je le fais à travers l'évolution des personnages et leurs interactions. Raconter des événements prenant place en 2008 plutôt qu'en 1995, par exemple, est plus proche de ce que je voulais dire. Il m'a semblé qu'il était plus simple et sans doute plus important de raconter l'impact de la guerre civile sur l'intimité des personnes quelques années après.
Mais le fond littéraire reste, car votre film utilise beaucoup le procédé narratif de l'ellipse. Beaucoup de choses sont suggérées plus que dites.
Si j'avais été frontale, j'aurais tenu un discours et n'aurais pas laissé le public se faire sa propre opinion. Mais je considère que ce film pose une opinion, sans juger. Si je n'étais pas allée vers cette option d'ellipse où j'ouvrais un peu l'espace au spectateur, le film aurait été insupportable. On aurait eu moins d'empathie pour les personnages. Je ne voulais pas qu'on soit dans la certitude et le jugement qu'elle suppose. Pour qu'il n'y ait pas de certitude, il fallait une forme de tendresse dans le regard. Il ne s'agissait pas de prendre la main du spectateur et de le guider, mais de le laisser faire son opinion. J'ai posé des jalons autrement.
Quels jalons ?
Avec Alger d'abord, omniprésente dans le film. J'avais envie de sortir de cette image carte postale et de poser cette ville en tant que personnage de ce film, comme les autres. Je voulais montrer Alger avec le plus de douceur possible. C'est une ville pourtant qui ouvre et ferme à la fois les perspectives. Elle laisse les personnages en errance. Elle arrête la déambulation et tourne le dos à la mer. La mer devient alors un horizon introuvable et indépassable. Ensuite, la structure du film est chorale, j'ai donc posé des jalons par les vies de chacun des personnages qui se croisent et se décroisent. Tout cela crée un sens sans heurter le public. Par nature, les vies se heurtent, il ne s'agissait pas d'en ajouter par un traitement frontal. J'aime chacun de ces personnages, avec une tendresse particulière pour les personnages féminins.
Le titre du film Les Bienheureux appartient presque au langage religieux, celui de la martyrologie. Que dit-il vraiment ?
J'avais trouvé le titre en arabe, en premier lieu, Essouhada, Les Heureux. Le film s'appelait au début La Moutonnière, mais c'est un titre qui n'aurait parlé qu'aux Algérois. « La Moutonnière » est le nom de l'autoroute qui était autrefois le chemin qui servait aux moutonniers. Ils acheminaient leurs bêtes aux abattoirs, aujourd'hui elle est l'autoroute qui permet d'entrer à Alger par l'Est. Il y a plus d'une décennie, un barrage de police s'y est installé et il provoque un ralentissement insupportable. Si bien que je n'ai pas pu m'empêcher de faire le lien entre ces moutons qu'on emmenait à l'abattoir et toutes ces voitures qui espèrent rentrer à Alger. Essouhada est de l'ordre de l'ironie évidemment ; ces personnages cherchent une joie qui leur a été confisquée ou créent cette joie dans l'espace qui leur est laissé. L'aspect « martyr » se retrouve effectivement dans la réplique de l'un des personnages du film qui dit : « Tu n'as rien compris, pour être légitime dans ce pays, il faut être martyr… et encore. »
CHRONIQUE. Entre fiction, récit familial et enquête, la romancière publie « Au vent mauvais ». Un roman traversé d’ellipses qui plonge dans l’histoire de l’Algérie.
Depuis la publication de son premier roman Nos richesses, la Franco-Algérienne Kaouther Adimi trace son chemin de romancière avec intelligence et persévérance, grâce à la qualité de sa plume et des thèmes qu'elle aborde par le biais de la fiction. Son style est fluide et la construction de ses romans est équilibrée de façon subtile. Son dernier roman, Au vent mauvais, publié aux éditions du Seuil, narre une histoire triangulaire autour d'un personnage central qu'est Leïla, et deux autres personnages, Tarek et Saïd, qui sont frères de lait ; ces deux protagonistes masculins sont tous deux amoureux secrètement de Leïla, promise à un riche commerçant beaucoup plus âgé qu'elle, comme le fut le personnage de Nedjma de Kateb Yacine, mais dans ce cas avec une toute autre symbolique et portée littéraire.
Sans dévoiler ici les détails du récit, Leïla eut le courage de quitter ce mari imposé en demandant le divorce. Cette décision, vitale pour elle, n'était ni permise, ni acceptée, dans les années 1920-1930, ce qui place dès le début du roman Leïla dans la catégorie des Algériennes de caractère, des femmes puissantes dans le sens où elle a su braver les interdits sociaux et familiaux, comme elle le dit : « Je n'étais plus personne, j'avais quitté mon mari et dans le village on ne me le pardonnait pas. » Sa beauté et l'attrait qu'elle a sur les hommes sont également mis en scène et certaines femmes ne cachaient pas leur jalousie envers elle. Pour éviter le courroux de son père, elle est allée, avec son bébé, chez Safia, la mère de Saïd et Tarek, le frère de lait.
Au-delà de l'intrigue qui se noue autour des trois personnages, Leïla, Tarek et Saïd, Kaouther Adimi dresse une fresque historique de cent ans de l'histoire de l'Algérie dans son rapport avec la France. Les pages défilent au rythme de flash-back et du temps présent. Au fil des relations qui se nouent et se dénouent, la grande histoire se mêle à l'histoire de ces différents personnages avec une intensité qui fait la force du roman. De la conquête coloniale au temps colonial, de la guerre d'Algérie, de la guerre de libération à l'indépendance du pays, des années 1970 sous l'ère du président Houari Boumedienne aux années de la décennie noire qu'a traversée le peuple algérien qui n'en avait pas fini de compter ses morts. La mémoire collective algérienne est présente et vive.
Kaouther Adimi est une romancière née après l'indépendance de l'Algérie et je souligne cela car la teneur de cette fiction démontre combien elle est habitée par l'histoire de l'Algérie et de la France, rappelant des détails précis qui signalent son intérêt pour les archives historiques, aux coupures de journaux des périodes décrites, concernant telle ou telle année, en rapport avec le vécu de ses personnages, fictifs ? réels ? C'est toute l'ambiguïté du roman. Par ailleurs, certains détails révèlent également que la romancière s'inspire des réponses qu'elle a dû avoir auprès de ceux qui ont vécu les moments historiques qu'elle recrée. Elle inclut ainsi des informations qui authentifient l'atmosphère qu'elle crée.
Il est bien entendu que le texte n'est pas une succession de descriptions historiques dans la mesure où le détail historique arrive à bon escient dans le déroulé de l'histoire de Tarek et de Leïla. Cette technique narrative enrichit la fiction, lui donnant de la teneur et de la consistance en termes de contextualisation. Les deux frères de lait eurent une enfance heureuse malgré la pauvreté et les aléas de la vie, Tarek étant l'orphelin recueilli. Après l'adolescence, les trajectoires de vie ont divergé. Saïd eut la chance de poursuivre ses études et devint un romancier à succès, traduit de l'arabe au français. Ce personnage n'est point étoffé mais ce qui le caractérise, c'est précisément son roman à succès publié dans les années 1980 en arabe, qui alimente le roman de Kaouther Adimi.
« Si la littérature peut sauver, elle peut aussi être un vent mauvais »
Au vent mauvais exprimerait un ressentiment et un regret quant à la manière dont l'histoire de Tarek et de Leïla fut dévoilée publiquement, à travers le roman de Saïd qui a gardé les véritables prénoms, ainsi que le nom du village des trois protagonistes. Dans un entretien, la romancière s'est indignée que l'histoire de Tarek et surtout de Leïla, fût ainsi contée, mettant à mal la vie de Leïla dont la troisième partie du roman raconte le trauma que ce roman à succès de Saïd lui a fait subir, ainsi qu'à ses filles, son fils et son second mari, Tarek.
Ainsi, la réflexion sur la création littéraire face à des faits et des personnes qui ont existé est féconde à discuter. À travers ce roman, Kaouther Adimi met à mal tout romancier qui ne prend pas la peine de travestir quelque peu la réalité, de ne pas utiliser l'anonymat des personnes réelles dont l'histoire est racontée. Elle raconte en fait la souffrance de ses grands-parents à qui elle dédie son roman et dont la vie fut donnée en pâture au grand public. Où commence la liberté du créateur face aux personnes réelles dont l'identité véritable est révélée ? Toute la question du débat est ici fictionnalisée. Par le biais de sa fiction, la romancière met en scène les douleurs et les affres par lesquels Leïla est passée à cause d'une réalité présentée comme fiction, par Saïd qui représente cet auteur à succès.
Par ailleurs, Kaouther Adimi fait parler des personnages qui ont existé comme Yacef Saadi, héros de la bataille d'Alger, et Gilles Pontecorvo qui a tourné cette page tragique de l'histoire à travers son film La Bataille d'Alger. Ces personnalités agissent et s'expriment en tant que personnages qui ont compté dans l'évolution de la vie de Tarek, et par là même dans la poursuite du récit. Imagination créatrice pour les besoins du récit ? Des faits qui ont existé, comme la période de vie de Tarek à Rome ? Dans tous les cas, le récit de Kaouther Adimi transporte le lecteur, par l'imaginaire, et par des faits d'Histoire, tout en rendant hommage à ses grands-parents qui n'ont pas demandé à être au-devant de la scène dans un certain roman. La romancière propose une fiction forte de par le débat qu'elle peut susciter.
* Benaouda Lebdai est professeur des universités en littératures africaines coloniales et postcoloniales.
Jules Molina va jusqu’au bout de son engagement, déchire ses papiers d’identité français.
C’est une œuvre qui raconte l’histoire d’un homme qui a vécu conformément à ses valeurs et vécu plusieurs vies. Jules Molina est né en 1923 en Algérie, dans une famille communiste d’immigrés espagnols. Molina ne quittera l’Algérie qu’à contre cœur, en 1989. Il mourut vingt ans plus tard.
Un communiste d’Algérie, est un ouvrage où la biographie se mélange à l’Histoire. Le héros de sa vie, Jules Molina, représente lui-même une fusion de plusieurs cultures et aspirations peut être contradictoires. Ses grands-parents sont espagnols ayant immigré en milieu du 19ème siècle en Algérie. Ses parents et lui-même sont nés en Algérie, dans l’actuelle Mohammadia, au sud d’Oran.
Jules Molina a grandi dans une petite ville qu’on appelait alors Le Petit Moscou. Une ville ouvrière qui porte bien son nom. Très tôt, il s’abreuve de culture communiste, devient militant engagé dès les années 50. Ce qui l’amène à adhérer au PCA, le parti communiste algérien. Il est alors chargé de diriger l’imprimerie du parti. Le PCA se rallie, tardivement, à la cause indépendantiste algérienne. Molina est capturé par l’armée française, torturé, puis jeté en prison pendant un an. En prison, il rencontrera les futurs dirigeants du FLN. Après sa sortie de prison, Molina continuera ses activités clandestines pour soutenir l’indépendance de l’Algérie.
