24 octobre 1870: Crémieux donna la citoyenneté française aux Juifs d’Algérie
Le 24 octobre 1870, un décret donne la citoyenneté française aux 37.000 Juifs d’Algérie. Dans la foulée, les résidents originaires d’Europe (Italie, Espagne, Malte…) sont aussi francisés en bloc.
Quant aux musulmans d’Algérie, ils sont maintenus dans le statut d’indigène. Pour certains c’est le début d’une fracture douloureuse et irréductible entre les deux communautés.
Les poncifs malveillants
L’un des poncifs malveillants les plus répandus sur ceux qu’on nomme ici » les Pieds-noirs « concerne le prétendu favoritisme dont auraient bénéficié une partie d’entre eux, les Juifs d’Algérie.
On les accuse d’avoir, en 1870, grâce à leur connivence avec un Juif métropolitain, membre du gouvernement provisoire replié à Tours, obtenu un traitement de faveur qui aurait été refusé à leurs compatriotes musulmans.
On les aurait favorisés en leur accordant la nationalité française tandis que les Arabes restaient des citoyens de seconde zone dépourvus de droit de vote.
Il importe de couper les ailes à cette idée reçue qui, comme tant d’autres rumeurs, ne se propage avec tant de facilité qu’en raison des douteuses satisfactions qu’elle procure à ceux qui la répandent.
Ici, ceux qui s’activent à propager ces contre-vérités constituent un étrange amalgame composé de nationalistes algériens, fonctionnaires en charge d’entretenir les mythes fondateurs du FLN, d’idéologues français dont l’anticolonialisme est le seul bréviaire, et d’antisémites du modèle le plus ordinaire. Chacun de ces trois groupes est motivé par les ressorts qui lui sont propres. Ce n’est pas ici le lieu de les mettre chacun au jour.
Contentons-nous de montrer le peu de pertinence des rumeurs malveillantes qui accompagnent le décret dit « Crémieux » (mais il serait tout aussi justifié de le qualifier de « décret Gambetta » ) du 24 octobre 1870.
La situation des juifs à l’arrivée des Français
Un peu d’Histoire est d’abord nécessaire. Quand, le 3 juillet 1830, les hommes du Maréchal de Bourmont pénètrent dans Alger, le peuple juif voit en eux des libérateurs. Ils vont lui permettre d’échapper à la relégation séculaire dont les Juifs sont victimes. En application d’une charte attribuée au Calife Omar, successeur de Mahomet, les « gens du Livre » doivent payer la dîme (on les nomme « dhimis »), et porter un signe distinctif, jaune pour les juifs (déjà !) et bleu pour les chrétiens.
Leurs bâtiments doivent être moins élevés que ceux de leurs voisins musulmans (c’est pourquoi toutes les églises grecques orthodoxes ont été construites, durant quatre siècles d’occupation ottomane, sur des plateformes encaissées au-dessous du niveau du sol). Si un musulman les frappe, ils ne doivent pas répondre. Il leur est interdit de pratiquer publiquement leur religion et bien entendu d’approcher une femme musulmane. etc. etc.
En entrant dans la ville, le Maréchal de Bourmont s’est engagé sur l’honneur à ce que les femmes, les religions et les biens soient respectés. Cette promesse s’applique donc en particulier à la religion, aux femmes et aux biens juifs. En période de turbulences, le peuple juif d’Alger n’avait pas été habitué à tant de prévenances. Les femmes se jettent aux pieds des soldats pour remercier.
Les Français font entrer deux Juifs au Conseil municipal d’Alger et un autre à la Chambre de commerce. Voici les Juifs devenus les collègues, donc les égaux d’Arabes et de Turcs.
La communauté juive est réorganisée par les Français sur le modèle, mot pour mot, des communautés juives de Métropole.
Les Juifs d’Alger deviennent de chaleureux partisans d’une intégration puis d’une assimilation qu’ils ne cesseront plus de réclamer.
Or en France, Napoléon 1er avait, le 9 février 1807, convoqué l’instance suprême de la religion juive, le Grand Sanhédrin composé de soixante et onze docteurs de la foi. Le 8 mars de la même année, du haut de son autorité religieuse, cette Assemblée avait « décidé » que si, dans les lois de Moïse, les dispositions religieuses sont, par leur nature, absolues et indépendantes des circonstances, rien en revanche ne s’opposait à ce que les dispositions politiques soient alignées sur la loi française.
Les dispositions « politiques » étaient détaillées dans cette « décision ». Il s’agissait de la polygamie, de la répudiation, du partage des héritages etc. – en fait, celles du Code civil. « (Nos) dogmes se concilient avec les lois civiles sous lesquelles (nous vivons) », tranche-t-il sans appel.(Compte-rendu paru dans le Moniteur Universel du 11 avril 1807).
