Malgré la persistance de l’épidémie de Covid-19, l’activité de l’édition a repris à Paris après plus de deux mois de fermeture des librairies et d’absence des éditeurs. Deux livres et une revue paraissent simultanément sur l’Algérie et proposent des regards pluriels sur son histoire contemporaine et le Hirak, le mouvement populaire en cours depuis début 2019 interrompu en mars pour des raisons sanitaires.
Alger, place des Martyrs, 22 février 2019
(D’après une photo de) Kritli Hichem/Wikimedia Commons
Mathieu Rigouste, chercheur indépendant en sciences sociales, spécialiste de la contre-insurrection et des sociétés sécuritaires, revient sur un épisode qui divise toujours les spécialistes soixante ans après les faits : qui a organisé les manifestations populaires dans les grandes villes algériennes en décembre 1960 ? Jusqu’ici, deux thèses s’affrontaient. S’agit-il d’un coup monté par les officines de l’armée française à l’occasion du dernier voyage sur place du président de la République Charles de Gaulle, désireux de voir triompher une hypothétique « troisième voie » contre la thèse de l’Algérie française ou celle de l’indépendance ? Ou du résultat de l’action des maigres réseaux du FLN qui subsistaient, notamment à Alger après l’écrasement de la zone autonome par les paras du général Massu lors d’une terrible répression en 1957 et qui voulait aider les maquis en grande difficulté suite aux lourdes opérations du général Challe ?
L’auteur y voit plutôt l’initiative du « prolétariat organisé » désireux de s‘émanciper simultanément des consignes militaires françaises et de l’encadrement du nidham (organisation) FLN, tant redoutée de la rébellion. La thèse, séduisante, ne manque pas d’arguments ; elle aurait gagné à reposer sur plus de sources éprouvées et moins sur des témoignages incertains et des mémoires d’enfants recueillis bien plus tard à l’âge adulte. De même, l’opposition entre les « colons » et les « coloniaux » semble une summa divisio un peu schématique et réductrice pour rendre compte de la sociologie des anciens département français d’Algérie où les colons proprement dits n’étaient pas plus de 20 000 — même si leur influence politique dépassait, et de loin, leur poids démographique — ou celle des 80 % de salariés européens plus mal payés en moyenne que les métropolitains. Dans une synthèse réussie, Mouloud Feraoun, le grand intellectuel kabyle, a sans doute bien résumé l’imbroglio de cette sanglante affaire ou l’on ne compta pas les victimes :
Pour que les musulmans des bidonvilles sortent, il a fallu que les Sections administratives urbaines (SAU) donnent le feu vert. Mais voilà, une fois dans la rue, on se sent libre, on se défoule aussi. Alors pendant que les ultras crient ‟Algérie française”, on répond ‟Algérie algérienne” et ‟Vive de Gaulle”. Ça, c’est permis. Puis c’est ‟Algérie musulmane” et ‟Vive le FLN”. D’abord on peut brandir le drapeau tricolore mais après on peut y glisser le drapeau vert [du FLN]. Journal 1955-62
Mathieu Rigouste, Un seul héros le peuple. La contre-insurrection mise en échec par les soulèvements algériens de décembre 1960, Premiers matins de novembre éditions, 2020. — 388 pages ; 24 euros.
Jean-Pierre Peyroulou, professeur agrégé et docteur en histoire, auteur d’ouvrages sur l’Algérie et la décolonisation, retrace en 125 pages trois décennies algériennes dans les conditions qu’ont connues tous ceux qui ont voulu écrire sur l’après-1962, date de l’indépendance, l’inaccessibilité aux archives jalousement gardées par un pouvoir qui, par ailleurs, réclame sans vergogne le rapatriement de celles conservées en France, mais surtout pas leur ouverture aux chercheurs d’où qu’ils viennent. Comprenne qui pourra à cette schizophrénie permanente ! Grâce à des journalistes, aux défenseurs des droits humains et à des historiens courageux, l’auteur a gardé le « cap intellectuel » et rédigé un livre d’histoire qui, à la différence des précédents ouvrages de ce type, commence en 1988 et non en 1962. Après la mévente des hydrocarbures, la seule exportation du pays, au milieu des années 1980, une grave crise économique et financière se développe, qui divise les responsables et aboutit à une explosion sociale réprimée sans ménagement par l’armée, puis à l’épuration politique des « durs » hostiles à toute libéralisation du régime. Il est mis fin au régime du parti unique, le FLN, au profit d’un multipartisme « rationnalisé ». Le Front islamique du salut (FIS) en profite et gagne dans un premier temps les élections municipales et le premier tour des législatives avant d’être privé d’un second tour et d’une victoire certaine. Il est bientôt interdit et le FLN, secondé par son clône, le Rassemblement national démocratrique (RND), retrouve un rôle majeur. L’année 1988 a-t-elle changé quelque chose au fonctionnement du régime ? On peut en douter, tant le bilan du bilatéralisme après trente ans de fonctionnement sous la houlette des services de sécurité est plus que modeste, en trompe-l’œil, reconnait l’auteur. Le Hirak ne s’y est pas trompé : il rejette le système mis en place avant même la fin de la guerre d’Algérie sans trop s’arrêter à l’épisode « démocratique ».
Jean-Pierre Peyroulou, Histoire de l’Algérie depuis 1988, La Découverte, 2020. – 125 pages, 10 euros.
La revue quadriennale Mouvements, « résolument ancrée à gauche depuis 1998 », publie dans son deuxième numéro de l’année sous le titre « Hirak, Algérie en révolutions (s) » un dossier consacré au mouvement populaire qui a démarré en février 2019 et obtenu le départ du pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika et de sa clique. Écrit pour l’essentiel au printemps 2020, il prend en compte l’arrêt pour cause de coronavirus mais les contributeurs, dans leur grande majorité, s’attendent ou espèrent sa reprise après la fin de l’épidémie.
Militants, journalistes, cinéastes, sociologues ou anthropologues, chercheurs, professeurs, vivant en Algérie ou à l’extérieur, ils relient l’actualité au passé, notamment à la guerre d’indépendance et à ses héros, et isolent bien les éléments nouveaux que recèlent les événements intervenus depuis 2019 dans les pratiques de la contestation, l’occupation des rues et places des grandes villes et d’abord d’Alger, la ville phare du mouvement. Une jeune femme, Saadia Gacem, cinéaste et émigrée revenue en Algérie établit un contraste saisissant entre la capitale et la ville d’où est originaire sa famille, Bordj Bou Arreridj, une cité industrielle en pleine expansion située au sud de la Petite Kabylie. D’un côté, une force assurée, de l’autre au fil des semaines un certain découragement et des oppositions violentes entre partisans et adversaires du Hirak « Pas de coup. Mais la violence est là, verbale. Des groupes se forment, ils ne discutent pas mais se disputent. Ils ne débattent pas mais s’insultent… »
Après l’élection du nouveau président de la République, le 27 décembre, les « hirakistes » ont disparus de Bordj, chassés par les amis du pouvoir et des grandes familles qui dominent la ville. Ce témoignage, rare et original, montre une évolution contrastée à mille lieux des clichés unanimistes et qui explique, en partie, l’arrivée d’Abdelmajid Tebboune à la présidence de la République.
À noter une partie intéressante sur les « mécanismes du pouvoir » qui traite de l’armée, de l’économie et de l’autoritarisme constitutionnel. Sur ce dernier point, l’auteur souligne l’inapplicabilité des articles 7 et 8 de la Constitution de 1976 qui donne la souveraineté au peuple, mais le prive des moyens de l’exercer concrètement.
A l’heure où l’influence de la Turquie d’Erdogan se veut de plus en plus grandissante aux plans culturel, diplomatique et même militaire (le cas de la Libye) – influence désirée activement par une partie de l’internationale islamiste comme un potentiel retour à l’âge d’or de l’islam –, tout débat autour de ce sujet a besoin d’être alimenté par les connaissances précises sur les quatre siècles d’hégémonie turque dans les pays musulmans et les relations qu’entretenaient les Ottomans avec les autres peuples musulmans. Y compris l’Algérie.
Pour enrichir ces connaissances, 37 chercheurs arabes, historiens dans la majorité, se sont attelés une année durant à analyser les transformations des structures de pouvoir et de société de principautés et de monarchies en entités nationales, et ce, durant la présence ottomane dans l’aire géographique et culturelle arabo-musulmane.
La période objet des recherches a été limitée entre la bataille de Marj Dabic et la signature des accords Sykes-Picot. La première date représente la fameuse bataille ayant opposé le 24 août 1516 près d’Alep les Mamelouks aux Ottomans et s’est soldée par la victoire de ces derniers, l’affirmation de leur suprématie sur la Syrie et l’Egypte, et l’abolition du califat abbasside, remplacé par le califat ottoman.
La deuxième est celle des accords Sykes-Picot, signés en 1916 en pleine Première Guerre mondiale par les nouvelles puissances occidentales, sonnant le démembrement de l’empire ottoman. Les travaux fournis par les chercheurs universitaires exerçant dans des universités arabes et d’autres occidentales viennent d’être rassemblés dans un ouvrage collectif dirigé par Wajih Kawtharani et publié en décembre par The arab center for research & policy studies basé à Beyrouth.
Dans la présentation de ce pavé de près de 1300 pages, le Dr Wajih Kawtharani explique que l’objectif de cette entreprise scientifique est de jeter un éclairage sur les chemins de transformation très complexes dans leurs destinations et contextes et l’espace d’intersection entre eux, dessinés en accord et en contradiction, depuis l’Empire ottoman, basé administrativement sur les Etats et les Sandjaks, et socialement et politiquement sur les autorités intermédiaires civiles et locales, aux Etats sous protection et autres mandatés.
Tout cela durant 400 ans, et sans doute que des structures anciennes et nouvelles ont croisé et interagi dans cette longue histoire, engendrant de nouvelles formes ou des phénomènes croisés incarnés dans ce qu’on appelle des entités nationales, et influencé par deux éléments actifs de l’intérieur et de l’extérieur, mais sous la forme politique à partir de particularités que le chercheur-historien se doit de sonder pour la placer dans son histoire croisée multidimensionnelle…», écrit-il en quatrième de couverture.
Sur la province algérienne
Fatma-Zohra Guechi est la seule Algérienne participant à cet ouvrage. Dans son étude consacrée à «L’autorité ottomane et les dirigeants tribaux et urbains de la province d’Algérie», l’historienne aujourd’hui retraitée de l’enseignement mais toujours active à l’université Constantine 2 – Abdelhamid Mehri – apporte un précieux éclairage sur les rapports entretenus entre les régents turcs, installés en Algérie dès l’avènement de l’empire, et les principautés et tribus jalouses de leur autonomie et de leurs propriétés territoriales.