L’ouvrage présente des témoignages écrits et oraux de Molina lui-même
Jules Molina va jusqu’au bout de son engagement, déchire ses papiers d’identité français. Il obtiendra la nationalité algérienne et dirigera, après l’indépendance, des entreprises publiques, comme la Société Nationale des Eaux minérales. Il restera en Algérie jusqu’en 1989. C’était les années de la décennie noire, il rentrera en France, à contre cœur. Il aurait sans doute voulu finir sa vie dans son pays de naissance. Mais le contexte ne lui était plus favorable, voire dangereux. Sa vie était sans doute menacée. Il rentre contraint avec sa femme Élisabeth.
Molina s’installe en France où il mourra en 2009, après avoir transmis ses mémoires à ses enfants et petits-enfants. L’ouvrage signé par l’historien Guillaume Blanc est un entrelacs de réflexions historiques assorties de témoignages personnels écrits et oraux de Molino lui-même. C’est d’abord le récit d’une riche et mouvementée vie d’un homme qui fut tour à tour, soldat du contingent colonial, anticolonialiste torturé par la DST. Ensuite, Français naturalisé Algérien participant activement à la construction du pays après l’indépendance. La deuxième histoire relate, elle, une expérience coloniale compliquée. Peut-il en être autrement ?
L’auteur et historien Guillaume Blanc dépoussière la vie engagée de cet homme inconnu jusque-là et dresse le portrait d’un « humaniste » qui s’est battu pour ses valeurs. Au-delà, l’ouvrage met en lumière les vies multiples d’un homme ordinaire dans un combat qui ne l’est pas. Et, bouscule les visions parfois simplistes d’un passé proche, encore criblé de blessures.
Guerre d'Algérie : "Jules Molina est un héros ordinaire"
Soldat du contingent colonial, indépendantiste torturé par l’armée française, les mémoires de Jules Molina font voler en éclat les visions simplistes de cette période troublée. L'historien Guillaume Blanc dresse un portrait de cet "humaniste" méconnu du grand public.
Entendez-vous dans les montagnes… est un roman écrit par Maïssa Bey paru en 2002, qui parle de l’histoire de son père, ancien moudjahid pendant la guerre de libération et de la décennie noire, deux périodes traumatiques dans la mémoire collective algérienne. C’est la recommandation de la semaine, par Amina.
Le mois de mars 2022 marquait le soixantième anniversaire des Accords d’Évian. Signés en 1962 entre le Gouvernement Provisoire de la République algérienne et le Gouvernement français, ils mettent fin à la guerre d’Algérie. Des amnisties (1) sont alors votées : « portant amnistie des infractions commises au titre de l’insurrection algérienne ». Ces dernières protègent l’armée française de conséquences juridiques de tous leurs crimes, et particulièrement la torture, commis pendant la guerre de libération algérienne. C’est seulement en 2012, pendant le mandat du Président français François Hollande, lors d’une visite officielle à Alger, que sont politiquement reconnues les souffrances vécues par les Algériens.
Dans Entendez-vous dans les montagnes, Maïssa Bey, à travers une fiction narrative en période de guerre civile algérienne, nous conte l’histoire vraie de son père fellagha. Elle y dénonce l’abominable sort qu’il subit : enseignant et révolutionnaire algérien, il est tué sous la torture française en 1957. Sa plume nous rappelle, comme un coup de poignard, la tranchante réalité de la Guerre d’indépendance : « Toute petite déjà, elle essayait de donner un visage aux hommes qui avaient torturé puis achevé son père avant de le jeter dans une fosse commune. […] Ce ne pouvait être que des monstres… »
La domination et les atroces crimes perpétrés par l’armée française sont analogiquement renvoyés aux monstruosités faites lors de la décennie noire. Une guerre civile, profondément marquante pour l’Algérie indépendante, qui est vivement dénoncée et critiquée à travers les yeux d’une jeune femme algérienne. Les femmes, alors objet de risques et oppressions multiples dans cette société en guerre : « Elle ne veut plus subir le choc des exécutions quotidiennes, des massacres et des récits de massacres, des paysages défigurés par la terreur, des innombrables processions funèbres, des hurlements des mères…les regards menaçants…»
Le personnage principal, une Algérienne exilée en France à cause de la guerre civile, est rejointe dans son voyage ferroviaire par un ancien appelé de la guerre d’Algérie puis une petite fille de pieds-noirs. Elle se confronte, malgré elle, aux récits mémoriaux ainsi qu’aux préjugés de ces deux interlocuteurs liés intimement à l’histoire de la Guerre de libération algérienne.
A travers ce décor narratif historiquement improbable, Maïssa Bey analyse, déconstruit et critique certains discours sur la Guerre d’indépendance. Tout en incriminant fermement les méthodes et violences françaises perpétrées durant cette période mais également pendant la colonisation : « Quel beau pays ! […] Bien sûr, les jours sont toujours baignés de soleil, mais les nuits sont hantées […], les portes sont fermées, verrouillées sur le silence hébété, […] un silence chargé d’une angoisse démesurée qui démultiplie les échos des cris et des appels restés sans réponses. »
Le silence, les amnisties, les traumatismes, les mémoires, l’exil et le racisme sont des thèmes centraux au récit. Plus que jamais d’actualité, ces sujets ne cessent d’être au cœur des réminiscences mémorielles dans nos sociétés. Maïssa Bey nous offre, ainsi, une admirable et poignante œuvre engagée à la mémoire de son père.
(1) Acte législatif qui annule officiellement les conséquences pénales et supprime les condamnations.
Dans le cadre des commémorations de la Toussaint Rouge, Maïssa revient sur cet événement démiurge de l’indépendance algérienne dont la teneur est connue de tous. Plutôt que de traiter de la nature du sujet, il s’agit ici de comprendre la manière dont l’événement est rapidement après 1962 instrumentalisé par les pouvoirs de deux manières différentes.
Dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954, une vague d’attentats vient se briser sur le territoire algérien, alors administré par la France depuis 124 ans. Son auteur, le FLN, par ses actions, déclare ouvertement la guerre à la France, signant par la même occasion son acte de naissance aux yeux du monde. La Toussaint Rouge est alors une date symbolique puissante qui participe chaque année au souvenir de la lutte, mais surtout à la fierté d’un peuple qui a combattu pour sa liberté. Au lendemain de l’indépendance, deux postures commémoratives distinctes sont adoptées par les architectes de la politique algérienne : Ahmed Ben Bella et Houari Boumediene.
Ben Bella : communion émotionnelle et rayonnement international
Le 1er novembre 1963, l’Algérie célèbre le neuvième anniversaire du début de la guerre ; en somme, un acte symbolique fort, parfaitement saisi par les caméras des chaînes d’informations britanniques.
Cette courte vidéo sortie le 2 novembre 1963 dépeint les célébrations populaires et gouvernementales chantant la révolution algérienne et la liberté des peuples. Les foules, femmes enfants, vieillards, s’amoncèlent dans les gradins pour s’asseoir et écouter le président Ben Bella prononcer son discours. Ils sont près de 500 000 à assister aux festivités. Au-dessus de leur tête flottent des drapeaux de pays frères : le Libéria, la Syrie, mais surtout l’Algérie. L’étoile et le croissant se montrent omniprésents dans la rhétorique révolutionnaire algérienne. L’indépendance et la lutte du peuple doivent être célébrées en grandes pompes.
Rapidement, le président se montre à l’écran. Sur l’estrade, s’adressant aux Algériens et aux nations sœurs, mais aussi au monde, on devine les mots d’espoir et de liberté se former. A travers de grands gestes et des paroles savamment choisies, il se met en scène comme un leader charismatique capable de fédérer l’effervescence révolutionnaire. Il devient ainsi le catalyseur de l’émotion de la foule. L’objectif est clair : la construction national et internationale de l’Algérie. Le contexte appuie cette volonté : en plein conflit avec le Maroc pour le contrôle du Sahara (la Guerre des Sables), l’Algérie cherche à rappeler les symboles qui font sa force et sa prééminence sur la zone géographique. La rhétorique émotionnelle est alors mise au service du rayonnement à toutes les échelles, les caméras se chargeant de la retransmission au-delà des frontières. Sur place, des dignitaires étrangers assistent aux célébrations. Deux officiers chinois venus représenter Mao Tse-Tung scrutent de leur regard la scène qui se déroule sous leurs yeux.
Puis de nouveau, la foule, protagoniste de cet événement. Cette fois-ci, des hommes, assis sur d’autres gradins de fortune pour tenter d’apercevoir le leader algérien.
L’image conclusif de cette journée de célébration est particulièrement éloquente : des enfants endimanchés brandissent le drapeau syrien. La force narrative de cette image d’enfants jouant avec un drapeau, en surface innocente, est frappante : l’objectif de Ben Bella est rempli, la communion émotionnelle est formée.
Boumediene : démonstration de force et maintien de l’ordre
Quatre ans plus tard, Boumediene remplace Ben Bella en tant que président algérien à la suite du coup d’État de 1965. Sa posture diffère radicalement de celle de son prédécesseur, en témoigne le choix esthétique, politique et symbolique de la parade commémorant la Toussaint Rouge en 1967.
L’ordre transparaît dans les images saisies par les chaînes d’information britanniques. Le contexte de cette célébration diffère également radicalement de son prédécesseur, justifiant ce renversement de style. L’Algérie est frappée par des manifestations et soulèvements de sa jeunesse, tandis que Boumediene, dont la prise de pouvoir rappelle l’ascendance des forces militaires sur le civil, tente de réformer le secteur industriel et agricole. Le mandat de Boumediene appelle alors à un recentrement de la focale algérienne sur l’échelle nationale, là où Ben Bella préférait mettre en avant l’échelle internationale. Cela se traduit par la nature des défilés sur l’esplanade portuaire. Sous l’œil de Boumediene, ce sont des scouts, garçons et filles, et écoliers, qui ouvrent la marche au son de la fanfare militaire, traduisant l’implication et l’ordre de la jeunesse algérienne. La foule curieuse, se distingue également de celle présente à la commémoration de Ben Bella quelques années plus tôt, la frontière métallique de la barrière venant scinder la population du défilé. Elle respecte alors un certain ordre.
Suivent le contingent militaire, les forces terrestres et maritimes, mais aussi des cavaliers pour une fantasia modérée et contrôlée. Enfin, les véhicules et chars d’assaut viennent compléter la démonstration de force orchestrée par le pouvoir militaire. La dernière image est elle aussi éloquente : la caméra saisit les missiles fièrement présentés. L’Algérie souhaite se mettre en scène ici comme une nation moderne et puissante sur un modèle qui se veut alors plus occidental.