Par cette décision, le Grand Sanhédrin français faisait traverser le Siècle des Lumières à tous les Juifs de France. Il séparait la Synagogue de l’État. Il permettait à Napoléon 1er d’accueillir les Juifs au sein de la Nation française.
Les Juifs d’Algérie calquèrent rapidement leur attitude sur celles de leurs coreligionnaires métropolitains. « Nos coutumes traditionnelles » (elles étaient souvent très proches de celles des musulmans) « doivent s’incliner devant les lois du pays qui a la générosité de nous accueillir ».
En 1860, lors du premier voyage de Napoléon III en Algérie, une pétition portant dix mille signatures juives demanda à « ne plus être des étrangers dans le pays qui (nous) a vus naître » et réclama « une patrie ».
Quatre ans, plus tard, revenant en Algérie et répondant aux vœux de bienvenue du Grand Rabbin d’Oran, Napoléon III déclara: « J’espère que bientôt les Israélites seront citoyens français ».
C’est l’année suivante que parut le Senatus Consulte du 14 juillet 1865. Aux trois ensembles de la population algérienne qui ne la possédaient pas encore, à savoir les musulmans, les juifs et les étrangers, il offrait la citoyenneté française.
Il commençait par s’adresser aux musulmans :
« Article 1 : L’indigène musulman est français; néanmoins il continue à être régi par la loi musulmane (…). Il peut, sur sa demande, être admis à jouir des droits de citoyen français; dans ce cas, il est régi par les lois civiles et politiques de la France ». En tant que sujet français, le musulman pouvait être admis à servir dans l’armée et dans la fonction publique. Mais s’il choisissait de devenir citoyen français et d’être « régi par les lois politiques de la France », il disposait des droits civiques de n’importe quel Français.
L’article 2 traitait de l’indigène israélite. Sa rédaction était rigoureusement identique à celle du premier, à ceci près que « musulman » y était remplacé par « israélite », et « lois civiles et politiques de la France » par « loi française ». La portée de cette dernière subtilité m’échappe. D’ailleurs dans le décret impérial d’application du 21 avril 1866, elle disparaît.
L’article 3 s’adressait aux étrangers. Il stipulait simplement que « l’étranger, qui justifie de trois années de résidence en Algérie, peut être admis à jouir de tous les droits de citoyen français ». Il doit avoir vingt et un ans accomplis, venir en personne déposer sa demande auprès de l’officier d’État-civil compétent et, suivant la pratique administrative de l’époque, justifier être de bonnes mœurs soit par la présence de deux témoins se portant garants de lui, soit par la fourniture de certificats de bonne conduite.
Ce sont donc exactement les mêmes possibilités qui étaient offertes aux musulmans, aux juifs et aux étrangers. On ne trouverait pas dans ce texte l’ombre du moindre favoritisme. La quasi-totalité des étrangers demandèrent à devenir Français. On les naturalisa par colonnes entières du Journal Officiel. Beaucoup de Juifs le demandèrent aussi, malgré les réserves que nous examinerons plus loin. En revanche, dans leur immense majorité, la réaction des Musulmans fut négative.
En effet, être régi par les lois civiles et politiques de la France signifiait renoncer au « statut personnel ». Celui-ci autorisait la polygamie, la répudiation, le partage inégal de l’héritage entre fils et filles etc. La plupart s’y refusèrent, quitte à rester de simples sujets. Obstacle encore bien plus insurmontable, les Oulémas jugèrent que renoncer au statut personnel musulman équivalait à une répudiation de la charia.
Une sorte d’abjuration. Or, en pays musulman, l’apostasie est un crime qui relève de la peine de mort. Seules quelques centaines d’Algériens musulmans eurent l’audace de prendre ce risque et de demander la citoyenneté française. Quand, plus tard, un double collège sera instauré, ces audacieux voteront avec les Européens dans le premier collège. Les autres constitueront le second collège.
La réaction des Israélites fut exactement à l’opposé de celle de la majorité des Musulmans.
Depuis qu’ils adhéraient aux principes énoncés par la décision du Grand Sanhédrin français de 1807, l’application des dispositions du Code civil napoléonien ne pouvait heurter leur sentiment religieux. Elle ne soulevait que des problèmes pratiques.
Leur seule objection portait sur l’obligation que leur faisait le Senatus Consulte d’avoir à solliciter individuellement la qualité de citoyen français. Ils revendiquaient que cette qualité n’ait plus besoin d’être « accordée », qu’elle fut automatique. Ils demandaient l’assimilation intégrale.
« Nous demandons l’assimilation et, à la faveur de ce bienfait, nous nous soumettrons sans regret et sans réserve à l’empire de la législation française, malgré les graves modifications qu’elle apporte à la constitution de la famille et au partage des successions » proclamait une des suppliques adressées à l’Empereur par le Grand Consistoire d’Alger.
