Le monarque républicain a pris une décision seul, il se retrouve maintenant seul. En son pouvoir souverain et sans partage, le roi avait joué la France en un coup de poker, il l'a fracassée. Il voulait une majorité absolue, il a pulvérisé son parti. Il voulait la stabilité institutionnelle de son pouvoir, il se retrouve face à un risque de désordre encore pire qu'il ne l'était auparavant.
La France est passée à côté du désastre, le parti fasciste n'a pas la majorité absolue tant espérée par lui. Mais je souhaiterais me prononcer avec un recul et une parole extérieurs à la liesse des partisans et électeurs qui se sont mis en barrage pour contrer la peste noire de l'histoire. La porte a été fermée, au loup mais il n'a pas fui, il est encore plus fort et attend son heure. Pourquoi un tel pessimisme, ou une réserve ? Car la joie qui s'exprime n'est en fait qu'un soulagement que le RN n'ait pas obtenu la majorité absolue. Cette joie n'a pas encore laissé place à la raison qui va lui remettre le regard sur la réalité. Regardons les résultats avec un esprit distancié et analysons le comment et le pourquoi un homme seul a tenté une telle folie. Il s'agira beaucoup plus de lui, dans cet article, car c'est l'homme qui dirigera la France pour encore trois ans.
Le Rassemblement National a perdu ?
Je n'ai peut-être pas compris l'arithmétique. Il avait 89 sièges, il en a maintenant 143. Curieuse défaite. Le camp présidentiel comptait 245 sièges, il se retrouve avec 156 sièges. Le Président a porté un coup fatal à ce qu'il restait encore de viable dans le parti qui l'avait porté au pouvoir. Le RN n'attendait que cela, c'est déjà un obstacle qui n'est plus sur son chemin pour la suite.
Quant au grand gagnant de ces élections, Le Nouveau Front Populaire compte désormais 174 sièges. Le NFP, ce n'est pas celui dont les membres s'écharpent, depuis des mois, avec des noms d'oiseaux et qui se sont mis d'accord en quatre jours avec des tas de bisous? Pourtant les longs gourdins cachés derrière leur dos sont visibles à un kilomètre. Un siècle de bagarre dans la gauche, les fameuses « deux gauches irréconciliables », et quatre jours pour une réconciliation, ce n'est pas un mariage précipité ?
Le dernier mariage que la gauche avait célébré datait du début du règne de Mitterrand en 1981. Il avait fini très rapidement par un divorce violent.
Le Président Macron a joué la France par un coup de poker, elle n'a pas été ruinée, a évité la catastrophe mais hypothéqué ses chances dans un avenir incertain.
Un décompte en sièges plus catastrophique que ce qu'il était avant la dissolution, il me faut beaucoup d'imagination pour qualifier le résultat de victoire.
Une déraison incompréhensible
Il n'avait prévenu personne si ce n'est informer la Présidente de l'Assemblée Nationale et le Président du Sénat comme l'impose la constitution. Ils n'avaient aucun pouvoir de bloquer sa décision. De plus il ne les avait avertis que très tardivement, à la vieille de sa décision. Puis la colère de la classe politique comme celle de la population s'était manifestée dès l'annonce d'une dissolution incomprise et dangereuse. Aucun espoir qu'elle ne cesse désormais, juste après la fête.
Emmanuel Macron avait pris acte des résultats catastrophiques des élections européennes. Il avait alors pensé que la nouvelle force du Rassemblement National allait décupler sa capacité de blocage. Mais comment cela se peut-il puisque l'élection européenne n'avait absolument aucun effet sur le nombre de sièges dans l'Assemblée nationale ?
Jupiter redescend de l'Olympe
L'image du dieu mythologique et son règne absolu est assez classique et nous pouvons la reprendre à bon compte. C'est d'ailleurs le Président Emmanuel Macron lui-même qui souhaitait être un « Président jupitérien » dans un entretien en 2016, accordé au magazine Challenges' au moment de sa conquête du pouvoir.
Ses deux prédécesseurs avaient eux aussi été poursuivis par une qualification qui collera à leur image. Nicolas Sarkozy avait été « l'hyper président », celui qui avait théorisé qu'il fallait « créer chaque jour un événement pour que chaque jour nécessite une intervention de la parole présidentielle ». Il était partout, se mêlant de tout et ne laissant aucun espace d'intervention à son gouvernement. C'est pourtant exactement ce que fera Emmanuel Macron.
Quant à François Hollande, il s'est qualifié lui-même de Président « normal » pour se démarquer de l'exubérance de son prédécesseur. Emmanuel Macron, son ministre de l'Economie, avait vécu une normalité du Président qui avait provoqué la fronde de ses partisans et le harcèlement des journalistes qui ont fini par l'étouffer (en amplifiant le rejet populaire à son égard) jusqu'à son abandon d'une nouvelle candidature. C'est la raison pour laquelle Emmanuel Macron avait estimé qu'il fallait éviter les deux écueils et redonner à la fonction la dignité de son rang. Il voulait restaurer l'horizontalité jupitérienne du pouvoir et prendre de la hauteur par rapport aux médias avec lesquels il souhaitait avoir « une saine distance ».
Il voulait se démarquer des deux autres Présidents mais il a créé une déclinaison commune en devenant un « hyper président anormal et rejeté ». Tout cela est démoli, Jupiter redescend de son Olympe.
Le syndrome du premier de la classe
La montée fulgurante d'un homme jeune et sa stupéfiante réussite, en si peu de temps, pour devenir Président de la République avait été jugée comme exceptionnelle. L'homme avait été salué dans son exploit et une route lui était désormais tracée.
Selon ses propres mots, il voulait « gouverner autrement », sortir du tunnel de la « vieille politique » et mettre fin aux blocages des partis politiques qu'il avait connus avec François Hollande face à la crise des « frondeurs » de son propre camp. Il voulait intégrer la France dans le mouvement mondial de la « Start-up nation », redonner à la France sa capacité à s'ouvrir au monde, à créer les conditions de sa modernité et sortir du traditionnel combat historique et stérile entre la gauche et la droite. Il voulait des « premiers de cordée », c'est-à-dire placer au sommet de la pyramide ceux qui ont la capacité de créer, d'innover et d'entraîner un « ruissellement vers le bas », c'est-à-dire au profit des autres. Il avait cru que c'était l'excellence qui gouvernait le monde. Il avait oublié que si cette dernière était indispensable par le dynamisme d'une jeunesse diplômée et la compétence de hauts cadres, il fallait un projet politique qui crée les conditions d'adhésion et d'entrainement d'une société. Il avait cru qu'un pays se gouvernait comme une entreprise.
Ni à droite ni à gauche, nulle part
Pour arriver à cet objectif ambitieux, Emmanuel Macron voulait écarter les corps intermédiaires et créer un centre puissant. Dans toutes ses déclarations, une expression qui va lui coller à la peau « en même temps ». Chaque décision se voulait être ni-ni, ni les vieilles lunes de droite ni celles de gauche. Il avait cru alors avoir trouvé ce territoire central si recherché et jamais réellement découvert, celui qui unit une société. Un fantasme de la politique française qui avait fait dire à François Mitterrand aux journalistes : « le centre est au fond du couloir, à droite ». Puis une autre fois, « curieux que ce centre qui vote à droite ».
Son projet de créer ce centre mythique fut alors d'affaiblir les deux partis de gouvernement qui alternaient au pouvoir depuis 1981, avec l'arrivée de François Mitterrand et de les attirer vers lui. Il avait réussi à débaucher un certain nombre de leurs cadres, séduits par ce jeune homme aux visions d'avenir. En fait, ils souhaitaient surtout quitter deux partis en déclin et prendre leur chance avec un nouveau souffle promis. Ainsi il a détruit les traditionnels partis républicains et de gouvernement. À gauche, le Parti Socialiste et à droite, Les Républicains, qui sont devenus des coquilles presque vides. Il devrait s'en mordre les doigts car ils auraient été ses chances actuelles d'une éventuelle coalition en sa faveur.
À s'acharner à détruire l'existant politique, il n'a créé ni le « ni-ni », ni le « gouverner autrement », ni construire un centre solide. Finalement, il est arrivé nulle part.
Le pouvoir et la solitude du Prince
Goethe affirmait que «la solitude est enfant du pouvoir » et Machiavel que « le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument» (Le Prince, 1513).
Bien entendu, pour Emmanuel Macron on doit écarter la corruption dans le sens de l'appropriation matérielle illégale mais retenir celle de l'esprit. Pour sa défense, on peut également dire que la lourde responsabilité et les décisions quotidiennes importantes pour gérer les affaires de l'Etat nous rapprochent d'une seconde affirmation de Goethe « toute production importante est l'enfant de la solitude ». On doit aussi écarter l'image du pouvoir isolé dans le Palais de l'Elysée. « La république est dans ses meubles » disait Mitterrand lorsqu'il avait reçu des chefs d'Etat, à Versailles. Tous les édifices prestigieux ont été la propriété de la noblesse de sang et d'argent, construits par le fruit du labeur et du talent du peuple. Installer les hommes du pouvoir républicain et leurs administrations dans ces palais est la marque de la magnificence de l'Etat, donc celle du peuple. Cependant, en sens contraire, on peut reprocher à tous les Présidents de la cinquième république d'avoir été envoutés par la puissance qui les isole davantage. Tous les intimes et compagnons qui ont permis au Prince d'accéder au pouvoir ont vécu avec le temps son éloignement progressif et un enfermement dans sa certitude d'être la source de développement et de la protection du pays.
Et maintenant, que peut la solitude ?
Une remarque préalable, cet article est rédigé avant qu'une décision soit prise par Emmanuel Macron. Qu'importe, d'une part il est peu probable que la décision soit prise demain et par ailleurs, cela permet d'analyser toutes les options possibles dans une telle situation. Une seconde dissolution ? La constitution ne le lui permet pas avant un an. La démission ? Emmanuel Macron a déclaré qu'il ne l'envisage pas. Et puis, ce serait donner les clés de la Présidence de la république à Marine le Pen, en considération du mode de scrutin.
Un gouvernement de techniciens ? Il le pourrait, comme ce fut le cas très souvent en Italie, mais ce n'est pas la culture politique française. Certains prétendent que la seule exception fut le Premier ministre Raymond Barre mais ils ont oublié que celui-ci avait des ancrages politiques et une expérience d'élu, maire de longue date de la ville de Lyon, troisième métropole de France. Si l'image du technicien lui était attribuée c'est parce qu'il fut un grand professeur d'économie (le plus grand disait-on à cette époque).
La recherche d'une coalition majoritaire qui lui serait favorable ? À constater l'effort immense pour la gauche de construire le Nouveau Front Populaire alors que les positions politiques de chacune des composantes sont aussi éloignées que les étoiles entre elles. La coalition ne tiendrait pas plus longtemps que les promesses du menteur. J'ai bien peur que la gauche ne s'enthousiasme trop tôt et s'éloigne du chemin de l'unité. Elle est loin d'être atteinte malgré cette soirée de victoire.
La nomination du leader du parti majoritaire ? L'usage le voudrait mais il n'est pas obligé. Il aurait donc le choix entre Bardella et Mélenchon ? Pour une victoire, j'en ai connu des plus stables et durables.
Nommer un Premier ministre en dehors des partis majoritaires ? Dès la première motion de censure, il serait balayé comme une feuille au vent d'automne. Utiliser tous les autres pouvoirs que lui confère la constitution ? Ils sont puissants mais le Président serait alors obligé de refuser tous les textes gouvernementaux ou du Rassemblement National.
Le blocage permanent est-il dans le rôle de la fonction et de l'intérêt de la France pendant une année, avant la prochaine dissolution ? En conclusion, donner les clés à un jeune premier de la classe qui n'avait aucun parcours politique (dans le sens du militantisme), aucun parti politique enraciné dans les territoires et aucun projet autre que celui du rêve chimérique de détruire l'existant, c'était assurément donner un gros jouet à un enfant gâté. Il l'a fracassé.
Peu après un raid des forces israéliennes sur la ville de Jénine dimanche, une adolescente de 15 ans a été retrouvée morte sur son toit, criblée de balles.
Des personnes endeuillées aux funérailles de Jana Zakarneh à Jénine, en Cisjordanie occupée, le 12 décembre 2022 (Reuters)
Jana Majdi Zakarneh, adolescente palestinienne de 15 ans, était en pyjama sur son toit, en train de jouer avec son chat dimanche soir, lorsque les forces israéliennes lui ont tiré dessus à plusieurs reprises (dont deux au visage).
Le lendemain, le choc était perceptible à Jénine, où Jana a été tuée. Des personnes endeuillées ont assisté à ses funérailles sur des chaises en plastique dans un silence morne.
La voix de sa tante, Hanan Said Zakarneh, a retenti : « Qu’avait fait cette enfant pour être abattue ainsi ? »
« Quel était son crime ? », s’est-elle interrogée en retenant ses larmes.
« Elle était jeune. Elle passait presque tout son temps avec ses parents et ne sortait pas de la maison », confie Hanan à Middle East Eye, expliquant que les deux parents de Jana ont des handicaps qui requièrent une prise en charge et une assistance constante.
Jana, qui allait avoir 16 ans à la fin du mois, s’occupait d’eux.
« Ma sœur n’avait que sa fille, aujourd’hui martyre, et un garçon encore jeune », poursuit Hanan.
« Personne ne savait quoi faire »
Ce dimanche soir, les tirs ont claqué dans le quartier lors du raid des forces israéliennes, mais personne n’a réalisé sur le moment que Jana avait été touchée.
La descente a débuté vers 21 h 30, et une vingtaine de minutes après le départ des soldats, le corps de Jana a été découvert.
Son oncle, Majid Zakarneh, rapporte à MEE que ce sont son père et son petit frère de 13 ans qui ont découvert son corps sur le toit après avoir remarqué son absence et être partis à sa recherche.
« Lorsque je suis arrivé, elle était au sol, semblant saigner de partout »
- Majid Zarkaneh, oncle de Jana
« Elle était sur le toit, assise avec son chat. Elle y est allée après le début de la fusillade mais elle n’était pas du tout à côté des soldats », assure Majid.
Il indique qu’elle a été atteinte de quatre balles : deux au visage, une dans le cou et une dans l’épaule.
« La famille a remarqué son absence et l’a appelée, en vain. Lorsque je suis arrivé, elle était au sol, semblant saigner de partout », relate Majid.
« Il y avait énormément de sang par terre. Personne ne savait quoi faire.
« Ma sœur ne comprend même pas que sa fille est morte. Elle est dans un monde à part et ne parvient pas à appréhender ce qui se passe autour d’elle. »
Le ministère palestinien de la Santé a annoncé son décès après minuit lundi, précisant qu’elle avait été tuée d’une balle dans la tête tirée par les forces israéliennes lors d’un raid dans la ville de Jénine.
Nulle part où se cacher
Peu après le début de la descente dans le quartier d’al-Bayadir, des affrontements ont éclaté entre des combattants palestiniens armés et des soldats israéliens. Les forces israéliennes ont perquisitionné plusieurs maisons et arrêté trois Palestiniens.
Après ces arrestations, les affrontements ont dégénéré entre les combattants palestiniens et les forces israéliennes, signale à MEE Saleem al-Subar, activiste de Jénine.
« Les soldats sont passés à l’offensive alors qu’il y avait encore des civils dans les rues, notamment des familles avec enfants », précise-t-il.
« On a commencé à entendre des fusillades partout, les gens étaient déboussolés et ne savaient pas quoi faire. Ils se sont mis à courir se cacher parce qu’ils ne savaient pas d’où tiraient les soldats. »
Majid rapporte à MEE que des douilles ont été trouvées dans une maison voisine, appartenant à l’un des hommes arrêtés par les forces israéliennes. Il pense que c’est depuis cette maison que Jana a été abattue par un sniper.
Traduction : « Lolo, le chat de l’enfant Jana Zakarneh, erre autour de l’endroit où elle a été assassinée par les forces d’occupation israéliennes lors du raid sur la ville de Jénine la nuit dernière. »
L’armée israélienne a publié lundi après-midi un communiqué : « Après une enquête préliminaire, il apparaît qu’il y a de fortes chances que l’adolescente tuée ait été touchée par un tir accidentel venant d’hommes armés sur un toit des environs, depuis lequel des tirs visant les forces [israéliennes] ont été tirés. »
« L’armée et ses commandants regrettent tout préjudice subi par les civils innocents, notamment ceux qui se trouvent dans un environnement de combat et à proximité immédiate de terroristes armés lors d’échanges de tirs », a ajouté l’armée.
Pour autant, la population de Jénine et de Cisjordanie occupée ne se sent pas en sécurité.
« Même si vous vous cachez chez vous, ce n’est pas sûr. Regardez Jana, elle était chez elle et elle a été tuée. Donc même quand les gens fuient, ils ne savent pas s’ils survivront », indique Saleem al-Subar.
« Où sont censés aller les gens si même chez eux, ils ne se sentent pas en sécurité ? Où est le reste du monde ? Pourquoi ne nous défend-il pas ? »
« Chaque jour, un nouveau martyr »
Jana est la 59e Palestinienne et la 15e mineure tuée par les forces israéliennes dans la ville palestinienne de Jénine en 2022.
En Cisjordanie, Jana est la 166e Palestinienne et la 39e mineure tuée par les forces israéliennes cette année, selon Wafa.
Cette année est la plus meurtrière pour les Palestiniens depuis que l’ONU a commencé à dénombrer les victimes en 2005.
L’armée israélienne mène des raids presque tous les soirs en Cisjordanie pour « contrecarrer le terrorisme ».
« Nos jeunes se font tuer ici et personne ne s’en soucie. Après leur mort, seuls leurs parents se souviennent d’eux » - Hanan Zakarneh, tante de Jana
La nuit où Jana a été tuée, trois Palestiniens ont été arrêtés à Jénine et quinze autres dans d’autres raids à travers la Cisjordanie.
« Chaque jour, il y a un nouveau martyr ici. Parfois, il y en a un, parfois deux et parfois même trois. Personne ne se demande ce qu’Israël fait ici », regrette Saleem al-Subar.
Les organisations de défense des droits de l’homme condamnent la politique du « tirer pour tuer » d’Israël, tandis que se multipliele nombre de Palestiniens tués par les soldats israéliens alors qu’ils ne posaient aucune menace. Jana en est l’exemple parfait.
Même si Majid espère obtenir justice pour sa nièce et que « la personne qui lui a fait ça soit trouvée et arrêtée », il a peu d’espoirs concernant l’intégrité des cours pénales israéliennes.
« On sait que ça n’arrivera jamais parce que les Israéliens ont le feu vert de la communauté internationale et ne se soucient pas des vies palestiniennes », déplore-t-il.
De même, la tante de Jana a pris congé de MEE en demandant de dire au monde « de prendre soin du peuple palestinien ».
« Nos jeunes se font tuer ici et personne ne s’en soucie. Après leur mort, seuls leurs parents continuent de se souvenir d’eux. »
L’ascension aux plus hautes fonctions gouvernementales en Israël d’Itamar Ben Gvir, un « suprémaciste juif » assumé et partisan de l’utilisation des méthodes les plus brutales à l’égard des Palestiniens est donc acté. Il devrait être le ministre de la sécurité nationale du prochain gouvernement de Benyamin Nétanyahou. Hier considéré comme un paria, son parcours incarne l’évolution de la société israélienne en trois décennies.
Une extrême droite fasciste, ultracolonialiste et raciste a toujours existé dans l’histoire du mouvement sioniste. Mais elle y a longtemps été très minoritaire, la droite nationaliste oscillant selon les circonstances entre proximité et ostracisme à son égard. Le cas le plus célèbre fut celui de Brit Habirionim (Alliance des zélotes), un groupe qui scissionna en 1928 des jeunesses de la droite sioniste, jugée trop molle. Son leader, Abba Ahiméïr, publiait une chronique hebdomadaire dans le quotidien Doar Hayom intitulée « Journal d’un fasciste ». Son organisation ne vécut que quelques années. D’un racisme anti-arabe exacerbé et dominé par une phobie anticommuniste, Ahiméir en vint à soutenir Adolf Hitler. Il admettait que le chef nazi était un antisémite virulent, mais il était avant tout anticommuniste, et là était l’essentiel…
L’Alliance des zélotes fut un mouvement fugace, comme le fut en Israël le kahanisme dans les années 1970-1980. Celui-ci tenait son nom du rabbin américain Meïr Kahane, qui développa d’abord sa Ligue de défense juive aux États-Unis avant de s’installer en Israël en 1971. Il y professa une idéologie mêlant un mysticisme ethnique juif fondé sur le culte de la Terre d’Israël et un racisme brutal envers « les Arabes », dont il prônait l’expulsion de cette même terre. Après trois échecs, Kahane réussit à se faire élire député en 1984. Mais un consensus général du Parlement, droite et gauche unies, aboutit à l’ostraciser. En 1988, qualifié de « raciste » par la Cour suprême, son parti, le Kach, se vit interdire de participer aux élections.
Depuis, quarante ans ont passé. Kahane a été assassiné en 1990 à New York (par un Américain d’origine égyptienne) et le kahanisme s’est ensuite délité. Mais un autre phénomène l’a remplacé, que l’accession d’Itamar Ben Gvir au poste de ministre de la sécurité nationale incarne de manière spectaculaire. Si le kahanisme n’existe plus tel quel, son influence idéologique n’a cessé de croître dans la société, jusqu’à faire de ses héritiers le troisième parti du Parlement en nombre d’élus (14 sur 120), et de la culture kahaniste une force idéologique de premier plan.
RECONSTRUIRE LE TEMPLE
Itamar Ben Gvir a 14 ans lorsque Kahane est assassiné. Enfant d’un couple juif d’origine irakienne, sa famille n’est pas religieuse, mais lui porte la kippa dès l’adolescence. Il s’engage très tôt dans l’extrême droite la plus vindicative : les kahanistes. Vivant dans le culte du héros disparu, ils prônent l’expulsion des Palestiniens, la « souveraineté juive » exclusive sur la terre d’Israël et la reconstruction du Temple (détruit en 70 après Jésus-Christ par les Romains), étapes obligées pour la venue du Messie. À 18 ans, Ben Gvir est le coordinateur des jeunesses kahanistes. L’armée l’exempte du service militaire. Motifs invoqués : le jeune homme promeut des idées subversives et dégage une violence peu commune. Ces caractéristiques le suivront toute sa vie.