Des rapports qui tanguent entre acceptation et conflit, rapporte Mme Guechi battant d’emblée en brèche les idées élitistes qui veulent surtout faire croire que la présence ottomane dans le Maghreb, trois siècle durant, n’avait rencontré aucune résistance de la part des autochtones. Idée rejetée d’abord par l’historienne par la faute des Turcs qui ont écarté les Algériens et les Koroghlis de la participation dans la décision.
La Porte sublime avait fait usage du fer et du feu pour élargir les frontières de son pouvoir dans cette partie du Maghreb, et ce, en s’appuyant sur Arroudj Barberousse d’abord, et ensuite son frère Kheireddine. Mais, souligne Mme Guechi, il leur a fallu aussi recourir aux alliances politiques et militaires, demandant le soutien par-ci et achetant des amitiés par-là, en accordant des dispenses fiscales, des postes et des alliances matrimoniales.
La force de la résistance locale et comme le refus des Turcs d’intégrer les Algériens dans la prise de décision ont empêché les Ottomans d’aller au bout de leur entreprise de démantèlement des structures tribales et importer à la place la forme de l’Etat tel qu’élaboré par l’Empire. «Le résultat fut que tous acceptèrent un équilibre fragile, dans une sorte de reconnaissance réciproque toujours renouvelable», conclut l’historienne.
«Ce qui est scandaleux dans le scandale, c’est qu’on s’y habitue.» (Simone de Beauvoir – Djamila Boupacha – p. 220 – Gallimard – 1962)
Je viens de me libérer péniblement des souffrances induites par un corona, sans danger pour certains, impitoyable et fatal pour d’autres. Je suis sous suivi médical à Alger, et, selon les premiers résultats, les choses ont tout l’air d’aller de mieux en mieux. Néanmoins, 80 ans d’âge, assaisonné d’un diabète chronique et d’une prostate coriace et persistante des décennies entières, ça peut nuire aux espoirs et aux espérances de vie.
Il est indiqué de se revivifier et d’injecter de bonnes doses d’optimisme pour permettre au moral de tenir bon et de résister aux bourrasques qui menacent de projeter notre corps contre les récifs et les écueils.
Heureusement, les sciences médicales et leurs praticiens sont plus que présents et se dressent comme des sentinelles, prêts à donner l’assaut contre des «envahisseurs maléfiques», invisibles et sournois, et les obliger à battre en retraite.
Ce qui m’a perturbé davantage ces derniers temps et réduit mon énergie, c’est d’avoir été dans l’impuissance de réagir promptement pour rendre hommage à une grande avocate, une grande militante anticolonialiste que nous retrouvons sur tous les fronts, debout, infatigable, passionnée, engagée, déterminée. Je veux nommer la vénérable, l’honorable, la respectable Gisèle Halimi. Je fus très mal à l’aise d’avoir commis le ratage d’une évocation, combien regrettable que la «raison de santé» m’imposa douloureusement.
Il y a quelques années, dans les années 1960 ou 1970 probablement, j’ai eu la chance d’avoir entre les mains Djamila Boupacha, ouvrage signé par Gisèle Halimi et préfacé par Simone de Beauvoir, compagne du célèbre philosophe Jean-Paul Sartre. Puis, malheureusement, on me déroba l’ouvrage. Assez souvent quand on consent à prêter un ouvrage, c’est assurément désespérer de le récupérer. J’avais perdu deux choses à la fois :
1.- Plus aucune chance d’exploiter le contenu de l’ouvrage qui rassemble témoignages et cheminement de toutes les péripéties du procès – de Djamila Boupacha et tant d’autres – de la rue Cavaignac où siégeait le tribunal militaire, en tant que rouage de l’appareil répressif colonial. 2.- Sur une page du livre figurait une reproduction du portrait de Djamila Boupacha exécuté par le célèbre peintre Pablo Picasso, antifranquiste, innovateur du cubisme, des périodes identifiées à travers les couleurs et signataire de la prodigieuse fresque Guernica qui fit le tour du monde et des époques. Le portrait consacré à Djamila fut signé par Picasso le 8 décembre 1961.
Plus d’une trentaine d’années après, un déplacement dans la ville de Boris Vian m’offrit un cadeau inespéré. Sur les quais de la Seine (Saint-Michel), découverte miraculeuse d’un ouvrage usé par le temps et par une édition plusieurs fois décennale : Djamila Boupacha.
Cette fois-ci, il n’est plus question de m’en défaire. À mon passif, un autre ratage (dans le journalisme, un ratage est la pire des choses qui puisse arriver à un praticien de la presse) combien regrettable celui-ci. Pendant mon séjour dans la capitale de l’héroïne de la commune de 1870, Louise Michel, je me suis procuré les coordonnées de l’avocate. Visite d’hommage et de courtoisie et d’affranchissement aussi. Déception. Sa secrétaire me fit part de l’absence des murs de Paris d’une avocate qui fut la mal-aimée du régime colonialiste et des colons et qui mettait les «bouchées doubles» pour confondre la justice militaire et autres institutions coloniales sur les dossiers les plus honteux : les arrestations arbitraires, les disparitions et la torture, devenue, somme toute, une véritable institution.
Une rencontre qui m’aurait affranchi sur un certain nombre de questions, surtout dénouer cette énigme, à savoir pourquoi la «désertion» de François Mauriac du mouvement «Pour Djamila Boupacha», initié par Gisèle Halimi et animé avec une ferveur exemplaire par Simone de Beauvoir, dès le lendemain de l’arrestation de Djamila Boupacha sous plusieurs chefs d’inculpation. Pourtant François Mauriac fut certainement le personnage qui avait dénoncé très tôt la torture – 1955 – pratiquée honteusement par les institutions militaires et policières françaises dès les premiers coups de feu de l’insurrection du 1er Novembre 1954.
Question en suspens, puisque nos calendriers n’avaient pas coïncidé pour consacrer une rencontre combien aurait-elle été enrichissante pour un chercheur toujours en quête d’une partie manquante d’un puzzle, jamais complété, jamais reconstitué. L’histoire est, en fait, un perpétuel questionnement et, comme en astronomie, les «trous noirs» ne sont jamais totalement conquis, totalement explorés…
Dans «l’affaire Boupacha», Gisèle Halimi déploie une énergie toute particulière qui emprunte deux voies à la fois, simultanément, complémentaires et qui fusionnent vers un objectif essentiel, à savoir désarçonner l’édifice judiciaire colonial et enclencher (ou déclencher) une mobilisation d’une partie de l’élite intellectuelle française autour d’une cause précise, en premier chef, le dossier Boupacha mais à travers lequel entraîner un véritable mouvement de dénonciation de la torture et d’opposition à la guerre coloniale.
La première action est de nature strictement juridique. La seconde, si elle prend le relais de la première, elle est davantage politique puisqu’elle va impliquer des personnalités de divers horizons.
Si Gisèle Halimi est «au four et au moulin», elle laisse cependant le soin à Simone de Beauvoir de manier – habilement, efficacement et intelligemment – le gouvernail politique qui va permettre à ces deux grandes dames de mettre en péril un régime qui chancèle, un empire en déchéance, une république qui s’entête désespérément à assembler des débris et les épaves d’un navire qui chavire à toutes les tempêtes, s’enfonce dans les abysses malgré tous les déguisements, les rafistolages et autres «bricolages» politiques faits de mensonges et de comédies.
Côté juridique – ou justice coloniale – (consulter Sylvie Thénault) les armes étaient ô combien inégales. L’appareil judiciaire était d’une taille surprenante et gigantesque par rapport aux «coups» et aux conclusions de l’avocate du FLN – ou de l’ensemble des avocats du FLN. Les combines étaient telles que l’avocat de Boupacha s’épuisait dans l’épuisement (c’est le cas de le dire) des délais réglementaires qu’on lui accordait pour séjourner à Alger. Assez souvent, la procédure tournait à l’avantage de la justice militaire et, comble de la malhonnêteté, on s’arrangeait pour désigner un avocat d’office qui «caressait» dans le sens du poil et n’osait jamais importuner les juges militaires de la rue Cavaignac, devant lesquels défilaient à longueur d’année les résistants de l’ALN et du FLN.
D’une rive à l’autre, l’atmosphère qui régnait dans les tribunaux n’était – évidemment – pas la même. Si à Paris, Vergès, Benabdallah et Oussedik «semaient la panique dans les prétoires» (Les porteurs de valises – Rotman et Hamon), à la rue Cavaignac, les barreaux étaient sévèrement gardés et il était plus aisé pour les magistrats militaires de manipuler les procédures judiciaires à leur guise en plus des menaces ouvertement prononcées contre les défenseurs et les insultes haineuses proférées contre eux par la faune des pieds-noirs qui «accueillent» avocats et inculpés dans les salles d’audience par un récital houleux, bien achalandé d’un vocabulaire raciste, malveillant.
En dépit de cette atmosphère infestée par un appel au lynchage et encouragé par le tribunal militaire de la sinistre rue Cavaignac qui porte le nom d’un ignoble criminel de la conquête française, maître Gisèle Halimi – et ses confrères – se cramponnait, vaille que vaille, aux fragiles cordes de la procédure et parvenait avec adresse à «troubler» elle aussi les prétoires algérois et gagner quelques batailles juridiques en utilisant les armes et les contradictions de l’adversaire et débusquer les failles d’un appareil judiciaire pourtant solidement barricadé dans la lenteur et les astuces les plus mesquines et les plus déshonorantes.
Malheureusement pour l’avocate et sa «cliente», le procès de Boupacha sera certainement le plus long de tous les procès intentés aux Algériens pendant la guerre d’indépendance. Le plus long, en ce sens qu’il chevauchera sur «deux territoires». Le premier acte en Algérie, le second en France au prix d’une harassante procédure. Maître Gisèle Halimi remet en cause les examens médicaux et exige le transfert de Djamila Boupacha en France et obtient l’intervention d’experts et, parallèlement, elle accède à la saisie d’une juridiction autre que celle qui sévit à Alger. Bien sûr, nous avons l’impression que la bataille juridique – aux armes toujours inégales – est presque remportée. La procédure est frappée – sciemment – d’une lenteur inouïe ; en somme, la défense s’oppose à une «arme à double tranchant» qui rend les démarches pénibles et la besogne fastidieuse. Boupacha subit, entre-temps, le poids d’un fardeau psychologique traumatisant, consécutivement à ces «va-et-vient entre les cabinets des magistrats et les cabinets médicaux, ces derniers appelés à «exhiber» ce qui resterait des traces de la torture. Le temps s’écoulant, il subsiste, bien sûr, le risque d’effacement de toute marque de sévices subis.