Les images présentent deux manières de commémorer la Toussaint Rouge totalement différentes, traduisant deux perspectives divergentes : une première vision propose une Algérie ouverte au monde en tant que leader d’une communauté émotionnelle galvanisée par la révolution. Une seconde vision propose une Algérie concentrée avant tout sur son nationalisme en route vers une modernité dont la primauté revient au militaire. Les commémorations sont alors une des clefs de compréhension des politiques menées par les gouvernements post-indépendance.
Dans "Une enfance dans la guerre. Algérie 1954-1962", la romancière accueille la parole et le souvenir de quarante-quatre personnes attachées à l'Algérie. Passionnant.
Écrivains, chercheurs, enseignants, artistes, tous ont en commun d'avoir eu une enfance en Algérie, avant l'indépendance. Ils ont accepté de parler de leur Algérie. Qu'ils soient de familles musulmanes, juives ou européennes, les auteurs disent l'empreinte, la trace, l'enfance. Ils disent aussi la tragédie d'une guerre d'indépendance qui, terminée pourtant en 1962, continue aussi à maints égards de chaque côté des deux rives de cette mer intérieure que fut pendant cent trente-deux ans la Méditerranée. Car, comme l'écrit Leïla Sebbar, ce livre oblige à « réfléchir à l'impensé de la colonisation », entre refoulement en France et confiscation d'une mémoire devenue instrument de pouvoir en Algérie. Dès l'origine, dès la Toussaint rouge du 1er novembre 1954, il y eut d'ailleurs comme une impossibilité de qualification et par là même d'appréhension des faits. Que se passait-il en effet dans ce département d'outre-mer, dans cette Algérie fleuron colonial de l'empire français ? Étaient-ce de simples « événements », comme on disait alors, ou était-ce la guerre, la crue, la cruelle ? Les Algériens, qu'on appelait alors les Arabes ou les indigènes, ne s'y trompèrent guère, qualifiant de « l'guerra » leur élan vers l'indépendance. Cette impossibilité à dire se retrouve d'ailleurs dans les mots recueillis par Leïla Sebbar. Le metteur en scène et comédien Daniel Mesguich parle de « grand trou » pour qualifier cette époque. Dans la préface, Jean-Marie Borzeix y parle aussi de « guerre fantôme », ectoplasme qui n'en finit pas de flotter autour des deux pays. Mais l' « épidermique » de cette guerre est aussi magnifiquement dit par ces enfants devenus grands, les souffrances, les peurs, les corps effacés. C'est là aussi l'une des vraies réussites de ces reliques précieusement recueillies par Leïla Sebbar, qui, au-delà d'un travail de souvenirs, fait aussi œuvre de mémoire.
Le Point Afrique : Pourquoi cet ouvrage ? Quelle en est la genèse ?
Leïla Sebbar : C'est un travail de mémoire et d'histoire. Il s'agit d'une histoire intime de l'Histoire. Ce livre entre dans le cadre d'une série qui porte sur les enfances, en particulier sur les enfances d'écrivains en exil ou qui ont vécu dans les anciennes colonies françaises. Moi-même, je suis née en Algérie et y ai vécu jusqu'à l'âge de 20 ans. C'est donc un pays qui m'importe. Il m'intéressait de mettre en ensemble des auteurs qui ne se sont pas forcément rencontrés à l'époque de la colonie. Ces auteurs viennent de disciplines différentes, lettres, histoire, psychanalyse, théâtre. On sait bien que la mémoire d'un pays, d'un quartier, d'une ville est constituée de l'ensemble des mémoires particulières. D'où l'intérêt d'avoir 44 auteurs. Je n'ai pas eu de mal à les convaincre de participer à ce livre ; et même, souvent, je n'ai même pas eu à les convaincre.
Certains des textes gardent une part d'enfance, comme si c'était vraiment le regard de l'enfant de l'époque qui était rendu. D'autres, en revanche, sont comme passés par le filtre du temps passé… Après lecture, on ressort avec cette idée qu'il n'y a pas une mémoire figée, mais des mémoires encore vives.
Chacun a écrit ce qu'il voulait, comme il le voulait. De fait, les consignes étaient simples : un récit d'enfance pendant la guerre, de 1954 à 1962, autobiographique. Les textes sont courts, mais denses. Je trouve que chaque texte dit quelque chose, et ce qu'il dit est important, pas seulement pour lui, mais pour tous. Déjà, de façon évidente, tout ce qui a pu se passer là où je n'étais pas. Les récits décrivent ce qui s'est passé dans l'ensemble de l'Algérie, depuis Tlemcen jusqu'à Constantine, les villes du littoral, celles de l'intérieur, des hauts plateaux. Cela constitue une géographie, non pas complète, mais représentative du pays.
Vous semblez avoir veillé à ce que ces auteurs, qu'ils soient juifs, « pieds-noirs », « indigènes », comme on disait alors, reflètent au mieux la diversité de l'Algérie pré-indépendance…
Oui, car cette diversité était alors la particularité de cette Algérie française et coloniale. Il y avait une pluralité de religion et de provenance. Les Européens venaient de tout le bassin méditerranéen, Espagnols, Italiens, Maltais. L'Algérie avait aussi sa population juive, qui était arrivée bien avant la conquête musulmane, puis après celle-ci, avec ces juifs chassés de l'Espagne après la Reconquista et le règne de l'Inquisition catholique. Or l'Algérie n'est plus cela. Les chrétiens sont pour la plupart partis, les juifs aussi. L'Algérie actuelle ne ressemble pas à celle de l'époque coloniale. Il m'importait de dire de cette Algérie ce qui n'avait pas été dit. Pour cela, aller voir du côté de l'enfance m'a semblé être une démarche inédite. Et les textes ainsi réunis disent beaucoup de cette époque. J'ai moi-même beaucoup appris à leur lecture.
Cette Algérie plurielle dont vous parlez, pourquoi n'a-t-elle pas survécu à l'indépendance ?
Il me semble qu'avec cette guerre, si violente et douloureuse pour tous, cela ne pouvait pas se terminer autrement. Elle s'est terminée dans la violence et s'est poursuivie dans une certaine forme de violence aussi. Certains des textes le montrent bien. Les juifs ne pouvaient pas rester, les chrétiens ne sont pas restés non plus. Un certain nombre d'Algériens ont quitté le pays soit avant soit après l'indépendance. Il fallait pour le jeune pays se constituer une nation. Cela impliquait une langue, l'arabe, une religion, l'islam, qui a été érigé en religion d'État. Ce qui provoquait un certain malaise du point de vue des minorités politiques. Il me semble qu'on ne peut pas dire cependant que la période post-indépendance se soit mal passée ; elle s'est passée comme cela pouvait se passer, compte tenu des circonstances complexes, difficiles.
Les mots mêmes disent la difficulté à parler de ce qui s'est passé. Certains parlent « des événements », d'autres de « l'guerra ». Daniel Mesghich a ce joli mot : il parle de « grand trou ». Que traduit cette difficulté à qualifier les faits ?
Cela dit la situation d'un certain nombre de personnes, en particulier du côté des Européens et des juifs, qui pour la plupart ne s'attendaient pas à cette insurrection. Ils ne voulaient d'ailleurs pas parler de guerre. Alors vient la tentation de la croyance, de se dire que si on n'en parle pas, la guerre n'existera pas et on pourra rester. C'était là une forme de déni. Non seulement on n'avait pas les mots, mais on refusait de les avoir.
C'était donc une conjuration du réel par l'absence de mot ? Pourtant, du côté algérien, le mot « guerre » est clairement employé.
Oui, la perception était forcément différente. La relation à la guerre et la violence était différente. Cette guerre a été d'une grande violence. Même si, au final, les Algériens ont eu ce qu'ils voulaient, à savoir leur pays et leur liberté.
Les descriptions des exactions des deux côtés sont effectivement épouvantables. Elles rappellent d'ailleurs étrangement les scènes décrites par les Algériens durant la décennie sanglante des années 90…
C'est une perception d'enfant ; les enfants veulent et ont besoin de savoir qui sont les gentils, qui sont les méchants. Mais je ne fais pas le lien entre ces deux tragédies. Il me semble que ce qui est arrivé dans les années 90 relevait d'une exaspération de la population algérienne devant l'injustice, la corruption et la mauvaise distribution de la rente pétrolière. Les gouvernements successifs n'ont pas pensé au peuple et cette politique de la rente pétrolière a été désastreuse. Est arrivé alors un mouvement insurrectionnel qui a pris en main ces sentiments d'injustice. Même si ce mouvement insurrectionnel était fait sous le couvert de l'idéologie islamiste, il s'est fait contre une certaine oligarchie et le rapt des richesses.
Comme il y a une rente pétrolière, y a-t-il aussi une rente mémorielle en Algérie ?
L'histoire algérienne commence avec l'indépendance. Pour l'instant. Peut-être que cela finira par être revu. Les Algériens vivent encore sur cette héroïsation de la guerre de libération. C'est une rente mémorielle qui est élaborée politiquement et manipulée aussi politiquement. Pour se libérer de cela, il faudra encore du temps. Du côté de la France, de nombreux chercheurs travaillent sur les archives disponibles. De nombreux travaux en sortent. En Algérie, ce n'est pas encore le cas, même si des chercheurs commencent à réfléchir, à repenser l'histoire.
Mais est-ce que le malaise identitaire parfois perçu en Algérie tient au fait que, justement, certains ne se retrouvent plus dans l'histoire officielle ; les travaux dont vous parlez pourraient alors leur permettre de redécouvrir la pluralité de leur pays…
Absolument, le travail d'histoire et de mémoire est nécessaire. Le problème est que, pour ce faire, il faut des manuels. Or les manuels sont des livres académiques, les livres académiques sont des livres politiques et donc on entre dans une zone délicate. On apprend aux Algériens ce qu'on veut leur apprendre. C'est une histoire officielle et mutilée. Mais je reste persuadée que des historiens algériens feront ce travail, avec l'aide des historiens français. Les archives de la guerre sont en Algérie, celles de la colonisation sont en France. Il faut que les chercheurs des deux pays coopèrent, car cela est important pour les jeunes générations.