Cette violence est surtout dirigée contre « les Arabes », qui n’ont rien à faire selon lui sur la terre juive. Mais il ne dédaigne jamais de s’en prendre aussi aux juifs israéliens qui ne partagent pas son colonialisme effréné. Le nom de son non-parti, Puissance juive, créé en 2015, résume tout. Ben Gvir incarne ce que B’Tselem, l’organisation israélienne de défense des droits humains dans les territoires palestiniens appelle le « suprémacisme juif ». Les inculpations pour propos et actes racistes accompagnent tout son parcours politique et dans une interview de 2015, il disait en avoir compté 53. Devenu avocat tardivement, la liste de ses clients, a écrit le quotidien Haaretz, « se lit comme un who’s who des suspects juifs d’actes de terrorisme et des cas de crimes haineux en Israël »1.
Ce who’s who du terrorisme israélien est son milieu social et politique depuis trois décennies (il a aujourd’hui 46 ans). Jusqu’à récemment, il avait placé en majesté dans son salon une grande photo de Baruch Goldstein, ce colon kahaniste qui, en 1994, après l’accord israélo-palestinien d’Oslo, avait assassiné 29 musulmans priant au caveau des Patriarches d’Hébron, en blessant 125 autres. En 2020, sur le conseil de certains proches, Ben Gvir a retiré la photo du mur pour ripoliner sa propre image. Mais une photo du vénéré Kahane y figure encore, avec l’autographe que le rabbin lui a dédié. Et il n’a jamais caché son respect pour Yigal Amir, le fanatique qui, en 1995, a assassiné le premier ministre israélien Yitzhak Rabin.
Une large kippa brodée sur la tête, insigne du sionisme religieux radical, Ben Gvir porte aussi les épais souliers emblématiques des « jeunes des collines », ces fanatiques généralement ultrareligieux qui sillonnent la « Judée-Samarie » pour s’y implanter sur des terres confisquées par la force à des Palestiniens. Le journaliste Armin Rosen, du magazine juif américain Tablet, qui a rencontré Ben Gvir en août 2022, décrit un homme habité d’une haine compulsive des Arabes. « Au cours de notre conversation, il ruminait l’idée d’envoyer des terroristes à la chaise électrique et dénonçait “la viande d’agneau, la confiture et le chocolat” que l’on servirait supposément à manger aux “tueurs arabes de juifs” dans les prisons israéliennes »2, écrit-il. Durant la récente campagne électorale, il a modéré ses propos, mais le fond est resté le même. Si un Palestinien jette un cocktail Molotov sur un soldat, « il doit être emprisonné puis, sa peine purgée, expulsé » du pays. Attention, il n’a « rien contre les Arabes » en général. Mais que faire si les Palestiniens sont quasiment tous des terroristes à ses yeux ?
LES PALESTINIENS D’ISRAËL, UNE CINQUIÈME COLONNE
Ses propos de campagne suivent une veine populiste confortant la vision messianique des uns, le racisme des autres, flattant le rejet de l’establishment honni. Ben Gvir, qui vit à Kyriat Arba, une colonie juive limitrophe d’Hébron, pousse au paroxysme l’idée que les Juifs en Israël subissent un sort identique à celui des Juifs d’Europe orientale et centrale aux XIX et XXe siècles. En Israël, ce sont eux qui subissent l’intolérance des « Arabes ». Interdire aux Juifs de se rendre sur l’esplanade des Mosquées les jours de prière musulmane, c’est une discrimination. À Jérusalem, les Juifs, explique-t-il, « ont peur d’aller au mur des Lamentations, dans la Vieille Ville » arabe, précisément là où lui, Ben Gvir, coopère activement depuis des décennies à la politique permanente de « judaïsation » de la ville menée tant par l’État israélien que par la municipalité. « Nous sommes revenus chez nous après deux mille ans d’exil. C’est notre maison. Pourtant, nous nous comportons comme si nous y étions des invités », dit-il encore au journaliste américain.
La particularité de Ben Gvir, au-delà de son activisme colonial, réside dans l’offensive qu’il mène contre les Palestiniens citoyens d’Israël. Il estime que la principale menace pour l’avenir n’est située ni en Iran ni dans les territoires palestiniens occupés, où l’armée israélienne règne en maitre. Non, l’ennemi insidieux est installé au cœur d’Israël : ce sont les Palestiniens citoyens israéliens, assimilés à une cinquième colonne. C’est ce qui, indubitablement, a contribué à lui apporter les voix d’un nouvel électorat. Car l’immense majorité des Israéliens ne connaissent pas les Palestiniens vivant sous occupation. Les seuls « Arabes » qu’ils sont amenés à rencontrer, ce sont précisément ces Palestiniens d’Israël. C’est à eux que pensent la majorité des juifs israéliens lorsqu’ils disent souhaiter vivre « séparément » des Arabes3.
QUI EST LE PROPRIÉTAIRE ?
Voilà pourquoi la campagne électorale de Puissance juive était centrée sur une idée : « C’est qui les proprios ici ? » Son thème de prédilection tenait en l’éternelle idée-force des kahanistes : « faire comprendre aux Arabes qui est le patron ». L’expression utilisée, « Mi baal habayit ? » (qui est le propriétaire ?) est aussi une allusion que chaque Israélien comprend. En hébreu, le terme « bayit » veut dire maison, mais il signifie aussi « Temple ». La question posée par Ben Gvir peut s’entendre comme « Qui possède le Temple ? » Comprendre : aujourd’hui ce sont les musulmans qui détiennent le lieu du Temple où est bâtie la mosquée Al-Aqsa ; encore une preuve de la dépossession indue que subissent les Juifs. Deux semaines avant les élections législatives, on voit Ben Gvir, à la tête d’un groupe de fanatiques juifs, brandir un pistolet dans le quartier palestinien de Cheikh Jarrah. Il hurle : « Ici c’est moi le propriétaire ! ». À Cheikh Jarrah, l’extrême droite israélienne mène depuis des années une campagne d’expropriation des familles palestiniennes.
Même s’il a dédiabolisé sa campagne pour élargir sa base électorale, Ben Gvir reste entouré de kahanistes endurcis, focalisés sur leur vocation messianique. L’un de ses principaux fidèles, Yaakov Ben Moshé, a cette phrase : « Nous sommes les barbus. Nous ne croyons pas à moitié en Dieu et à moitié en l’État ». Dit autrement, nous ne faisons allégeance qu’à Dieu.4. Après leur succès électoral, ces barbus alliant Bible et krav maga (un sport de combat israélien) se sentent le vent en poupe.
Quelle sera la marge de manœuvre que Nétanyahou laissera à Ben Gvir, une fois qu’il sera devenu ministre de la sécurité intérieure ? « Bibi » est un politicien bien plus roué que lui, et aussi plus au fait du fonctionnement de « l’État profond ». Mais Ben Gvir n’est pas dénué de moyens. Nétanyahou l’a aidé à entrer en force au Parlement pour bénéficier en retour d’un appui pour garantir son immunité parlementaire. En lui offrant le poste qu’il espérait — celui de chef de la police — Nétanyahou n’a cherché qu’à se protéger lui-même. Mais que fera-t-il si Ben Gvir présente de nouvelles exigences ? Ce dernier détient des cartes non négligeables, dont la principale est qu’avec son seul parti — 6 députés — il peut faire tomber le gouvernement s’il quitte la coalition forgée par Nétanyahou, qui ne dispose que de 64 élus sur 120.
Dès les lendemains de son succès électoral, Ben Gvir et ses sbires ont conduit dans les rues de Jérusalem menant à la Vieille Ville arabe de véritables ratonnades, sous les yeux d’une police complice. À Hébron, le 19 novembre, des centaines de ses adeptes participant à une procession religieuse réunissant 30 000 colons se sont déchainés, saccageant les appartements de Palestiniens, brutalisant leurs occupants sous les yeux de soldats israéliens passifs — dont certains se mêlaient même avec fureur aux brutalités. Ne pensez pas que la troupe de Ben Gvir soit composée des seuls « casseurs » de bas étage. Certes, ils y sont nombreux, issus de colonies ou de bourgades déshéritées où domine la précarité. Mais on trouve aussi parmi eux nombre de rejetons de la bonne société de Tel-Aviv et des jeunes « craignant Dieu » yérosolomites, tous mobilisés au cri de « mort aux Arabes ». Parmi les élus de Puissance juive entrés au Parlement, on trouve aussi un général de réserve… Comme Arturo Ui, le chef des malfaiteurs est désormais protégé par ceux qui font la loi5. Mieux : en Israël, il est lui-même devenu chef de la police.
LES INQUIÉTUDES DE L’ÉTAT-MAJOR
L’état-major israélien avait fait savoir à Nétanyahou qu’il verrait d’un très mauvais œil la nomination de Betzalel Smotrich, l’acolyte de Ben Gvir, au ministère de la défense. Mais il s’inquiète aussi de la désignation de Ben Gvir au ministère de la sécurité intérieure. Que fera-t-il de son pouvoir à la tête de la police ? Et comment ses troupes réagiront-elles si le début d’insurrection que l’on constate en Cisjordanie s’étend ? Dans le récent déchainement des colons israéliens à Hébron, ceux-ci s’en sont évidemment pris aux Palestiniens. Mais on a pu voir un soldat israélien en train de tabasser violemment un activiste anticolonialiste juif pendant qu’un de ses collègues expliquait devant les caméras la nouvelle réalité qui désormais allait régner dans les territoires occupés. « Ben Gvir va arranger les choses ici. Maintenant, c’est moi qui fais la loi »6, disait-il.
Le soldat ayant commis les violences filmées a été incarcéré par l’armée pour dix jours. Que croyez-vous qu’a fait Ben Gvir ? il s’est précipité pour visiter la famille de l’agresseur et lui exprimer son soutien. Un ministre de la sécurité nationale dont la compassion va à l’agresseur, voilà qui augure de ce qui pourrait advenir bientôt sous sa coupe. On peut imaginer un déchainement prochain de violences des colons et de leurs supporters, tellement avec lui ses partisans peuvent espérer une totale impunité.
De fait, l’accès d’un Ben Gvir aux plus hauts cercles du pouvoir israélien n’est pas une rupture dans les normes de l’occupation que subissent les Palestiniens. Ce n’est pas la première fois que de hauts dirigeants israéliens traitent des actes commis par des colons de « pogrom ». Le 7 décembre 2008, le premier ministre de l’époque, Ehoud Olmert, s’exclamait : « J’ai honte du comportement pogromiste des colons à Hébron ». Avant lui, le 30 juillet 2002, le colonel Moshé Givati, conseiller du ministre de la sécurité intérieure, avait aussi traité les actes d’émeutiers juifs de « pogrom ». Bref, Ben Gvir n’est ni le créateur ni la seule incarnation de la violence coloniale dans les territoires occupés. Pourtant, sa désignation à un poste ministériel de premier plan symbolise l’aboutissement d’un long processus qui a vu le kahanisme, en quarante ans, passer de sa position de paria dans la société israélienne à une légitimité agréée par la majorité de la classe politique.
Dans les années 1980, c’est le Likoud au pouvoir qui avait exclu Kahane du champ de la bienséance. Lorsqu’en 2005 Ariel Sharon, premier ministre, ordonna le retrait de l’armée de la bande de Gaza, Ben Gvir était au premier rang des hooligans qui assistèrent les colons dans leur résistance à l’évacuation. Peu après, Sharon était victime d’un AVC et sombrait dans un coma définitif. Ben Gvir organisa un barbecue pour fêter l’événement avec ses amis. Il y vit un « message divin à tous ceux qui veulent abandonner la terre d’Israël ». Fanatique déterminé, l’homme était encore totalement marginal.
COLONISATION ET RÉPRESSION ACCÉLÉRÉES
Aujourd’hui, comme l’indique le nom de son parti, Ben Gvir incarne la « puissance » à laquelle est parvenue sa faction qui, en un demi-siècle, a progressivement ancré la population israélienne dans l’adhésion très majoritaire à une idéologie d’apartheid, ou de « suprémacisme juif », comme l’appelle systématiquement B’Tselem. Le kahanisme est mort, mais son legs s’est instillé très amplement dans les esprits. Le soir des élections israéliennes, j’étais invité sur France 24 à commenter leurs résultats. Un de mes interlocuteurs, représentant du Likoud, expliqua que Ben Gvir n’était pas le personnage décrit par ses adversaires. C’est, dit-il, un « bon garçon, qui veut le bien d’Israël ». Le Likoud est toujours au pouvoir, mais c’est lui qui a changé, pas Ben Gvir. Ce dernier est juste parvenu à imposer sa légitimité.
Au poste qu’il occupera, Ben Gvir sera forcément membre du Cabinet de sécurité, la plus importante instance du gouvernement. D’ailleurs, peu s’en sont aperçus, mais le nom de son ministère a déjà changé. De tout temps, il a été celui de la « sécurité publique ». Il est devenu, pour Ben Gvir, le « ministère de la sécurité nationale », manière d’afficher qu’il aura plus d’importance que celui de ses prédécesseurs. L’influence de Ben Gvir dans la Jérusalem palestinienne sera prépondérante, comme elle le sera dans les villes et les bourgs dits « mixtes » où vivent (séparément) Juifs et Palestiniens et ceux habités par les seuls Palestiniens citoyens israéliens, qu’il soupçonne prioritairement de « déloyauté ». Mais il aura aussi une importance majeure dans les territoires palestiniens occupés, dès lors que Nétanyahou a accepté sa requête de détenir le contrôle sur la police des frontières, jusqu’ici soumise au ministère de la défense. Or celle-ci est particulièrement connue pour sa brutalité.
Parallèlement, le dirigeant de l’autre frange du sionisme religieux radical, Betzalel Smotrich, ayant compris qu’il n’obtiendrait pas le poste de ministre de la défense, revendique désormais celui des finances, exigeant de plus que l’administration civile de la Cisjordanie soit placée… sous son contrôle. Bref, jusqu’ici, Ben Gvir a obtenu l’essentiel de ce qu’il exigeait. Cela ne présage pas de son avenir politique sous Nétanyahou, mais cela renforce deux craintes : d’abord que les supporters de la mouvance Ben Gvir-Smotrich se sentent beaucoup plus libres de mener des actions brutales contre les Palestiniens et aussi contre les juifs israéliens anticolonialistes et leurs ONG ; ensuite que le premier ministre est prêt à beaucoup de concessions pour assurer sa survie politique et éviter la prison.
Dans Tablet, Armin Rosen évoque le programme satirique télévisé Un pays merveilleux, très suivi en Israël. Cinq semaines avant les récentes élections, celui-ci présentait une parodie de Ben Gvir sur la musique de « Springtime for Hitler », la chanson de la cultissime comédie de Mel Brooks Les producteurs. Ben Gvir en clown nazi grotesque.
« Israël est à la veille d’une révolution de droite, religieuse et autoritaire », titre le quotidien Haaretz au lendemain des élections législatives israéliennes du 1er novembre 2022, qui ont confirmé l’ancrage d’une extrême droite fascisante et le déni de l’oppression en Palestine. Si les forces traditionnelles de gauche ont fait faillite, Haaretz, journal libéral, maintient une ligne d’opposition conséquente aux politiques officielles. Enquête sur un quotidien à nul autre pareil.
Arrivé en Israël, vous achetez le journal Haaretz et vous découvrez ce titre : « Jetez le matériau dans les puits. Des archives montrent que l’armée israélienne a mené une guerre biologique en 1948 »1. À la lecture, vous découvrez que des ordres ont été donnés pour empoisonner les puits de villages palestiniens lors de la guerre civile qui opposa les forces du Yichouv (l’implantation juive en Palestine) à celles des populations autochtones dans la période qui précéda puis suivit la création d’Israël, le 15 mai 1948. Conçue sous la houlette du futur premier ministre David Ben Gourion et de son futur chef d’état-major Ygael Yadin, cette opération nommée « Répands ton pain » (« Cast Thy Bread »2), visait à empêcher tout retour des Palestiniens après qu’ils avaient été expulsés. Les archives montrent que le général Yohanan Ratner demanda un ordre écrit, qui lui fut refusé. Yadin écrivit à ses subordonnés qu’ils devaient agir « dans le plus grand secret ». Les premiers empoisonnements furent menés en avril 1948 près de Saint-Jean d’Acre et dans des villages proches de Gaza. Finalement, cette tactique assez peu efficace fut vite abandonnée.
RÉVÉLATIONS SUR LES CRIMES DU PASSÉ
Des révélations de ce type, portant sur la manière dont Israël expulsa les Palestiniens de leurs terres, Haaretz, le « journal de référence » israélien, en publie désormais à un rythme effréné. Il s’appuie, souvent, sur les travaux d’un jeune historien, Adam Raz, qui a créé en 2015 un groupe de travail, l’Institut de recherche sur le conflit israélo-palestinien, nommé Akevot. Le mot, en hébreu, signifie « traces ». Raz recherche les traces enfouies du passé israélien que l’historiographie officielle a effacées afin de masquer, précisément, les faits occultés par sa version héroïque. Ses révélations, Raz les publie systématiquement dans les colonnes de Haaretz.
Le journal emploie en effet quasiment à temps plein un journaliste (Ofer Aderet) qui suit les travaux d’historiens qui « déconstruisent » complètement les vieux récits officiels. Raz, qui a écrit plusieurs ouvrages (dont en 2018 Kafr Qasim Massacre sur le massacre de Kafr Kassem), a lui-même publié ces dernières années dans Haaretz ou vu ses travaux y être rapportés par Aderet dans une série d’articles sulfureux sur la Nakba, sur des massacres restés dans l’ombre, mais aussi sur des enjeux comme l’intégration des nouveaux arrivants juifs orientaux dans les années 1950. « Ni Yedioth Aharonot (le quotidien le plus lu dans le pays) ni aucun autre journal israélien n’aurait publié ces articles », nous confie-t-il. Hormis Haaretz, tous les grands médias défendent le « récit officiel » » sur le passé d’Israël, affirme l’historien.
Mais il n’y a pas que le passé sur lequel ce quotidien révèle ce que les autres masquent. Sur le présent aussi, Haaretz se distingue par une couverture unique dans son pays. « On n’a pas peur de s’attaquer aux sujets les plus conflictuels. Personne d’autre ne publie de manière constante et systématique l’information que nous diffusons », explique Hagar Shezaf, une jeune reporter qui couvre les territoires palestiniens occupés. « Un journaliste comme Dov Hasson a fait depuis une décennie un suivi exceptionnel de la judaïsation de Jérusalem et de l’incroyable ségrégation des résidents palestiniens qu’elle génère. Il incarne le changement qu’a connu le journal », poursuit l’une de ses stars internationales, Amira Hass, qui couvre les territoires palestiniens depuis 1993.
Le « changement » qu’elle évoque se déploie dans trois directions, explique Noa Landau, directrice adjointe de la rédaction : « Nous sommes d’abord un journal libéral » — dans le sens anglo-saxon du terme : inclinant vers le progressisme. « Et clairement, nous sommes leaders de l’information sur l’occupation des Palestiniens, le traitement des immigrés et les droits humains ». Comment cela est-il advenu dans un journal qui, après son rachat en 1933-1934 par les Schocken (une famille de riches juifs allemands ayant fui le nazisme), a été très longtemps porteur d’un sionisme revendiqué et politiquement de centre droit ?
LA RADICALISATION COLONIALE DE LA SOCIÉTÉ
Pour expliquer cette évolution, ses journalistes soulignent deux tendances convergentes. D’abord le renforcement constant de la colonisation israélienne des territoires occupés, ensuite la radicalisation dans un sens colonial tant de la société israélienne que de sa représentation politique. Ces tendances ont progressivement poussé la rédaction vers des formes de « résistance » plus ou moins vives, dues au sentiment d’un danger croissant, pas tant pour les Palestiniens que pour la « démocratie israélienne ». Amos Schocken, PDG du journal depuis 1992, incarne la version modérée, mais sans concession de cette évolution. Au sein de la rédaction, tous soulignent le rôle déterminant du PDG actuel dans le parcours qu’a suivi Haaretz. D’abord en ayant fait en sorte de préserver le caractère familial de sa structure financière, permettant ainsi de résister aux tentations des prédateurs. Ensuite en trouvant non seulement des actionnaires minoritaires qui ne menaçaient pas le futur, mais en créant aussi un supplément financier (nommé The Marker) qui, ancré dans un libéralisme économique bon ton, a beaucoup contribué au rétablissement de la santé financière du journal, en grosse difficulté il y a une décennie. Enfin, Schocken est la poutre essentielle qui a assuré le maintien de l’indépendance du titre.
Quant à son engagement politique : « Oui, je suis sioniste. Et quand on croit au sionisme exprimé dans la déclaration d’indépendance d’Israël, on ne peut pas accepter la loi sur l’État-nation du peuple juif, une loi à caractère fasciste », dit aujourd’hui Schocken. Votée en 2018, cette loi dite « fondamentale » (à vocation constitutionnelle) désigne deux catégories de citoyens : les Juifs, qui ont tous les droits, et les autres (donc les Palestiniens), qui, même citoyens, n’en jouissent pas en totalité. « Elle nous mène à la catastrophe », répète Schocken. Haaretz s’est opposé à la loi sur l’État-nation dès 2011, dès sa première présentation au Parlement.
2011, c’est précisément la date de prise de fonction de l’actuel directeur de la rédaction, Aluf Benn. Mais « le processus de libération de la parole concernant les Palestiniens avait commencé sous le précédent directeur de la rédaction » (Dov Alfon, aujourd’hui directeur de Libération), souligne Gideon Levy, un des chroniqueurs les plus engagés (il soutient le mouvement Boycott désinvestissement sanctions — BDS). Selon lui, « longtemps, il a été impossible de dire dans Haaretz que le sionisme en lui-même induit un suprémacisme juif. Sous l’égide de Benn, les termes « crime de guerre », « apartheid », « suprémacisme juif », etc., sont devenus légitimes » au sein du journal. On assiste depuis à un paradoxe : les gouvernants israéliens tentent de convaincre le monde entier que l’usage du terme apartheid pour qualifier le régime imposé aux Palestiniens est une manifestation d’antisémitisme. Mais au sein de la publication israélienne la plus connue, dit Anat Kam, une jeune journaliste qui travaille aux pages opinions du site web du journal, « il y a un débat profond sur l’utilisation du terme apartheid. Mais il ne peut exister que parce qu’il est fondé sur un accord collectif : le droit à l’expression est sacré ».
Ces changements sémantiques s’accompagnent de nombreux autres. « Longtemps, admet Aluf Benn, nous avons pensé que l’occupation [des Palestiniens] serait temporaire. Or il est clair qu’elle est devenue pérenne. Il y a 30 ans, quand les soldats tuaient un enfant, on pouvait s’attendre à une enquête. Aujourd’hui, l’armée avalise tout. Les enquêtes ont disparu. Cela explique l’avènement de Breaking the Silence » — une ONG de soldats de réserve qui témoignent des agissements de l’armée en Territoires occupés. C’est aussi ce qui a amené Haaretz à évoluer : « La plupart des journaux ne publient rien sur la réalité de l’occupation. À l’inverse, nous occupons une position unique dans ce domaine ».