Djamila Boupacha, tourmentée dans son âme et persécutée dans son corps, a traîné assez longtemps une infirmité dans la région de l’épaule parce que les parachutistes français s’étaient mis à piétiner son corps avec haine et brutalité. Faire traîner les choses, alourdir au maximum les procédures, c’est inévitablement réduire toutes les chances aux experts médicaux de «la Métropole» de découvrir la moindre trace qu’auraient laissée des actes de brutalité et de violence, signés par l’institution militaire française qui passe le relais à l’institution judiciaire, chargée de parachever et justifier les «opérations de pacification» ou «du maintien de l’ordre».
Le comble de l’anachronisme ou encore celui de la bassesse et de la mesquinerie dont fait état l’autorité judiciaire, c’est lorsqu’elle réclame à la défense les «frais de transfert» de Djamila Boupacha d’Algérie vers la France.
C’est d’ailleurs par quoi nous tenterons de résumer l’action politique qui s’est toujours superposée ou accompagnait la bataille purement juridique. Au-devant de la scène, nous retrouvons, bien sûr, Simone de Beauvoir, toujours «flanquée» de Gisèle Halimi qui vont, toutes les deux, lancer le mouvement «Pour Djamila Boupacha».
Faut-il préciser aussi, qu’avant de satisfaire à la «quête» de la collecte des «frais de transfert» de Boupacha – les caisses de la trésorerie officielle étant «pratiquement vides» — le comité pour Djamila Boupacha a déjà franchi d’importantes étapes. Des meetings, rencontres marathons brassent et mobilisent autour de la cause une partie de l’élite intellectuelle française (cinéastes, acteurs, comédiens, écrivains, journalistes, d’anciens résistants antinazis, artistes, de simples citoyens aussi). En définitive, Simone de Beauvoir, personnalité très influente, adoptée et écoutée dans les milieux du savoir, de la production intellectuelle, a le don de la persuasion. De surcroît, c’est aussi la compagne d’une autre lumière du temps : Jean-Paul Sartre, philosophe du siècle et père d’un «existentialisme» qui séduit une colonie fébrile d’une jeunesse française, toujours en quête et en attente de réponses définitives aux énigmes du monde et des sociétés qui bourdonnent dans tous les sens sans aucune précision sur le chemin à prendre.
Le 24 juin 1960, c’est le coup d’envoi. Le comité Djamila Boupacha organise une conférence de presse pour dévoiler au grand public que des choses horribles ont lieu en Algérie où le régime ne parle que «d’événements», de «pacification» ou de «maintien de l’ordre», contre une minorité d’agitateurs et de bandits de droit commun. Après l’intervention de l’auteur du Deuxième Sexe qui inaugure les débats, c’est Bianca Lambin qui donne lecture de la lettre du père de Djamila Boupacha qui, dans un français phonétique, décrit les effroyables et humiliantes séances de tortures qu’il avait atrocement subies. Le silence et l’émotion dans la salle étaient tels que la lectrice est saisie de sanglots. C’est Simone de Beauvoir qui se charge de terminer la lecture du supplicié aux accents si sincères, si émouvants et si révoltants à la fois. Bon nombre de Françaises, anciennes résistantes ou déportées pendant la Seconde Guerre mondiale, adhèrent sans hésiter, avec un engagement politique exemplaire, au mouvement qui n’est autre que le précurseur du manifeste des 121. Germaine Tillon et Anise Postel, toutes deux anciennes déportées, s’acquittèrent d’un rôle remarquable au sein du comité pour dénoncer les tortionnaires de Djamila Boupacha.
Aux rencontres qui apportent davantage d’éclairages sur une guerre que le régime maquille effrontément en «événements» ou encore – hypocritement – en «opérations de maintien de l’ordre», s’ajoutent des dizaines de correspondances que compile, tous les jours, le comité pour Djamila Boupacha et dont le contenu exprime colère et réprobation contre les pratiques indignes dont avaient souffert auparavant les Français sous l’occupation allemande.
Émotions aux accents intenses, dénonciation d’une guerre injuste livrée à un peuple qui exige sa liberté, solidarité avec une jeune femme – Djamila Boupacha – «abîmée» moralement et physiquement par une armée immorale au service d’un «empire colonial agonisant» qui creuse lui-même son propre tombeau en terre algérienne ; ce sont là mille et une opinions que certaines Françaises et certains Français ont refusé de refouler indéfiniment ou se taire sur des méfaits honteux commis – tous les jours – en leur nom. Écrivains de renom et de talent grossissent les rangs du mouvement, animé et conduit avec une intégrité morale et intellectuelle, épuré de tout esprit démagogique et manipulateur ; action incarnée par deux femmes indignées et en colère : Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir. Si François Mauriac se fait remarquer par une absence qui nous taraude encore l’esprit, les lettres françaises sont puissamment et merveilleusement présentes grâce à une écrivaine qui a déjà conquis les milieux de la littérature française : Françoise Sagan. La «mère» de Bonjour tristesse rejoint, sans hésiter, le comité et la lettre qu’elle lui adresse a provoqué un véritable choc dans les consciences et induit une accélération supplémentaire au mouvement, en suscitant de nouvelles adhésions notamment. Le contenu du «document» de Françoise Sagan – une femme en colère et en douleur – ne pouvait pas traverser le paysage médiatique et l’opinion publique dans l’indifférence. La force littéraire, l’émotion, l’indignation exprimées par une femme d’esprit sont autant d’incitations à la dénonciation de la torture et à la formation de nouveaux contingents en devoir de donner l’assaut au mensonge et à la supercherie.
Pendant que le comité piloté par Simone de Beauvoir sensibilise courants et opinions, sème le sentiment de la révolte, le réseau Jeanson mis en place – dans la clandestinité – est déjà à l’œuvre et en mouvement.
Le Comité Audin animé par l’historien Pierre Vidal-Naquet tient la dragée haute aux ennemis de la justice et de la vérité ; l’affaire Ali Boumendjel, jeté par-dessus le 6e étage d’un immeuble à El-Biar, a déjà provoqué de sérieux remous dans les sphères politiques dirigeantes.
La guillotine est mise en action le 19 juin 1956 avec la première décapitation de H’mida Zabana, estropié et à moitié aveugle, marchant vers l’échafaud avec courage et dignité. L’assassinat de Mohamed-Larbi Ben M’hidi par une pendaison «convertie», sans honte ni pudeur, en suicide par une armée qui a fait du sens de l’honneur une bouse de vache.
Ce sont de tragiques chapitres qui ne sont d’ailleurs que des «arbres qui cachent la forêt», écrira plus tard Raphaëlle Branche (La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie – Gallimard – 2001), puisque ce sont des «événements connus qui n’ont pu contourner le scandale, tandis que tout le paysage s’était transformé en un «vaste chantier» de répression, de séquestration, de torture, en «corvées de bois», déguisées en «évasions…
C’est ce qui fera dire, entre autres, à Simone de Beauvoir, cependant qu’elle remue ciel et terre pour mettre à… terre les « professionnels du mal (Benyoucef Benkhedda), la compagne de l’auteur des Mains sales (c’est le cas de le dire) proclamera en effet une sentence irrévocable pour définir avec un sentiment de révolte et d’indignation tout ce qui est mis au service de «la raison d’État», à savoir que «ce qui est scandaleux dans le scandale, c’est qu’on s’y habitue». (Djamila Boupacha – Gallimard – 1962).
Dans le même article, consacré en premier chef au cas Djamila, la femme-philosophe étale librement sa pensée et son opinion en ajoutant notamment : «Quand les dirigeants d’un pays acceptent que les crimes se commettent en leur nom, tous les citoyens appartiennent à une nation criminelle.» (Article publié par le journal Le Monde.)
Dans l’affaire «Djamila Boupacha», l’auteure dénonce le gouvernement français qui se tait – en vérité, il cautionne et autorise – sur la torture et les assassinats que commet l’armée française pendant la guerre d’Algérie. Je me suis permis de remanier, à mon tour, la pensée pour dire : «Quand les citoyens d’un pays acceptent que les crimes se commettent en leur nom, ils deviennent autant des criminels que les dirigeants qui ordonnent de les commettre.» C’est affirmer que les pensées voyagent dans le temps et dans l’espace avec cette faculté de correspondre aux situations qui prévalent à travers les époques, tellement les régimes tyranniques se ressemblent par le recours diabolique et rusé à la notion consacrée «inviolable», l’éternelle «raison d’État», l’arme la plus redoutable qui autorise tous les abus, toutes les injustices, toutes les manipulations et tous les endoctrinements. La planète pullule d’exemples qui se sont relayés à travers les siècles et à travers les espaces. Pour reprendre le dossier Djamila, il faut rappeler que tous les subterfuges, toutes les ruses juridiques furent utilisés par l’appareil judiciaire colonial pour faire traîner indéfiniment le procès. Certes, les deux femmes, l’avocate et l’accusée, arrivent à bon port parce que la guerre d’Algérie venait de connaître l’épilogue dicté par le cours de l’Histoire, celui de l’indépendance des Algériens. En vérité, maître Gisèle Halimi arrive exténuée mais triomphante. Tandis que Djamila, elle aussi, arrive essoufflée, épuisée, l’âme traumatisée, le corps blessé mais combien réconfortée et réjouie puisque son pays et son peuple recouvrent liberté et dignité, au terme d’un long combat, âpre et acharné.
«Nous ne sommes rien sur cette terre si nous ne sommes pas d’abord l’esclave d’une cause, celle des peuples, celle de la justice et celle de la liberté.» (Frantz Fanon)
Au lendemain de l’offensive du 20 Août 1955 dans la Zone II lancée par Zighoud Youcef, c’est l’hécatombe. C’est la vengeance et la haine. Armée et milice interviennent sans pitié, rappelant le crime génocidaire de mai et juin 1945, à Sétif, Kherrata et Guelma. Skikda et sa région connaissent le même drame. 10 à 12 000 Algériens sont massacrés avec le fer, les encouragements et la bénédiction de Jacques Soustelle, alors gouverneur général, un triste sire zélé et défenseur intraitable d’une Algérie plus française que jamais.
L’Algérie a connu trois grands criminels politiques, ennemis implacables du peuple algérien dont il faut dresser les portraits en guise de témoins pour l’Histoire et la postérité. Le premier, c’est le sanguinaire sous-préfet André Achiary qui a décimé la fine fleur de la jeune Guelmoise en mai et juin 1945, en instaurant une cour martiale et en armant des groupes de miliciens – y compris enfants et adolescents – qui se ruèrent à cœur joie dans la chasse à l’Arabe. Le deuxième, avec le même profil, c’est-à-dire enclin au meurtre collectif et individuel des Algériens, c’est Jacques Soustelle, gouverneur général, qui ordonne le crime génocidaire contre les populations de Skikda et toute sa région pour venger, comme en Mai 1945, moins d’une centaines d’Européens. Imitant Achiary qui massacra des milliers d’Algériens à Guelma, Jacques Soustelle, vingt-quatre heures après les troubles, promet de distribuer des armes aux colons.