Peut-on penser qu'il y a en France un retour du refoulé colonial, comme si cette guerre et ses conséquences n'étaient toujours pas acceptées…
Camus pensait que l'entente était possible et que ce n'était pas le destin des Européens et des juifs de quitter le pays. Ceux qui sont restés après 1962 ont senti qu'ils devaient devenir algériens, pleinement. Les pieds-noirs, eux aussi, étaient attachés à Algérie ; c'était leur pays, et non la France. Ils ne se remettent pas d'avoir dû partir et certains pensent avoir été chassés de leur pays natal, d'en avoir été expulsés. Surtout, ils pensent avoir été floués : par la France, par l'Algérie indépendante et par ce mouvement migratoire de l'Algérie vers la France qui, d'une certaine manière, leur prendrait encore, à leur sens, quelque chose de la France.
L'impensé de la guerre d'Algérie ne se voit-il pas aussi à travers la question des enfants issus de l'immigration algérienne et de leur place en France ? Le grand sociologue algérien Abdelmalek Sayad disait justement qu'on ne pouvait découpler la question de la colonisation de celle de l'immigration...
C'est là une question difficile. Si on couple d'une manière trop systématique colonisation et immigration, cela amène à un mouvement comme celui des Indigènes de la République. Or je pense que ce mouvement est dommageable pour les enfants issus de l'immigration maghrébine. En effet, dire qu'il y a dans l'espace national des enclos qui sont des espaces colonisés est faux politiquement, historiquement, socialement. Ceux qui sont dans cette croyance, car c'est une croyance, pensent qu'ils sont colonisés et exclus pour toujours, ce qui est faux. Il suffit de voir la nouvelle génération qui réussit en France et qui constitue une classe moyenne.
Dans cette ville chargée d’histoire, l’auteure, du regard de l’enfant qu’elle était à Cherchell, et de la mémoire qu’elle porte à travers une saga familiale, balaie plusieurs générations. Des petites filles modèles, rangées, insouciantes, évoluent autour de la chaleur des aïeules, des grands-mères et des tantes, sous le regard vigilant du père, le Marchand d’alphabet. Elles déambulent au sein de différentes maisons familiales, qui constituent les ports d’ancrage de leur enfance.
Jalons de cet itinéraire cherchellois, ces demeures sont plantées dans un environnement coloré, riche, empreint d’une culture et d’un art de vivre existant bien avant l’occupation française, et dont l’art culinaire et la musique arabo-andalouse constituent la clé de voûte. Cet ouvrage autobiographique, comportant quatre-vingt-huit nouvelles, rassemble un éventail de chroniques cherchelloises, vécues ou connues de l’auteure, en 1952, année de ses sept ans.
Née en 1945 à Cherchell (Algérie), Nora Sari, enseignante et fille d’enseignant, a mené une carrière de professeur de français dans plusieurs lycées d’Alger. Attirée par le monde de la presse, elle publiera des articles culturels dans différents quotidiens nationaux ainsi que dans des revues littéraires. "Un concert à Cherchell" est sa première expérience dans l’écriture romanesqu
«Après ma tante, il y a eu Bruno, Loïc, Malik, Aïssa, Makomé, Habib, Zyed, Bouna, Lamine, Moushin, Abdelhakim, Gaye, Ali, Wissam, Amine, Nabile, Rémi, Mehdi, Babacar, Adama, Liu, Angelo, Jérôme, Luis, Selom, Matisse, Zineb, Allan, Philippe, Steve, Ibrahima, Cédric, Mohamed, Sabri, Olivio, Souheil, entre autres. Tous ces prénoms me hantent. »
Minutieusement, Jennifer Yezid reconstitue la trame du crime commis en 1973 par un gendarme au cours d’un interrogatoire musclé qu’il fait subir à la petite Malika, 8 ans, pour l’obliger à donner des indications sur son frère qu’ils poursuivent et qui est en train de leur échapper.
L’on suit alors la litanie, bien connue des familles des victimes citées plus haut, des manœuvres visant à innocenter le coupable. Les silences, les mensonges, les déclarations contradictoires, la couverture par l’État et la justice des crimes commis, le non-lieu... L’impunité.
L’autrice nous conduit sur le chemin, balisé par nos morts, du racisme institutionnel, du racisme d’État, du racisme systémique, en prise directe avec la guerre d’Algérie toute proche — nous sommes en 1973 — et la force des pulsions revenchardes et colonialistes.
Sur leurs traces, mémoire vive
Puis Jennifer Yezid, dont la parole est facilitée, ordonnée, rendue possible, par Asya Djoulaït, écrivaine, et Sami Ouchane, historien et sociologue, nous invite à une sorte d’inventaire familial et social des effets catastrophiques de cette affaire sur son histoire, sur l’histoire de sa famille, dont elle est la seule survivante en France. Elle nous donne à voir la naissance de sa parole libre — en phase avec celle de Luca, son enfant — sur les conditions dans lesquelles l’État français a accueilli l’immigration en provenance des colonies, en particulier de l’Algérie.
Conçu comme un « hommage à ceux qui (l)’ont précédée, un don à ceux qui me succèderont », ce livre porte une parole de lutte d’une brûlante actualité.
Aau début de cet été 2020, une nouvelle maison d’édition à Marseille – Terrasses éditions – a édité un ouvrage de/sur Jean Sénac (1926-1973). Cet intérêt pour celui qui demeure un des grands poètes algériens de langue française est, pour ses lecteurs, une joie et une bouffée d’oxygène.
Le présentant dans son article sur la littérature algérienne dans l’Encyclopaedia Universalis, Jamel Eddine Bencheikh écrivait que Sénac était « sans conteste, à l’heure actuelle, le plus grand poète algérien ». La qualification « algérien » n’est pas accessoire pour celui qui confirme, dans l’introduction au Diwan algérien, en 1967, la définition de son ami : « Est écrivain algérien tout écrivain ayant définitivement opté pour la nation algérienne ». Car c’est bien autour de l’appartenance algérienne, à la fois comme appartenance citoyenne et comme appartenance créatrice que se joue l’enjeu central de l’essai réédité cet été. Lire Sénac, c’est ne pas être dans le conformisme et plonger dans la poésie « sur tous les fronts », selon le titre de l’émission qu’il animait à la Chaîne III à Alger après l’indépendance. C’est apprécier aussi l’autre constante de son écriture : l’engagement. Ce mot bien galvaudé, traité souvent aujourd’hui par le mépris par ceux qui pensent être détenteurs de la « vraie » culture, Jean Sénac l’a pris à bras le corps pour dire ce qu’il avait à dire.
Dans une note qui ouvre l’ensemble, les éditeurs expliquent leur projet : donner une nouvelle visibilité au seul essai non réédité de Jean Sénac depuis 1957, Le Soleil sous les armes. Ils en soulignent le nomadisme car son édition par Subervie à Rodez le 1er octobre 1957 a été précédée par deux conférences et un article dans le n°5 de la revue Exigence, aussitôt censuré. Notons que l’article de Sénac était accompagné de la « Lettre à Lacoste » de Frantz Fanon et de la « Porteuse d’eau » de Kateb Yacine.
Hamid Nacer-Khodja, vigile obstiné de la présence de Sénac, a donné toutes les précisions sur le poète, sa vie, ses activités et son œuvre, dans une recherche mise en valeur par le travail éditorial de Marie Virolle, chez Marsa éditions en 1999. Le volume de près de 400 pages ainsi constitué est une somme incontournable qu’on ne peut éviter dès lors qu’on s’intéresse à ce poète. Il a été suivi par d’autres publications d’Hamid Nacer Khodja, trop tôt décédé.
Dans cette nouvelle édition, nous nous attarderons sur l’essai, véritable pépite de l’histoire littéraire algérienne. Il ne nécessite ni éclaircissements, ni explications tant la plume du poète se fait didactique, ne laissant pas de zone obscure à déchiffrer. Mais son existence et sa publication, en ces années de guerre, était un événement qu’il faut apprécier à sa juste mesure. Les éditeurs ont choisi d’y adjoindre d’autres textes. Quel a été leur choix ? Après la note de mise en contexte que nous venons de rappeler, est proposée une préface de Nathalie Quintane selon le procédé d’écriture qui est le sien : une succession d’énoncés-fragments, en marge d’une argumentation organisée au profit d’un enchaînement dont l’aléatoire peut provoquer la surprise.
Rappelons qu’elle a publié en 2004, L’Année de l’Algérie, à la facture assez déroutante, avec une construction semblable, fragmentée et non-linéaire.
Vient ensuite l’essai lui-même, Le Soleil sous les armes – Éléments d’une poésie de la Résistance Algérienne. Puis la réédition de l’ensemble Jean Sénac vivant, initié et coordonné par Jean Déjeux, en 1981. Le premier texte est un essai de celui-ci sur l’itinéraire du poète, « poète pour habiter son nom ». Il est suivi par trois séries d’hommages d’intellectuels et d’écrivains – il y en a eu bien d’autres –, puis une lettre de Sénac à René Char, du 4 octobre 1950. J. Déjeux y avait aussi adjoint un recueil de poèmes inédits, A-Corpoème, selon la définition du poète : « Le corpoème se présente comme un Corps Total (la chair et l’esprit), c’est dire qu’il est une manière de roman où le poète est donné. Ébloui ». Enfin, en conclusion, un texte récent de Lamis Saïdi, traductrice qui exploite la double notion de peuple et de marche en référence au mouvement actuel du Hirak.
Il est certain qu’un ouvrage ne peut rendre compte de la richesse de l’œuvre de Sénac et chaque éditeur fait des choix selon l’objectif qu’il se fixe. Pour ma part j’aurais souhaité un ensemble de textes des années 1953 (numéro unique de la revue Terrasses) à l’année 1957, édition de l’essai. Mais finalement tous les choix sont valables car l’œuvre de Sénac est d’une grande richesse et variété.
C’est sur l’essai que je m’attarderai car il est le joyau de cette réédition comme étape à ne pas oublier d’une littérature algérienne en plusieurs langues qui n’a pas perdu de sa réalité même si elle est masquée par un discours plus univoque aujourd’hui. Auparavant, rappelons quelques portraits de Jean Sénac pour donner un visage à une plume. Marie Virolle, dans le collectif Pour Jean Sénac, de 2004 (Rubicube et le Centre Culturel Français d’Alger, Alger), rappelle l’impossible enfermement du poète dans une seule image : « Jean ne peut se réduire à ces quelques portraits. Il faut plonger dans ses textes pour entrevoir le tumulte et le chatoiement de ses mers intérieures »… Elle nous convie à accepter un voyage inédit : « Le côtoyer rend plus humain. Moins étranger. A l’Algérie, à soi-même […] Je suis éprise de Jean qui, comme cette terre, était paradoxal. Pur dans sa débauche, sauvage dans sa civilité, confus dans sa détermination, généreux dans son ascèse, déchiré et uni dans sa pluralité ».