Autre changement important : le traitement de la discrimination des Israéliens d’origine orientale s’est beaucoup développé. Iris Leal, qui contribue aux pages littéraires, se présente comme « l’Orientale de service » du journal. Très critique de « l’aveuglement » historique des dirigeants travaillistes ashkénazes (juifs d’Europe centrale) à l’égard des juifs orientaux, elle écrit le plus souvent sur son thème favori. « Les lecteurs de Haaretz, dit-elle, sont très majoritairement ashkénazes (donc plus riches et mieux éduqués). Ils me respectent parce que je suis de gauche » [sous-entendu, pas parce que je suis orientale]. En fait, « nombre de lecteurs du journal me traitent de “pleureuse”, m’écrivent que “la question des Orientaux est dépassée”. Ceux-là sont presque toujours ashkénazes ». Mais, poursuit-elle, « j’ai le soutien de la direction, qui tient à ce que ce qui est advenu et advient encore aux juifs orientaux en Israël soit amplement traité ».
Elle crédite son journal d’avoir empêché que « l’affaire des bébés yéménites soit balayée sous le tapis ». Cette affaire, qui remonte aux premières années 1950, reste un foyer de tension très brûlant. Des centaines de bébés nés de parents principalement issus du Yémen et d’autres pays musulmans auraient été faussement déclarés mort-nés à leurs parents pour être secrètement donnés en adoption à des couples ashkénazes en incapacité de procréer (dont des rescapés des camps de la mort). Entre ceux qui dénoncent un « crime d’État » d’une ampleur insoupçonnée et ceux qui contestent une fabrication « imaginaire », le débat fait rage depuis 50 ans, sans avoir été tranché. Haaretz, dit Leal, a beaucoup donné la parole aux dénonciateurs d’un fake. Mais Alon Idan, le patron des pages débats qui les a ouvertes aux « voix discordantes », a octroyé une large place aux tenants du crime d’État.
L’ARABISATION DE LA RÉDACTION
Mais le changement sans doute le plus spectaculaire qu’a connu Haaretz est indiscutablement le début d’ « arabisation » de sa rédaction. En 2000, Noa Landau a lancé le projet Haaretz 21. Objectif : recruter des journalistes palestiniens (citoyens israéliens). « La situation ne pouvait plus durer. Il nous fallait des Palestiniens dans la rédaction pour deux motifs : être conforme à nos principes, basés sur l’égalité des droits des citoyens israéliens, et plus important, pour donner à nos lecteurs la vision de l’autre, que les Israéliens n’entendent presque jamais. Or, pour un Palestinien, il n’y avait aucun moyen de se former au journalisme dans le système israélien. On a pris les devants. Haaretz 21 est un incubateur. La première promotion a réuni 20 personnes, dont cinq travaillent aujourd’hui au journal ». La seconde sortira dans un an, et 5 à 6 nouveaux journalistes palestiniens seront embauchés.
Sheren Falah Saab a fait partie des premiers élus. De manière rarement abordée par la presse, elle couvre essentiellement la société et la culture des Palestiniens citoyens israéliens. Ses papiers sont souvent publiés dans le supplément culturel Galleria. Quand on l’interroge sur son identité, elle répond qu’elle est « complexe ». Sans renier sa citoyenneté israélienne, elle se sent « parfois palestinienne, parfois arabe, et souvent les deux à la fois ». De plus, elle est druze, une identité qui revient au premier plan dans certaines circonstances. Bref, elle vit « les conflits identitaires intérieurs de la plupart des Palestiniens citoyens israéliens et qui sont pour beaucoup dus à la politique qu’Israël nous impose ».
Une Palestinienne écrivant dans un journal israélien ? Au début ses amis l’ont regardée avec suspicion. Maintenant, « c’est fini ». Elle dit aussi « ne pas se sentir étrangère » dans la rédaction. L’un de ses derniers articles, « La vie tragique de Ghassan Kanafani »3, portait sur celui qui reste une effigie du combat palestinien. Kanafani, poète et dirigeant du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), fut assassiné à Beyrouth par un commando israélien le 8 juillet 1972. Falah Saab lui consacre trois pages dans le supplément hebdomadaire, à partir du livre d’un ancien journaliste de Haaretz, Danny Rubinstein. À l’époque, tout Israël avait jugé légitime l’assassinat d’un « terroriste ». Aujourd’hui, il écrit que Kanafani « n’avait pas de gardes du corps. Il ne changeait pas non plus de domicile. Il n’imaginait même pas qu’Israël pouvait le considérer comme un terroriste ». Sheren expose juste l’histoire d’un homme en qui une société voit un monstre et l’autre un héros.
« Rien de tout cela ne serait possible sans le propriétaire », Amos Shocken, ce magnat progressiste souvent insulté par la droite israélienne comme Georges Soros peut l’être par les cercles trumpistes américains, clame Gideon Levy. « Si Yediot Aharonot disparaissait, Israël continuerait d’être le même. Si Haaretz disparaissait, plus personne ne parlerait des territoires palestiniens, ni des dangers environnementaux ni de l’oppression de la femme ». Aluf Benn exprime une idée similaire. « Sommes-nous devenus le seul pôle d’opposition dans le pays ? D’une certaine façon, oui. » La question, s’interroge-t-il, est
Pourquoi est-ce advenu ? Est-ce l’expression d’une lassitude ? Hormis les colons et les militaires, les gens ne vont pas dans les territoires occupés. En ce moment il y a une insurrection lourdement réprimée à Jénine et Naplouse.. Ni le gouvernement ni l’armée ne donnent la moindre explication. Mais personne ne pose de questions. Idem d’ailleurs pour les bombardements israéliens permanents en Syrie. En fait, quinze ans après la fin de la seconde intifada, la plupart des gens se désintéressent de ce qui advient aux Palestiniens.
Alors, conclut le directeur de la rédaction, « si révéler les faits que personne ne veut connaitre nous rend uniques, c’est aussi parce que pas mal de choses ont changé ces dernières décennies ». En termes différents, la journaliste Anat Kam abonde : « Oui, Haaretz constitue de facto la seule opposition aux gouvernants israéliens, mais cet état de fait en masque un autre : le journal ne convainc que les convaincus d’avance ».
UNE CRITIQUE DE GAUCHE
Si Haaretz suscite des réactions souvent outrées chez la majorité des Israéliens, le journal est parfois critiqué du côté des médias alternatifs adversaires de l’occupation. C’est le cas, par exemple, du site d’informations « Le lieu le plus chaud de l’enfer », ou encore de la chaine télévisuelle Democrat TV, dirigée par Lucy Aharish, une Palestinienne citoyenne d’Israël. Mais le site le plus actif se nomme Local Call (Appel local), et sa version anglaise +972.com. Certains, parmi ses journalistes et surtout ses visiteurs, critiquent la propension de Haaretz à préserver une forme de modération dans la critique des agissements des autorités israéliennes. Surtout, note la cinéaste Anat Even, Local Call est le seul média « réellement binational ». Ses plumes comme ses dirigeants se nomment Hagaï Matar, Orly Noy, Meron Rapoport, Yonit Mozes, etc., mais aussi Basil El-Adra, Fatima Abdul Karim, Vera Sajraoui, Baker Zoubi, Samiha Houreini, etc. Bref, on y compte autant de journalistes palestiniens que juifs.
Par ailleurs, à l’intérieur de Haaretz, des voix critiques se font aussi entendre. Correspondante dans les territoires palestiniens occupés où elle vit depuis 1993, Amira Hass reconnait que son journal n’a pas d’égal en Israël. « Nous publions aujourd’hui des articles et des informations qui ne seraient jamais parus auparavant et offrons aux Palestiniens une exposition médiatique qu’ils n’ont nulle part ailleurs dans les grands médias ». Mais elle ajoute :
Haaretz donne le sentiment d’en faire beaucoup. Comparé aux autres, c’est une évidence. Mais il se passe tellement plus de choses que ce qui est rapporté, que ce soient les tueries d’enfants par des soldats, les attaques de colons contre des fermiers palestiniens ou les méthodes israéliennes pour s’emparer des terres. Peut-être qu’avec dix journalistes supplémentaires, on y parviendrait, si par ailleurs le “rating”4 le permettait.
Il faudrait aussi, suggère-t-elle, s’intéresser autant à la société palestinienne qu’aux affrontements quotidiens. Elle n’est pas seule à évoquer ce manque. Plusieurs de mes interlocuteurs ont évoqué ceux qu’ils appellent les « telaviviens », et qui restent numériquement très dominants dans la rédaction. Le terme vise une sorte de « gauche bobo » certes globalement progressiste, mais peu encline à réellement s’intéresser à la vie des Palestiniens. Amira Hass insiste aussi sur le « vocabulaire » qui, pour ce qui concerne les Palestiniens, « n’est pas suffisamment émancipé du langage officiel » à la rédaction. Un exemple : si le nombre des tirs palestiniens s’accroit, le terme « escalade », immédiatement martelé par le porte-parole militaire, est souvent repris machinalement tel quel dans le journal. « Mais l’accélération de la colonisation, le processus le plus constant et agressif de tous, n’est jamais qualifié d’escalade ». Autre exemple : « Une ville ou un village palestiniens sont souvent désignés dans la presse, Haaretz inclus, en fonction de leur proximité avec une colonie. Cela donne une fausse impression de coexistence et de normalité. Plutôt que d’écrire que la ville de Salfit est proche d’Ariel (une grosse colonie israélienne), moi j’écrirais qu’elle est au sud-ouest de Naplouse et qu’Ariel a été bâtie sur ses terres”. En même temps, insiste-t-elle, à Haaretz « on jouit d’une liberté d’écriture inexistante dans les autres grands médias israéliens, qui tous pratiquent une autocensure massive » dès qu’on touche à l’occupation et à la colonisation ».
UN IMPACT À L’INTERNATIONAL
À cet égard, quel impact Haaretz a-t-il sur sa société ? Là, les journalistes divergent quelque peu. Sheren Falah Saab croit parvenir à « faire un peu bouger les choses ». Elle le voit dans les messages qu’elle reçoit, même s’ils incluent aussi pas mal d’insultes (« je n’en tiens pas compte »). Hagar Shezaf répond que « quelquefois, on enregistre des microsuccès. On oblige l’armée à modifier une déclaration. Mais si je faisais mon travail dans l’espoir de changer les choses, je crois que j’entrerai dans une profonde dépression ». Gideon Levy pense, tristement, que l’influence de son journal sur la société israélienne est « quasi égale à zéro ». En revanche, poursuit-il, son impact international est désormais acté. La hausse constante des ventes de sa version anglaise (en coopération avec le New York Times) et des connexions sur son site internet en anglais en font foi. Dans le monde entier, dirigeants politiques, hommes d’affaires, diplomates, universitaires, tous ceux qui s’intéressent au Proche-Orient « savent qu’il n’y a pas d’autre lieu qu’ Haaretz pour disposer d’une information fiable ». À défaut de modifier les rapports de force internationaux ou d’empêcher les succès diplomatiques d’Israël, le journal est devenu une source importante de la dégradation continue de l’image de cet État dans le monde.
Enfin, Noa Landau juge prématuré d’établir un réel bilan de l’évolution de Haaretz. Son plus important succès, à ses yeux, est d’avoir contribué largement à faire obstacle à la tentative des gouvernants de « rayer la Nakba du débat public », comme Benyamin Nétanyahou avait tenté de le faire. Mais elle pense, surtout, que le succès le plus probant de son journal n’est pas encore sensible, mais que « des groupes judéo-arabes se forment ». Comme Standing Together (Debout ensemble), une association qui lutte pour l’égalité salariale entre Juifs et Arabes. « De plus en plus de gens, à gauche, comprennent qu’il n’y a pas d’avenir en Israël sans tenir compte de l’opinion arabe. La tendance à œuvrer en commun, Palestiniens et Israéliens, se renforce, et va se poursuivre ». L’avenir le dira, mais c’est en tout cas la voie que Haaretz entend promouvoir.
ace aux nationalismes rivaux et incompatibles que son mandat déchaîna, la Grande-Bretagne n’eut d’autre choix que de se retirer du territoire qu’elle espérait intégrer définitivement à son empire.
Plus d’un siècle après la déclaration de Lord Balfour, il n’y a guère de consensus sur ce que le secrétaire d’État aux Affaires étrangères de l’ancien Premier ministre britannique David Lloyd George ou les gouvernements ultérieurs entendaient faire de la Palestine.
Cela ne devrait pas être un tel mystère. La Grande-Bretagne voulait la Palestine pour son propre empire, pour de simples raisons géostratégiques nées de la Première Guerre mondiale. À cette fin, le gouvernement britannique chercha à exploiter le mouvement sioniste – non pas pour créer un État juif, mais pour s’associer aux colons sionistes dans la gestion de la Palestine malgré l’opposition prévisible de la majorité arabe palestinienne.
Entre octobre 1916 et novembre 1917, la position de la Grande-Bretagne changea radicalement, passant d’un désintérêt à une détermination à placer la Palestine sous son contrôle impérial
Si l’on compare la Palestine au mandat français au Liban, les sionistes étaient les maronites de la Palestine britannique : une communauté minoritaire compacte qui plaidait ouvertement en faveur d’un mandat britannique lors de la Conférence de la paix de Paris et coopérait avec les Britanniques pour gouverner le territoire.
Cette volonté d’attirer la Palestine dans l’Empire britannique était entièrement nouvelle en 1917. Avant la Première Guerre mondiale, la Grande-Bretagne ne nourrissait aucun intérêt déclaré pour les territoires ottomans de Palestine. Ce désintérêt se poursuivit bien après le déclenchement de la guerre. La commission de Bunsen, réunie en avril et mai 1915 pour examiner les intérêts impériaux britanniques dans les territoires ottomans d’Asie, désavoua pratiquement toute revendication sur la Palestine, hormis un terminal ferroviaire à Haïfa reliant la Mésopotamie à la Méditerranée.
« La Palestine doit être reconnue comme un pays dont la destinée doit faire l’objet de négociations spéciales, vis-à-vis desquelles les belligérants et les parties neutres seront pareillement intéressés », conclut le rapport de la commission.
La diplomatie de la partition
Ces principes guidèrent la diplomatie britannique de la partition lorsque Sir Mark Sykes conclut un accord avec le Français François Georges-Picot entre avril et octobre 1916. La Palestine devait être internationalisée sous la forme d’une administration conjointe russe, française et britannique, assurant à la Grande-Bretagne son port méditerranéen avec une enclave à Haïfa.
Entre octobre 1916 et novembre 1917, la position de la Grande-Bretagne changea radicalement, passant d’un désintérêt à une détermination à placer la Palestine sous son contrôle impérial. L’un des moteurs de ce changement fut la campagne du Sinaï.
Pourquoi le découpage du Moyen-Orient par l’Occident reste un problème non réglé
Au cours des premières années de la guerre, les Britanniques avaient défendu le canal de Suez depuis ses rives occidentales. En l’absence de puits ou d’approvisionnement en eau douce, il était impossible de poster des troupes dans la péninsule du Sinaï. Les Ottomans avaient ainsi le champ libre dans le Sinaï, ce qui leur permit de lancer deux attaques dans la région du canal de Suez, en février 1915 et en août 1916. L’artillerie moderne pouvait frapper les navires dans le canal à 8 kilomètres ou plus de distance. Depuis leurs lignes dans le Sud de la Palestine, avec une eau provenant de puits pérennes, la puissance hostile pouvait menacer à volonté les navires transitant par le canal de Suez.
Pour chasser les Ottomans de la péninsule du Sinaï, les Britanniques menèrent une lente campagne pendant le reste de l’année 1916 et les premiers mois de 1917, lors de laquelle ils construisirent une ligne de chemin de fer pour le ravitaillement et un pipeline pour fournir de l’eau aux troupes et à leurs animaux. Ils affrontèrent des forces ottomanes bien retranchées à Gaza, qui défendirent leur territoire contre des assauts britanniques majeurs en mars et avril 1917.
Les Première et Deuxième batailles de Gaza se soldèrent par des défaites britanniques, ce qui rendit les Britanniques encore plus conscients du danger que représentait une puissance hostile en Palestine. C’est cette expérience de guerre qui fit passer la position britannique d’un désintérêt à la recherche d’une domination de la Palestine.
Ce n’est qu’après la bataille de Beersheba, le 31 octobre 1917, que les forces britanniques percèrent les lignes ottomanes dans le Sud de la Palestine et entamèrent leur progression rapide vers Jérusalem, qui capitula en décembre. Trois jours après la percée de Beersheba, Balfour déclara que le gouvernement britannique s’engageait à faire tout son possible pour établir un foyer national pour le peuple juif en Palestine.
Un soutien aux ambitions sionistes
Il est clair que l’expérience de la guerre motiva l’intérêt nouveau de la Grande-Bretagne à l’idée d’intégrer la Palestine à son empire. Nous pouvons situer son apparition dans la période comprise entre les accords Sykes-Picotd’octobre 1916 et la bataille de Beersheba d’octobre 1917. Pourtant, dans ce changement rapide de politique impériale, un autre élément doit être expliqué : la décision de soutenir les ambitions sionistes en Palestine.
Le gouvernement britannique ne s’intéressait pas au sionisme avant la Première Guerre mondiale. En 1913, le sous-secrétaire permanent du Foreign Office, Sir Arthur Nicolson, refusa de recevoir Nahum Sokolow, un membre du conseil exécutif de l’Organisation sioniste mondiale. Nicolson laissa son secrétaire recevoir Sokolow, et après que le secrétaire l’eut informé de la teneur de cette rencontre, il répondit : « En tout état de cause, nous ferions mieux de ne pas intervenir pour soutenir le mouvement sioniste. L’implantation des juifs est une question d’administration interne sur laquelle les avis sont très partagés en Turquie. »
Les responsables britanniques n’étaient pas plus intéressés par le sionisme lorsque Sokolow tenta d’obtenir un second rendez-vous en juillet 1914. « Il n’est pas vraiment nécessaire que quelqu’un perde son temps ainsi », indiquait une note du Foreign Office. Cette seconde visite n’eut jamais lieu.
Photo datée d’avant 1937 de manifestants arabes en train de protester à Jérusalem contre l’immigration juive en Palestine (AFP)
Ceci n’est pas surprenant. En 1914, le sionisme était considéré comme un mouvement utopique qui n’avait que très peu d’adeptes en Grande-Bretagne. Sur une communauté juive britannique composée au total de 300 000 personnes, pas plus de 8 000 étaient membres d’organisations sionistes – il n’y avait donc guère lieu de « perdre son temps » avec un mouvement politique marginal qui n’attirait qu’une frange idéaliste de la communauté juive.
Par ailleurs, selon les standards actuels, la société britannique était profondément antisémite : ainsi, on ne s’attendait pas à voir les responsables britanniques défendre les mouvements juifs.
Ce n’est qu’en 1917 que la Grande-Bretagne vit dans le sionisme une valeur stratégique et que son intérêt pour le mouvement commença à changer. La révolution russe de 1917 remit en question l’engagement de la Russie dans l’effort de la Grande Guerre. Nombre d’observateurs britanniques pensaient que les juifs au sein du gouvernement provisoire d’Alexandre Kerenski pourraient encourager l’engagement militaire russe dans la guerre s’ils voyaient une victoire de la Triple Entente comme un moyen de faire progresser les objectifs sionistes en Palestine.
D’autres estimaient que les juifs américains influenceraient le président américain de l’époque, Woodrow Wilson, pour qu’il entre en guerre et fasse ainsi pencher la balance en faveur de la Triple Entente, pour la même raison. Les États-Unis, dont la population n’était guère enthousiaste à l’idée de participer à l’effort de guerre, mirent du temps à intervenir, ne déclarant la guerre à l’Allemagne qu’en avril 1917. Une politique prosioniste pouvait inciter les juifs influents qui conseillaient la Maison-Blanche à accélérer l’engagement américain. Comme le décrit l’historien Tom Segev, il s’agissait pour le sionisme de tourner à son avantage les clichés antisémites au sujet d’une internationale juive tirant les ficelles de la politique et de la finance mondiales.
Dans le contexte de la guerre totale sans fin qu’était la Première Guerre mondiale, Lloyd George et son gouvernement étaient ouverts à toute alliance susceptible de contribuer à la victoire de la Triple Entente. Ils courtisèrent donc le mouvement sioniste.
Un changement spectaculaire
La Grande-Bretagne avait une autre raison de rechercher un partenariat avec le sionisme en 1917. Un an plus tôt seulement, Sykes avait convenu avec Georges-Picot d’une répartition du territoire arabe ottoman. La France n’aurait guère été favorable à de nouvelles revendications britanniques en Palestine alors qu’elle et la Russie avaient clairement exprimé leurs propres intérêts en Terre sainte et accepté un compromis qui plaçait la Palestine sous contrôle international.
Les Britanniques avaient besoin d’une tierce partie pour assumer la responsabilité d’un changement aussi radical en matière de diplomatie de la partition. En soutenant le mouvement sioniste, la Grande-Bretagne pouvait revendiquer la Palestine en présentant cela comme un projet visant à servir non pas ses intérêts impériaux égoïstes, mais une justice sociale historique, pour résoudre la « question juive » de l’Europe par le retour du peuple juif dans sa patrie biblique.
Si la Grande-Bretagne semblait promettre la Palestine aux sionistes, le gouvernement de Lloyd George se servait en réalité du mouvement sioniste pour s’adjuger la Palestine
C’est dans cet esprit que Lord Balfour adressa sa lettre fatidique à Lord Rothschild, lui promettant un engagement total de la Grande-Bretagne. Si la Grande-Bretagne semblait promettre la Palestine aux sionistes, le gouvernement de Lloyd George se servait en réalité du mouvement sioniste pour s’adjuger la Palestine.
C’est ainsi que Balfour livra sa déclaration aux conséquences catastrophiques, engageant le gouvernement britannique à faire « tout ce qui [était] en son pouvoir pour faciliter » « l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif ». Soulignons qu’il parle d’un « foyer national » au lieu d’un État, ainsi que du « peuple juif » au lieu des sionistes.
Alors que de nombreux détracteurs se focalisent sur le fait que la déclaration Balfour ne fait pas référence aux Palestiniens par leur nom, mais seulement aux « collectivités non juives existant en Palestine », il me semble que la déclaration Balfour s’engage aussi peu en faveur de l’identité nationale juive que de l’identité nationale arabe. La déclaration porte sur des « droits civiques et religieux » plutôt que sur les droits nationaux.