Ce qui veut dire, ni plus ni moins, qu’une autorisation au crime.
À nouveau, l’Histoire va prendre acte d’une réédition des massacres de mai et juin 1945. On pourchasse n’importe qui, on tire sur n’importe qui. Qu’importe. On massacre des milliers d’innocents. Les «coupables» avaient déjà rangé leurs «armes hypothétiques» trois ou quatre jours après le mouvement insurrectionnel. En réalité, décision est prise de faire la guerre aux populations désarmées. Tout le monde hurle à la vengeance. Colons et dirigeants. Gisèle Halimi, la future avocate de Djamila Boupacha, écrira à ce propos, lorsqu’elle aura à assurer la défense des inculpés du 20 Août 1955, lors de leur procès qui aura lieu en février 1958. Je cite : «Chaque Algérien est un fellaga qui s’ignore. Il l’a été, il l’est ou le sera. À exterminer donc» (Le lait de l’oranger – p.129 – Gallimard 1988).
Les représailles de l’insurrection de la Zone VII (20 Août 1955) n’ont pas été scrupuleusement consignées par l’histoire du martyrologe algérien et de l’esprit de sacrifice de la paysannerie algérienne qui, sans armes automatiques entre les mains, a donné l’assaut aux postes de sécurité français et aux fermes coloniales. Le troisième criminel politique, c’est Robert Lacoste, ministre résident, qui s’active avec zèle pour faire le bonheur des colons dans la mise en mouvement de la guillotine un certain 19 juin 1959. Robert Lacoste, c’est encore lui qui applaudit des mains et des pieds le vote des pouvoirs spéciaux par le Parlement français (communistes compris) et s’égosille à chanter les méfaits des parachutistes français quand ils se mettent à l’œuvre malsaine et maléfique, celle de semer la terreur et de généraliser la torture. Le diplôme d’avocate en poche, Gisèle Halima se détourne de sa mère pour choisir la justice. Elle s’engage dans un chemin périlleux. Car être avocate sous le régime colonial est un métier à haut risque. Qu’importe. Elle défend les nationalistes tunisiens (Gisèle est tunisienne), les nationalistes algériens. Elle défend Mehdi Ben Barka et des syndicalistes marocains. Elle sera également présente en Espagne pour assurer la défense des Basques antifranquistes. En Palestine, elle défendra le plus ancien prisonnier dans les geôles d’Israël, Marwan Barghouti. Elle fit l’objet, bien sûr, de toutes les ruées haineuses, porteuses d’insultes les plus honteuses et les plus ignobles animées par des fanatiques israéliens que l’«ordre» n’inquiétera nullement. Cependant, c’est en Algérie qu’on lui remarquera une présence assidue dans la défense des résistants algériens. Le procès qui fera couler beaucoup d’encre est, bien sûr, celui de Djamila Boupacha.
Toutefois, le procès où Me Gisèle Halimi subit les plus grands risques et les intimidations les plus abjectes, c’est celui du 20 Août 1955, qui se déroule le 17 février 1958 à Skikda. Les 44 inculpés sont tous originaires d’El-Halia. Par quel hasard, la fille de Tunis va se trouver aux côtés des insurgés du 20 Août 1955 ? C’est l’un des captifs qui lui envoie une lettre de la prison de Skikda dont le contenu est un véritable cri de détresse. Nous estimons qu’il ne sera pas utile d’aller au cœur des événements dans les détails, ni de conduire le lecteur à travers les méandres de la justice, ni de décrire les duels juridiques entre défenseurs et accusateurs, ni sur le dénouement de l’affaire. Il serait trop long et trop fastidieux à la fois, compte tenu des spécificités du domaine. Pour nous, l’essentiel c’est de mettre en avant l’atmosphère débordante de menaces et emplie de terreur dans laquelle vont évoluer les avocats (maître Gisèle Halimi est accompagné par maître Léo Matarasso, un autre avocat de talent).
Rappelons dans ce contexte que plusieurs avocats du FLN furent assassinés par la Main Rouge ou par l’OAS pendant la guerre d’Algérie, entre autres, maîtres Pierre Poppie, Pierre Garrigues, Thuveny, Ould Aoudia, Abed… tandis que plusieurs autres furent carrément emprisonnés par les pouvoirs répressifs français. Maîtres Jacques Vergès fit l’objet d’un attentat à Paris. La veille de l’ouverture du procès du 20 Août 1955, Skikda est loin de souhaiter la «bienvenue» aux deux défenseurs des inculpés d’El-Halia. Les premiers tracas commencent au niveau des conditions d’hébergement. Le premier hôtel affiche un refus catégorique. Les avocats des «égorgeurs d’El-Halia» sont indésirables, soutient-on. Le climat d’interdiction de séjour est déjà entretenu par la presse locale coloniale qui ranime les passions et la haine contre les insurgés du 20 Août 1955, et incite la population européenne locale à «pourchasser» leurs défenseurs.
Le bûcher est dressé. Gisèle et son confrère vont être confrontés aux pires menaces et aux pires intimidations. On frappe aux portes du deuxième hôtel. Le patron semble accepter de les héberger mais deux heures après leur installation, tout agité, il les invite impérativement à quitter les lieux. Dernière tentative auprès du troisième et dernier hôtel de la ville de Skikda. Les deux avocats s’installent. Bon signe. Cependant, le danger plane toujours. L’hôtelier, la peur au ventre, les réveille brutalement vers cinq heures du matin pour les avertir que des Européens sont prêts à tout saccager et à tout brûler. Effectivement, dehors, il y a une très menaçante agitation. La situation est bel et bien grave. Les autorités ont les yeux bandés. Elles encouragent la loi du lynchage et ne manifestent aucune volonté ni ne prennent aucune mesure pour assurer l’accueil et la sécurité des deux défenseurs. À Skikda, la terreur règne. Les deux avocats sont pourchassés et traqués d’un endroit à un autre, d’un hôtel à un autre.
Dix ans auparavant, en 1947, deux avocats parisiens, maîtres Pierre Stibbe et Henri Douzon, ont échappé à des tentatives d’assassinat fomentées par des colons tueurs. Les deux avocats avaient rejoint Madagascar pour défendre des députés malgaches accusés d’être à l’origine du soulèvement qui a coûté au peuple malgache 89 000 morts. Il est fort utile, avant de clore le chapitre de la terreur à Skikda, de consigner quelques éléments sur ce qui s’était passé à Madagascar. Un dossier – global – qui doit être scrupuleusement exploité et par là même exhumer toutes les persécutions infligées aux avocats face à la justice coloniale partout dans les anciennes colonies. La journée du 23 mars (Ali Boumendjel fut assassiné le 23 mars 1957) est décrétée journée nationale de l’avocat, c’est-à-dire sur la défense et ses droits. C’est ce qu’on appelle «avoir du pain sur la planche». À Madagascar, les colons sèment la terreur. Maître Stibbe et Douzon sont pour ainsi dire condamnés à mort. Maître Pierre Stibbe est victime d’une tentative d’assassinat dont les auteurs ne seront jamais retrouvés. Maître Henri Douzon échappera miraculeusement à la mort. En septembre 1947, il fut enlevé par une bande de tueurs masqués, lynché et laissé pour mort dans la campagne à 25 km de la ville de Diego-Suarez, au cœur des broussailles auxquelles ses agresseurs mirent le feu. Une tentative de meurtre qui n’a pas empêché l’avocat de retourner à Madagascar l’année suivante, en 1948, pour assurer la défense des députés malgaches (Source : Amar Belkhodja – Barbarie coloniale en Afrique – Anep – 2002).
Retour dans le temps et dans l’espace. Skikda, février 1958. Procès du 20 Août 1955. Maîtres Gisèle Halimi et Léo Matarasso sont jetés dehors de l’hôtel, à 5h du matin, par le dernier hôtelier de la ville. Les troubles étaient imminents. Les colons de Skikda prêts à mettre le feu à l’hôtel si les deux défenseurs ne «vident» pas les lieux. Gisèle Halimi et son confrère, comme de vulgaires malfaiteurs, se plantent avec leurs bagages devant la salle d’audience. L’avocate n’est pas une dame à courber l’échine, à baisser les bras, à hisser le drapeau blanc, à fuir le danger. Elle lance le défi et met les instances judiciaires et gouvernementales carrément devant le fait accompli en déclarant avec grand fracas qu’elle «plaiderait même s’il lui faudrait camper en salle d’audience du tribunal». La presse française et étrangère prend acte de ce cri de révolte et d’indignation et s’adonne à mille et une spéculations et libre cours à l’imagination, unique dans les annales judiciaires : «placer des lits de camp ou dresser des tentes en salle d’audience» destinés à héberger des avocats (sans domicile fixe) indésirables dans les hôtels de la ville de Skikda. Il faut croire aussi que placer la justice face à une telle impasse, Gisèle Halimi espérait faire déplacer le lieu du procès. L’appareil judiciaire, implicitement, ne cède pas et maintient les dates et lieu du procès. Pour compenser l’idée des «tentes et des lits de camp en salle d’audience» et pouvoir assurer le sommeil des deux défenseurs, image qui amusait les esprits taquins des journalistes, à l’affût du sensationnel et de l’inédit, les autorités vont recourir à une sorte de réquisition qui ne dit pas son nom. Non pas celle qui aurait dû s’appliquer – par la coercition – aux trois hôtels de la ville accompagnée d’une mise en place d’un service de sécurité et de protection de deux «auxiliaires de justice», selon les bonnes convenances, l’usage et la tradition. Malheureusement, il s’agit d’une «réquisition» d’un autre ordre, d’une autre nature qui ne hasarde pas à fâcher les partisans de la haine et de la violence. Une «réquisition» qui se déguise par un esprit de confraternité puisque ce sont deux avocats locaux qui vont souscrire à l’hébergement de Me Gisèle Halimi et Me Léo Matarasso. En d’autres termes, il ne s’agit ni plus ni moins que d’une capitulation devant les menaces et les intimidations que brandissent les chefs de la conscience locale européenne qui hurlent à la vengeance alors que 12 000 Algériens avaient déjà péri sous les balles de l’armée française et de la milice au lendemain même des offensives de l’ALN qui avait encadré les groupes de paysans volontaires. La vengeance était, par voie de conséquence assumée, largement, complètement assumée. Entièrement et impitoyablement accomplie. Car, «l’Algérien est un fellaga qui s’ignore. Il l’a été, il l’est ou le sera. À exterminer donc», avait soutenu Gisèle Halimi pour décrire une atmosphère qui persistera durant toute la guerre. Le peuple algérien étant devenu, dans son ensemble, un peuple de suspects qui doivent obligatoirement passer aux aveux. Convaincue de la «culpabilité collective», Me Gisèle Halimi nous dira à propos des inculpés du 20 Août 1955 : «Au moment où ils interrogent les suspects, les policiers ne disposent pas encore des témoignages qui contrediront, plus tard, l’autopsie. Alors ils foncent. Ces Algériens doivent être coupables. Comme ils n’en ont pas d’autres sous la main, ils entreprennent de leur arracher des aveux. Par tous les moyens. Supplice de la baignoire, du courant électrique sur tout le corps, des brûlures de cigarettes sur les testicules. On ne lésine pas sur les moyens. Le secret règne, l’impunité semble assurée.» (Gisèle Halimi – Le lait de l’oranger – p.149 – Gallimard – 1988).