Il y aurait plus d’un texte à citer qui offrirait les facettes multiples du poète : hors norme, il ne pouvait qu’attirer regards et appréciations. Prenons la reconstitution des biographes, Émile Temime et Nicole Tuccelli, en 2003 : « Jean, qui n’a jamais été un bel homme, est séducteur. Pas très grand, précocement chauve, peu attaché à son apparence, il a des gestes dont la chaleur lui vaut toutes les indulgences. On le devine s’attirant les amitiés les plus ferventes par sa « présence solaire »’, jouant de la parole et de la fantaisie partout où il se présente. Le charme n’exclut pas l’insolence et la violence chez cet être capricieux, dont les colères frénétiques sont évoquées par nombre de ceux qui l’ont connu. S’il fatigue et lasse parfois son entourage, il cultive comme personne l’art du relationnel et de l’amitié ». (Jean Sénac, l’Algérien – Le poète des deux rives)
Marie Virolle encore, éditrice de ses inédits et fidèle lectrice, parcourt des yeux une succession de photos : « Le Jean des derniers mois, barbu et échevelé sur une plage algéroise. Christique, plus encore. Sa vie à nu jetée au vent du large. Il est entouré, lui, le cheikh de 47 ans qui va mourir, par la belle jeunesse des artistes qu’il aime, soutient, encourage. Il leur insuffle « la Poésie d’Esprit et de Chair » qui déjà « s’accrochait avec acharnement » à lui quand il avait leur âge. Mais le sourire de cette plage ventée cache de grandes douleurs : amertume, déchéance, humble colère : « Maudit, trahi, traqué/ Je suis l’ordure de ce peuple/ Chassé de tout lieu toute page » (Citoyens de laideur). Passé « le gué de la quarantaine », il semble avoir choisi, à l’image de certains mystiques, la « voie du blâme ». Nocturne, il fréquente les voyous et les marginaux, devenant parfois leur victime expiatoire, comme cet autre Méditerranéen, Pasolini. Et il livre sans pudeur ses turpitudes dans dérisions et Vertige ».
Dans le recueil de Terrasses éditions, trois des écritures majeures de Sénac sont présentes : celle de l’essai, celle de la lettre, celle de la poésie. Et en miroir, une partie de la récolte des très nombreux hommages qui lui ont été rendus qui éclairent cette personnalité complexe entre amours, amitiés, rencontres et intrusions. Il faut aussi rappeler l’écriture autobiographique qui fut une de ses obsessions et s’est concrétisée dans Ébauche du père, roman remarquable, publié à titre posthume et incontournable si on veut approcher ses origines, sa formation et ses convictions ; écriture autobiographique que l’on retrouve dans de nombreux poèmes. Elle n’est pas une annexe mineure de l’écriture poétique. Comme dans tant d’autres domaines, Sénac brouille les frontières, ici celles des genres littéraires. Car se dire au jour le jour, se mettre à nu jusqu’à l’exhibitionnisme, débusquer ses pulsions secrètes les moins avouables est une posture de ses textes poétiques. En 1954, Jean Sénac avait entrepris la rédaction d’un journal, genre très proche de l’autobiographie, où l’on retrouve aussi la constante diariste du poème. Il y note : « Toujours, partout, parler de moi. De moi. Et le poème, le culte encore de moi. »
Dans la préface à son dernier recueil, dérisions et Vertige, il affirmait en décembre 1972 : « une fois de plus, cette poésie est un Journal. Mal foutu, incorrect, nervures détramées, persécuté jusqu’à son eau, aux lisières de nos quotidiens Sétif, Auschwitz, Hiroshima. Qui dirait, un essai pour FRANCHIR ».
Le franchissement est le passage impalpable entre le vécu et la fiction, cette ligne que Jean Sénac franchit sans cesse, dans un sens et dans l’autre. Le poète élabore son expression personnelle en forgeant une écriture de la mémoire en fragments et détours, en instants de réel détournés, en jouant et se jouant du référent et du symbole. S’y mêle l’humour, marque d’une joie de vivre, malgré tout, qui fait rebondir le texte, rendant le tragique plus acceptable et l’insupportable, burlesque ou tendre. Par son destin tragique et par sa disparition, Sénac est la référence privilégiée d’un temps difficile à comprendre mais dont les énigmes nourrissent cet échange fascinant entre l’Algérie et la France.
Ce qui n’est pas énigmatique, dans toute son écriture, quel que soit le genre élu, c’est l’attachement à un pays profond, à une terre, à un ancrage : l’Algérie et à sa langue de création, travaillée dans la jouissance et la souffrance et jamais admise comme une simple évidence, le français. Une expression artistique, une terre, une langue : les blasons sont là pour désigner une recherche identitaire comme construction permanente de l’être entre deux pays, deux cultures (au moins), deux engagements dans la période si décisive de la décolonisation algérienne, dans les années précédant et suivant 1962.
Revenons à la période de la guerre de libération : 1954–1962 puisque l’essai s’écrit et se publie en son centre. Le premier éclaircissement à donner est celui de la dédicace. Elle manifeste les attaches et amitiés de Sénac, alors :
« Aux femmes de mon pays A mes frères écorcheurs de ténèbres à Annie Fiorio Ahmed Taleb et Layachi Yaker à Kader « Nous sommes venus au monde fraternels ! Brisées soient les mains de tout Diviseur ! » (M.Z. Chant national algérien)
Le peuple est d’abord célébré puis viennent les noms : Annie Fiorio, plus connue sous le nom de Annie Steiner, militante, emprisonnée de nombreuses années ; Ahmed Taleb Ibrahimi, fils du Cheikh Ibrahimi, figure marquante du Mouvement réformiste avec le Cheikh Ben Badis ; Layachi Yaker, militant. M.Z. désigne Moufdi Zakaria, auteur de « Qassaman », Hymne national algérien.
L’entrée en matière s’écrit autour de deux mots privilégiés : Poésie et Résistance : « Au vif de la mêlée, éperdument aux écoutes, le poète va donc vivre du souffle même de son peuple. Il traduira sa respiration, oppressée ou radieuse, l’odeur des résédas comme celle des charniers ».
Jean Sénac célèbre les poètes, aux avant-gardes de l’Histoire en train de se faire. A l’appui (et ce sera ainsi tout au long de l’essai), un poème de Nordine Tidafi, épaulé par un extrait de « Toute la lyre » de Victor Hugo. Suivent des extraits de poèmes des années 40 de poètes des trois « communautés », « Français », « Juif » et « Arabe » qui « essayaient d’éveiller une conscience confinée dans son égoïsme ». Et rappelant les mots d’un lycéen constantinois à Sétif en 1945, il convoque Rimbaud et son appel au souvenir de Jugurtha. En ouvrant l’éventail de ses citations, Sénac montre qu’il ne défend pas « un nationalisme étroit et refermé sur ses cactus » mais qu’il veut rendre visible un fait national évident multiculturel et multilinguistique. A nouveau, il appuie son affirmation par une cascade de poèmes mêlant poètes de la terre algérienne et poètes français. Il peut alors offrir un panorama de la vie artistique en Algérie, plus précisément poétique, étouffée par la colonisation : « Si le peuple algérien est en guerre, c’est aussi parce qu’il revendique le droit à sa poésie, ses droits à la Poésie ». Vient alors la question des langues : l’arabe et le berbère sont bien présents mais amoindris dans leurs manifestations par la domination du français. Il cite alors Kateb Yacine en adhérant à sa position vis-à-vis du français qui est de conquête et d’appropriation et non de soumission sournoise ou consentie. Sénac rejette avec force remords et culpabilité d’utiliser cette langue. Le français des poètes algériens est habité par leurs langues maternelles et par les réalités de leur vécu ; il est transformé et nourri par elles et les créations expriment un univers spécifique : à l’appui Fanon, Char et le Camus de la Libération française de 1945.
Une quarantaine de pages sont consacrées à une anthologie poétique algérienne : toutes les voix se mêlent en français ou traduits dans cette langue. La conclusion est aussi brillante que l’introduction : « Nous essaierons de dresser, sur tant de misères et de larmes, une culture fraternelle qui réponde à la vertu de notre peuple et à l’espérance de ce temps. En poètes libres et lucides, fiers d’être les citoyens d’un aussi beau pays, nous aiderons à bâtir la cité radieuse des hommes ».
Ce texte est à lire tant pour sa facture d’un bel équilibre que par sa force de conviction et on ne peut que se féliciter, encore une fois, de sa réédition. Ce qu’il brasse n’a pas disparu et fait partie d’un patrimoine algérien même si les fruits espérés n’ont pas tous été offerts à l’issue de la résistance d’un peuple.
Il faut le relire en même temps que le numéro spécial, « Algérie », voulu et coordonné par Sénac, de la revue de Subervie à Rodez, Entretiens sur les Lettres et les Arts, en février 1957. On y retrouve les noms qui vont confirmer leur notoriété : Lacheraf, Kateb, Haddad, Sénac, Mammeri, Dib, Tidafi, Kréa et Mohammad-Al-Id ; des poèmes populaires ; des textes de Harbi, Mustapha Kateb, Ghani Merad et Benmiloud. Le tout est illustré par les dessins de Bouzid, Issiakhem, Khadda.
Les deux poèmes que Sénac donne, « La Patrie » et « Ébauche du père » rencontrent nos affirmations précédentes sur les préoccupations du poète. Outre les textes de créations, on y trouve aussi deux Lettres : celle de Mammeri, « Lettre à un Français » et celle de Kréa, « Lettre à un étranger incompréhensible ». Sénac y publie aussi un long texte, « Kateb Yacine et la littérature nord-africaine ».
L’autre texte, à mon sens, à lire en même temps que Le Soleil sous les armes est plus tardif : c’est l’essai ironique et frileux de Malek Haddad, en 1961, Les zéros tournent en rond, sur les critères à remplir pour être ou non écrivain algérien. Dans son essai, Malek Haddad revient sur la question qui l’a hantée : l’aliénation de l’intellectuel et écrivain francophone, séparé de son peuple par la langue dans laquelle il s’exprime, figure même d’une dépersonnalisation plus large des élites et de la domination de l’occident sur l’âme algérienne ; l’islam et la langue arabe deviennent les véritables armes de la résistance du peuple algérien. A la soif de Sénac de donner à voir une algérianité multiculturelle et multiethnique sans méconnaître la dominante des composantes arabe et berbère, à sa recherche d’une présentation de la poésie algérienne dans sa diversité d’imaginaires et de langues, s’opposent les affirmations de Malek Haddad qu’on peut lire comme une contre-réponse à l’essai de Sénac : « Mes cousins de la montagne écorchée n’auront pas déchiffré ton monument, Kateb Yacine : Nedjma. Les vieilles de « Dar-El-Spitar » n’auront pas eu à se reconnaître dans ta Grande Maison, mon cher tisserand de la quotidienneté maudite, Mohamed Dib. Qui aura lu Le Séisme de Kréa dans les ruelles sans roses de Blidah ? Pourtant la musique trouvera l’orchestre qui convint. Marcel Moussa, Malek Ouary, Feraoun, Sénac, Mammeri, Jules Roy, Amrouche, mon ami Roger Curel, Roblès, je pourrais reprendre à votre compte le mot d’un porte-parole de la France-Libre et vous dire avec tout mon respect, toute mon affection : l’Algérie présente les armes à votre solitude.