La déclaration Balfour, en d’autres termes, n’est pas un engagement en faveur de l’établissement d’un État juif. Je la vois plutôt comme l’établissement d’une communauté minoritaire compacte en Palestine, conçue pour faciliter la mainmise britannique sur une nouvelle acquisition coloniale. Totalement dépendants des Britanniques quant à leur position en Palestine, les sionistes allaient devenir des partenaires fiables pour gérer le mandat face à l’opposition prévisible de la majorité arabe palestinienne.
L’opposition palestinienne
La Grande-Bretagne ne doutait pas de l’opposition palestinienne à son plan. Elle avait suffisamment d’agents sur le terrain à partir de décembre 1917, après l’occupation de Jérusalem par le général Edmund Allenby, pour disposer de renseignements fiables sur les opinions politiques de la population locale. Par ailleurs, si les Britanniques avaient pris la peine de lire le rapport déposé par la commission américaine King-Crane à l’été 1919, ils auraient eu toutes les informations nécessaires pour conclure que la promesse de Balfour était intenable.
« La population non juive de Palestine – près de neuf dixièmes de l’ensemble de la population – est catégoriquement opposée à l’intégralité du programme sioniste », indiquait le rapport de la commission. « Les tableaux montrent qu’il n’y a pas une seule chose sur laquelle le consensus parmi la population de Palestine était plus grand. »
Grève générale en Palestine : histoire d’une révolte qui se répète
Le rapport relevait également qu’« aucun officier britannique consulté par les commissaires n’estimait que le programme sioniste pouvait être mené à bien autrement que par la force des armes ». Les Britanniques savaient à quel point les Palestiniens s’opposaient à leurs plans.
Paradoxalement, face à une telle opposition locale, les Britanniques semblent n’avoir été que davantage convaincus des avantages de se constituer un allié loyal par le biais de la communauté des colons sionistes. Les colons juifs étaient des Européens, et donc culturellement plus proches des Britanniques que les Arabes palestiniens (bien que les responsables britanniques aient continué d’« orientaliser » les juifs et de les placer plus bas dans l’échelle sociale darwinienne que les Britanniques).
Cette minorité juive compacte, vue d’un œil hostile par la population majoritaire, allait devenir entièrement dépendante des Britanniques pour protéger sa position. Une telle dépendance les rendait fiables. Les Britanniques pouvaient faire confiance aux colons sionistes pour collaborer à la gestion de la Palestine, puisque le mandat rendait possible la colonisation sioniste et protégeait la communauté de colons contre l’hostilité de la population autochtone.
Le Saint Graal de l’empire
Une communauté « dépendante et fiable », tel était le Saint Graal de l’empire. Les Français eurent plus facilement recours à des politiques ciblant les minorités que les Britanniques. Les maronites du mont Liban étaient l’une de ces communautés minoritaires qui faisaient activement pression pour obtenir un mandat français. Les Français tentèrent d’encourager une telle dépendance auprès des communautés alaouites et druzes de Syrie en leur proposant des mini-États autonomes sous le mandat français en Syrie.
Les Britanniques s’étaient pour leur part tournés vers les fils du chérif Hussein de La Mecque dans le cadre d’une politique appelée solution chérifienne, qui plaça des chérifs hachémites sur les trônes de Transjordanie et d’Irak. Puisqu’ils étaient étrangers dans leur propre royaume, privés de soutien populaire et d’indépendance financière, la Grande-Bretagne pouvait être sûre que l’émir Abdallah en Transjordanie et le roi Fayçal en Irak seraient des partenaires dépendants, et donc fiables, pour diriger ces États. La Grande-Bretagne n’avait pas de solution chérifienne pour la Palestine. À la place, c’est la communauté des colons sionistes qui endossa ce rôle.
Photo non datée d’un quartier juif de Jérusalem soumis à la loi martiale, à l’époque du mandat britannique en Palestine (AFP)
Cependant, cette dépendance et cette fiabilité des sionistes n’allaient perdurer que tant qu’ils resteraient une minorité. S’ils obtenaient une majorité en Palestine, ils demanderaient l’indépendance. La Grande-Bretagne n’avait aucun doute sur la nature nationaliste du mouvement sioniste.
Tant pour rappeler au Yichouv, la communauté juive de Palestine, les limites de l’engagement britannique que pour calmer l’antagonisme arabe palestinien, le futur Premier ministre britannique Winston Churchill publia en 1922 son Livre blanc. Par une formule devenue célèbre, Churchill exclut l’idée d’une Palestine « aussi juive que l’Angleterre est anglaise ». Il exclut ainsi « la disparition ou la subordination de la population, de la langue ou de la culture arabe en Palestine ». Il souligna que les termes de la déclaration Balfour ne prévoyaient pas « que la Palestine dans son ensemble soit convertie en un foyer national juif, mais qu’un tel foyer soit fondé en Palestine ».
Churchill affirmait ainsi que la communauté juive de Palestine devait rester une communauté minoritaire compacte et que, dans ces limites, elle pouvait compter sur la Grande-Bretagne pour faire avancer le projet de foyer national juif.
Un « conflit insoluble »
Bien entendu, les Britanniques n’atteignirent jamais un point d’équilibre entre la promotion du foyer national juif et la préservation de la paix en Palestine. Après une vague d’émeutes en 1929, les Britanniques organisèrent une série d’enquêtes et publièrent une série de livres blancs dans le contexte d’une forte augmentation de l’immigration consécutive à la prise de pouvoir des nazis entre 1931 et 1933 et à l’adoption des lois antisémites de Nuremberg en 1935.
D’une moyenne de 5 000 immigrés par an en 1930-1931, le chiffre passa à 9 600 en 1932, 30 000 en 1933, 42 000 en 1934, avant d’atteindre un pic à près de 62 000 en 1935. En 1936, le yichouv était passé de moins de 10 % à plus de 30 % de la population de la Palestine, et cette tendance n’était pas près de s’arrêter.
L’immigration juive et l’achat de terres aggravèrent les effets économiques de la Grande Dépression, intensifiant ainsi la misère et l’anxiété au sein de la population arabe palestinienne. En 1936, les Palestiniens se révoltèrentcontre le mandat britannique et la communauté juive qu’il entretenait.
La Grande-Bretagne, pour la première fois en vingt ans depuis la déclaration Balfour, reconnaissait que son mandat avait déclenché un conflit entre des nationalismes rivaux et incompatibles
Les Britanniques obtinrent une pause dans la première phase de la grande révolte arabe pour envoyer une énième commission d’enquête. Mais lorsque la commission Peel rendit son rapport en 1937, celui-ci déclarait pour l’essentiel que le mandat était un échec : « Un conflit insoluble est né entre deux communautés nationales, dans les limites étroites d’un petit pays. Environ un million d’Arabes sont en conflit, ouvert ou larvé, avec quelque 400 000 juifs. Ils n’ont rien en commun. […] Leur vie culturelle et sociale, leurs modes de pensée et de conduite sont tout aussi incompatibles que leurs aspirations naturelles. Ce sont là les plus grands obstacles à la paix. »
En d’autres termes, la Grande-Bretagne, pour la première fois en vingt ans depuis la déclaration Balfour, reconnaissait que son mandat avait déclenché un conflit entre des nationalismes rivaux et incompatibles, à savoir les nationalismes arabe palestinien et sioniste. D’après la commission Peel, cette situation ne pouvait être résolue que par la fin du mandat et la partition du territoire de Palestine en un État juif et un État arabe, régis par des relations conventionnelles avec la Grande-Bretagne « dans l’esprit du précédent établi en Irak ».
Considérez cela comme le premier signal d’alarme quant au degré d’« indépendance » que la Grande-Bretagne entendait donner aux États juif et arabe. Le traité anglo-irakien de 1930 préservait la prédominance britannique dans les relations étrangères et les affaires militaires d’une manière qui simplement restructurait la relation coloniale, établissant une sorte d’empire par traité.
Restructurer la relation coloniale
J’aurais tendance à dire que les recommandations de la commission Peel visaient à restructurer la relation coloniale en Palestine, mais pas à y mettre fin. Partant de la carte de partition de 1937, la commission Peel allouait à l’État juif environ un tiers de la Palestine mandataire : une première bande de territoire partait de la Galilée vers le sud pour inclure Safed, Tibériade et Nazareth ; à Baysan, la frontière tournait vers l’ouest pour englober la plaine côtière allant d’Acre et Haïfa jusqu’à Tel Aviv et Jaffa, formant une sorte de L inversé.
Deux choses sautent aux yeux lorsque l’on regarde la carte : les Britanniques avaient concentré les ports et les centres économiques clés de la Palestine et les avaient placés entre les mains de leurs partenaires sionistes. Mais surtout, un pays aussi petit serait de plus en plus dépendant de la protection britannique face à ses voisins arabes au Liban, en Syrie et dans les territoires palestiniens, dont l’hostilité au projet sioniste était évidente pour tous.
Balfour, cent ans après : la réalité qui continue de couvrir Israël de honte
Ainsi, plutôt que de concéder le statut d’État au mouvement sioniste, les Britanniques réorganisaient le centre de gravité économique du mandat en Palestine et plaçaient ce territoire sous la responsabilité de leurs partenaires sionistes dépendants et fiables.
Ce retour à des partenaires dépendants et fiables apparaît de manière tout aussi manifeste dans les plans de la commission Peel pour la Palestine arabe. Les deux tiers restants de la Palestine devaient être unis à la Transjordanie sous le règne d’Abdallah et le mandat pour la Transjordanie remplacé par un traité d’« indépendance ». En d’autres termes, les Britanniques appliquaient enfin la solution chérifienne à la Palestine et plaçaient cette terre en proie aux troubles sous le contrôle d’Abdallah, un dirigeant dépendant et fiable.
Le plan de partition établi en 1937 par la commission Peel n’était pas un appel à l’indépendance juive ou arabe. Il s’agissait plutôt d’un effort visant à restructurer la relation coloniale selon les contours irakiens éprouvés, afin de mettre fin au mandat dysfonctionnel et de restructurer la relation impériale selon un schéma d’empire par traité.
Une indépendance partielle
Il va sans dire que le rejet par les Palestiniens du rapport Peel engendra deux nouvelles années d’insurrection intense, obligeant les Britanniques à déployer 25 000 soldats et policiers pour réprimer la grande révolte arabe.
Pour restaurer la paix, les Britanniques publièrent en 1939 un dernier Livre blanc enterrant la partition. Celui-ci préconisait de limiter l’immigration juive à 15 000 personnes par an pendant cinq ans, soit un total de 75 000 nouveaux immigrés. Cela devait porter la population juive de Palestine à 35 % de la population totale. Après cinq ans, il n’y aurait plus d’immigration sans le consentement de la majorité, et personne ne se faisait d’illusions sur l’opinion de la majorité en la matière.
En 1949, la Palestine devait obtenir l’indépendance (là encore, probablement le type d’indépendance partielle que les Britanniques avaient déjà conférée à l’Irak et désormais à l’Égypte en 1939) et être gouvernée par la majorité.
Photo publiée en 1938 d’une rue de Jéricho durant la grande révolte arabe (AFP)
Le détail révélateur du Livre blanc de 1939 est la précision avec laquelle la Grande-Bretagne traite l’immigration juive : 15 000 immigrés par an pendant cinq ans, pour porter la population juive à 35 %. Point final. Par le biais de cette politique, le yichouv devait rester une minorité compacte, à jamais dépendante de la protection britannique dans un environnement hostile.
La déclaration Balfour : étude de la duplicité britannique
Si les Britanniques avaient permis à la communauté juive de dépasser la barre des 50 %, ils auraient presque certainement été confrontés à un effort nationaliste juif visant à chasser les Britanniques de la Palestine, à l’instar de celui de la population arabe palestinienne. En tant que minorité compacte à l’image des maronites au Liban, le yichouv devait renforcer la position impériale de la Grande-Bretagne en Palestine face aux revendications de la majorité arabe. En tant que majorité, le yichouv aurait monté sa propre candidature à l’indépendance.
C’est bien sûr ce qui se passa. L’exécutif sioniste en Palestine, dirigé par David Ben Gourion, rejeta le Livre blanc de 1939. Toutefois, alors que la guerre contre l’Allemagne nazie couvait, Ben Gourion fit la promesse célèbre de mener la guerre contre les nazis comme s’il n’y avait pas de Livre blanc, et de combattre le Livre blanc comme s’il n’y avait pas de guerre.
D’autres membres plus radicaux du yichouv déclarèrent ouvertement la guerre à la Grande-Bretagne et lancèrent une révolte juive qui s’avéra fatale à la position de la Grande-Bretagne en Palestine. L’Irgoun annonçait ainsi dans sa déclaration de guerre en janvier 1944 : « Il n’y a plus d’armistice entre le peuple juif et l’administration britannique en Eretz Yisrael [Terre d’Israël]. Notre peuple est en guerre contre ce régime – une guerre jusqu’au bout. »
La condamnation finale
La révolte juive de 1944-1947, marquée par des assassinats ciblés de responsables, des attaques contre des infrastructures, des attentats à la bombe contre des postes de police et l’attentat à la bombe de 1946 contre l’hôtel King David, porta l’estocade au mandat britannique. Alors que des bateaux remplis de réfugiés clandestins, pour la plupart des survivants de l’Holocauste, se dirigeaient vers les côtes de la Palestine et que le yichouv se rapprochait d’une masse démographique critique propice à la concrétisation de ses aspirations nationalistes, la position de la Grande-Bretagne consistant à limiter l’immigration juive devenait intenable.
Jamais la Grande-Bretagne ne prévit de donner la Palestine au yichouv et ses politiques ne soutinrent ce dernier que dans les limites de son utilité en tant que partenaire du projet impérial
Néanmoins, j’estime que la position britannique en Palestine fut définitivement condamnée par l’effondrement du soutien du yichouv à sa domination en Palestine. En partenariat avec une minorité juive compacte, les Britanniques pouvaient espérer conserver la Palestine face à l’opposition nationaliste de la majorité arabe du pays. Face aux nationalismes rivaux et incompatibles que son mandat déchaîna, la Grande-Bretagne n’eut d’autre choix que de remettre le mandat de Palestine aux Nations unies et de se retirer.
En conclusion, l’objectif de la Grande-Bretagne en Palestine fut toujours de conserver le territoire dans son empire, un empire qu’elle imaginait faire perdurer de génération en génération. La communauté juive de Palestine était un partenaire essentiel pour s’adjuger et conserver la Palestine, mais uniquement en tant que communauté minoritaire compacte. Jamais la Grande-Bretagne ne prévit de donner la Palestine au yichouv et ses politiques ne soutinrent ce dernier que dans les limites de son utilité en tant que partenaire du projet impérial.
L’erreur fatale des Britanniques fut de croire qu’ils pourraient gérer les nationalismes rivaux et incompatibles qu’ils avaient éveillés en Palestine. Alors que la population du yichouv atteignait une masse critique, les Britanniques avaient perdu toute utilité en Palestine.
-Eugene Rogan est professeur d’histoire moderne du Moyen-Orient à l’Université d’Oxford, où il enseigne depuis 1991. Il est l’auteur de The Arabs: A History (2009, 2017), nommé meilleur livre de 2009 par The Economist, The Financial Times et The Atlantic Monthly. Son dernier livre, The Fall of the Ottomans: The Great War in the Middle East (2015), a été nommé meilleur livre de 2015 par The Economist et The Wall Street Journal.
Cet article est une version condensée d’une conférence donnée par le professeur Eugene Rogan pour l’organisation caritative Balfour Project. Cette organisation organise régulièrement des webinaires gratuits consacrés à la responsabilité historique et permanente de la Grande-Bretagne quant à la quête d’égalité des droits pour les peuples israélien et palestinien.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Eugene Rogan is Professor of Modern Middle Eastern History at Oxford University, where he has taught since 1991. He is author of The Arabs: A History (2009, 2017), named a best book of 2009 by The Economist, The Financial Times, and The Atlantic Monthly. His new book, The Fall of the Ottomans: The Great War in the Middle East (2015), was named a best book of 2015 by The Economist and The Wall Street Journal.
Eugene Rogan
Mercredi 2 novembre 2022 - 14:59 | Last update:2 hours 9 mins ago
ace aux nationalismes rivaux et incompatibles que son mandat déchaîna, la Grande-Bretagne n’eut d’autre choix que de se retirer du territoire qu’elle espérait intégrer définitivement à son empire.
Plus d’un siècle après la déclaration de Lord Balfour, il n’y a guère de consensus sur ce que le secrétaire d’État aux Affaires étrangères de l’ancien Premier ministre britannique David Lloyd George ou les gouvernements ultérieurs entendaient faire de la Palestine.
Cela ne devrait pas être un tel mystère. La Grande-Bretagne voulait la Palestine pour son propre empire, pour de simples raisons géostratégiques nées de la Première Guerre mondiale. À cette fin, le gouvernement britannique chercha à exploiter le mouvement sioniste – non pas pour créer un État juif, mais pour s’associer aux colons sionistes dans la gestion de la Palestine malgré l’opposition prévisible de la majorité arabe palestinienne.
Entre octobre 1916 et novembre 1917, la position de la Grande-Bretagne changea radicalement, passant d’un désintérêt à une détermination à placer la Palestine sous son contrôle impérial
Si l’on compare la Palestine au mandat français au Liban, les sionistes étaient les maronites de la Palestine britannique : une communauté minoritaire compacte qui plaidait ouvertement en faveur d’un mandat britannique lors de la Conférence de la paix de Paris et coopérait avec les Britanniques pour gouverner le territoire.
Cette volonté d’attirer la Palestine dans l’Empire britannique était entièrement nouvelle en 1917. Avant la Première Guerre mondiale, la Grande-Bretagne ne nourrissait aucun intérêt déclaré pour les territoires ottomans de Palestine. Ce désintérêt se poursuivit bien après le déclenchement de la guerre. La commission de Bunsen, réunie en avril et mai 1915 pour examiner les intérêts impériaux britanniques dans les territoires ottomans d’Asie, désavoua pratiquement toute revendication sur la Palestine, hormis un terminal ferroviaire à Haïfa reliant la Mésopotamie à la Méditerranée.
« La Palestine doit être reconnue comme un pays dont la destinée doit faire l’objet de négociations spéciales, vis-à-vis desquelles les belligérants et les parties neutres seront pareillement intéressés », conclut le rapport de la commission.
La diplomatie de la partition
Ces principes guidèrent la diplomatie britannique de la partition lorsque Sir Mark Sykes conclut un accord avec le Français François Georges-Picot entre avril et octobre 1916. La Palestine devait être internationalisée sous la forme d’une administration conjointe russe, française et britannique, assurant à la Grande-Bretagne son port méditerranéen avec une enclave à Haïfa.
Entre octobre 1916 et novembre 1917, la position de la Grande-Bretagne changea radicalement, passant d’un désintérêt à une détermination à placer la Palestine sous son contrôle impérial. L’un des moteurs de ce changement fut la campagne du Sinaï.
Pourquoi le découpage du Moyen-Orient par l’Occident reste un problème non réglé
Au cours des premières années de la guerre, les Britanniques avaient défendu le canal de Suez depuis ses rives occidentales. En l’absence de puits ou d’approvisionnement en eau douce, il était impossible de poster des troupes dans la péninsule du Sinaï. Les Ottomans avaient ainsi le champ libre dans le Sinaï, ce qui leur permit de lancer deux attaques dans la région du canal de Suez, en février 1915 et en août 1916. L’artillerie moderne pouvait frapper les navires dans le canal à 8 kilomètres ou plus de distance. Depuis leurs lignes dans le Sud de la Palestine, avec une eau provenant de puits pérennes, la puissance hostile pouvait menacer à volonté les navires transitant par le canal de Suez.
Pour chasser les Ottomans de la péninsule du Sinaï, les Britanniques menèrent une lente campagne pendant le reste de l’année 1916 et les premiers mois de 1917, lors de laquelle ils construisirent une ligne de chemin de fer pour le ravitaillement et un pipeline pour fournir de l’eau aux troupes et à leurs animaux. Ils affrontèrent des forces ottomanes bien retranchées à Gaza, qui défendirent leur territoire contre des assauts britanniques majeurs en mars et avril 1917.
Les Première et Deuxième batailles de Gaza se soldèrent par des défaites britanniques, ce qui rendit les Britanniques encore plus conscients du danger que représentait une puissance hostile en Palestine. C’est cette expérience de guerre qui fit passer la position britannique d’un désintérêt à la recherche d’une domination de la Palestine.
Ce n’est qu’après la bataille de Beersheba, le 31 octobre 1917, que les forces britanniques percèrent les lignes ottomanes dans le Sud de la Palestine et entamèrent leur progression rapide vers Jérusalem, qui capitula en décembre. Trois jours après la percée de Beersheba, Balfour déclara que le gouvernement britannique s’engageait à faire tout son possible pour établir un foyer national pour le peuple juif en Palestine.
Un soutien aux ambitions sionistes
Il est clair que l’expérience de la guerre motiva l’intérêt nouveau de la Grande-Bretagne à l’idée d’intégrer la Palestine à son empire. Nous pouvons situer son apparition dans la période comprise entre les accords Sykes-Picotd’octobre 1916 et la bataille de Beersheba d’octobre 1917. Pourtant, dans ce changement rapide de politique impériale, un autre élément doit être expliqué : la décision de soutenir les ambitions sionistes en Palestine.
Le gouvernement britannique ne s’intéressait pas au sionisme avant la Première Guerre mondiale. En 1913, le sous-secrétaire permanent du Foreign Office, Sir Arthur Nicolson, refusa de recevoir Nahum Sokolow, un membre du conseil exécutif de l’Organisation sioniste mondiale. Nicolson laissa son secrétaire recevoir Sokolow, et après que le secrétaire l’eut informé de la teneur de cette rencontre, il répondit : « En tout état de cause, nous ferions mieux de ne pas intervenir pour soutenir le mouvement sioniste. L’implantation des juifs est une question d’administration interne sur laquelle les avis sont très partagés en Turquie. »
Les responsables britanniques n’étaient pas plus intéressés par le sionisme lorsque Sokolow tenta d’obtenir un second rendez-vous en juillet 1914. « Il n’est pas vraiment nécessaire que quelqu’un perde son temps ainsi », indiquait une note du Foreign Office. Cette seconde visite n’eut jamais lieu.
Photo datée d’avant 1937 de manifestants arabes en train de protester à Jérusalem contre l’immigration juive en Palestine (AFP)
Ceci n’est pas surprenant. En 1914, le sionisme était considéré comme un mouvement utopique qui n’avait que très peu d’adeptes en Grande-Bretagne. Sur une communauté juive britannique composée au total de 300 000 personnes, pas plus de 8 000 étaient membres d’organisations sionistes – il n’y avait donc guère lieu de « perdre son temps » avec un mouvement politique marginal qui n’attirait qu’une frange idéaliste de la communauté juive.