L’un des accusés du 20 Août 1955 raconte les moments innommables vécus en salle de torture : «Ils nous ont esquintés, comment résister ? Même le fer tu le tords avec le feu… Alors tu imagines, un homme… Nous avons dit oui à ce qu’ils avaient tapé à la machine… Nous n’en pouvions plus…» (Le lait de l’oranger – p.151).
Dans le procès du 20 Août 1955, Gisèle Halimi et Léo Matarasso sont, par voie de conséquence, contraints à «dormir dans la clandestinité» chez des confrères qui craignent eux aussi de faire l’objet d’intimidations, voire même de représailles. D’autres persécutions et déboires attendent les deux avocats auxquels on vient d’interdire le «droit au sommeil».
On estime donc que le côté hébergement est chose réglée dans le silence et la soumission des autorités administratives et judiciaires qui abdiquaient à la volonté et aux menaces de groupes racistes qui exigent que d’autres têtes d’Algériens tombent pour combler le désir morbide de persister dans l’extermination d’une race, un sentiment jamais assouvi. Nouveau chapitre auquel nos deux avocats vont s’opposer : la restauration et la nourriture. Tracas qu’ils vont subir avec tout ce que cela comporte comme bassesse et perfidie parce qu’il vise à soumettre la personne humaine à l’humiliation. Les mots d’ordre visant à punir les deux défenseurs ont fait le tour de la ville de Skikda. C’est au tour des restaurateurs de fermer les portes de leurs établissements aux deux avocats que la population «pied-noire» de Skikda assimile à des «traîtres», des «complices» des «émeutiers tueurs» de la journée du 20 Août 1955.
C’est le règne de la terreur. Tous les restaurants de la ville refusent de servir des repas aux deux hôtes de la cité. Nous surpassons le seuil de l’outrage et de l’indécence infligés aux avocats venus plaider dans une fonction dont les trois sont reconnus dans toutes les contrées de la planète. Pas d’hébergement, pas de nourriture.
Il n’y a pas d’aussi vil et lourd fardeau que ces circonstances de rejet et d’exclusion absolue, que ce lot de contraintes, de chantages, d’intimidations, ces menaces hors de l’enceinte d’un tribunal, alors les «affrontements juridiques» sur la procédure, sa forme, son fond, les preuves, les aveux qu’on arrache par la torture, n’ont pas encore lieu.
Si le problème de l’hébergement est surmonté au prix de «réquisitions» amicales, de solidarité professionnelle, favorisées par pudeur et bonnes convenances, celui de la nourriture est laissé aux bons soins des concernés eux-mêmes. Personne ne cherche à s’en inquiéter. Gisèle et son confrère «paient» l’audace d’avoir accepté de défendre des «criminels». Tout le monde se frotte les mains. Les tenants de la justice coloniale, la population européenne de Skikda, les hôteliers qui se sont débarrassés à bon compte de clients indésirables qui leur auront attiré de pires ennuis d’une faune qui entretient, d’ores et déjà, les germes d’extermination qu’on retrouvera plus tard chez l’OAS (Organisation de l’armée secrète).
Enfin, les patrons de restaurants, volontairement ou sous la menace (qui sait) interdisent leur cuisine aux deux avocats pestiférés, mal-aimés, indésirables. Côté nourriture, Gisèle Halimi n’est pas d’avis de perdre pied. Elle va mettre sous la dent (c’est le cas de le dire) ce qu’elle trouve nécessairement sous la main : du pain – évidemment —, des olives, des orangs et des… cacahuètes.
Elle raconte dans un récit tragicomique les compensations des repas chauds par des rations de cacahuètes : «Ah ! les cacahuètes… Je me souviens en avoir ingurgité des kilos, pendant les suspensions d’audience, à midi, en guise de déjeuner, le soir dans ma chambre après le couvre-feu. Le vendeur de cacahuètes opère à toute heure du jour, tard dans la nuit, et à tous les coins de rue, d’où une appréciable facilité de ravitaillement» (Gisèle Halimi – Le lait de l’oranger – p.139 – Gallimard – 1988).
Puis il lui vient en mémoire que l’un des amis de son père possède dans la corniche de Skikda un bistrot à poissons. Son père, contacté par téléphone, l’orienta aussitôt et lui indique le lieu.
Le propriétaire des lieux se dispense d’accueillir les deux avocats avec chaleur et éclat. La peur rôdait partout. Il prit précaution de les isoler dans un endroit séparé de la salle publique, en évitant avec vigilance de tous les instants des «télescopages» compromettants. Décidément, les deux confrères commencent à être rompus aux rigueurs et aux exigences de la clandestinité.
Main basse sur Skikda. Sus aux avocats des Arabes. «Ils ne dorment pas chez nous. Ils ne mangent pas chez nous.» Un leit- motiv qui fait le tour de la ville. Il reste, cependant, encore un douloureux chapitre auquel les deux défenseurs vont devoir faire face avec beaucoup de force et de dignité : c’est malheureusement celui des insultes, des injures, des offenses les plus ignominieuses et les plus abjectes.
Le jour du verdict, les pieds-noirs emplissent la salle d’audience. Ils sécrètent le ressentiment envers les deux avocats comme la vipère sécrète son venin. Gisèle Halimi entend leurs commentaires : «Ils vont payer les salauds», «ces monstres à la casserole», quand nous passons devant eux. Un homme épais et rougeaud se lève et me crache à la figure. La femme assise près de lui ponctue : «Et s’en sortent, on aura votre peau.» (Le lait de l’oranger – p.159).
Les tourments, déboires et maltraitance morale que subit Gisèle Halimi pendant son séjour infernal à Skikda sont, en réalité, un avant-goût de ce qu’elle va endurer pendant toute la guerre d’Algérie, lorsqu’elle est en charge des procès du FLN.
Le procès du maquisard d’Aumale
À nouveau et à la même époque (1958) Gisèle Halimi défend un maquisard dont le procès a lieu à Aumale (Sour-el-Ghouzlane). Une aventure fort périlleuse est vécue à cause d’un trajet à hauts risques (les gorges de Palestro). Le train Alger-Bouira contourne les zones déclarées interdites par l’armée française. Cependant, de Bouira à Aumale point de transport. Les déplacements sont réglementés et organisés par convois sous escortes militaires, à des horaires précis. On refuse à l’avocate de se joindre au convoi qui transporte les juges composant le tribunal, sous prétexte qu’elle n’est pas commise d’office. Le président du tribunal la laisse plantée sur les lieux et ironise qu’elle n’a aucun espoir d’obtenir quelque facilité ou autorisation officielle pour le déplacement. Voici donc un échantillon qui annonce la couleur, qui affranchit d’ores et déjà l’avocate sur les prédispositions d’un tribunal dans la confection d’un verdict par anticipation et dans la conduite des débats
Longues à raconter ces péripéties où le suspense rivalise avec le risque : déplacement nocturne et dangereux, panne de véhicule, prise en charge par les Algériens de passage pour terminer le trajet Aïn-Bessem-Aumale ; si bien que le président du tribunal est – désagréablement – surpris quand il constate que l’avocate est bel et bien à l’heure, malgré tous les risques et les dangers qu’un relief géographique est propice à mettre en scène à tous moments. L’épisode transport n’est pas encore clos puisque l’avocate est obligée de solliciter les services de l’armée qui accepte de l’escorter jusqu’à Aïn-Bessem parce qu’à Aumale, comme à Skikda, plus aucune chance d’être hébergée dans un hôtel. D’ailleurs, les magistrats du tribunal militaire l’avaient devancé en «raflant» toutes les chambres de l’unique hôtel de Sour-el-Ghouzlane (Aumale).
Un dilemme qui va mettre Gisèle Halimi dans une bien mauvaise posture et qui va inévitablement la conduire à trancher par égard à sa profession, à sa dignité et à celle des Algériens qu’elle a choisi de défendre. En son âme et conscience, quand on examine assez bien les conditions dans lesquelles se déroule le procès du maquisard d’Aumale, Gisèle Halimi a résolu de sacrifier sa mère quand elle estime que la justice est menacée.
Le procès est suspendu «en cours de route» par un incident qui démontre que l’avocate du FLN n’était pas une femme à se mettre à genoux et subir passivement toutes les offenses qui la mettent entre l’étau du corps militaire, d’une part, et l’enclume du corps judiciaire, d’autre part.
Les premiers harcèlements, les insultes, ironiques et humiliantes, proviennent de militaires qui, après les opérations dans les djebels, se déguisent en magistrats du tribunal militaire pour statuer sur le sort des accusés algériens. Les provocations vont bon train à l’égard d’une avocate qui défend des résistants algériens que ces mêmes militaires combattent dans les djebels. Maniaques dans les histories de procédures, les défenseurs du FLN importunent et – voire même – déstabilisent des juges souvent pressés de juger, d’en finir et de classer rapidement les dossiers.
Les remontrances des juges et autres remarques désobligeantes se traduisent souvent comme un procès (c’est le cas de le dire) à l’adresse de l’avocate qui leur rend la tâche fort pénible et harassante et, somme toute, leur fait «perdre du temps» à cause d’individus indignes du moindre intérêt. Au fur et à mesure du déroulement des débats sur le maquisard d’Aumale, le colonel ne cesse d’ailleurs de l’apostropher, propos teintés de mépris et de racisme envers les Arabes et les accusés : «Voilà trois heures que vous nous obligez à discuter de ces paperasses… Et tout ça pour un seul bicot…Quand je pense… Cette nuit nous en avons tué une douzaine.» (Le lait de l’oranger – p.266). Maître Gisèle Halimi n’est pas épargnée de la risée, d’une atteinte à la moralité et à la dignité. Elle fait l’objet d’un assaut verbal impudique émanant d’un autre officier qui profère, irrespectueux et insolent : «Une femme comme vous, venir jusqu’ici pour défendre les Arabes… alors que vous êtes faite pour l’amour…» (Le lait de l’oranger – p.266).