Je vous salue orphelins de lecteurs authentiques, vous nobles Représentants et tragiques Solitaires. Vous m’aurez fait comprendre l’expression « Prêcher dans le désert » ; mais, au-delà de mon amertume, je sais que la vocation des déserts est d’engendrer les amples méditations et les gazelles ».
Ce débat sur l’impossible « algérianité » des œuvres qui ne sont pas écrites en arabe n’a pas fini, encore aujourd’hui, d’être passionné. Pour notre part, on peut conclure la présentation de cette réédition par le témoignage de Mostefa Lacheraf, en 1991 : « L’Algérianité, la patrie charnelle, l’appartenance spirituelle mais pas nécessairement religieuse à un pays, la littérature comme miroir et centre sensible d’une expression identitaire liée davantage à la géographie et à la société qu’à l’Histoire et à la « nation » traditionnelle exaltées toutes deux par le sectarisme et les mythes. Et comme j’ai bien connu Sénac, Anna Gréki et J. Pélégri, je peux, en toute modestie, en parler sur ce plan-là, c’est-à-dire au sujet du « choix » algérien de chacun d’eux et de certaines de ses caractéristiques ce qui, d’ailleurs, fait de l’algérianité un véritable « registre » nuancé, diversement adopté ou motivé à l’instar des grands choix humains. Le plus disponible, le plus enthousiaste à ce point de vue-là, ce fut Jean Sénac, un homme de gauche qu’aucun clivage idéologique ou partisan ne bridait […] Il revendiquait sans amertume son droit d’être Algérien, de partager toutes les aspirations de notre peuple ».
Jean SENAC, Le Soleil sous les armes, préface de Nathalie Quintane, Terrasses édition, 2020, 276 p., 10 €
L'association Coup de Soleil a organisé à Lyon, le 4 mars 2023, un hommage à Assia Djebar avec des interventions (celle d’Afifa Bererhi est publiée ci-dessous) et la projection du film, La Nouba des femmes du Mont Chenoua. Décédée le 7 février 2015, cette écrivaine algérienne a vu sa renommée franchir les frontières jusqu’aux Etats-Unis d’Amérique où elle enseigna dans les prestigieuses universités de la Louisiane et de New York. Les traductions de ses romans sont nombreuses comme en rend compte Traduire Assia Djebar de Amal Chaouati, en 2018.
C’est au cours de mes études en licence de français à l’université d’Alger, où Assia Djebar enseignait et dirigeait le département, que j’ai découvert son parcours de vie si dense et surtout son talent d’écrivaine en lisant ses romans et en m’intéressant à sa production cinématographique grâce à Ahmed Bedjaoui, qu’on appelait alors Monsieur cinéma quand il fut en charge de l’émission Les deux écrans à la télévision algérienne. Il a publié en 2018, à Alger, Le Cinéma à son âge d’or – Cinquante ans d’écriture au service du septième art : p. 125, il analyse l’apport d’Assia Djebar. J’ai vu son film La Nouba des femmes du mont du Chenoua (1976), film présenté à la Biennale de Venise en 1979 où elle reçut le Prix de la critique internationale en tant que réalisatrice, aidée par Abdelkader Alloula. Son autre film, La Zerda ou les chants de l’oubli, moins médiatisé que le premier, écrit avec la collaboration de Malek Alloula à partir d’archives coloniales, a été présenté en 1982 à Alger et au 1er festival du cinéma arabe à Paris en 1983.
L’itinéraire littéraire d’Assia Djebar débutevecc la publication de son premier roman La Soif en 1957. Elle était alors âgée de 21 ans. Dans le contexte de l’époque, les intellectuels algériens engagés dans la révolution l’ont mal reçu, qualifiant ce roman de « décalé » parce que n’étant d’aucun apport pour la cause défendue. Quelques années plus tard, sa réponse fut une pirouette quand, pour se justifier, elle rétorqua qu’il ne s’agissait que d’un effet de style : « Mon ambition, disait-elle, était d’arriver à saisir un air de flûte et que cet air fût bien composé ! Je n’ai pas employé le tambour. » Le tambour se fera entendre par la suite à travers notamment ses romans. Plus tard en 1968 elle s’exprimera de nouveau à propos de son roman inaugural que le critique marocain, Abdelkader Khatibi appréciera ainsi, la même année, dans son ouvrage, Le Roman maghrébin : « pour le personnage de La Soif, la découverte du corps est aussi une révolution importante ». Nul ne pourrait le contredire aujourd’hui car, sur ce point, elle était assurément en avance sur son temps. Plus tard, allant au bout de sa conviction, elle publie en 1997, Les Nuits de Strasbourg, roman où l’érotisme se déploie sans complexe aucun.
Au cours de l’année 1969 elle publie une plaquette Poèmes pour l’Algérie heureuse à la SNED et une pièce de théâtre Rouge l’Aube chez le même éditeur. La pièce montée par Mustapha Kateb sera jouée au festival panafricain de 1969 à Alger. Par ailleurs, elle se fait connaitre sur les ondes radio en Allemagne par la diffusion de sa pièce théâtrale radiophonique : La fièvre dans les villes, conçue à partir de son livre Oran langue morte de 1997. Ainsi, Assia Djebar s’inscrit dans le large éventail des genres qui s’interpénètrent lorsque l’expression romanesque se fait poésie musicale et que la construction des scènes narratives emprunte à la dramaturgie.
Toutefois, force est de constater que la partie la plus volumineuse de son œuvre demeure sa production romanesque qui s’épanouit sous le signe d’un féminisme qui consiste à donner voix aux femmes recluses, à ces femmes « exilées de la vie ». En effet, il ne s’agissait pas, pour elle, de s’aligner sur les revendications féministes occidentales – avec lesquelles elle était manifestement en accord dans sa vie personnelle – mais d’épouser dans ses livres le sort des femmes musulmanes ses semblables moins favorisées socialement et culturellement. Dès lors son écriture entre en résonance avec le statut des femmes de son pays. Dans cette perspective elle en vient à déclarer : « Comment parler de la femme de mon pays sans parler de l’ensemble de l’Islam ». Elle pose ainsi d’emblée le sujet de ses préoccupations : la dimension existentielle de la femme d’Algérie ne saurait se lire qu’à travers le prisme de l’Islam.
Dans ses romans, Assia Djebar donne visibilité et présence aux femmes en explorant ce qui fait le tragique de leur quotidien et en pointant la cause inhérente à leur relégation, ce fruit amer né de la conjonction de l’archaïsme pérenne du modèle de société ancestral doublé du malentendu, ou du détournement voire de la dénaturation de ce qu’énonce l’Islam en sa double composante, le Coran et les Hadiths (dires du Prophète). C’est au regard de ces données tantôt ouvertement affichées, tantôt sous-jacentes, que va s’écrire la partition romanesque de l’écrivaine. Ainsi, la condition de la femme sous l’emprise d’un Islam biaisé, jusqu’à paraître, oserais-je dire, obsolète au regard des exigences des temps modernes, imprégnera tout le cycle d’écriture d’Assia Djebar
Tout commence avec, ce que l’on pourrait considérer comme un essai ; il s’agit de Women of Islam, édité à Londres en 1961, et se poursuit jusqu’au drame musical, Les filles d’Ismaël dans le vent et la tempête, joué à Rome en 2005. Ce drame est immédiatement suivi de Nulle part dans la maison de mon père, en 2007, roman à dimension autobiographique, qui à son tour reprend le sujet de la dépossession de la femme. L’essai et le drame lyrique si distants dans le temps, si différents par leurs genres, ne sont que des variantes d’un même sujet thématique. L’un et l’autre se focalisent sur la relation femme/Islam. C’est à croire et dire que malgré le temps qui s’écoule, rien ou presque n’a affecté le statut de la femme demeurée une éternelle subalterne, comme soumise à une malédiction inhérente à un Islam violé dans sa lecture et donc dans l’observation de ses préceptes. Ce qu’entreprend Assia Djebar dans ces deux œuvres est assurément inédit dans la littérature algérienne et confère à son écriture une portée véritablement novatrice et marquée d’une audace certaine.
Par ailleurs, il y a aussi tout lieu de signaler que l’essai ainsi que le texte intégral du drame chanté avec ses didascalies, indications scéniques, jeu de lumière, interventions du chœur, etc., sont demeurés presque inédits : on peut seulement lire une scène extraite des filles d’Ismaël… au tableau 19, qui figure dans les actes du colloque de Cerisy de 2010, consacré à l’écrivaine à l’initiative de Mireille Calle Gruber.
De même c’est dans Études littéraires, (vol. 33, N°3, Automne 2001), que l’on découvre la préface de l’auteure suivie de l’ouverture et de l’acte I. Nous y reviendrons. Pour ce qui est de Women of islam, traduction deFemmes d’Islam qui est le titre de la version originale, comme mentionné en deuxième de couverture, nous supposons en avoir un écho, dans l’article « La femme en Islam ou le cri du silence », paru dans Femmes tome II, La condition féminine, aux éditions Plon, en 1967. C’est donc de manière fragmentaire, parcimonieuse et par un jeu de recoupements avec les articles publiés par l’auteure que nous appréhenderons la matière d’une part de l’essai et d’autre part du drame lyrique ; deux opus que nous considérons, ironie du sort, ironie des conjonctures, comme étant précisément la partie « voilée » de l’œuvre d’Assia Djebar, elle qui se révolta contre le voile. De ce paradoxe précisément nous tirons un argument pour les présenter et participer à l’opération de « dévoilement » de ces écrits qui demeurent méconnus pour une majorité de son lectorat.
Women of Islam
Ce titre, nous l’avons rappelé, est la traduction de celui de la version originale en langue française « Femmes d’Islam » tel que mentionné par le traducteur Jean-Marc Gibbon. L’opuscule est édité pour la première fois en 1961 à Londres. Aujourd’hui, après avoir effectué des recherches, je voudrais préciser que le traducteur est décédé et que la maison d’édition n’existe plus. Il semble donc improbable de prendre connaissance de la version originale dans son intégralité. Reste à consulter les archives si la possibilité se présente.