Par ailleurs, selon les standards actuels, la société britannique était profondément antisémite : ainsi, on ne s’attendait pas à voir les responsables britanniques défendre les mouvements juifs.
Ce n’est qu’en 1917 que la Grande-Bretagne vit dans le sionisme une valeur stratégique et que son intérêt pour le mouvement commença à changer. La révolution russe de 1917 remit en question l’engagement de la Russie dans l’effort de la Grande Guerre. Nombre d’observateurs britanniques pensaient que les juifs au sein du gouvernement provisoire d’Alexandre Kerenski pourraient encourager l’engagement militaire russe dans la guerre s’ils voyaient une victoire de la Triple Entente comme un moyen de faire progresser les objectifs sionistes en Palestine.
D’autres estimaient que les juifs américains influenceraient le président américain de l’époque, Woodrow Wilson, pour qu’il entre en guerre et fasse ainsi pencher la balance en faveur de la Triple Entente, pour la même raison. Les États-Unis, dont la population n’était guère enthousiaste à l’idée de participer à l’effort de guerre, mirent du temps à intervenir, ne déclarant la guerre à l’Allemagne qu’en avril 1917. Une politique prosioniste pouvait inciter les juifs influents qui conseillaient la Maison-Blanche à accélérer l’engagement américain. Comme le décrit l’historien Tom Segev, il s’agissait pour le sionisme de tourner à son avantage les clichés antisémites au sujet d’une internationale juive tirant les ficelles de la politique et de la finance mondiales.
Dans le contexte de la guerre totale sans fin qu’était la Première Guerre mondiale, Lloyd George et son gouvernement étaient ouverts à toute alliance susceptible de contribuer à la victoire de la Triple Entente. Ils courtisèrent donc le mouvement sioniste.
Un changement spectaculaire
La Grande-Bretagne avait une autre raison de rechercher un partenariat avec le sionisme en 1917. Un an plus tôt seulement, Sykes avait convenu avec Georges-Picot d’une répartition du territoire arabe ottoman. La France n’aurait guère été favorable à de nouvelles revendications britanniques en Palestine alors qu’elle et la Russie avaient clairement exprimé leurs propres intérêts en Terre sainte et accepté un compromis qui plaçait la Palestine sous contrôle international.
Les Britanniques avaient besoin d’une tierce partie pour assumer la responsabilité d’un changement aussi radical en matière de diplomatie de la partition. En soutenant le mouvement sioniste, la Grande-Bretagne pouvait revendiquer la Palestine en présentant cela comme un projet visant à servir non pas ses intérêts impériaux égoïstes, mais une justice sociale historique, pour résoudre la « question juive » de l’Europe par le retour du peuple juif dans sa patrie biblique.
Si la Grande-Bretagne semblait promettre la Palestine aux sionistes, le gouvernement de Lloyd George se servait en réalité du mouvement sioniste pour s’adjuger la Palestine
C’est dans cet esprit que Lord Balfour adressa sa lettre fatidique à Lord Rothschild, lui promettant un engagement total de la Grande-Bretagne. Si la Grande-Bretagne semblait promettre la Palestine aux sionistes, le gouvernement de Lloyd George se servait en réalité du mouvement sioniste pour s’adjuger la Palestine.
C’est ainsi que Balfour livra sa déclaration aux conséquences catastrophiques, engageant le gouvernement britannique à faire « tout ce qui [était] en son pouvoir pour faciliter » « l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif ». Soulignons qu’il parle d’un « foyer national » au lieu d’un État, ainsi que du « peuple juif » au lieu des sionistes.
Alors que de nombreux détracteurs se focalisent sur le fait que la déclaration Balfour ne fait pas référence aux Palestiniens par leur nom, mais seulement aux « collectivités non juives existant en Palestine », il me semble que la déclaration Balfour s’engage aussi peu en faveur de l’identité nationale juive que de l’identité nationale arabe. La déclaration porte sur des « droits civiques et religieux » plutôt que sur les droits nationaux.
La déclaration Balfour, en d’autres termes, n’est pas un engagement en faveur de l’établissement d’un État juif. Je la vois plutôt comme l’établissement d’une communauté minoritaire compacte en Palestine, conçue pour faciliter la mainmise britannique sur une nouvelle acquisition coloniale. Totalement dépendants des Britanniques quant à leur position en Palestine, les sionistes allaient devenir des partenaires fiables pour gérer le mandat face à l’opposition prévisible de la majorité arabe palestinienne.
L’opposition palestinienne
La Grande-Bretagne ne doutait pas de l’opposition palestinienne à son plan. Elle avait suffisamment d’agents sur le terrain à partir de décembre 1917, après l’occupation de Jérusalem par le général Edmund Allenby, pour disposer de renseignements fiables sur les opinions politiques de la population locale. Par ailleurs, si les Britanniques avaient pris la peine de lire le rapport déposé par la commission américaine King-Crane à l’été 1919, ils auraient eu toutes les informations nécessaires pour conclure que la promesse de Balfour était intenable.
« La population non juive de Palestine – près de neuf dixièmes de l’ensemble de la population – est catégoriquement opposée à l’intégralité du programme sioniste », indiquait le rapport de la commission. « Les tableaux montrent qu’il n’y a pas une seule chose sur laquelle le consensus parmi la population de Palestine était plus grand. »
Grève générale en Palestine : histoire d’une révolte qui se répète
Le rapport relevait également qu’« aucun officier britannique consulté par les commissaires n’estimait que le programme sioniste pouvait être mené à bien autrement que par la force des armes ». Les Britanniques savaient à quel point les Palestiniens s’opposaient à leurs plans.
Paradoxalement, face à une telle opposition locale, les Britanniques semblent n’avoir été que davantage convaincus des avantages de se constituer un allié loyal par le biais de la communauté des colons sionistes. Les colons juifs étaient des Européens, et donc culturellement plus proches des Britanniques que les Arabes palestiniens (bien que les responsables britanniques aient continué d’« orientaliser » les juifs et de les placer plus bas dans l’échelle sociale darwinienne que les Britanniques).
Cette minorité juive compacte, vue d’un œil hostile par la population majoritaire, allait devenir entièrement dépendante des Britanniques pour protéger sa position. Une telle dépendance les rendait fiables. Les Britanniques pouvaient faire confiance aux colons sionistes pour collaborer à la gestion de la Palestine, puisque le mandat rendait possible la colonisation sioniste et protégeait la communauté de colons contre l’hostilité de la population autochtone.
Le Saint Graal de l’empire
Une communauté « dépendante et fiable », tel était le Saint Graal de l’empire. Les Français eurent plus facilement recours à des politiques ciblant les minorités que les Britanniques. Les maronites du mont Liban étaient l’une de ces communautés minoritaires qui faisaient activement pression pour obtenir un mandat français. Les Français tentèrent d’encourager une telle dépendance auprès des communautés alaouites et druzes de Syrie en leur proposant des mini-États autonomes sous le mandat français en Syrie.
Les Britanniques s’étaient pour leur part tournés vers les fils du chérif Hussein de La Mecque dans le cadre d’une politique appelée solution chérifienne, qui plaça des chérifs hachémites sur les trônes de Transjordanie et d’Irak. Puisqu’ils étaient étrangers dans leur propre royaume, privés de soutien populaire et d’indépendance financière, la Grande-Bretagne pouvait être sûre que l’émir Abdallah en Transjordanie et le roi Fayçal en Irak seraient des partenaires dépendants, et donc fiables, pour diriger ces États. La Grande-Bretagne n’avait pas de solution chérifienne pour la Palestine. À la place, c’est la communauté des colons sionistes qui endossa ce rôle.
Photo non datée d’un quartier juif de Jérusalem soumis à la loi martiale, à l’époque du mandat britannique en Palestine (AFP)
Cependant, cette dépendance et cette fiabilité des sionistes n’allaient perdurer que tant qu’ils resteraient une minorité. S’ils obtenaient une majorité en Palestine, ils demanderaient l’indépendance. La Grande-Bretagne n’avait aucun doute sur la nature nationaliste du mouvement sioniste.
Tant pour rappeler au Yichouv, la communauté juive de Palestine, les limites de l’engagement britannique que pour calmer l’antagonisme arabe palestinien, le futur Premier ministre britannique Winston Churchill publia en 1922 son Livre blanc. Par une formule devenue célèbre, Churchill exclut l’idée d’une Palestine « aussi juive que l’Angleterre est anglaise ». Il exclut ainsi « la disparition ou la subordination de la population, de la langue ou de la culture arabe en Palestine ». Il souligna que les termes de la déclaration Balfour ne prévoyaient pas « que la Palestine dans son ensemble soit convertie en un foyer national juif, mais qu’un tel foyer soit fondé en Palestine ».
Churchill affirmait ainsi que la communauté juive de Palestine devait rester une communauté minoritaire compacte et que, dans ces limites, elle pouvait compter sur la Grande-Bretagne pour faire avancer le projet de foyer national juif.
Un « conflit insoluble »
Bien entendu, les Britanniques n’atteignirent jamais un point d’équilibre entre la promotion du foyer national juif et la préservation de la paix en Palestine. Après une vague d’émeutes en 1929, les Britanniques organisèrent une série d’enquêtes et publièrent une série de livres blancs dans le contexte d’une forte augmentation de l’immigration consécutive à la prise de pouvoir des nazis entre 1931 et 1933 et à l’adoption des lois antisémites de Nuremberg en 1935.
D’une moyenne de 5 000 immigrés par an en 1930-1931, le chiffre passa à 9 600 en 1932, 30 000 en 1933, 42 000 en 1934, avant d’atteindre un pic à près de 62 000 en 1935. En 1936, le yichouv était passé de moins de 10 % à plus de 30 % de la population de la Palestine, et cette tendance n’était pas près de s’arrêter.
L’immigration juive et l’achat de terres aggravèrent les effets économiques de la Grande Dépression, intensifiant ainsi la misère et l’anxiété au sein de la population arabe palestinienne. En 1936, les Palestiniens se révoltèrentcontre le mandat britannique et la communauté juive qu’il entretenait.
La Grande-Bretagne, pour la première fois en vingt ans depuis la déclaration Balfour, reconnaissait que son mandat avait déclenché un conflit entre des nationalismes rivaux et incompatibles
Les Britanniques obtinrent une pause dans la première phase de la grande révolte arabe pour envoyer une énième commission d’enquête. Mais lorsque la commission Peel rendit son rapport en 1937, celui-ci déclarait pour l’essentiel que le mandat était un échec : « Un conflit insoluble est né entre deux communautés nationales, dans les limites étroites d’un petit pays. Environ un million d’Arabes sont en conflit, ouvert ou larvé, avec quelque 400 000 juifs. Ils n’ont rien en commun. […] Leur vie culturelle et sociale, leurs modes de pensée et de conduite sont tout aussi incompatibles que leurs aspirations naturelles. Ce sont là les plus grands obstacles à la paix. »
En d’autres termes, la Grande-Bretagne, pour la première fois en vingt ans depuis la déclaration Balfour, reconnaissait que son mandat avait déclenché un conflit entre des nationalismes rivaux et incompatibles, à savoir les nationalismes arabe palestinien et sioniste. D’après la commission Peel, cette situation ne pouvait être résolue que par la fin du mandat et la partition du territoire de Palestine en un État juif et un État arabe, régis par des relations conventionnelles avec la Grande-Bretagne « dans l’esprit du précédent établi en Irak ».
Considérez cela comme le premier signal d’alarme quant au degré d’« indépendance » que la Grande-Bretagne entendait donner aux États juif et arabe. Le traité anglo-irakien de 1930 préservait la prédominance britannique dans les relations étrangères et les affaires militaires d’une manière qui simplement restructurait la relation coloniale, établissant une sorte d’empire par traité.
Restructurer la relation coloniale
J’aurais tendance à dire que les recommandations de la commission Peel visaient à restructurer la relation coloniale en Palestine, mais pas à y mettre fin. Partant de la carte de partition de 1937, la commission Peel allouait à l’État juif environ un tiers de la Palestine mandataire : une première bande de territoire partait de la Galilée vers le sud pour inclure Safed, Tibériade et Nazareth ; à Baysan, la frontière tournait vers l’ouest pour englober la plaine côtière allant d’Acre et Haïfa jusqu’à Tel Aviv et Jaffa, formant une sorte de L inversé.
Deux choses sautent aux yeux lorsque l’on regarde la carte : les Britanniques avaient concentré les ports et les centres économiques clés de la Palestine et les avaient placés entre les mains de leurs partenaires sionistes. Mais surtout, un pays aussi petit serait de plus en plus dépendant de la protection britannique face à ses voisins arabes au Liban, en Syrie et dans les territoires palestiniens, dont l’hostilité au projet sioniste était évidente pour tous.
Balfour, cent ans après : la réalité qui continue de couvrir Israël de honte
Ainsi, plutôt que de concéder le statut d’État au mouvement sioniste, les Britanniques réorganisaient le centre de gravité économique du mandat en Palestine et plaçaient ce territoire sous la responsabilité de leurs partenaires sionistes dépendants et fiables.
Ce retour à des partenaires dépendants et fiables apparaît de manière tout aussi manifeste dans les plans de la commission Peel pour la Palestine arabe. Les deux tiers restants de la Palestine devaient être unis à la Transjordanie sous le règne d’Abdallah et le mandat pour la Transjordanie remplacé par un traité d’« indépendance ». En d’autres termes, les Britanniques appliquaient enfin la solution chérifienne à la Palestine et plaçaient cette terre en proie aux troubles sous le contrôle d’Abdallah, un dirigeant dépendant et fiable.
Le plan de partition établi en 1937 par la commission Peel n’était pas un appel à l’indépendance juive ou arabe. Il s’agissait plutôt d’un effort visant à restructurer la relation coloniale selon les contours irakiens éprouvés, afin de mettre fin au mandat dysfonctionnel et de restructurer la relation impériale selon un schéma d’empire par traité.
Une indépendance partielle
Il va sans dire que le rejet par les Palestiniens du rapport Peel engendra deux nouvelles années d’insurrection intense, obligeant les Britanniques à déployer 25 000 soldats et policiers pour réprimer la grande révolte arabe.
Pour restaurer la paix, les Britanniques publièrent en 1939 un dernier Livre blanc enterrant la partition. Celui-ci préconisait de limiter l’immigration juive à 15 000 personnes par an pendant cinq ans, soit un total de 75 000 nouveaux immigrés. Cela devait porter la population juive de Palestine à 35 % de la population totale. Après cinq ans, il n’y aurait plus d’immigration sans le consentement de la majorité, et personne ne se faisait d’illusions sur l’opinion de la majorité en la matière.
En 1949, la Palestine devait obtenir l’indépendance (là encore, probablement le type d’indépendance partielle que les Britanniques avaient déjà conférée à l’Irak et désormais à l’Égypte en 1939) et être gouvernée par la majorité.
Photo publiée en 1938 d’une rue de Jéricho durant la grande révolte arabe (AFP)
Le détail révélateur du Livre blanc de 1939 est la précision avec laquelle la Grande-Bretagne traite l’immigration juive : 15 000 immigrés par an pendant cinq ans, pour porter la population juive à 35 %. Point final. Par le biais de cette politique, le yichouv devait rester une minorité compacte, à jamais dépendante de la protection britannique dans un environnement hostile.
La déclaration Balfour : étude de la duplicité britannique
Si les Britanniques avaient permis à la communauté juive de dépasser la barre des 50 %, ils auraient presque certainement été confrontés à un effort nationaliste juif visant à chasser les Britanniques de la Palestine, à l’instar de celui de la population arabe palestinienne. En tant que minorité compacte à l’image des maronites au Liban, le yichouv devait renforcer la position impériale de la Grande-Bretagne en Palestine face aux revendications de la majorité arabe. En tant que majorité, le yichouv aurait monté sa propre candidature à l’indépendance.
C’est bien sûr ce qui se passa. L’exécutif sioniste en Palestine, dirigé par David Ben Gourion, rejeta le Livre blanc de 1939. Toutefois, alors que la guerre contre l’Allemagne nazie couvait, Ben Gourion fit la promesse célèbre de mener la guerre contre les nazis comme s’il n’y avait pas de Livre blanc, et de combattre le Livre blanc comme s’il n’y avait pas de guerre.
D’autres membres plus radicaux du yichouv déclarèrent ouvertement la guerre à la Grande-Bretagne et lancèrent une révolte juive qui s’avéra fatale à la position de la Grande-Bretagne en Palestine. L’Irgoun annonçait ainsi dans sa déclaration de guerre en janvier 1944 : « Il n’y a plus d’armistice entre le peuple juif et l’administration britannique en Eretz Yisrael [Terre d’Israël]. Notre peuple est en guerre contre ce régime – une guerre jusqu’au bout. »
La condamnation finale
La révolte juive de 1944-1947, marquée par des assassinats ciblés de responsables, des attaques contre des infrastructures, des attentats à la bombe contre des postes de police et l’attentat à la bombe de 1946 contre l’hôtel King David, porta l’estocade au mandat britannique. Alors que des bateaux remplis de réfugiés clandestins, pour la plupart des survivants de l’Holocauste, se dirigeaient vers les côtes de la Palestine et que le yichouv se rapprochait d’une masse démographique critique propice à la concrétisation de ses aspirations nationalistes, la position de la Grande-Bretagne consistant à limiter l’immigration juive devenait intenable.
Jamais la Grande-Bretagne ne prévit de donner la Palestine au yichouv et ses politiques ne soutinrent ce dernier que dans les limites de son utilité en tant que partenaire du projet impérial
Néanmoins, j’estime que la position britannique en Palestine fut définitivement condamnée par l’effondrement du soutien du yichouv à sa domination en Palestine. En partenariat avec une minorité juive compacte, les Britanniques pouvaient espérer conserver la Palestine face à l’opposition nationaliste de la majorité arabe du pays. Face aux nationalismes rivaux et incompatibles que son mandat déchaîna, la Grande-Bretagne n’eut d’autre choix que de remettre le mandat de Palestine aux Nations unies et de se retirer.
En conclusion, l’objectif de la Grande-Bretagne en Palestine fut toujours de conserver le territoire dans son empire, un empire qu’elle imaginait faire perdurer de génération en génération. La communauté juive de Palestine était un partenaire essentiel pour s’adjuger et conserver la Palestine, mais uniquement en tant que communauté minoritaire compacte. Jamais la Grande-Bretagne ne prévit de donner la Palestine au yichouv et ses politiques ne soutinrent ce dernier que dans les limites de son utilité en tant que partenaire du projet impérial.
L’erreur fatale des Britanniques fut de croire qu’ils pourraient gérer les nationalismes rivaux et incompatibles qu’ils avaient éveillés en Palestine. Alors que la population du yichouv atteignait une masse critique, les Britanniques avaient perdu toute utilité en Palestine.
-Eugene Rogan est professeur d’histoire moderne du Moyen-Orient à l’Université d’Oxford, où il enseigne depuis 1991. Il est l’auteur de The Arabs: A History (2009, 2017), nommé meilleur livre de 2009 par The Economist, The Financial Times et The Atlantic Monthly. Son dernier livre, The Fall of the Ottomans: The Great War in the Middle East (2015), a été nommé meilleur livre de 2015 par The Economist et The Wall Street Journal.
Cet article est une version condensée d’une conférence donnée par le professeur Eugene Rogan pour l’organisation caritative Balfour Project. Cette organisation organise régulièrement des webinaires gratuits consacrés à la responsabilité historique et permanente de la Grande-Bretagne quant à la quête d’égalité des droits pour les peuples israélien et palestinien.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Eugene Rogan is Professor of Modern Middle Eastern History at Oxford University, where he has taught since 1991. He is author of The Arabs: A History (2009, 2017), named a best book of 2009 by The Economist, The Financial Times, and The Atlantic Monthly. His new book, The Fall of the Ottomans: The Great War in the Middle East (2015), was named a best book of 2015 by The Economist and The Wall Street Journal.
Eugene Rogan
Mercredi 2 novembre 2022 - 14:59 | Last update:2 hours 9 mins ago
24 octobre 1870: Crémieux donna la citoyenneté française aux Juifs d’Algérie
Le 24 octobre 1870, un décret donne la citoyenneté française aux 37.000 Juifs d’Algérie. Dans la foulée, les résidents originaires d’Europe (Italie, Espagne, Malte…) sont aussi francisés en bloc.
Quant aux musulmans d’Algérie, ils sont maintenus dans le statut d’indigène. Pour certains c’est le début d’une fracture douloureuse et irréductible entre les deux communautés.
Les poncifs malveillants
L’un des poncifs malveillants les plus répandus sur ceux qu’on nomme ici » les Pieds-noirs « concerne le prétendu favoritisme dont auraient bénéficié une partie d’entre eux, les Juifs d’Algérie.
On les accuse d’avoir, en 1870, grâce à leur connivence avec un Juif métropolitain, membre du gouvernement provisoire replié à Tours, obtenu un traitement de faveur qui aurait été refusé à leurs compatriotes musulmans.
On les aurait favorisés en leur accordant la nationalité française tandis que les Arabes restaient des citoyens de seconde zone dépourvus de droit de vote.
Il importe de couper les ailes à cette idée reçue qui, comme tant d’autres rumeurs, ne se propage avec tant de facilité qu’en raison des douteuses satisfactions qu’elle procure à ceux qui la répandent.
Ici, ceux qui s’activent à propager ces contre-vérités constituent un étrange amalgame composé de nationalistes algériens, fonctionnaires en charge d’entretenir les mythes fondateurs du FLN, d’idéologues français dont l’anticolonialisme est le seul bréviaire, et d’antisémites du modèle le plus ordinaire. Chacun de ces trois groupes est motivé par les ressorts qui lui sont propres. Ce n’est pas ici le lieu de les mettre chacun au jour.
Contentons-nous de montrer le peu de pertinence des rumeurs malveillantes qui accompagnent le décret dit « Crémieux » (mais il serait tout aussi justifié de le qualifier de « décret Gambetta » ) du 24 octobre 1870.
La situation des juifs à l’arrivée des Français
Un peu d’Histoire est d’abord nécessaire. Quand, le 3 juillet 1830, les hommes du Maréchal de Bourmont pénètrent dans Alger, le peuple juif voit en eux des libérateurs. Ils vont lui permettre d’échapper à la relégation séculaire dont les Juifs sont victimes. En application d’une charte attribuée au Calife Omar, successeur de Mahomet, les « gens du Livre » doivent payer la dîme (on les nomme « dhimis »), et porter un signe distinctif, jaune pour les juifs (déjà !) et bleu pour les chrétiens.