Au terme de la première journée des débats, Gisèle Halimi est, malheureusement, contrainte de prendre place sur un camion militaire pour être déposée à Aïn-Bessem, puisque comme nous l’avions signalé plus haut, à Aumale point d’hébergement. Une contrainte qui l’incommode et qui lui fait supporter péniblement une sorte de compromis avec des militaires hostiles à sa présence, hautins et méprisant le rôle dont elle s’acquitte pour défendre les inculpés algériens.
Le lendemain, d’autres comportements malsains, anti-déontologie et provocateurs, vont pousser l’avocate à réagir avec colère et quitter la barre malgré les insistances et les supplications du président du tribunal dont le souci primordial était de mener le procès à son terme, le plus tôt, au plus vite, comme pour se débarrasser d’une corvée.
Les gouttes qui annoncent le débordement du vase commencent avec le commissaire du gouvernement qui intervient en prélude avec une remarque associée et assaisonnée par l’insulte et le mépris, comportement qui donne l’impression que ce personnage ruminait depuis la veille les propos d’humiliation qu’il destinait à l’adresse de l’avocate parisienne. Qu’on en juge (et c’est le cas de le dire) : «Ces avocats qui ont la trouille le soir et qui crachent sur l’armée sont bien contents de trouver des convois militaires pour les raccompagner.»
Une entrée en matière outrageante, malveillante qui blesse l’amour-propre de l’avocate qui «encaisse», espérant peut-être que le président du tribunal rappellerait à l’ordre le commissaire du gouvernement volontairement et manifestement indélicat. Rien de tout cela. Bien au contraire, le magistrat persiste et signe. Il laisse sa pensée voguer librement et ne se dispense guère d’user du ton méprisant et flagrant à l’encontre du corps des défenseurs. Qu’on en juge une seconde fois :
«Ces défenseurs parisiens qui traînent leur robe d’avocat dans la boue en acceptant de pareilles causes.» (Le lait de l’oranger – p.266). Cette fois-ci la coupe est trop pleine. Elle déborde. C’est tout le barreau de Paris qui est en cause, qui est cité à la barre (c’est aussi le cas de le dire). Gisèle Halimi range ses affaires, plie sa robe et quitte la salle d’audience. Le commissaire du gouvernement avait auparavant refusé de présenter des excuses publiques.
Procès suspendu. Repris plus tard avec désignation d’un avocat d’office, en prévention d’autres incidents, d’irritation et de colère – amplement justifiée – de Maître Gisèle Halimi. Qui ne tolère plus et qui refuse avec fermeté qu’il est hors de question de porter atteinte à l’honneur des avocats et à la dignité de leurs clients. Avant de quitter la salle d’audience, elle avait d’ailleurs exigé énergiquement des excuses en public ; considérant qu’«au-delà même du principe même ; il me semblait important, pour les Algériens, de sonner l’image d’une certaine dignité de leurs défenseurs». (Le lait de l’oranger – p. 267).
Fidèle à elle-même, à ses principes, à ses engagements, Gisèle Halimi s’est fait un jour expulser du prétoire parce qu’elle avait osé démontrer – avec force et insistance – qu’il n’y a aucune comparaison à faire entre des inculpés de droit commun et des hommes qui se battent pour l’idéal de liberté et d’indépendance. Elle faisait fi des balises et autres barrières conventionnelles qui plaçaient – beaucoup plus par usage et tradition que par des règlements rigides et formels – l’avocat dans une sorte d’obligation de réserve et de se garder, par voie de conséquence, de franchir les lignes rouges.
Pendant toute sa carrière, Gisèle Halimi militait sans répit pour le réaménagement de la prestation de serment de l’avocat et pour la remise en cause de certaines obligations contenues dans le «garde-fou».
Le combat est global. Il était donc hors de question pour Gisèle Halimi de plaider en acceptant la terminologie et le vocabulaire que partagent les rouages de la police, de la gendarmerie, de l’armée et de la justice, à savoir, entre autres, que les éléments qui composent l’ALN ne sont autres que des «associations de malfaiteurs», des «hors-la-loi», des PAM («pris les armes à la main», résistants urbains (terroristes), guerre répressive (opérations de pacification), exploitation du renseignement (torture) et ainsi de suite.
L’avocate de Djamila Boupacha n’est pas de cet avis. En face, les juges militaires ne partagent pas – eux aussi, évidemment – l’avis et le défi de celle qui deviendra l’une des championnes du mouvement féministe en France et qui s’intégrera aisément dans les plus hautes sphères de la vie politique française.
L’histoire des «droits de la défense» du FLN pendant la guerre d’indépendance rendra nécessairement hommage aux avocates et avocats qui ont accepté, au péril de leur vie, d’être aux côtés des opprimés avec une mention spéciale pour Gisèle Halimi, une «rebelle» du barreau qui n’a jamais eu peur de confondre ceux qui pratiquaient à outrance le maquillage de la vérité.
«Pouvait-on assimiler, par exemple, disait-elle, au cours d’un procès, les moudjahidine algériens aux malfaiteurs de droit commun ? Ils se battaient pour leur dignité d’homme. De sujets ils se voulaient citoyens. Ils récusaient la loi française, parce que loi d’exception et d’oppression. Je tentais de l’expliquer. Je fus expulsée du prétoire. Les juges me reprochèrent d’injurier le drapeau français, d’oublier mon serment.» (Gisèle Halimi – Le lait de l’oranger – pp.115, 116 – Gallimard – 1988).
Pendant le délire du 13 mai 1958, elle s’est trouvée, par curiosité, mêlée à une foule au bord de l’hystérie. C’était aux abords du Forum d’Alger. Malgré la furie et le tumulte collectif, vagues de bousculades et les hurlements pour une «Algérie plus que jamais française», Gisèle Halimi, malgré tout, fut reconnue par un élément déchaînée qui appelle «l’armée au pouvoir», pressé d’applaudir à l’instauration du fascisme. Il vocifère pour ameuter son entourage immédiat : «C’est Halimi, c’est Halimi, la p… du FLN.» Menace imminente d’un lynchage en règle, dans la foulée, au cœur de la foule. C’est de justesse que son confrère Garrigues l’empoigne et la délivre d’un étouffement certain et sème l’agité-agitateur qui talonnait l’avocate.
Gisèle Halimi, une cible à neutraliser et à abattre. Assurément. Les harcèlements et les menaces sont monnaie courante. Les coups de fils nocturnes et anonymes dans les hôtels à Alger ou Constantine véhiculent des menaces de mort et toute une panoplie de grossièretés que seuls les lâches sont capables de débiter.
C’est avec l’OAS que les menaces de mort acculent sérieusement l’avocate du FLN. Sa condamnation à mort est décrétée et rendue publique. Ordre est donné aux tueurs de l’OAS de l’exécuter à tous moments et en tous lieux, si bien que sa protection est assurée par les membres d’un comité universitaire antifasciste qui venait de se constituer pour la garde des personnalités menacées d’attentats par l’OAS.
Une grande aventure de risque et de combat s’achève avec la guerre d’Algérie. Pour Gisèle Halimi, la mission est accomplie. Peu ou pas de contacts avec les anciens résistants des réseaux FLN. Il est plus que nécessaire qu’un travail de mémoire et d’écriture historique soit lancé pour vulgariser des épisodes marginalisés par «l’histoire officielle» et livrés carrément aux effets pernicieux de l’oubli et de l’amnésie.
Gisèle Halimi, de son vrai nom Zieza Taïeb (son père aimait l’appeler «Zeiza»), est née le 27 juillet 1927 en Tunisie. Elle fait des études en droit et commence à plaider à l’âge de 22 ans. Dès lors, elle se passionne pour le barreau, parcourant des lieux et des cieux pour défendre les victimes de l’arbitraire et de l’injustice. Avant ce périple, faudrait-il rappeler qu’avec la capitulation de la France et l’avènement du pétainisme, le juif devenait le mal-aimé et soumis aux pires persécutions. Le racisme antijuif pratiqué en Algérie par l’administration coloniale était plus féroce que celui pratiqué en Tunisie. Myriam Ben évoqua dans ses écrits ce qu’elle subissait comme insultes et brimades de ses «camarades» écolières et écoliers fils de fonctionnaires.
À Tunis, Gisèle Halimi, elle aussi était devenue le souffre-douleur de sa propre institutrice qui passait son temps à la gifler et à l’insulter sous n’importe quel prétexte : «Sale juive» ou «sale bicote». «Vous êtes le diable, tous, vous voulez nous bouffer.» Gisèle Halimi – Le lait de l’oranger – p.62 – Gallimard – 1988).
L’avocate poursuivra sa carrière d’éclat en éclat, d’exploit en exploit. Si elle ne remporte pas toutes les victoires, elle aura laissé, néanmoins, des traces qui ne disparaîtront pas de sitôt, celles de ses conclusions et de ses plaidoiries, de ses cris de colère et de révolte, de ses mises au point percutantes et imparables, infligées avec courage et témérité aux magistrats de l’appareil judiciaire répressif militaire.
Infatigable, Gisèle Halimi est d’une assiduité remarquable dans les batailles juridiques, politiques, culturelles qu’elle mène et poursuit, après la guerre d’Algérie, aux côtés de Simone de Beauvoir, Germaine Tillon et d’autres femmes dont l’action a influé notablement sur la conduite des affaires publiques avec, certainement, une prise en compte au plan international. Gisèle fut ambassadrice auprès de l’Unesco. Ses fréquentations intellectuelles les plus passionnées – les plus affectueuses aussi – sont celles consacrées au philosophe du siècle : Jean-Paul Sartre. Comme Frantz Fanon, qui avait noué un rapport intellectuel – et humain — très particulier avec Sartre, Gisèle Halimi était, elle aussi, sous d’autres traits, devenue une collaboratrice rapprochée et intime de l’époux de Simone de Beauvoir.
Les luttes et les rendez-vous avec les grands moments de l’histoire politique qui l’ont interpellée à différentes étapes de son existence sont, pour la plupart, consignées aujourd’hui dans des ouvrages d’essence sociologique, philosophique, politique et où la femme, son statut, son devenir, son avenir, se trouvent au centre des préoccupations de la grande avocate et, qui, devant les dilemmes les plus angoissants, a toujours résolu de savoir «choisir» — notion – ou slogan – qui désigna le mouvement qu’elle anima avec Simone de Beauvoir.