La question qui vient aussitôt à l’esprit est : pourquoi n’y a-t-il pas eu de publication de la version originale de langue française ? Julliard le premier éditeur d’Assia Djebar, connaissant son engagement, ne se serait pas opposé à sa publication. Je me hasarde donc à émettre l’hypothèse d’une autocensure ; l’auteure n’a-t-elle pas déclaré qu’ « écrire c’est s’exposer » ? Pour autant, on s’interroge : pourquoi l’autocensure n’interdit-elle pas l’édition en langue anglaise ? La question mérite d’être posée. Et on peut émettre l’hypothèse que le texte serait moins accessible au lectorat algérien largement francophone. Peut-être aussi par égard pour le père puisque l’on sait que l’expression érotique des Nuits de Strasbourg a été censurée jusqu’après la mort du père. Quelles que soient les hypothèses, il fallait assurément oser soumettre à la question le Livre sacré et les Hadiths, plus exactement à procéder à l’examen de ce que recèle l’Islam au sujet des femmes, quelle lecture interprétative en faire dans une société archaïque fondée sur le modèle patriarcal et par ailleurs appelée au changement au gré des évolutions de quelque nature qu’elles soient. C’est là un sujet fort délicat d’autant qu’au cours de la colonisation la question culturelle – langues et Islam – est une revendication de taille soulevée par l’Association des Oulémas de Constantine à Tlemcen en passant par Alger, c’est un argument brandi au cours de la guerre d’Algérie. Par ailleurs dans l’Algérie de la postindépendance, l’Islam est déclaré religion d’état à l’instar des pays du Machrek. Or, on le sait, dans les pays du Moyen-Orient la revendication des femmes s’est déjà fait entendre de manière bouillonnante, au nom de principes républicains. C’est précisément ce qui ressort de la préface que rédige Assia Djebar pour le roman Ferdaous de Nawel Saadaoui et où l’on apprend, entre autre, comment le roi Farouk plie et cède devant la gigantesque manifestation de femmes de l’Association Bent El Nil fondée par Doria Chafik : elles finissent par obtenir le droit de vote. C’était en 1951. Assia Djebar est bien instruite des frondes de femmes menées en Syrie, Irak et Egypte ; frondes annonciatrices du mouvement féministe en pays d’Islam impulsé par l’idéal républicain et qui a vite été rattrapé par l’étau de la religion.
Par ailleurs il me semble important de rappeler dans quelles circonstances Assia Djebar aurait probablement écrit Women of islam. Elle avait rejoint la Tunisie en 1958 pour apporter sa contribution au journal El Moudjahid, organe du Front de Libération National (FLN), dirigé par Redha Malek et auquel a largement contribué Frantz Fanon avec l’épouse duquel Assia Djebar était liée. Elle y publie aussi Journal d’une maquisarde en 1959, en ayant enquêté auprès des réfugiés algériens à la frontière tunisienne. Lors de ce séjour tunisien, elle n’a pas manqué d’interviewer le Président Bourguiba, premier gouvernant en pays d’Islam, après Kamel Atatürk, à avoir fait le choix d’une laïcité absolue et, partant, à avoir fait sauter les verrous qui emprisonnaient les Tunisiennes dans les prescriptions supposées de la religion musulmane. De fait, le 13 août 1956, il signe un décret « portant promulgation du statut personnel ». Désormais le mariage exige un consentement mutuel, la répudiation et la polygamie sont interdites ; des changements qui interviennent, faut-il le préciser, avec l’assentiment des hautes instances religieuses de la Zitouna, (université de référence dans le champ culturel et religieux du monde sunnite avec El Azhar du Caire et El Quaraouiyine de Fès). Ce défi de Bourguiba, Assia Djebar voudrait le porter à son tour et à sa manière en rédigeant Women of Islam. Voilà qui explique que l’entretien avec Bourguiba figure en annexe de l’essai désignant ainsi, de manière oblique, la politique menée par le Président tunisien comme source d’inspiration de l’auteure algérienne. Ces quelques indications mises bout à bout laissent supposer que c’est bien au cours de ces années 58/59 que serait intervenue la rédaction de ce qui sera Women of Islam, paru en 1961.
Cet essai me semble être la matrice originelle de l’ensemble de l’œuvre à venir qui va se déployer de manière rhizomique et ainsi offrir la mosaïque d’écrits romanesques et autres que nous connaissons. Une œuvre multiple, aux tons divers, bâtie sur une fondation principale qui supporte la problématique de la relation entre femme et Islam, tout au moins selon sa perception générale dans la société algérienne et plus largement dans le monde musulman.
Women of Islam est composé de deux parties, l’une scripturale, l’autre iconique. Cette dernière, la plus volumineuse, est un catalogue de photographies en noir et blanc captant exclusivement des portraits de femmes citadines et rurales, de classes sociales différentes, drapées de différentes façons de leur voile, pas toujours le même, ou au contraire exhibant la nudité des jambes, des bras, des poitrines. Cet album d’images – visions sur le féminin musulman – émet à lui seul un discours que décrypte Assia Djebar pour finalement le mettre au placard tant les photos regorgent du langage pour touristes avides de percer le mystère d’Orient, dit-elle. Ces clichés font naître en elle le trouble, car ils dépeignent, je cite « un exotisme oriental à la manière d’un Pierre Loti pour coller à une légende de tranquillité ». Aussi, pour Assia Djebar ces photos ne disent que des mensonges. Alors, pour toucher à la vérité la concernant personnellement, elle s’interroge : comment parler des femmes musulmanes en toute conscience de femme musulmane fière de l’être. C’est ce qu’elle proclame en s’interrogeant : « Comment puis-je parler de la position des femmes d’Islam sans parler de l’ensemble de l’Islam, parler d’elles dans le passé et le présent, leurrôle dans la construction du futur ? Je devrais être sociologue, historienne, économiste et théologienne tout à la fois. Moraliste aussi pour évaluer leur influence dans la recherche de nouvelles affirmations et pourquoi pas poétesse pour chanter leur présence avec amour et gratitude. »
Vaste programme auquel elle va se plier car la grille de lecture du port du voile ne saurait se limiter au seul discours spirituel et théologique. Inévitablement, comme elle le préconise, des approches historiques – rappelons qu’elle est historienne de formation –, sociologiques, anthropologiques, économiques s’imposent d’elles-mêmes. D’autant que l’Islam a proclamé, dès l’origine, sa vocation à régenter tout l’ordre social (la umma) et ce en interpellant à la fois les musulmans et les musulmanes, établissant ainsi l’égalité de principe hommes/femmes au regard de Dieu. S’inscrivant dans cette logique, Assia Djebar s’attaquera aux pratiques qui auraient, à ses yeux, trahi le principe égalitaire originel. Elle adoptera tour à tour, tout au long de son exposé-commentaire, différentes postures pour démontrer que l’Islam de la période de l’Egire, né dans les sables aujourd’hui couverts par les gratte-ciels et transpercés par les pipelines, l’Islam né dans une société tribale patriarcale aujourd’hui éclatée, s’avère en totale inadéquation, voire en contradiction, avec les mutations inexorables qui se produisent au cours du temps. Faut-il rappeler aussi l’arbitraire du décret de suspension définitive de la lecture interprétative polysémique du Coran. L’interruption de l’Ijtihad a été décrétée par le pouvoir politique de manière unilatérale. Ce coup d’arrêt porté à l’ébullition intellectuelle initiée par l’expansion du Texte coranique s’est transmis à une société qui s’est refermée sur elle-même, qui s’est figée comme en un bloc monolithique, entraînant le déclin de la civilisation islamique. Assia Djebar note que la Umma cessa d’être ce que le Coran lui-même avait prescrit en se projetant comme « une nation intermédiaire ». Elle rappelle que c’est dans la perspective de renverser cet immobilisme, de permettre aux nations musulmanes de s’épanouir et d’entrer de plain pied dans l’ère de la modernité que se produisit ce que l’on appelle la Nahda (ou Renaissance) culturelle et religieuse. On le sait, la Nahda est un mouvement survenu en Egypte au XIXe siècle et qui s’est propagé dans nombre de pays musulmans et notamment au Maghreb pour proclamer le retour à une forme de libéralisme en matière de pratique religieuse. Il s’accompagne d’un élan politique panarabe en plein essor. Assia Djebar à sa manière, dans Women of Islam, plaide en quelque sorte pour une seconde Nahda afin que la femme musulmane des temps modernes, toujours considérée comme mineure, toujours confinée, en dépit du bouillonnement ambiant, sorte de son isolement et de sa claustration dans un monde amputé de la participation socio-politique de sa population féminine ; un monde handicapé dans son évolution par cette exclusion. Ainsi, Assia Djebar s’inscrit dans la filiation de Kamal Atatürk proclamant que « l’avenir de la Turquie dépend de l’émancipation des femmes, et qu’un pays dont la moitié de la population reste enfermée est un pays à demi paralysé », comme le rappelle Kenizé Mourad dans son roman de 1987, De la part de la princesse morte.
Pour proposer cette analyse, je m’appuie sur une traduction de Women of islam vers le français, la langue première, non encore éditée et faite par Amina Bekkat. Ce qui vient corroborer la matière révolutionnaire de Women of Islam, c’est l’article d’Assia Djebar cité plus haut. Le titre serait la métaphore du statut de la femme musulmane réduite à une éclipse sociale totale, à une non-présence. Comme un rappel dirais-je de l’ensevelissement physique des fillettes à leur naissance qui se pratiquait en Arabie au cours de la période antéislamique ; souvenir enfoui dans l’inconscient des hommes et qui ressurgirait sous la forme d’interdits que nous connaissons.
Cet article, bien postérieur à la publication de Women of islam, ne serait-il pas plutôt la version originale en langue française de Women of Islam ? Toujours est-il qu’on décèle nombre de points communs aux deux textes. Dans cet article une même stratégie qui consiste à décrire la femme musulmane et son vis-à-vis, l’homme musulman, à l’aune de l’historicité du monde car, dit l’auteure : « Les formes de pensée qui ont servi depuis des siècles se révèlent inefficaces devant la confrontation, imposée par un voisinage machiniste et industriel ». Elle en fait la démonstration par paliers successifs. Dans un premier temps elle s’emploie à comparer la musulmane « imbriquée dans des restrictions, dans des interdits en toile d’araignée » avec l’Européenne, telle la soviétique Valentina Terechkova première femme cosmonaute de l’histoire, ou la Française dont les traits du visage « lui viennent de la figure de Jeanne d’Arc, de celle de Madame Bovary, du chant de Ronsard et d’Eluard, de la musique de Debussy, des chiffons des couturiers… ou la femme espagnole inséparable de Vélasquez, de Goya, des corridas et des murmures de Fédérico Garcia Lorca ». De cette comparaison entre monde musulman qui se morfond et monde occidental qui vit, surgit un « dilemme pour l’Islam : se rénover ou mourir ». Et d’affirmer : « La religion, la foi islamique face à l’historicité du monde semble pâlir dans le rétrécissement de ses domaines et risquer, pour ne plus avoir plusieurs têtes, de perdre le souffle. S’affaiblir ou s’épurer, reculer ou se rénover, s’étioler ou se moderniser, tel est le dilemme à résoudre pour que l’Islam revienne à son essence qui est d’exister au cœur d’une conscience personnelle, de redevenir une pensée en mouvement, une action réfléchie, une prise de position et non une opposition, une mise en question d’habitudes et de traditions sacralisées ».