Leurs bâtiments doivent être moins élevés que ceux de leurs voisins musulmans (c’est pourquoi toutes les églises grecques orthodoxes ont été construites, durant quatre siècles d’occupation ottomane, sur des plateformes encaissées au-dessous du niveau du sol). Si un musulman les frappe, ils ne doivent pas répondre. Il leur est interdit de pratiquer publiquement leur religion et bien entendu d’approcher une femme musulmane. etc. etc.
En entrant dans la ville, le Maréchal de Bourmont s’est engagé sur l’honneur à ce que les femmes, les religions et les biens soient respectés. Cette promesse s’applique donc en particulier à la religion, aux femmes et aux biens juifs. En période de turbulences, le peuple juif d’Alger n’avait pas été habitué à tant de prévenances. Les femmes se jettent aux pieds des soldats pour remercier.
Les Français font entrer deux Juifs au Conseil municipal d’Alger et un autre à la Chambre de commerce. Voici les Juifs devenus les collègues, donc les égaux d’Arabes et de Turcs.
La communauté juive est réorganisée par les Français sur le modèle, mot pour mot, des communautés juives de Métropole.
Les Juifs d’Alger deviennent de chaleureux partisans d’une intégration puis d’une assimilation qu’ils ne cesseront plus de réclamer.
Or en France, Napoléon 1er avait, le 9 février 1807, convoqué l’instance suprême de la religion juive, le Grand Sanhédrin composé de soixante et onze docteurs de la foi. Le 8 mars de la même année, du haut de son autorité religieuse, cette Assemblée avait « décidé » que si, dans les lois de Moïse, les dispositions religieuses sont, par leur nature, absolues et indépendantes des circonstances, rien en revanche ne s’opposait à ce que les dispositions politiques soient alignées sur la loi française.
Les dispositions « politiques » étaient détaillées dans cette « décision ». Il s’agissait de la polygamie, de la répudiation, du partage des héritages etc. – en fait, celles du Code civil. « (Nos) dogmes se concilient avec les lois civiles sous lesquelles (nous vivons) », tranche-t-il sans appel.(Compte-rendu paru dans le Moniteur Universel du 11 avril 1807).
Par cette décision, le Grand Sanhédrin français faisait traverser le Siècle des Lumières à tous les Juifs de France. Il séparait la Synagogue de l’État. Il permettait à Napoléon 1er d’accueillir les Juifs au sein de la Nation française.
Les Juifs d’Algérie calquèrent rapidement leur attitude sur celles de leurs coreligionnaires métropolitains. « Nos coutumes traditionnelles » (elles étaient souvent très proches de celles des musulmans) « doivent s’incliner devant les lois du pays qui a la générosité de nous accueillir ».
En 1860, lors du premier voyage de Napoléon III en Algérie, une pétition portant dix mille signatures juives demanda à « ne plus être des étrangers dans le pays qui (nous) a vus naître » et réclama « une patrie ».
Quatre ans, plus tard, revenant en Algérie et répondant aux vœux de bienvenue du Grand Rabbin d’Oran, Napoléon III déclara: « J’espère que bientôt les Israélites seront citoyens français ».
C’est l’année suivante que parut le Senatus Consulte du 14 juillet 1865. Aux trois ensembles de la population algérienne qui ne la possédaient pas encore, à savoir les musulmans, les juifs et les étrangers, il offrait la citoyenneté française.
Il commençait par s’adresser aux musulmans :
« Article 1 : L’indigène musulman est français; néanmoins il continue à être régi par la loi musulmane (…). Il peut, sur sa demande, être admis à jouir des droits de citoyen français; dans ce cas, il est régi par les lois civiles et politiques de la France ». En tant que sujet français, le musulman pouvait être admis à servir dans l’armée et dans la fonction publique. Mais s’il choisissait de devenir citoyen français et d’être « régi par les lois politiques de la France », il disposait des droits civiques de n’importe quel Français.
L’article 2 traitait de l’indigène israélite. Sa rédaction était rigoureusement identique à celle du premier, à ceci près que « musulman » y était remplacé par « israélite », et « lois civiles et politiques de la France » par « loi française ». La portée de cette dernière subtilité m’échappe. D’ailleurs dans le décret impérial d’application du 21 avril 1866, elle disparaît.
L’article 3 s’adressait aux étrangers. Il stipulait simplement que « l’étranger, qui justifie de trois années de résidence en Algérie, peut être admis à jouir de tous les droits de citoyen français ». Il doit avoir vingt et un ans accomplis, venir en personne déposer sa demande auprès de l’officier d’État-civil compétent et, suivant la pratique administrative de l’époque, justifier être de bonnes mœurs soit par la présence de deux témoins se portant garants de lui, soit par la fourniture de certificats de bonne conduite.
Ce sont donc exactement les mêmes possibilités qui étaient offertes aux musulmans, aux juifs et aux étrangers. On ne trouverait pas dans ce texte l’ombre du moindre favoritisme. La quasi-totalité des étrangers demandèrent à devenir Français. On les naturalisa par colonnes entières du Journal Officiel. Beaucoup de Juifs le demandèrent aussi, malgré les réserves que nous examinerons plus loin. En revanche, dans leur immense majorité, la réaction des Musulmans fut négative.
En effet, être régi par les lois civiles et politiques de la France signifiait renoncer au « statut personnel ». Celui-ci autorisait la polygamie, la répudiation, le partage inégal de l’héritage entre fils et filles etc. La plupart s’y refusèrent, quitte à rester de simples sujets. Obstacle encore bien plus insurmontable, les Oulémas jugèrent que renoncer au statut personnel musulman équivalait à une répudiation de la charia.
Une sorte d’abjuration. Or, en pays musulman, l’apostasie est un crime qui relève de la peine de mort. Seules quelques centaines d’Algériens musulmans eurent l’audace de prendre ce risque et de demander la citoyenneté française. Quand, plus tard, un double collège sera instauré, ces audacieux voteront avec les Européens dans le premier collège. Les autres constitueront le second collège.
La réaction des Israélites fut exactement à l’opposé de celle de la majorité des Musulmans.
Depuis qu’ils adhéraient aux principes énoncés par la décision du Grand Sanhédrin français de 1807, l’application des dispositions du Code civil napoléonien ne pouvait heurter leur sentiment religieux. Elle ne soulevait que des problèmes pratiques.
Leur seule objection portait sur l’obligation que leur faisait le Senatus Consulte d’avoir à solliciter individuellement la qualité de citoyen français. Ils revendiquaient que cette qualité n’ait plus besoin d’être « accordée », qu’elle fut automatique. Ils demandaient l’assimilation intégrale.
« Nous demandons l’assimilation et, à la faveur de ce bienfait, nous nous soumettrons sans regret et sans réserve à l’empire de la législation française, malgré les graves modifications qu’elle apporte à la constitution de la famille et au partage des successions » proclamait une des suppliques adressées à l’Empereur par le Grand Consistoire d’Alger.
A l’Assemblée nationale, Adolphe Crémieux plaida la cause de ses coreligionnaires d’Algérie.
Le ministre de la Justice, Ollivier, prépara un texte de naturalisation qui leur était destiné. Mais la guerre survint. L’Empereur et son armée furent, à Sedan, faits prisonniers par les Prussiens. Paris fut encerclé.
Le gouvernement provisoire s’échappa de la capitale pour se réfugier à Tours. Gambetta (un « Républicain », un homme de gauche) y détenait les portefeuilles de l’Intérieur et de la Guerre. Adolphe Crémieux y devenait Garde des Sceaux.
Intégrés dans ce qui restait encore de l’armée française, quelques régiments de Spahis et de tirailleurs, composés de Français d’Algérie, d’indigènes juifs et musulmans et d’étrangers fraîchement naturalisés, tentaient d’enrayer la progression prussienne.
Étendre la citoyenneté française à tous les Juifs d’Algérie ne pouvait que permettre d’étoffer un peu leurs effectifs.
C’est dans ce contexte que, le 24 octobre 1870, parut le décret déclarant citoyens français tous les Israélites indigènes d’Algérie.
Sous les mêmes signatures et à sa suite dans le même journal officiel, trois autres décrets portaient « organisation administrative de l’Algérie ». Ils créaient trois nouveaux départements français à la tête desquels étaient nommés des Préfets assistés des conseils généraux déjà existants.
On accuse parfois les Pieds-noirs d’avoir « inventé » l’Algérie française. Si « invention » il y eut, elle date du 24 octobre 1870 et fut signée Gambetta, Crémieux, Glais-Bizois et Fourichon. Nul Pied-noir parmi eux.
Durant la Grande Guerre, les citoyens français d’Algérie, quelle que soit leur origine, et les Français-musulmans se battirent admirablement pour la France, subissant d’affreuses pertes et méritant des panoplies de décorations
Dans les hôpitaux de l’armée, les français-musulmans furent soignés par les infirmières françaises exactement comme l’étaient les autres blessés. A la fin de la guerre, il sembla choquant de maintenir une quelconque différence entre ceux qui s’étaient si vaillamment battus au coude à coude.
C’est pourquoi, dès le 4 février 1919, moins de trois mois après l’armistice, parut une loi qui, utilisant le cadre juridique offert par l’article premier du Senatus Consulte du 14 juillet 1865, donnait l’assurance que :
– « Tout indigène algérien obtiendra la qualité de citoyen français » s’il remplit certaines conditions. Les premières de ces conditions étaient assez générales. Il fallait être monogame ou célibataire et ne jamais avoir été condamné. II fallait également, remplir au moins l’une des conditions suivantes : – avoir servi dans l’armée, ou être titulaire d’une décoration civile ou militaire, ou savoir lire et écrire en français, ou détenir un emploi : fermier, commerçant, fonctionnaire, élu ou toute autre fonction sédentaire, ou être fils d’un indigène ayant obtenu la citoyenneté française alors que le sujet était déjà adulte.
La somme de toutes ces catégories constituait un ensemble tellement large que les auteurs de ce texte ont certainement pensé que toute la population musulmane accéderait progressivement à la citoyenneté française. Malheureusement cette loi se référait au cadre du Senatus Consulte de 1865. Comme ce dernier, elle impliquait donc une renonciation au statut personnel musulman. Elle n’eut guère plus de succès que le texte initial de 1865.
En résumé, alignant leurs positions sur celles des Juifs de France, les autorités religieuses régissant les Juifs d’Algérie ont considéré que, malgré les graves modifications qu’un tel changement de statut apporterait à la constitution de la famille et au partage des successions, la citoyenneté française était parfaitement compatible avec les dogmes de la religion juive. L’accès à cette citoyenneté qu’ils réclamaient depuis la conquête de 1830, leur a été une première fois offerte en 1865, s’ils la demandaient à titre individuel.
La communauté juive a alors revendiqué sa complète assimilation. Napoléon III était disposé à la leur accorder. Dans les circonstances dramatiques de 1870, ce furent des hommes qu’on peut considérer comme « de gauche » qui leur donnèrent satisfaction.
La citoyenneté française a également été offerte aux musulmans algériens.
Une première fois en 1865, en même temps qu’aux Juifs et dans des conditions parfaitement identiques à celles qui ont été le même jour offertes à ceux-ci. Puis une seconde fois, d’une manière plus spécifique, en 1919. Les musulmans ont alors été les seuls bénéficiaires de la mesure puisque, pour les Juifs, c’était fait. Lire la suite dans
EnquêteEn s’intéressant à ce haut lieu de l’islam en France, Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin racontent en creux un échec. Celui de l’Etat français, qui rêvait de faire de cette institution l’unique représentante d’une religion de plus en plus protéiforme.
Des limousines aux vitres fumées, des chauffeurs qui s’empressent, des portières qui claquent. La semaine dernière encore, Azali Assoumani, le nouveau président des Comores, a souhaité, juste après sa visite à l’Élysée, rencontrer le recteur de la Mosquée de Paris, Dalil Boubakeur. Le vendredi, il n’est pas rare de voir un ballet de voitures diplomatiques déposer, devant l’imposante entrée de style mauresque, des conseillers des ambassades du Qatar ou d’Arabie saoudite. Les jardins à l’andalouse et les cours intérieures à colonnes en stuc se souviennent aussi de la visite, il y a quelques années, du dalaï-lama, ou de l’apparition de Rania de Jordanie, accompagnée de Cécilia Sarkozy. La reine avait fait sensation et la presse people avait dépêché, pour la première fois, ses paparazzis à la Grande Mosquée de Paris, dans le 5e arrondissement.
Tous les ministres de l’intérieur ont défilé devant les caméras, lors des cérémonies de rupture du jeûne à mi-ramadan. De Charles Pasqua à Brice Hortefeux, de Jean-Pierre Chevènement à Bernard Cazeneuve, les voici sur les photos d’archives, comme une longue procession, un peu contrainte, qui raconterait une facette de l’histoire de la République. Les présidents français s’y rendent aussi, à l’exception de François Mitterrand qui ne manqua pourtant jamais d’adresser aux trois recteurs qui se succédèrent pendant ses deux septennats ses vœux pour les fêtes de l’Aïd.
Le recteur de la Mosquée de Paris Dalil Boubakeur reçoit en 1994 le dalaï-lama ; en 2002, le président Jacques Chirac, pour son discours contre la haine raciale ou religieuse ; en 2003, la reine Rania de Jordanie, en « visite de paix », en présence de Cécilia Sarkozy. ABD RABBO/SIPA. THOMAS COEX/AFP. DANIEL JANIN/AFP
Le 9 avril 2002, quinze jours avant le premier tour qui allait lui opposer Jean-Marie Le Pen à l’élection présidentielle, c’est là, au milieu des mosaïques bleues et ocre que Jacques Chirac condamne solennellement « la haine raciale et religieuse », appelant les Français à la « vigilance » contre ce qu’on ne nommait pas encore « islamophobie ». Le 5 octobre de la même année, c’est aussi ici que Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, force les responsables musulmans à concrétiser la mise en place du Conseil français du culte musulman (CFCM), lancée par Jean-Pierre Chevènement. Ce fameux CFCM à la tête duquel il bombarde un an plus tard le recteur de la Mosquée de Paris, sans comprendre que Dalil Boubakeur ne parviendra jamais à fédérer des communautés disparates et minées par leurs rivalités.
L’écrin rassurant d’un islam modéré
Chefs d’État, ministres, évêques, rabbins, pasteurs, la Grande Mosquée a parfois des airs d’ambassade, de salon mondain ou de palais du gouverneur. On y vient tout régler, dès qu’il s’agit d’islam. Comme si, aux bords de l’exotique Jardin des plantes, l’étincelant édifice incarnait à lui seul les défis et les contradictions de la deuxième religion de France. Comme si ce témoignage architectural d’un empire colonial disparu offrait un écrin rassurant pour s’adresser aux nouvelles générations de musulmans que la France peine à appréhender. Une mosquée symbole, un point fixe dans le tourbillon d’anathèmes, de parjures, fatwas ou menaces contre les fidèles qui encerclent désormais l’islam.
Recteur de la Grande Mosquée depuis 1992, Dalil Boubakeur, 75 ans, fils d’Hamza Boubakeur, déjà recteur, a toujours navigué entre les compromis passés avec une République qui voyait en ce « Voltaire de l’islam », comme il s’est longtemps lui-même désigné, un dignitaire idéal. Pourtant, il se déplace avec deux gardes du corps. En novembre 2010, quatre jeunes apprentis djihadistes grandis à Paris avaient repéré dans les moindres détails la configuration de la Grande Mosquée. Ils voulaient tuer le recteur, jugé traître à Allah parce que partisan d’un islam trop modéré. Autrefois, dans des temps plus calmes, il parlait avec érudition de Descartes et faisait distribuer l’éloge de Mahomet par Lamartine dans une méconnue Histoire de la Turquie. Désormais, les médias l’interrogent sur le terrorisme ou sur la formation des imams.
Dalil Boubakeur, ici le 3 octobre 2016, dans le jardin de la Mosquée de Paris, dont il est le recteur depuis 1992, se qualifie lui-même de « Voltaire de l’islam ». ROMAIN COURTEMANCHE POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
Aimable et parfois mondain, il aurait voulu incarner un islam conciliant, se contentant de recevoir les fidèles comme le ferait un juge de paix. Longtemps, d’ailleurs, il a cru jouer ce rôle. 11 septembre 2001. L’écrivain Michel Houellebecq vient de publier Plateforme et confie à un magazine, à l’occasion de la sortie de ce nouveau roman, que « la religion la plus con, c’est quand même l’islam ». Flammarion s’inquiète pour son auteur. Raphaël Sorin file place du Puits-de-l’Ermite pour trouver un arrangement. « Il ne s’agissait pas d’excuses, raconte aujourd’hui l’ancien éditeur du Prix Goncourt. Je voulais dire à la Mosquée de Paris que je préférais mille fois un procès qu’une bombe. » Le matin du 11-Septembre – l’épisode sera quelque peu occulté par l’attentat contre les tours jumelles du World Trade Center… –, l’éditeur présente à l’islam de France ses « regrets » après les « dérapages et propos inconsidérés » de Michel Houellebecq.
Aux soldats musulmans, la République reconnaissante
À force de jouer les PC de crise, on en oublierait presque que la Mosquée de Paris est un lieu de culte. On la repère en levant la tête vers son minaret de 33 mètres de hauteur. Coincée entre le Jardin des plantes et la place Monge, dans un dédale de rues à angles droits, la Mosquée dévoile d’un coup aux visiteurs ses façades blanches fraîchement restaurées : pas de panneau pour l’annoncer. La lourde porte de bois sculptée ouvre sur un décor des Mille et une nuits : le jardin intérieur, des arches sculptées avec entrelacs et rinceaux, la douce fontaine carrelée de turquoise. « Le hasard a voulu que ce soit moi qui, lorsque je travaillais pour l’Office français de l’immigration et de l’intégration [OFII] au Maroc, aie tamponné les visas des zéligeurs qui venaient la rénover », raconte Sami Boubakeur, le fils du recteur, aujourd’hui responsable du Bureau de l’OFII à Lyon. Rien à voir avec l’architecture contemporaine de la mosquée de Lyon, inaugurée soixante-dix ans plus tard, en 1994, ou avec le projet de mosquée dans les quartiers nord de Marseille aujourd’hui abandonné.
La Grande Mosquée de Paris a été inaugurée en 1926 par Édouard Herriot. « Paradoxalement, ce sont les radicaux et les francs-maçons qui ont poussé le projet et convaincu le président du Conseil, Aristide Briand, qu’il conforterait ainsi le loyalisme des millions de musulmans de l’Empire colonial français, dont ces centaines de milliers qui se sont battus aux côtés de la France alors que l’Empire ottoman était l’allié de l’Allemagne », raconte Didier Leschi, ancien responsable des cultes au ministère de l’intérieur.
Inaugurée en 1926, la Grande Mosquée de Paris, dans le 5e arrondissement de la capitale, dispose du plus haut minaret de France (33 mètres de haut). ROMAIN COURTEMANCHE POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
La loi du 19 août 1920, dont Herriot est le rapporteur, ouvre un crédit exceptionnel de l’État – 500 000 francs – tandis que le Conseil de Paris vote une subvention de près de 2 millions de francs à la Société des habous et des lieux saints de l’islam, créée en 1917 pour organiser le pèlerinage des ressortissants musulmans de l’Empire colonial français, en particulier des soldats, et qui régit aujourd’hui encore la Mosquée. « Elle est tout de suite devenue le lieu où s’exprimait le faste colonial, regrette le philosophe algérien et spécialiste des religions Malek Chebel. Elle aurait pu être un trait d’union entre deux civilisations, orientale et occidentale, mais cette mission a été escamotée par le prestige qu’en a tiré le pouvoir en place. »
Le 15 juillet 1926, devant les plus hautes autorités de l’État, il y avait eu des lâchers de colombes, des charmeurs de serpents, le sultan du Maroc et le bey de Tunis, et des rangées de radicaux, laïcards et francs-maçons, pour célébrer le « geste de la France à la religion musulmane ». Grand amateur de théâtre et auteur de poèmes érotiques, le recteur Si Kaddour Benghabrit avait inauguré le restaurant, les bains et le bazar aujourd’hui oublié de la rue Geoffroy-Saint-Hilaire, comme un souk donnant sur le Jardin des plantes. Et il avait ouvert sa cave à champagne, qui deviendra l’une des plus fabuleuses de Paris.
En haut : le 15 juin 1933, fête de bienfaisance à la mosquée, en présence de son premier recteur, Si Kaddour Benghabrit, et de la maréchale Lyautey ; en 1955, l’actrice Michèle Morgan entourée de faux Touareg dans le restaurant du lieu pour la promotion du film « Oasis », d’Yves Allégret. En bas : le 9 mars 1956, départ d’une manifestation d’ouvriers en grève à l’appel du Mouvement national algérien. GAMMA-RAPHO/KEYSTONE-FRANCE X 2. AFP
« Il ne montera vers le beau ciel nuancé de l’Île-de-France qu’une prière de plus dont les tours catholiques de Notre-Dame ne seront point jalouses », avait sagement expliqué le maréchal Lyautey lors de l’inauguration des travaux. « Plus qu’une offense à notre passé : une menace pour notre avenir », rétorqua Charles Maurras dans L’Action française, à propos du nouveau minaret. Il sera le seul dans Paris et reste le plus haut de France. Les premiers jours, un muezzin a tenté d’annoncer la prière, se souvient un riverain très âgé, qui le tient de ses parents : le quartier, si tranquille, a été frappé de stupeur. Pierres, sifflets… Sur les échafaudages des HBM (ces « habitations à bon marché » de brique rouge dessinées par les architectes des premières cités-jardins), place du Puits-de-l’Ermite, des ouvriers rigolards avaient eu raison du malheureux muezzin, qui n’osa plus jamais chanter. Mais la Mosquée ne fut plus contestée.
Va-et-vient de fidèles
Ramadan, départ au pèlerinage de La Mecque, fêtes de l’Aïd… Dans les années 1960, avant que n’ouvrent deux salles de prière sur le site même des usines, à Boulogne-Billancourt, les ouvriers de Renault se rendent en grappe jusqu’à la Mosquée. Le vendredi, l’équipe de l’après-midi termine le travail une heure plus tôt qu’à l’habitude, celle du soir prend la chaîne une heure plus tard et on s’en va entre hommes, puisque les familles sont restées en Algérie, pour la grande prière. Des processions que le Prix Nobel de littérature Claude Simon, rivé comme un voyeur derrière sa fenêtre du 3, place Monge, décrit dans Le Jardin des plantes : défilés d’hommes aux « longues robes de rois » qui s’engouffrent dans le métro de la place pour regagner « ces quartiers ou ces banlieues où personne ne va jamais », raconte-t-il, dans une vision très « musée des colonies ».