Mais, on est en droit de s’interroger comment Gisèle Halimi, qui se mêlait à tout et de tout, avait-elle trouvé le temps d’écrire des livres : Djamila Boupacha (bien sûr), Gallimard 1962 ; La cause des femmes -1977), Le lait de l’oranger (Gallimard – 1988), Une embellie perdue (1995) et La nouvelle cause des femmes, entre autres. Il s’agit globalement d’une œuvre littéraire militante pour le statut et la condition de la femme mais aussi d’une mémoire fragmentée et répartie à travers certains ouvrages dont le contenu traite d’un ouvrage à un autre, des thèmes variés avec une grosse part, bien sûr, consacrée à la carrière d’avocate et aussi et surtout aux procès intentés aux résistants algériens par l’appareil judiciaire colonial français.
Chez Gisèle Halimi, ce n’est pas un exercice ordinaire d’une profession impliquée dans les barreaux, c’est beaucoup plus une mission, une passion et un engagement qui correspondent parfaitement à un tempérament hostile à tout ce qui porte atteinte à la liberté et à la dignité de l’être humain et à nuire à l’émancipation de l’individu. Pour Gisèle Halimi, le colonialisme rassemblait toutes les tares qu’il fallait combattre.
Ceci en harmonie et en conformité avec les orientations des dirigeants du FLN qui, de par une lucidité avérée, ne laissaient rien au hasard. Rien ne pouvait échapper à l’«organisateur hors pair que fut le regretté Abane Ramdane, conscient de tous les enjeux, y compris le rôle que doit jouer le corps des avocats, en plus de leur engagement politique, dans l’identification avec clarté de la révolution algérienne et ses combattants. N’est-ce pas à cause d’une remise en cause d’une terminologie mensongère et tendancieuse par les officines judiciaires que Gisèle Halimi fut expulsée manu militari d’un prétoire, au milieu d’une plaidoirie ? On l’avait accusée d’avoir porté atteinte aux idéaux inamovibles de la République française.
Les «avocats maison» ou ceux désignés d’office n’étaient guère autorisés à faire le moindre clin d’œil aux «conseils pratiques» du FLN en la matière. «Choisir», exprimer le courage et la volonté de choisir, de savoir choisir, voici le principe et le guide avec lesquels Gisèle Halimi refusait toute rupture. Car assez souvent quand on se trouve dans l’incapacité de savoir «choisir» avec une application rigoureuse de l’opportunité et de la promptitude, c’est inévitablement la consécration d’un ratage fatal avec les grands rendez-vous de l’Histoire. Avoir choisi le camp des Algériens en assumant une fonction qui consistait à les défendre contre tous les abus de la justice coloniale, Gisèle Halimi mérite que nous témoignons notre sincère déférence, notre affectueux hommage et exige de nous le devoir d’entretenir dans nos mémoires le souvenir de son noble combat et de le perpétuer dans le futur en meublant la conscience de notre jeunesse.
Dans son dernier ouvrage historique intitulé «Femmes ayant marqué l'histoire de l'Algérie», le professeur Mostéfa Khiati met au jour des parcours de femmes algériennes à différentes périodes de l'histoire, de l'Antiquité à la période contemporaine, dans une sorte d'almanach regroupant de grandes figures de résistantes, politiques, religieuses, intellectuelles ou encore artistiques. Paru récemment aux éditions Anep, ce livre de 350 pages fournit des aperçus sur des figures allant de Sophonisbe (235 -203 av.J.-C.), princesse carthaginoise d'abord promise à Massinissa et qui a épousé Syphax lors de la Deuxième Guerre punique jusqu'aux icônes sportives que sont les judokates Salima Souakri et Soraya Haddad et la Championne olympique du 1500m Nouria Benida-Mérah. Dans la période antique, l'auteur a choisi d'évoquer des divinités et des prêtresses ainsi que des femmes comme Cléopâtre Séléné II (40 av.J.-C- 6 apr. J.-C.) épouse de Juba II, la prêtresse donatiste et guerrière Robba (384-434), Tin Hinan et les différentes légendes qui entourent ce personnage central de la culture targuie ou encore Dihya ou la Kahena sous ses facettes de reine berbère, de guerrière et de prêtresse. Mostéfa Khiati s'intéresse à la «période médiévale», début du VIIIe siècle, durant laquelle le Maghreb était devenu une terre musulmane, et met en avant la place de la femme ibadite dans sa société et son influence à différente sphères du pouvoir de l'Etat rustumide. Il évoque également la mise en place dans la vallée du M'zab d'un conseil religieux féminin composé de grandes savantes qui ont souvent dirigé des écoles pour filles. De nombreuses figures religieuses sont également citées dans cet ouvrage comme Lalla Sfiya dans le sud du pays ou Lalla Setti, Dawiya Bent Sidi Abdelkader El Djilani de son vrai nom, à Tlemcen ou encore les princesses Oum El Ouloû et Ballara de Béjaïa. À la période ottomane l'auteur cite, entre autres personnages, Fatma Tazoughert (1544-1641), la première femme à régner sur les Aurès depuis la Kahina. Entre 1830 et 1954 cet almanach cite d'abord l'entourage familial de l'Emir Abdelkader et celui de ses khalifas puis Lalla Fatma N'soumer (1830-1863), figure de la résistance en Kabylie, et Rokya Bent El Horma qui a «entraîné le déclenchement de l'insurrection des Ouled Sidi Cheikh» avant d'évoquer les femmes déportées dont le nombre reste inconnu. L'auteur s'intéresse également à l'enseignement libre du Mouvement national initié par Abdelhamid Ben Badis en citant quelques anciennes élèves des écoles des ouléma dont Zoulikha Gaouar, devenue enseignante dans une école pour non-voyants dans les années 1970, Cha'mma Boufeji qui a ouvert sept écoles de filles à Alger pendant l'occupation, Aldjia Noureddine, première fille musulmane à entamer des études de médecine, ou encore Zhor Ounissi, enseignante des écoles libres devenue universitaire puis députée et auteure de nombreux ouvrages. L'ouvrage s'intéresse également aux femmes du Mouvement national comme Emilie Busquant, épouse de Messali Hadj, et Kheïra Belgaïd et aux premières actions féminines dans le cadre du Parti communiste algérien et du PPA- MTLD (Parti du peuple algérien devenu Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques) qui a donné naissance à l'Association des femmes musulmanes algériennes fondée par Mamia Abdellali et Nefissa Hamoud.
Connaître la tactique de l’ennemi et le devancer a été "le principal atout" du colonel Amirouche, qui était alors capitaine et chef militaire de la Petite Kabylie, pour sécuriser le Congrès de la Soummam qui s'est tenu le 20 août 1956 à Ifri Ouzellaguen, a témoigné le moudjahid Djoudi Attoumi dans deux de ses ouvrages "Le colonel Amirouche, entre légende et Histoire" et "Chroniques des années de guerre de la wilaya III".
Garantir la sécurité des congressistes était "le problème le plus important" pour la tenue de ce rendez historique d'envergure, selon M. Attoumi qui a relevé qu'"aucun endroit ne pouvait réunir toutes les conditions de sécurité, comme il ne se trouvera aucun responsable qui pouvait se targuer de mettre à l’abri les congressistes d’une éventuelle attaque ennemie".
Amirouche Ait Hamouda, qui a brillé par une organisation "perfectionnée" de la Petite Kabylie, à travers la mobilisation des populations et l’intensification des opérations contre l’armée coloniale française, qui était "passionné par le combat et emporté par cette fougue du devoir à accomplir" et qui avait aussi, et surtout, une armée de 3 000 hommes sous son commandement, "était l'homme indiqué pour cette mission", a souligné ce même moudjahid.
"Au vu de toutes ces données, Si Amirouche et ses adjoints étaient "bien placés" pour organiser et assurer la sécurité des congressistes, a insisté M. Attoumi. Toutefois la mission n’est pas de tout repos et un incident, celui de la mule chargée des documents du Congrès, qui a rejoint un poste militaire, n’a fait que rappeler à ce chef militaire la complexité de la tâche qui lui a été confiée.
En effet, alors que l’endroit a été choisi, le Congrès devait se tenir au village El Kalaa chez les Ait Abbes, cet incident a failli remettre en question l’organisation même de cette rencontre importante pour la Révolution. "A un moment les responsables pensèrent franchement que le conclave serait annulé, ou tout au moins éloigné le plus possible de la Kabylie", témoigne M. Attoumi.
Amirouche a réussi à convaincre Krim Belkacem de maintenir le congrès en Petite Kabylie et de l’organiser à Ouzellaguen à quelque 20 km d’Akbou. Pour sa réussite, il comptait sur deux atouts que le secret sera bien gardé par la population et les moudjahidine, et le fait que la Petite Kabylie disposait déjà de plusieurs centaines d’hommes bien entraînés, en mesure de faire face à l’ennemi, a relevé M. Attoumi.
Devancer l'ennemi et deviner ses plans pour une contre-tactique
Toutefois, a observé ce secrétaire de PC en wilaya III, ces atouts ne suffisaient pas, "il fallait devancer l’ennemi et pourquoi pas deviner ses plans. Pour cela Amirouche mettra en place un vaste réseau de renseignement qu’il déploya telle une toile d’araignée dans la région", écrit-t-il dans ces deux livres/témoignages.
Selon l’auteur de ces livres/témoignages, dans le cadre de cette stratégie, "les réseaux de renseignements étaient renforcés au niveau de chaque village et tout autour des postes militaires à partir même des maisons limitrophes de ces postes ennemis, où les voisins immédiats étaient tenu de donner le signal dans le cas d’un mouvement ennemi suspect".
Des vigiles se relayaient de jour comme de nuit sur les crêtes pour guetter tous les mouvements suspects, dont le mouvement des véhicules militaires, et surveiller les effectifs des postes militaires. "Il fallait s’informer sur la quantité de pain commandé chez le boulanger, poster discrètement à l’entrée de chaque poste militaire un agent de renseignement pour détecter les mouchards et les gens qui fréquentaient les militaires", poursuit M. Attoumi.
Dans "Chronique des années de guerre en Wilaya III historique" (pages 72 à 73), il rapporte avec détails toutes les données recueillies par Amirouche sur la tactique et le mouvement ennemi. Des informations qui étaient nécessaires pour Si Amirouche et ses collaborateurs "afin de mieux cerner les problèmes de sécurité du Congrès et afin de décider comment déployer les forces de l’Armée de libération nationale (ALN) et de l’implantation des garnisons dans les villages".
La contre-tactique consistait à déployer les 3 000 combattants de l’ALN dans des villages choisis en fonction de la tactique de l’ennemi. Les villages se trouvant à la périphérie du douar d’Ouzellaguen, servirent de garnison de sorte a sécuriser ceux du centre et protéger ainsi le Congrès.