De l’ensemble de l’analyse critique d’Assia Djebar menée à différents stades (*L’homme à la dérive s’abrite à l’ombre des femmes, *Une vie squelettique à l’ombre d’un voile, *Parfois majeur à soixante ans,* La polygamie : un héritage plus vieux que l’Islam) ressort le regret d’un Islam en rupture avec ce qui a fait son essence première. Tout est synthétisé dans l’énoncé du titre de son roman de 1991, Loin de Médine, une litote pointant la disjonction entre les pratiques en cours et les prescriptions de l’Islam originel, élaboré à Médine ; point de vue développé et illustré au cours de la narration. Pour autant Assia Djebar garde en elle l’espérance. Son article s’achève sur une citation coranique : « Peut-être une partie de ce dont vous appelez la venue est-elle déjà en croupe derrière vous… »
Les filles d’Ismaël dans le vent et la tempête
Assia Djebar, dans sa démarche qui bouscule tous les interdits infondés infligés aux « fille(s) d’Ismaël » en vient à livrer l’intention qui la guide, celle précisément de « susciter un désir d’Islam ». C’est par ces mots que s’achève sa préface, publiée en 2001, qui accompagne le drame musical de 2000, Les filles d’Ismaël dans le vent et la tempête, dédié à Maria Nadotti (essayiste italienne spécialiste des questions culturelles,) qui après l’avoir traduit en italien, le fera jouer en 2005 au théâtre de Rome. C’est grâce à elle que je détiens l’intégralité du texte des Filles d’Ismaël. Il faut attendre 2010 pour découvrir un post d’Assia Djebar sur un site électronique algérien où elle s’exprime sur le pourquoi et le comment de cette pièce chantée. Entre la préface et le post, neuf ans, se sont écoulés. L’auteur introduit en chapeau du post, par souci pédagogique, l’histoire d’Agar, la servante d’Abraham, lequel la livra avec son fils Ismaël à l’aridité du désert et au désarroi, jusqu’à ce que jaillisse l’eau de la vie et qu’éclate alors la joie.
L’histoire tragique d’Agar et son dénouement heureux par la grâce de Dieu, habite la mémoire des musulmans. Cette histoire est sanctifiée par un rite observé par tout pèlerin à la Mecque parce qu’il compte parmi les choses sacrées de Dieu, dit une sourate. En rappelant ce rite, Assia Djebar s’interroge, « ne préfigure-t-il pas un théâtre de la passion féminine, une célébration de la Mère étrangère, que seul Dieu a protégée ». Et de poursuivre, quel sens donner à ce rite si ce n’est « exorciser la tentation permanente de l’expulsion de la première mère… oublier le dénuement de l’abandonnée Agar, pour se rapprocher avant tout d’Abraham prêt à sacrifier son fils Ismaël, leur père… au détriment de la mère ». Par la médiation du chant, la référence à l’histoire d’Agar entre en résonance avec l’image au présent des femmes en terre d’Islam, « vulnérables dans leur corps, dans leur mouvement, dans leur liberté individuelle, parce que prises dans la spirale de la violence. Elles sont devenues en fait un enjeu pour un islamisme politique s’opposant à la laïcité », comme le confirme entre autre « la décennie noire » en Algérie. Sur ce point précis relisons Le blanc de l’Algérie de 1996 et Oran langue morte de 1997.
Après l’évocation d’Agar dans la préface, le drame musical se voulant leçon d’histoire, embraye sur un autre drame, celui qui se joue lors des derniers jours du Prophète. Il s’agit de « la succession politique du Fondateur au cœur de laquelle surgit la figure emblématique de Fatima qui devient pour nous symbole de la dépossession féminine, de la révolte et de la lucidité amère ». La mort du prophète est le lieu-temps de la Rupture entre la famille du prophète et le calife Abou Bakr son successeur, désigné comme tel dans l’urgence avant même les funérailles, sans l’assentiment des plus proches de Mohammed notamment son épouse Aïcha, sa fille Fatima et son cousin et gendre Ali, le témoin direct et premier transcripteur de la parole révélée. L’Iranienne, Fariba Hachtroudi, a édité en 2022, Ali, la parole défendue. Tous refusent cette succession. Ce front du refus, dans un même mouvement, vient en soutien à Fatima qui se découvre privée de son droit à l’héritage, et dès lors entre en dissidence. Fatima conteste la décision des hommes politiques, elle n’a eu de cesse de rappeler les déclarations insistantes du Récepteur de la parole divine qui répétait que sa fille était une partie de lui-même et que ce qui la touchait le concernait directement et le blessait. Ce que confirment invariablement les Rawiya témoins-transmetteurs des dires du prophète, les scripteurs des hadiths. Devant l’intransigeance du calife, Fatima « notre Antigone » s’insurge et devient « pour nous symbole de la dépossession féminine, mais aussi de la révolte, et de la lucidité amère ». Ainsi c’est bien le pouvoir séculier, le pouvoir politique despotique qui, au gré des circonstances et conjonctures, entrave et fait fi de la parole du Guide suprême de l’Islam. Islam offensé parce que dénaturé, devenu aujourd’hui un outil de guerre et un moyen de légitimation de l’exclusion des femmes et de leur claustration. L’analyse, par Assia Djebar, du statut de mineures dévolu aux femmes de son pays, se fonde aussi bien sur une expérience vécue – et vécue douloureusement – que sur une connaissance d’historienne qui puise dans les sources premières fourni par Tabari par exemple. Une telle analyse trouve, par ailleurs, son illustration de nos jours dans la situation extrême des femmes afghanes ou iraniennes et dans les divers combats menés ici et là dans le monde musulman pour l’émancipation des femmes. Autant de situations évoquées, du reste, dans le chant d’ouverture de Filles d’Ismaël
D’un point de vue strictement esthétique, en composant ce drame musical pour dire la tragédie de Fatima, Assia Djebar en vient à s’expliquer sur l’ensemble des éléments scéniques. D’abord, le choix de l’expression théâtrale est voulu comme pour l’inscrire dans une tradition culturelle : celle du théâtre de rue avec ses conteurs formant la halqa, une assemblée sur la place publique ouverte également aux bonimenteurs, aux expressions carnavalesques semblables aux scènes rabelaisiennes, un théâtre qui aujourd’hui encore se produit au Maroc sur la fameuse place de Marrakech (Djemâa el fena). Assia Djebar signale aussi le théâtre de marionnettes des garagouz, né en Turquie et adopté en Algérie lors de l’occupation ottomane. Toutes ces références attestent que les expressions théâtrales ne sont pas étrangères aux manifestations socio-culturelles en terre d’islam. Par ailleurs, A. Djebar bat en brèche le lieu commun de l’interdiction de figuration de la personne humaine en islam, en rappelant les miniatures persanes si précieuses qui reproduisent des portraits d’hommes et de femmes et même des scènes érotiques. Cependant cette figuration présente des limites par le recours à l’usage des masques et des paravents, ou d’une étincelle de lumière quand il s’agit du prophète. La fonction de la musique et du chant comme paramètres qui participent du narratif sont aussi là comme pour rappeler, dit-elle, le goût du prophète pour la fête. Elle rappelle à ce sujet une anecdote selon laquelle il invita son épouse Aïcha à dépêcher auprès de leur voisine la chanteuse Djamila la « Ancariya » pour animer les festivités d’une cérémonie de mariage. En outre, elle se réfère aux chants et danses jusqu’à la transe auxquels les dervich-tourneurs, à la suite de Jalal Eddine Rûmi, le soufi, s’adonnent dans leur recherche de l’extase qui consacre la fusion dans le divin.
L’ensemble de ces développements étaient nécessaires à l’auteure pour justifier le choix du drame musical en tant que genre qui n’altère d’aucune manière l’esprit et la lettre du Coran et de la Sunna. Se faisant, Assia Djebar par son audace, donne l’estocade aux esprits ténébreux qui mettent en berne l’Islam des Lumières. Dès lors, l’ensemble des paramètres scéniques qui participent de la composition de ce drame lyrique, plaident aussi, de manière adjacente, pour un Islam souple propice à l’innovation donc au progrès.
Women of islam et Les filles d’Ismaël dans le vent et la tempête si différents par leurs genres, si distants dans le temps, sont traversés par une même veine tramée par deux sujets conjoints : la femme et l’Islam. Ces paramètres sont ceux par lesquels Assia Djebar se définit explicitement. Pour être pleinement femme et pleinement musulmane, être et exister en tant que telle, elle le démontre aux moyens d’analyses socio-historiques, socio-culturelles et en se saisissant de l’expression artistique, symbiose de l’éloquence poétique, du chant et d’une dramaturgie qui emprunte tout à la fois à la culture traditionnelle et au théâtre à l’italienne, signe de son universalité. Assia Djebar a osé et a reconnu s’être risquée sur « un terrain dangereux parce que proche du religieux ». Elle a assumé son audace sans compromis.
En conclusion, citons le chant d’ouverture des Filles d’Ismaël qui résonne comme un énième appel à la raison pour que l’Islam émancipateur des origines retrouve sa vocation première :
Écoutez ô croyants et croyantes
O vous qui croyez en un Dieu unique Et vous qui pensez ne pas croire Ni en Mohammed Ni en Jésus fils de Marie Ni en Abraham l’Ami Vous qui ne savez pas plus que nous Quand arrivera votre Heure dernière Mais proche ou lointaine, Elle arrivera
Écoutez, vous tous, d’aujourd’hui et d’hier Le chant des Filles d’Ismaël Dans le vent et la tempête !
La tempête en Arabie dite Heureuse Mais femmes ségréguées Le vent à Téhéran, La flamme de l’avenir A peine préservée La honte à Kaboul Pour toute femme Dressée
La peur hier à Alger Par des fous désespérés Femmes et enfants trop souvent Massacrés
La longue solitude à Sarajevo La folie de la haine au Kosovo Les ruines du désastre à effacer
Écoutez, vous tous, aujourd’hui et demain, Le chant des Filles d’Ismaël Dans le vent et la tempête
Allumons pour vous et pour nous Allumons le vif du passé Pour l’avenir Éclairons le nid des premiers temps de l’Islam Dans sa lumière et ses ombres Ressuscitées !
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