« Mosquée cube vide », écrivait encore Claude Simon il y a vingt ans. C’est aujourd’hui l’une des mosquées les plus fréquentées de France, la plus importante de Paris : la belle endormie s’est trouvée réveillée par les fidèles. Pour la dernière fête de l’Aïd, début septembre, plus de 12 000 d’entre eux ont foulé les tapis disposés dans la cour et les salles de prière. Depuis quelques mois, le vendredi, la foule déborde parfois devant l’entrée, sur le trottoir de la rue de Quatrefages. Les autres jours, un ballet de taxis tournoie autour du square : les chauffeurs s’y garent dix minutes, lumière verte au plafond, comme un bouquet de veilleuses, le temps d’une des cinq prières de la journée. « Il y a un grand retour de l’islam dans le métier », confirme Zouhaier Ben Ghorbal, chauffeur et pratiquant régulier.
Salle de prière de la Mosquée de Paris. ROMAIN COURTEMANCHE POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
ll a fallu aussi réserver deux salles de prière pour les femmes. Jusque-là, elles priaient dans la grande salle commune, derrière un rideau les séparant des hommes, puisque la tradition musulmane interdit aux deux sexes de se mélanger. Leur relégation dans un entresol a suscité en 2013 la très vive réprobation d’un collectif de musulmanes, à l’origine d’une pétition protestant contre « l’invisibilisation des femmes dans les lieux de culte ». Ces « sœurs », des « activistes féministes islamistes inconnues des fidèles réguliers », affirma le rectorat, tentèrent d’entrer en force dans la grande salle de prière, provoquant un début de bagarre comme on n’en avait jamais vu ici.
Dans le fauteuil en cuir de son bureau, où il reçoit invariablement autour d’un thé à la menthe, Dalil Boubakeur assure aujourd’hui que « l’homme musulman s’est mis hors de l’Histoire, laissant à la femme la possibilité de rattraper le temps perdu », mais il n’apprécie pas ces militantes d’un genre nouveau qui revendiquent un islam plus politique et plus visible.
Bibliothèque de la Mosquée de Paris. ROMAIN COURTEMANCHE POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
Ce fervent chiraquien, dont le cœur n’a jamais penché à gauche et qui affirme un « amour barrésien, presque maurrassien de la France », ne cache pas le mépris que lui inspirent ces nouveaux adeptes d’un islam plus rigoriste. Comme la Ve République avec laquelle il se confond, il a mis des années à comprendre l’influence grandissante de ces « barbus ignorants ». Il les a pourtant vus apparaître à la fin des années 1960 : « Des militants de Foi et Pratique, ce mouvement tabligh qui prône une interprétation littérale du Coran, sont arrivés à Paris.Mais, voyant qu’ils n’auraient pas la main sur la Mosquée, ils sont partis fonder leur propre lieu de prière à Belleville. »
À l’épreuve d’un monde en pleine ébullition
À l’époque, l’État français ne s’en préoccupe pas. Personne, au sein de l’administration française, n’a la moindre idée de ces nouveaux intégrismes puisque, au cœur du 5e arrondissement, l’islam a toujours le visage tranquille et avenant du restaurant de la Mosquée où l’on sert loukoums à la rose et cornes de gazelle à l’ombre des figuiers. Le couscous et les tajines se dégustent sur de grands plateaux dorés, comme le font Serge Gainsbourg et Jane Birkin dans Slogan (1969), film de Pierre Grimblat qui voit naître les amours du couple mythique. « La France ne savait pas quel islam elle voulait ni surtout quel islam elle ne voulait pas », regrette encore Boubakeur.
Une vingtaine d’années plus tard, la guerre civile déchire l’Algérie. Le Groupe islamique armé (GIA) cherche à renverser le pouvoir d’Alger et menace le recteur qui est, à ses yeux, l’un de ses représentants en France. Formellement désigné par la Société des habous et des lieux saints de l’islam, le recteur fait toujours l’objet d’un accord entre l’Algérie et la France. Dalil Boubakeur devient la cible de tracts menaçants et très renseignés, signe d’une infiltration sérieuse du personnel de la Mosquée. « Notre cuisinier, un jeune type avec qui je jouais au football, les informait », raconte aujourd’hui son fils Sami.
Un espace privé de la Mosquée de Paris. ROMAIN COURTEMANCHE POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
Pour la famille Boubakeur, la menace n’est qu’une des ondes de choc du conflit algérien. Le recteur, ancien élève du lycée Louis-le-Grand, marié à une Auvergnate avant de devenir cardiologue à la Pitié-Salpêtrière, à Paris, et membre de l’ordre des médecins, se sent totalement français. Et, au fond, bien loin de ces nouveaux dévots que, grand lecteur de Molière, il compare à Tartuffe. « Il paraît que parfois il va manger à l’Hippopotamus », murmurent, indignés, les fidèles qui vont acheter leur viande à la boucherie halal de la rue Larrey.
Dalil Boubakeur est un joueur d’échecs et un homme prudent par nature. Mais le recteur de la Grande Mosquée de Paris donne souvent l’impression que son monde s’est arrêté au XXe siècle, celui des orientalistes et des universitaires arabisants qui l’entouraient au mariage de son fils. Plus Algérie française qu’Algérie indépendante, alors qu’une partie de l’islam revendique sa puissance et que sa mosquée se remplit de croyants qu’il ne connaît plus et qui ne le reconnaissent plus. « L’assemblée des fidèles se modifie, convient Sami Boubakeur qui prévient d’emblée qu’il n’envisage pas de succéder à son père. Ils sont plus jeunes, plus fervents, se déplacent en famille avec les enfants, portent souvent le kamis et gardent sur le front la Tabaâ », la marque de ceux qui se prosternent fréquemment.
Dalil Boubakeur, lui, continue de se présenter plus volontiers comme un rationaliste que comme un homme de foi : « Si c’est pour croire en ce que les ignorants croient, certainement pas ! Je suis un bon musulman, mais moderne, formé par mes maîtres laïcs de l’école française. Comme disait le théologien réformiste Mohamed Abdou, “il faut avoir moins de religiosité et plus de culture”. » Il assure avoir appris le Coran, mais aussi « les mathématiques, la littérature française, l’anglais, l’allemand. »
« Je n’ai jamais vu Boubakeur dans un bain de foule. Le problème c’est qu’il est le lien avec l’État, pas avec les fidèles. C’est une relation de servitude. Voilà pourquoi il ne peut être populaire. » Un essayiste spécialiste du monde arabe
Lieu de culte du passé alors que les musulmans sont de plus en plus jeunes, symbole de l’islam pour l’État français alors que, depuis 2003, la Mosquée de Paris reste systématiquement minoritaire dans les élections au CFCM. « Je n’ai jamais vu Boubakeur dans un bain de foule, observe un essayiste spécialiste du monde arabe et bon observateur du microcosme musulman parisien. Le problème c’est qu’il est le lien avec l’État, pas avec les fidèles, contrairement, par exemple, aux représentants de la communauté juive, qui font remonter au pouvoir peurs et inquiétudes. Il exprime la loyauté de l’islam à l’État, répète ses préoccupations – aimer la République, respecter la loi. C’est une relation de servitude qui est instaurée. Voilà pourquoi il ne peut être populaire. » Publiée en septembre par le Journal du dimanche, la vaste enquête menée par l’Institut Montaigne indique que les musulmans se retrouvent bien plus dans le prédicateur Tariq Ramadan (37 %), réputé proche des Frères musulmans, que dans le patron de la Mosquée de Paris (16 %), que beaucoup ne connaissent pas. Confronté une fois à ce dernier, lors d’un débat au Parlement européen, le recteur avait vite été balayé par la verve et la rhétorique habile de Ramadan. « Aujourd’hui, regrette Boubakeur, une voix libérale comme la mienne se perd dans le marasme ambiant. »
Interlocutrice désignée de l’État français, la Mosquée de Paris (photo : Romain Courtemanche pour M Le magazine du Monde) a vu défiler nombre de politiques. En haut : Charles Pasqua, reçu par Cheikh Abbas, recteur de l’époque, en 1987. En bas : Nicolas Sarkozy lors d’un hommage aux victimes d’un crash au large des Comores, en 2009 ; François Hollande à l’inauguration d’un mémorial des soldats musulmans morts pour la France, en 2014. RUE DES ARCHIVES/AGIP. MARLENE AWAAD/IP3 PRESS/MAXP
Parisien quand la plupart des musulmans vivent dans les banlieues, issu d’une famille de grands bourgeois cultivés quand la plupart de ses fidèles peinent dans leur vie quotidienne, il ne parvient pas à s’adresser aux nouvelles générations. En 2005, lors des émeutes à Clichy-sous-Bois, Dalil Boubakeur, qui présidait alors le CFCM, s’était rendu à la mosquée Bilal de Clichy, attaquée quelques jours plus tôt par des grenades lacrymogènes. Sa voiture avait été accueillie avec des projectiles. Les émeutiers refusaient de parler à ce notable de l’islam conduit par un chauffeur.
Fenêtre sur hammam
Hors des grandes fêtes, la Mosquée est aujourd’hui autant fréquentée par des non-musulmans et des touristes que par des fidèles. Dalil Boubakeur le sait. Il y a quelques années, il avait d’ailleurs voulu reprendre la concession du restaurant et du hammam aux Lalioui, une famille de grossistes installés en région parisienne. Il rêvait de les confier à l’humoriste et producteur Jamel Debbouze. Les pourparlers n’ont finalement pas abouti, et le restaurant est resté dans son jus, au grand dam de la Mosquée, qui voulait donner un vernis plus moderne au décor délicieusement désuet et rentabiliser également le hammam en le transformant en un spa plus haut de gamme. Ce n’est que récemment que le recteur s’est résolu à en fermer l’accès aux hommes. « Tout le Marais avait fini par venir là », souffle-t-il. Déjà, en 1966, Gérard Oury avait reconstitué le décor des bains turcs de la Mosquée pour une scène à la fois ambiguë et comique de La Grande Vadrouille : Louis de Funès et Bourvil cherchaient dans les vapeurs des bains des aviateurs anglais.
« La Grande Vadrouille » (1966), de Gérard Oury, avec Bourvil, Louis de Funès et Terry Thomas. RUE DES ARCHIVES/COLLECTION CSFF
Dans les années 1980, « gays musulmans et non musulmans [se] retrouvaient deux fois par semaine » aux horaires réservés aux hommes, souligne Denis M. Provencher dans son essai Queer French. Protégé par la réputation du lieu de culte, on y cherchait l’aventure discrètement, loin des backrooms et des saunas gays qui commençaient à fleurir de l’autre côté de la Seine. Longtemps, la Mosquée a fermé les yeux. L’adresse figurait dans les guides français ou anglo-saxons recensant les adresses du Paris gay. « Comme dans l’ensemble du monde arabe, le hammam est un lieu de rencontres qui permet aux hommes de se rencontrer sans dire explicitement qu’ils sont homosexuels », relève Frédéric Martel, auteur du Rose et le Noir, essai sur les homosexuels en France depuis 1968 (Seuil). Dans les années 1990, au plus fort de l’épidémie de sida, alors que les hauts lieux de la nuit gay fermaient les uns après les autres, le hammam de la Mosquée est resté un refuge qui paraissait sûr. Ces dernières années, la crainte du scandale et les protestations de quelques fidèles ont obligé la direction à réagir. « Nous avons lancé plusieurs avertissements en vain », justifie Slimane Nadour, porte-parole de la Mosquée. Aujourd’hui, les mariés viennent toujours prendre des photos dans le jardin, comme les blogueuses mode et les youtubeuses choisissent la Mosquée pour donner à leurs shootings un «effet Orient».
« C’est l’Occident qui mène le progrès et même les Chinois vont vers ce modèle. Je regrette que les musulmans perdent du temps à freiner cette avancée. » Dalil Boubakeur
Dalil Boubakeur n’a pas renoncé à adapter « sa » mosquée au monde moderne, comme si elle devait refléter une évolution de l’islam qu’il appelle de ses vœux. « C’est l’Occident qui mène le progrès, répète-t-il, et même les Chinois vont vers ce modèle. Je regrette que les musulmans perdent du temps à freiner cette avancée. » La Mosquée s’est ainsi ouverte à Internet et depuis juin à Twitter, soucieuse de partager sur les réseaux sociaux communiqués, discours ou conférences. Le recteur ignore en revanche l’avalanche d’insultes et de critiques qui circulent sur les forums. « Ma mère joue le rôle de chef de cabinet de mon père et le protège de tout ça », glisse son fils. Ni le recteur, ni son porte-parole, ni son directeur de cabinet n’ont ouvert Soumission: « Nous ne lisons pas Houellebecq, après ce qu’il a dit sur notre religion. » Ils ignorent que c’est chez eux, en présence du recteur, qu’a lieu la séance imaginaire de conversion du héros, après la victoire d’un musulman à l’élection présidentielle de 2022. Dans la fiction de Houellebecq, le hammam a été spécialement ouvert aux hommes pour l’occasion. Une consécration pour la Grande Mosquée de Paris, devenue lieu de mémoire littéraire chez – dernier paradoxe – le plus célèbre romancier de l’identité française.
Quelle incidence sur la Cause palestinienne après le récent revirement de la position australienne, qui a décidé de ne plus reconnaître El Qods-Ouest comme la capitale d'Israël ? Si on sait l'exploiter, c'est un gain immense pour les Palestiniens, qui cherchent à renforcer leurs rangs suite à la « Déclaration d'Alger», et pour tous les amis de la Cause palestinienne. Quatre ans après la décision de l'ancien gouvernement australien de reconnaître El Qods Ouest comme capitale d'Israël, et annoncer dans ce sillage de transférer l'ambassade d'Australie de Tel-Aviv vers la ville Sainte, la ministre australienne des Affaires étrangères, Penny Wong, a rectifié la trajectoire de la politique extérieure de son pays, en déclarant, le 18 octobre dernier, que la question du statut d'El Qods devait être résolue dans le cadre de négociations de paix entre Israël et le peuple palestinien et «non dans le cadre de décisions unilatérales». Affirmant que l'Australie «ne soutiendra pas une approche qui compromet cette perspective», et que «l'ambassade d'Australie a toujours été, et reste, à Tel-Aviv». Cela explique globalement la nouvelle position de l'Australie à propos de cette reconnaissance, influencée par la même position de l'administration américaine, sous la conduite de Trump, mais qui n'a jamais fait l'unanimité au sein de la communauté australienne, et a provoqué d'énormes ennuis dans les relations avec l'Indonésie voisine, notamment sur le plan économique avec un gel temporaire des accords de libre échange entre les deux pays. Comme quoi les causes justes survivent toujours à l'arbitraire. Bien sûr, bien que la ministre australienne des Affaires étrangères a tenu à souligner que «cette décision n'est pas un signe d'hostilité à l'égard d'Israël», cela n'a pas manqué de provoquer le courroux d'Israël, qui a convoqué dans la journée même du 18 octobre l'ambassadeur australien. Alors que le ministre palestinien des Affaires civiles, Hussein al-Cheikh, de son côté, a salué la décision de l'Australie concernant El Qods et son appel en faveur de la solution à deux États et sa garantie selon laquelle la souveraineté future d'El Qods dépend d'une solution permanente basée sur la légitimité internationale. Mais, c'est sur le plan régional, arabe, surtout, où l'on s'attend à ce que cette décision australienne fasse ses effets. D'autant que le Sommet d'Alger, qui inscrit la Cause palestinienne au cœur de ses travaux, se prête parfaitement pour prendre des décisions fortes qui consacrent un soutien, sans faille, à la solution à deux Etats, avec El Qods comme capitale palestinienne. Et pourquoi pas l'inscrire comme préalable à toute «normalisation», comme c'était la devise à l'époque, et faire revenir sur leurs décisions les pays qui ont suivi cette voie ? On peut toujours rectifier des politiques qui ne cadrent pas avec les principes humains ou de la légalité internationale. L'Australie peut-elle être plus arabe dans ses positions sur ce registre que les pays arabes ?
Des fermiers des collines attaqués par les colons au sud de Hébron aux groupes armés du camp de Jénine faisant face aux raids nocturnes de l’armée israélienne, une nouvelle vague de la résistance cisjordanienne se forme.
Un manifestant palestinien affronte les forces de sécurité israéliennes lors d’une manifestation contre l’expropriation de terres palestiniennes par Israël dans le village de Kfar Qaddum en Cisjordanie occupée près de la colonie juive de Kedumim, le 7 octobre 2022 (AFP/Jaafar Ashtiyeh)
Le village de Letwani est au bout de la route. Littéralement. Derrière se trouve une route pour les colons, qui commence à Jérusalem et se termine dans les collines au sud de Hébron.
Devant se trouve Masafer Yatta, 30 km² décrétés zone de tir militaire par Israël dans les années 1980.
Les 2 500 habitants de Masafer Yatta sont impliqués dans des batailles rangées quotidiennes avec les colons et les soldats.
Le matin de mon arrivée à Letwani, j’aperçois Asharaf Mahmoud Amour (40 ans) regarder calmement une pile de parpaings. Il s’agit des restes de sa maison. Un bulldozer l’a rasée quelques heures plus tôt. À sa grande surprise, les soldats ont laissé la cabane sur la gauche et le poulailler sur la droite, tous deux faisant l’objet d’ordres de démolition.
« Je vais vous dire où on va dormir ce soir : avec les poules et les chèvres », dit-il.
« Tout ce qu’ils veulent, c’est nous faire partir. Détruire nos maisons, nous empêcher d’accéder aux champs, nous terrifier constamment avec les soldats et les colons tout autour, pénétrer chez nous, nous arrêter. Et nous savons ce qu’ils cherchent à faire ainsi, c’est nous chasser. C’est le défi que nous relevons », poursuit ce père de cinq enfants.
« Ils essaient de nous faire passer pour des terroristes face au monde. Qui sont les terroristes ? Nous essayons de rester chez nous. Ce sont eux qui nous terrorisent. Je resterai ici même si je dois dormir sous une pierre. »
Deux affiches se situent à quelques mètres de là sur le chemin de terre. Un premier panneau proclame « Soutien humanitaire aux Palestiniens menacés de transfert forcé en Cisjordanie » avec les logos de onze organismes d’aide humanitaire de l’Union européenne.
Cette expression de soutien international n’a pas dissuadé les colons, car dessus est affiché un portrait de Harum Abu Aram.
Le jeune homme de 26 ans est aujourd’hui paralysé dans un lit d’hôpital après avoir essayé de défendre sa parcelle rocailleuse.
Un autre agriculteur, Hafez Huraini, a eu la chance de s’en sortir avec les deux bras cassés.
Asharaf Mahmoud Amour inspecte les ruines de sa maison dans le village cisjordanien de Letwani (MEE/David Hearst)
Cinq colons masqués, armés de tuyaux en métal et accompagnés d’un soldat en repos qui tirait en l’air, ont attaqué Huraini alors qu’il s’occupait de sa terre. Ce dernier s’est défendu avec une houe.
Son fils Sami raconte : « Ils étaient cinq contre un quinquagénaire. Lorsque je suis arrivé à côté de mon père, son bras droit saignait et il tenait son bras gauche. D’autres villageois sont arrivés derrière moi, et d’autres colons et policiers sont arrivés. »
Les policiers ont alors annoncé qu’ils allaient arrêter le blessé.
« À ce moment-là, on s’est vraiment mis en colère. Les colons se tenaient devant l’ambulance. Nous avons mis mon père dedans. Les colons ont donné des coups de couteau dans les pneus de l’ambulance du Croissant-Rouge pour l’empêcher de partir », se rappelle Sami.
« L’armée a durci le ton et nous a chargés. Ils nous ont chassés des lieux. Puis ils ont transféré mon père dans une ambulance militaire. »
C’est ainsi qu’ont commencé dix jours de détention pour Hafez Huraini, la victime de l’attaque des colons.
Soupçonné d’avoir occasionné de graves blessures au colon qui l’a agressé, il a été transféré à la prison d’Ofer. Un tribunal militaire était prêt à le condamner à plus de douze ans de prison. Par miracle, l’affaire n’a pas tenu.
Une vidéo montrant l’intégralité de l’incident a été produite devant le tribunal. Le juge a critiqué la police pour avoir attendu plus d’une semaine pour interroger les colons.
« Les Israéliens transforment littéralement la Cisjordanie en réseau de réserves indigènes. Ils façonnent la géographie et la démographie de la Cisjordanie pour s’assurer d’établir une domination durable »
- Jamal Juma’a, activiste politique palestinien
L’avocat de Huraini, Riham Nasra, sous-entend que la manœuvre avait pour objectif de rendre les preuves inutilisables devant le tribunal. « Le complot fomenté contre Hafez Huraini a été discrédité à la minute même où une vidéo documentant son agression par des colons masqués et armés a été communiquée à la police et au public », a-t-il déclaré.
« Les dix jours de sa détention avaient pour unique but de dissimuler la vérité et de préserver la fable inventée par ses accusateurs. C’est pourquoi la police s’est abstenue d’enquêter sur ses agresseurs avec un avertissement pendant neuf jours, contaminant ainsi l’enquête dont elle est responsable. »
Néanmoins, la justice militaire n’en avait pas fini avec lui. En relâchant Huraini, le tribunal lui a ordonné de payer une caution de 10 000 shekels (2 800 dollars) et de rester loin de sa terre pendant 30 jours, dans l’attente de nouvelles investigations sur cet incident. Les colons qui ont perpétré cette attaque et le soldat en repos qui a tiré six balles en l’air sont ressortis libres.
Sami fait partie de cette nouvelle génération d’agriculteurs et activistes déterminés à résister aux prédations de l’État israélien sous toutes ses formes – colons, soldats, policiers et tribunaux.
Il a lancé le groupe Youth of Sumud. « Sumud » est un mot qui revient souvent dans les collines au sud de Hébron. Il signifie ténacité.
« Nous vivions dans une grotte lorsqu’ils nous ont chassés de notre village. Nous avions aménagé notre grotte, créé des murs, l’avions reliée à l’eau de notre village. L’occupant nous a fait payer le prix fort. J’ai eu les os brisés. La violence des colons est au plus haut », confie Sami.
Cette génération est différente : elle est assurée, déterminée, connectée à internet et elle parle couramment anglais.
« Israël s’attend à ce que les vieux meurent et que la jeunesse se résigne, mais c’est le contraire qui se produit », assure Sami.