A l’Assemblée nationale, Adolphe Crémieux plaida la cause de ses coreligionnaires d’Algérie.
Le ministre de la Justice, Ollivier, prépara un texte de naturalisation qui leur était destiné. Mais la guerre survint. L’Empereur et son armée furent, à Sedan, faits prisonniers par les Prussiens. Paris fut encerclé.
Le gouvernement provisoire s’échappa de la capitale pour se réfugier à Tours. Gambetta (un « Républicain », un homme de gauche) y détenait les portefeuilles de l’Intérieur et de la Guerre. Adolphe Crémieux y devenait Garde des Sceaux.
Intégrés dans ce qui restait encore de l’armée française, quelques régiments de Spahis et de tirailleurs, composés de Français d’Algérie, d’indigènes juifs et musulmans et d’étrangers fraîchement naturalisés, tentaient d’enrayer la progression prussienne.
Étendre la citoyenneté française à tous les Juifs d’Algérie ne pouvait que permettre d’étoffer un peu leurs effectifs.
C’est dans ce contexte que, le 24 octobre 1870, parut le décret déclarant citoyens français tous les Israélites indigènes d’Algérie.
Sous les mêmes signatures et à sa suite dans le même journal officiel, trois autres décrets portaient « organisation administrative de l’Algérie ». Ils créaient trois nouveaux départements français à la tête desquels étaient nommés des Préfets assistés des conseils généraux déjà existants.
On accuse parfois les Pieds-noirs d’avoir « inventé » l’Algérie française. Si « invention » il y eut, elle date du 24 octobre 1870 et fut signée Gambetta, Crémieux, Glais-Bizois et Fourichon. Nul Pied-noir parmi eux.
Durant la Grande Guerre, les citoyens français d’Algérie, quelle que soit leur origine, et les Français-musulmans se battirent admirablement pour la France, subissant d’affreuses pertes et méritant des panoplies de décorations
Dans les hôpitaux de l’armée, les français-musulmans furent soignés par les infirmières françaises exactement comme l’étaient les autres blessés. A la fin de la guerre, il sembla choquant de maintenir une quelconque différence entre ceux qui s’étaient si vaillamment battus au coude à coude.
C’est pourquoi, dès le 4 février 1919, moins de trois mois après l’armistice, parut une loi qui, utilisant le cadre juridique offert par l’article premier du Senatus Consulte du 14 juillet 1865, donnait l’assurance que :
– « Tout indigène algérien obtiendra la qualité de citoyen français » s’il remplit certaines conditions.
Les premières de ces conditions étaient assez générales.
Il fallait être monogame ou célibataire et ne jamais avoir été condamné.
II fallait également, remplir au moins l’une des conditions suivantes :
– avoir servi dans l’armée, ou être titulaire d’une décoration civile ou militaire, ou savoir lire et écrire en français, ou détenir un emploi : fermier, commerçant, fonctionnaire, élu ou toute autre fonction sédentaire, ou être fils d’un indigène ayant obtenu la citoyenneté française alors que le sujet était déjà adulte.
La somme de toutes ces catégories constituait un ensemble tellement large que les auteurs de ce texte ont certainement pensé que toute la population musulmane accéderait progressivement à la citoyenneté française. Malheureusement cette loi se référait au cadre du Senatus Consulte de 1865. Comme ce dernier, elle impliquait donc une renonciation au statut personnel musulman. Elle n’eut guère plus de succès que le texte initial de 1865.
En résumé, alignant leurs positions sur celles des Juifs de France, les autorités religieuses régissant les Juifs d’Algérie ont considéré que, malgré les graves modifications qu’un tel changement de statut apporterait à la constitution de la famille et au partage des successions, la citoyenneté française était parfaitement compatible avec les dogmes de la religion juive. L’accès à cette citoyenneté qu’ils réclamaient depuis la conquête de 1830, leur a été une première fois offerte en 1865, s’ils la demandaient à titre individuel.
La communauté juive a alors revendiqué sa complète assimilation. Napoléon III était disposé à la leur accorder. Dans les circonstances dramatiques de 1870, ce furent des hommes qu’on peut considérer comme « de gauche » qui leur donnèrent satisfaction.
La citoyenneté française a également été offerte aux musulmans algériens.
Une première fois en 1865, en même temps qu’aux Juifs et dans des conditions parfaitement identiques à celles qui ont été le même jour offertes à ceux-ci. Puis une seconde fois, d’une manière plus spécifique, en 1919. Les musulmans ont alors été les seuls bénéficiaires de la mesure puisque, pour les Juifs, c’était fait. Lire la suite dans
René Mayer
https://www.jforum.fr/juifs-dalgerie-quand-ils-recurent-la-citoyennete-francaise.html
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