« Nous n’attendons aucun ordre pour commencer la lutte. Nous n’avons aucun leader et nous n’appartenons à aucune faction. Nous commençons la lutte de notre propre chef. »
Sami est optimiste : « Quiconque dans cette situation envisagerait de partir, mais nous continuons à exister, à sourire, à montrer que nous sommes vivants, à montrer que nous n’abandonnons pas. Voilà ce qui rend notre peuple spécial, montrer que nous sommes incroyables. »
Jamal Juma’a, activiste palestinien de longue date, est plus pessimiste : « Les Israéliens transforment littéralement la Cisjordanie en réseau de réserves indigènes. Ils façonnent la géographie et la démographie de la Cisjordanie pour s’assurer d’établir une domination durable et la contrôler. »
Les colons ont aujourd’hui une emprise ferme sur la topographie de la Cisjordanie. Avant les accords d’Oslo, les colons devaient franchir la Ligne verte pour rejoindre Israël dans ses frontières de 1948 afin d’aller travailler. Aujourd’hui, ils disposent de dix-neuf zones industrielles (d’autres sont en construction) ainsi que de zones agricoles.
Avec des noms charmants tels que Porte du désert et Plantation de cerisiers, ils produisent de tout, du raisin au bétail.
Pour les fermiers indigènes sur cette terre, la vie est très différente. Les chemins de terre sont impraticables à cause des patrouilles militaires israéliennes.
Juma’a conclut : « On en revient aux grottes et aux ânes. »
Paralysie à Ramallah
Hani al-Masri est l’un des principaux journalistes et commentateurs politiques palestiniens.
Directeur général de Masarat, le centre palestinien de recherche politique et d’études stratégiques, Masri se considérait autrefois lui-même comme faisant partie du sérail du Fatah et confident du président Mahmoud Abbas.
Plus maintenant. « La dernière fois qu’il m’a vu, il s’est mis en colère avant même que j’aie eu une chance de parler », rapporte-t-il.
La cause de sa disgrâce est claire. Masri est devenu l’un des critiques les plus acerbes, mais également les mieux informés, d’Abbas.
« Il n’y a plus de leadership à Ramallah depuis longtemps. Au début, Abou Mazen [Abbas] s’est vanté d’obtenir plus d’Israël que Yasser Arafat parce qu’[Abbas] était modéré, contre la violence. Mais en réalité, son échec est encore plus grand que celui d’Arafat », estime Masri.
« Sa réponse à chaque échec a été “plus de négociations” mais le problème, c’est que les négociations n’intéressent pas Israël. Sans négociation, sa légitimité s’effondre, non seulement parce qu’il n’a pas de programme national mais parce que toutes les sources de sa légitimité se sont taries. »
Près de 30 ans après la signature des accords d’Oslo, le responsable de 87 ans préside au naufrage du proto-État palestinien.
« Israël s’attend à ce que les vieux meurent et que la jeunesse se résigne, mais c’est le contraire qui se produit »
- Sami Huraini, fondateur de Youth of Sumud
« Il n’y a pas de Fatah, pas d’OLP [Organisation de libération de la Palestine], pas d’élections, pas d’autorité, pas de société civile et pas de médias indépendants », énumère Masri.
Il n’est pas non plus surpris qu’Abbas ait désigné Hussein al-Sheikh comme son successeur. Celui-ci a été catapulté au poste clé de secrétaire général du comité exécutif de l’OLP au mois de mai.
Masri révèle pourquoi Abbas a choisi Sheikh. « On lui a demandé pourquoi il a choisi Sheikh et [Abbas] a répondu : “Parce qu’il est intelligent. J’ai demandé au comité central de choisir et ils n’ont pas su se mettre d’accord. Donc j’ai choisi parmi eux celui qui était intelligent.” »
Mais, lui a-t-on répondu, Sheikh n’est pas du tout populaire. « Je n’ai aucune popularité », aurait répliqué Abbas selon Masri.
Ce dernier est d’accord avec cette remarque franche. Selon les sondages d’opinion réalisés depuis plusieurs années, entre 60 % et 80 % des répondants veulent qu’Abbas démissionne.
Abbas n’a pas tout à fait tort à propos du comité central. Les poids lourds du Fatah – Nasser al-Qudwa (en exil), Jibril Rajoub, Mahmoud al-Aloul, Mohammed Dahlan (en exil) – mènent leurs propres combats.
Le Hamas, dont les dirigeants en Cisjordanie ont été décimés par les arrestations nocturnes, refuse de prendre part à la lutte de succession, comme les autres factions palestiniennes. Ils considèrent que cela relève exclusivement du Fatah.
Masri poursuit : « Je leur ai conseillé de travailler ensemble. Mais ils ne le font pas. Il y a une chose pour laquelle Abou Mazen est particulièrement doué. Il sait comment les diviser. Il a dit à un membre du comité central, “tu es mon successeur”. Chacun d’eux pense qu’il peut le faire. Il y a une expression en arabe : “lorsque tu n’as pas de cheval, selle un âne.” »
Reste à savoir si Sheikh correspond à la définition de l’âne. Sheikh pense mériter sa place au soleil, ayant fait son temps dans une geôle israélienne lui-même. Les autres n’en sont pas aussi convaincus.
Responsable des relations entre l’Autorité palestinienne (AP) et Israël, Hussein al-Sheikh s’est déjà vu décerner le titre suspect de « porte-parole de l’occupation ». La collaboration est un autre mot de plus en plus accolé à la coopération en matière de sécurité entre l’AP et les forces de sécurité israéliennes.
Il y a un accord non écrit entre lui et le chef de la sécurité de l’AP Majed Faraj, le seul autre responsable palestinien susceptible d’être considéré comme acceptable par Israël et Washington.
Malgré tout son pouvoir en tant que chef du service de sécurité préventive de l’AP, Faraj n’est pas parvenu à se faire élire au comité central de l’OLP.
Une enquête d’opinion menée en juin par le Centre palestinien pour la politique et les sondages a estimé la popularité de Sheikh à 3 % – avec une marge d’erreur de plus ou moins 3 %.
Masri poursuit : « Ils ont besoin l’un de l’autre. L’un est un canal pour Israël, l’autre un canal pour les États-Unis. Israël n’est pas encore prêt à mettre tous ses œufs dans le même panier. »
Toutefois, Sheikh est désireux d’apparaître sur le radar de Washington. Déjà, il agite le spectre de la dissolution de l’AP et la possibilité d’affrontement entre les clans armés rivaux du Fatah comme argument pour la persistance de l’AP.
« Si je devais démanteler l’AP, quelle serait l’alternative ? », déclarait-il au New York Times au mois de juillet.
« L’alternative est la violence, le chaos et les bains de sang », ajoutait-il. « Je sais les conséquences de cette décision. Je sais que les Palestiniens en paieraient le prix. »
Mais si Oslo est mort et l’AP moribonde, assurément la pratique consistant à élire uniquement des candidats dont la fonction première est de faciliter autant que possible l’occupation d’Israël est enterrée elle aussi.
Moustafa Barghouthi, leader et fondateur de l’Initiative nationale palestinienne et second derrière Abbas en 2005, le pense également.
« C’est une période très dangereuse et ceux qui pensent pouvoir imposer certaines personnes aux Palestiniens devront se montrer très prudents parce que ce qui reste de légitimité et de respect disparaîtra si nous n’avons pas de processus démocratique et de consensus parmi les Palestiniens », explique-t-il.
L’Autorité palestinienne est handicapée par trois crises : l’échec de son programme de construction d’un État ; une incapacité à présenter une stratégie alternative ; la création de divisions internes et la mort des élections.
« Ils ont tué le peu de processus démocratique que nous avions en annulant les élections », estime Barghouthi. « Ce faisant, ils ont fait disparaître le processus de participation, ils ont fait disparaître le droit du peuple à choisir ses dirigeants et ils ont totalement obstrué la voie pour la jeune génération. Comment un jeune en Palestine peut-il être influent en politique ? Comment ? »
La veille du jour où nous avons rencontré Masri, Naplouse était en flammes. Des affrontements armés avaient éclaté entre manifestants – beaucoup du Fatah – et les forces de sécurité de l’AP après l’arrestation d’un cadre du Hamas, Musab Shtayyeh, recherché par Israël.
Dans la fusillade, un quinquagénaire palestinien, Firas Yaish, a été tué et un autre homme grièvement blessé.
Des hommes armés ont visé le siège de l’AP pour manifester contre les politiques de l’autorité. Pour apaiser la ville, cette dernière a indiqué détenir Shtayyeh pour sa propre sécurité. Il est depuis en grève de la faim et l’AP lui a refusé par deux fois l’accès à son avocat.
« Sans le soutien d’Israël, l’AP s’effondrerait en quelques mois. Vous voyez ce qui s’est passé à Naplouse, tous les quartiers de Naplouse étaient en flammes, pas seulement la vieille ville mais tous les quartiers », insiste Masri.
Cela signifie que la majorité soutient les combattants qui sont contre l’Autorité palestinienne. Si l’AP revient sur sa promesse de libérer Shtayyeh et de le traiter comme une cause nationale, non comme un criminel, je pense que ce mouvement sera plus grand. »
Masri ajoute : « Notre problème est le suivant. Il nous faut changer, mais les conditions du changement ne sont pas réunies. Je redoute le scénario du chaos, pas le scénario du changement. »
Résistance dans le camp de Jénine
Les descentes nocturnes israéliennes se multiplient en Cisjordanie et tous les indicateurs de l’occupation sont à la hausse sous le gouvernement de coalition de Naftali Bennett et Yaïr Lapid.
Peace Now, le groupe de pression israélien qui plaide pour la solution à deux États, a comparé l’occupation sous cette coalition à celle de l’administration de Benyamin Netanyahou en matière de projets de colonies, d’appels d’offre, de début de construction, de nouveaux avant-postes, de démolitions, d’attaques de colons et de décès de Palestiniens.
Chacune de ces catégories est à la hausse. On constate une augmentation de 35 % des démolitions de maisons, une envolée de 62 % dans les lancements de construction, une hausse de 26 % des projets de nouveaux logements. La violence des colons a quant à elle bondi de 45 %.
Selon les données de l’ONU, au moins 85 Palestiniens ont été tués en Cisjordanie entre le début de l’année et le 11 septembre, contre une moyenne annuelle de 41 décès sous Netanyahou – et, en l’espace d’un mois, ce chiffre a franchi le cap de la centaine, plaçant 2022 sur la voie de l’année la plus meurtrière des violences en Cisjordanie en plus de dix ans.
L’image de modéré de Lapid sur la scène internationale dissimule une vague implacable de violence étatique contre les civils palestiniens.
Beaucoup meurent dans des fusillades, dont les circonstances exactes ne sont pas claires et qui ne font pas l’objet d’enquêtes indépendantes.
Récemment, deux jeunes Palestiniens ont été abattus et un autre blessé quand les forces israéliennes ont ouvert le feu sur un véhicule près du camp de réfugiés de Jalazone, au nord de Ramallah.
L’armée israélienne a dit avoir « neutralisé » deux « suspects », affirmant que ceux-ci avaient « tenté de mener une attaque à la voiture-bélier contre des soldats ». L’armée a précisé en avoir tué deux et en avoir blessé un troisième.
Les victimes étaient Basel Basbous et Khaled al-Dabbas, tous deux originaires du camp de Jalazone. Mais le comité des prisonniers de l’Autorité palestinienne a indiqué avoir visité un hôpital de Jérusalem où ses membres ont vu Basel Basbous, qui a été blessé et y est soigné.
Les autorités israéliennes ont depuis longtemps cessé de confirmer l’identité des victimes et des survivants, sans parler de rendre les corps des défunts à leur famille pour qu’ils soient inhumés.
Yehia Zubaidi a passé 16 ans en prison en Israël après avoir combattu lors de la seconde Intifada (MEE)
Yehia Zubaidi a appris que son frère Daoud était mort de ses blessures à l’hôpital de Haïfa dans les médias israéliens. Mais l’hôpital a refusé de rendre le corps.
Yehia Zubaidi a combattu lors de la seconde Intifada qui a commencé en l’an 2000 et a passé seize ans en prison entre 2002 et 2018. Son frère Zakaria était l’un des six prisonniers qui se sont évadés de la prison de Gilboa en septembre 2021, avant d’être tous repris.
Yehia l’assure : « Mes années en prison ne m’ont pas changé, mais je comprends bien mon ennemi. La prison ne nous a jamais stoppés. J’ai prénommé mon fils Osama, c’était le nom d’un de mes amis qui a été assassiné. Mon deuxième fils s’appelle Mohammed et le troisième Daoud comme mon frère. »
En effet, la résistance se transmet de génération en génération.
Shtayyeh, le cadre du Hamas arrêté à Naplouse, était proche d’Ibrahim Nabulsi, membre de l’aile armée du Fatah – les Brigades des martyrs d’al-Aqsa –, assassiné par les forces israéliennes en août.
Nabulsi, qui était encore adolescent, était le fils d’un officier des renseignements au sein de l’Autorité palestinienne.
« Ibrahim pourchassait [les soldats israéliens], ce n’était pas l’inverse. Dès qu’il entendait parler d’un raid de l’armée israélienne, il était le premier à y aller et à les affronter. C’était son destin. Loué soit Dieu », a-t-il déclaré.
Son fils de 18 ans a laissé un mot indiquant qu’il voulait que son corps soit couvert du drapeau palestinien, plutôt que du drapeau de sa faction.
Barghouthi estime que « c’est en soit un indicateur très important d’une nouvelle conscience qui se développe parmi les jeunes Palestiniens ».
Lubna al-Amouri a transformé sa maison en sanctuaire pour son défunt fils Jamil, jeune commandant du Jihad islamique dans le camp qui a été pris dans une embuscade alors qu’il se rendait au mariage d’un ami il y a un an.
En tentant de s’échapper, il a été abattu d’une balle dans le dos. Deux officiers de sécurité palestiniens ont été tués dans la fusillade. Elle ressent à la fois de la fierté vis-à-vis de son fils, salué comme un héros local, et le chagrin d’une mère.
« À l’école, Jamil avait hâte de faire partie de la résistance, mais je ne l’ai pas laissé faire. Je lui ai acheté une voiture et je l’ai fait travailler. Je voulais qu’il devienne chauffeur de taxi, mais il a vendu la voiture pour acheter une arme et a commencé seul, sans groupe derrière lui. Cela ne faisait pas six mois qu’il appartenait au Jihad quand il est mort », raconte-t-elle, les larmes aux yeux.
« C’était un bon garçon. Il donnait ce qu’il avait d’argent ou de nourriture à des familles plus pauvres. Il était en colère à cause des événements à Jérusalem, les incursions à al-Aqsa. Il a vu ce qui se passait en Cisjordanie et il ne pouvait pas s’empêcher de s’impliquer.
« Nous ne nous reposons jamais dans le camp. Nous nous entraidons les uns les autres. Personne dans le camp ne pense à l’avenir. J’ai deux autres garçons et ils ont vu ce qui est arrivé à leur frère, j’ai peur pour eux. Lorsque j’entends des tirs, tout le monde sort », poursuit-elle.
J’ai demandé à Zubaidi s’il pensait voir la fin de l’occupation de son vivant.
« Oui », a-t-il répliqué sans la moindre hésitation.
« L’occupation s’effondre. Année après année, c’est un échec. Nous sommes des combattants légitimes. Ils tentent de changer le pays parce que nous comprenons que nous avons des droits sur ce pays et que nous le possédons. »
Zubaidi désigne les bâtiments du camp de Jénine qui sont peints en jaune. Ils ont été reconstruits à partir des ruines de la bataille de Jénine en 2002, au cours de laquelle les forces israéliennes ont tracé leur chemin à travers le camp à coups de bulldozer. Entre 52 et 54 Palestiniens ainsi que 23 soldats israéliens ont été tués dans les combats.
Lubna al-Amouri et son mari Mahmoud se tiennent à côté d’une photographie de leur fils, Jamil (MEE)
Pendant notre entretien, nous sommes rejoints par un homme prénommé Mohammed qui se présente comme un survivant de la bataille.
Mohammed était un jeune garçon à l’époque et se trouvait ce jour-là chez lui avec sa mère et son père. Sa mère préparait du pain pour les combattants dans les rues dehors, se remémore-t-il. Il se rappelle une explosion puis un « brouillard » dans la pièce. Sa mère s’était effondrée par-dessus le pain, elle saignait. Elle oscillait entre conscience et inconscience.
Mohammed poursuit : « Je me suis endormi à côté d’elle. Nous avions appelé une ambulance mais les Israéliens l’avaient empêchée de passer. Au matin, j’ai vu mon père mettre un voile sur ma mère quand je me suis réveillé. Il m’a dit : “Elle dort et tu es désormais avec moi”. »
Mohammed confie avoir prénommé sa fille Maryam en l’honneur de sa mère.
Le camp de Jénine est à la fois libéré de l’AP, qui n’ose pas entrer, et de l’occupation israélienne. Il n’y a pas de colonie autour de Jénine, donc les factions palestiniennes armées font la loi.
Abu Ayman (pseudonyme) est le commandant du Jihad islamique dans le camp.
Il assure : « Toutes les factions à Jénine sont les mêmes. Aucune n’accepte ce qu’Abbas fait, mais nous n’accepterons pas un homme tel que Sheikh. Nous ne reconnaissons pas les élections ou le Parlement. »
« Nous sommes unis. Si nous sommes face à un problème, nous n’en parlons pas à l’AP pour qu’elle vienne nous aider. Nous avons tout ce dont nous avons besoin, même de l’argent.
« À l’intérieur du camp, on se respecte les uns les autres, même entre partis différents. Les gens ne peuvent pas vivre [sous l’occupation] pour toujours. La résistance perdurera. Nous vivons librement ici. C’est ce que désire chacun en Palestine. »
Néanmoins, le camp de Jénine paie le prix fort pour cette liberté relative. Chaque mois, il y a des raids sanglants. Quelques jours après notre rencontre, Abu Ayman a échappé de peu à une embuscade des forces de sécurité israéliennes dans une petite forêt près du camp.
« Je figure désormais sur la liste des personnes les plus recherchées par Israël », indique-t-il.
Zubaidi affirme : « Croire en notre dignité, c’est comme croire en Dieu. De quoi ai-je besoin dans la vie ? Je veux que mon fils se sente en sécurité. Qu’attendez-vous de ces gens ? Nous sommes face à l’oppression et ils veulent qu’on reste calmement dans nos maisons. À quoi vous attendez-vous ? »
Par
David Hearst
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CISJORDANIE, Palestine occupée
Published date: Dimanche 16 octobre 2022 - 07:12 | Last update:11 hours 58 mins ago
Des personnes en deuil assistent aux funérailles d’un jeune palestinien de 17 ans, tué par les forces israéliennes près de Ramallah en Cisjordanie occupée par Israël (Reuters)
Les troupes israéliennes ont tué deux Palestiniens à Jénine samedi, quelques heures après que deux adolescents aient été tués par balles lors d’incidents distincts en Cisjordanie occupée.
Mahmoud Assos, 18 ans, et Ahmed Daragma, 16 ans, ont été tués par des tirs israéliens lors d’un important raid de l’armée dans le camp de réfugiés de Jénine samedi matin, selon le ministère palestinien de la Santé.
Des véhicules blindés, des bulldozers, des hélicoptères militaires et des drones de combat auraient été déployés lors du raid.
Les combattants palestiniens ont riposté par des tirs à balles réelles, tandis que des habitants non armés ont également affronté des soldats israéliens avec des pierres.
Mahmoud Assos a reçu une balle dans le cou et Ahmed Daragma a été touché à la tête, selon le ministère palestinien de la Santé.
Au moins onze autres Palestiniens ont été blessés, dont trois sont toujours dans un état critique.
La montée en puissance des hommes armés de Jénine
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L’armée israélienne a déclaré qu’elle menait une opération d’arrestation lorsque « des engins explosifs, des cocktails Molotov et des coups de feu », ont été tirés sur des soldats qui ont riposté.
Un Palestinien a été arrêté, a ajouté l’armée. Des sources palestiniennes l’ont identifié comme étant Saleh Abu Zeneh.
Les médias locaux ont rapporté que les journalistes et les médecins palestiniens se sont vu refuser l’accès pendant le raid. L’agence de presse palestinienne Wafa a déclaré que les troupes israéliennes avaient tiré en direction d’un groupe de journalistes qui se cachaient dans les environs.
Des journalistes se mettent à l’abri lors d’un raid israélien sur Jénine en Cisjordanie occupée, le 8 octobre 2022 (AFP)
Deux autres mineurs ont été tués par les forces israéliennes vendredi soir.
Adel Ibrahim Daoud, 14 ans, a reçu une balle dans la tête près de la barrière de séparation israélienne à Qalqilya tandis que Mahdi Ladadweh, 17 ans, a été touché à la poitrine par des tirs de soldats au nord-ouest de Ramallah.
L’armée israélienne a déclaré avoir ouvert le feu après qu’une personne ait lancé des cocktails Molotov, en réponse à la mort de Daoud, selon le journal israélien Haaretz.
Plus de 50 Palestiniens ont été blessés par les forces israéliennes vendredi lors de diverses répressions de manifestations anti-occupation à travers la Cisjordanie, selon le Croissant-Rouge palestinien.
« Cela conduira à une explosion »
Ces derniers mois, les Palestiniens de Cisjordanie ont été confrontés à une violence croissante de la part des forces israéliennes, sans précédent depuis des années.
Les opérations quasi quotidiennes de raids et d’arrestations se sont multipliées dans tout le territoire palestinien occupé, qui, selon l’armée israélienne, visent à éradiquer une résurgence de la résistance armée palestinienne, en particulier dans les villes du nord de Naplouse et de Jénine.
« La poursuite de cette politique conduira à une explosion et à davantage de tensions et d’instabilité »
- Porte-parole de la présidence de l’Autorité palestinienne
Plus de 165 Palestiniens ont été tués par des tirs israéliens cette année, dont 51 dans la bande de Gaza et au moins 110 en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Le taux de mortalité suite à des attaques israéliennes est le plus élevé enregistré en Cisjordanie en une seule année depuis 2015.
Au moins deux soldats israéliens ont été tués par des tirs palestiniens depuis mai.
Le mouvement palestinien Hamas a déclaré que le raid de Jénine a démontré la faiblesse de l’armée israélienne face à « la résistance en Cisjordanie ».
« Il recourt donc à la mobilisation de machines militaires et d’hélicoptères pour arrêter une personne », a déclaré le Hamas, qui dirige la bande de Gaza, dans un communiqué.
Le porte-parole de la présidence de l’Autorité palestinienne, Nabil Abu Rudeineh, a condamné vendredi Israël pour ce qu’il a appelé des « exécutions sur le terrain ».
« La poursuite de cette politique conduira à une explosion et à davantage de tensions et d’instabilité », a averti Abu Rudeineh dans un communiqué.
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