Pendant le conclave qui a duré 11 jours, en plus d’assurer la sécurité de Krim Belkacem, dont il était chargé, "il ne cessa pas ses va-et-vient, quand c'est possible, à travers les villages de garnison de l’ALN à Ighbane, Timliouine, Ighil Oudles, Tizi Maghlaz, entre autre, qui formaient le cordon de sécurité ou étaient stationnées les unités de combattants, pour s’assurer que chacun est à son poste.
"Les 3 000 combattants furent mobilisés pour assurer la sécurité des congressistes. Si Amirouche convoquait des chefs d’unités pour leur donner des instructions, coordonner leur mouvement et leur mise en place", a-t-il précisé.
Plusieurs actions de diversion ont été organisées loin du lieu de la rencontre pour attirer l’attention de l’ennemi ailleurs par des embuscades et des harcèlements destinés à éparpiller ses forces et à les maintenir sur la défensive et sur le qui-vive, a-t-il ajouté.
Djoudi Attoumi témoigne qu'"à la fin du Congrès, Abane Ramdane conscient du problème de sécurisation des congressistes déclara: 'il faut être fou pour organiser un tel congrès'". "Il mesurait ainsi tous les dangers auxquels s’exposaient les chefs, il aurait été terrible pour la Révolution si le lieu fût envahi par les soldats ennemis et que des chefs fussent tués", raconte-t-il.
Demain jeudi à l’occasion de la célébration de la journée nationale du Moudjahid, une statue a l’effigie du colonel Amirouche, chef de la Wilaya III historique sera inaugurée à Ath Yenni (Tizi-Ouzou) au lieu dit "Attranchi", pour rappeler son rôle dans l’organisation et la sécurisation du Congrès de la Souammam, a-t-on appris auprès de la Fondation qui porte son nom.
Entre 800 et 1000 combattants algériens ont été déportés sur l'île Sainte Marguerite (France), avec leurs familles, entre 1840 et 1880, en majorité des membres de la Smala de l'Emir Abd el-Kader. Beaucoup sont morts et enterrés sur l'île, la plus grande des quatre îles de Lérins, située en face de la ville de Cannes.
L'île Sainte Marguerite est séparée du continent par un détroit de 1.100 m. Elle est couverte par une forêt et s'étend d'Ouest en Est sur une longueur de 3 km, et sa largeur est de 900 m environ.
Dans ce cimetière sont enterrés environ 600 corps de prisonniers algériens décédés au fil du temps. Les tombes sont reconnaissables encore aujourd'hui aux cercles de pierres qui les entourent.
"Seront traités comme prisonniers de guerre et transférés dans un des châteaux ou forteresses de l’intérieur pour y être détenus, les arabes appartenant aux tribus insoumises de l’Algérie qui seraient saisis en état d’hostilité contre la France."
Cet arrêté du Maréchal Soult, ministre de la Guerre français, en 1841, allait créer les conditions de l'internement d'Algériens sur le sol français, jusqu'au début du XXe siècle indique Sylvie Thénault dans son étude intitulée « Une circulation transméditerranéenne forcée : l'internement d'Algériens en France au XIXe siècle. »
Désignés par l'arrêté de "prisonniers de guerre", ces Algériens transférés en France sont ceux pris "En flagrant délit d'insurrection, les conspirateurs armés, les chefs devenus suspects à cause de leurs relations avec l'ennemi ou de leur résistance persévérante à la domination française."
A partir de 1843, date de la prise de la Smala de l'Emir Abd el-Kader, plus de 500 hommes, femmes et enfants arrivèrent dans l'île. La tenue des registres laissant à désirer, différentes sources avancent carrément le double soit un millier de prisonniers qui ont été détenus dans cette île.
Selon l'historien Xavier Yacono, entre juin et juillet 1843, 49 hommes, 113 femmes, 89 enfants et 39 domestiques ont été débarqués sur l'île, escortés d'un contingent de soldats. Ils constituent la smala de l'émir Abd El-Kader. Un chef de guerre qui a résisté longtemps à l'armée coloniale française. Ses trois épouses, ses deux fils, sa famille, ses proches et ses subordonnés ont vécu plusieurs années dans la prison du fort.
" Vingt par cellule dans le fort "
Selon Jacques Murisasco, président de l'Association de défense du patrimoine historique de l'île, beaucoup de ces prisonniers sont morts sur l'île, notamment les enfants car les conditions de vie étaient particulièrement difficiles : « Au début, ils étaient à l'intérieur du fort, à vingt par cellule. Ils ne sortaient pas et dormaient sur des paillasses. Il y avait beaucoup de maladies à cause de l'eau qui venait des gouttières et était stockée dans des citernes. »
En 1842, alertées par un médecin, les autorités ont amélioré leur sort. « Un mur de 5,60 m de haut a été construit autour de la cour pour les laisser sortir. Et ils pouvaient prendre l'eau du puits » raconte encore Jacques Murisasco.
Le cimetière musulman de l'île témoigne encore aujourd'hui de cette partie méconnue de l'histoire de l'île.
Des cercles de pierres
Ce carré de sous-bois cacherait environ 600 corps de prisonniers musulmans décédés au fil du temps. Les tombes sont reconnaissables encore aujourd'hui au cercle de pierres qui les entoure. C'est la tradition chez les Algériens. Ils protégeaient ainsi les corps de l'appétit des charognards ».
Autre curiosité, la stèle patriotique à la mémoire des soldats morts pour la France qui trône dans le cimetière musulman : « Il n'y a aucun soldat ayant combattu pour la France ici. Et pourtant, les anciens combattants viennent tous les ans déposer deux gerbes » ironise jacques Murisasco.
Ouverture d'autres centres de détention
La surpopulation de l'île, consécutive à l'arrivée massive de "prisonniers de guerre" en 1843, allait entraîner l'ouverture d'autres centres de détention : le fort Brescou, au large du cap d'Agde, puis, en 1844-1845, les forts Saint-Pierre et Saint-Louis à Sète. À Toulon, où débarquaient les prisonniers d'Algérie, le fort Lamalgue, lieu de transit, tendait à devenir permanent. Chacun de ces forts avait une capacité d'une centaine de places, de 83 à Saint-Pierre jusqu'à 180 à Lamalgue. En 1847, tous étaient saturés. Les fonctionnaires du ministère de la Guerre pensèrent alors à l'île de Ré puis à l'île d'Aix, prévoyant la réfection de bâtiments sur place.
Les envois, par ailleurs, débordèrent ponctuellement des lieux prévus. En 1857, par exemple, un homme, « auteur de troubles et de désordres », fut envoyé pour trois ans à l'île de Ré36. En 1872, de même, celle de Porquerolles figurait dans la liste des destinations à donner, en sus de celles habituelles, à plus d'un millier d'« otages » de la province de Constantine, pris dans la répression de l'insurrection déclenchée par El-Mokrani. L'appropriation du château d'If fut aussi mise à l'étude. C'est dans ce contexte que des Algériens arrivèrent en Corse. En mars 1859, lors de la première désaffection de Sainte Marguerite, trente-sept hommes repérés comme « dangereux pour l'ordre public » furent en effet transférés à la caserne Saint-François d'Ajaccio. Puis, en 1864, alors que l'insurrection des Ouled Sidi Cheikh venait de débuter, la citadelle de Corte s'y ajouta. Elle compta jusqu'à 320 internés, avant d'être abandonné en 1868 ; la caserne d'Ajaccio avait de même cessé d'être utilisée. Puis l'insurrection d'el-Mokrani en 1871 entraîna le réemploi momentané de la citadelle de Corte, ainsi que l'usage de la citadelle de Calvi. En 1883, enfin, le « dépôt des internés arabes » de Calvi déménagea de la citadelle au fort Toretta. Ce fort devint le dépôt exclusif des internés d'Algérie l'année suivante, en 1884, au moment où Sainte Marguerite fut définitivement abandonnée. Les effectifs diminuèrent fortement avec la fin des insurrections. Alors que 500 hommes environ étaient présents au fort Toretta fin 1871, ils n'y furent jamais plus de 70 à 80 à la fois par la suite.
Le lieu d'inhumation des 24 internés morts à Calvi, identifiables dans les registres d'état civil de la commune, reste toujours inconnu.
Mohamed Belkhir et Cheikh Douina
En dehors des archives publiques, un seul témoignage nous est parvenu : celui de Mohamed Belkheir. Âgé d’une soixantaine d’années au moment de son internement, en 1884, Mohamed Belkheir fut interné à Calvi pour son incitation et sa participation à la révolte dans ce Sud-Oranais que les Français peinaient à soumettre. Si la durée de son internement reste discutée, il est sûr qu’il en revint avant de mourir vers 1905
« À Calvi exilé, avec Cheikh Ben Douina, nous voilà otages ! Quand agiras-Tu, Créateur, sauveur des naufragés entre deux océans ? J’étouffe et veux fuir du pays des roumi chez les musulmans.»
« Je suis en exil à Calvi, banni de mon pays en compagnie de Cheikh Douina, comme gages. Dieu qui m’a créé, quand pourrai-je me préparer (à partir d’ici) ? Ô Toi qui délivres ceux qui sont dans une impasse, délivre-nous des deux mers. Je me sens oppressé et voudrais décamper d’une terre d’infidélité et me rendre en terre d’Islam », lit-on aussi pour son incantation calvaise.
D'autres transferts d'Algériens ont eu lieu au XIXe siècle, en particulier vers les prisons. Celles de Nîmes, d'Aniane et de Montpellier recevaient ainsi, dans les années 1840, les condamnés d'Algérie à des peines supérieures à un an, en raison des insuffisances des structures pénitentiaires dans la nouvelle colonie en cours de conquête. Le procès des insurgés de Marguerite, au tout début du XXe siècle, s'est également tenu dans la région, à Montpellier. Ces flux contraints d'Algériens vers le sud de la France, pendant plus d'un demi-siècle, renvoient à une histoire plus large, dont Jocelyne Dakhlia a déploré l'absence et qu'elle appelle de ses voeux : celle de la présence « musulmane » en France. Les traces laissées par ces internements d'Algériens en France au XIXe siècle sont ténues – ainsi il reste des tombes à Sainte Marguerite.
3.300 prisonniers
On sait que les prisonniers les plus importants, comme les plus proches parents d’Abd El Kader, ont été emprisonnés sur l’île Sainte-Marguerite, au large de Cannes. A Sète, il semble que la plupart des prisonniers aient été capturés au cours des combats postérieurs à la prise de la Smala d’Abd El Kader, qui a eu pour conséquence immédiate la mise en détention de plus de 3.300 personnes réparties dans toutes les prisons disponibles sur le littoral méditerranéen. Certaines ont été dirigées vers le fort Ratonneau, près de Marseille, où 520 prisonniers étaient déjà incarcérés. D’autres ont été conduites au fort de Brescou, au large d’Agde.
200 martyrs enterrés à Marseille
Les registres municipaux d’état civil mentionnent un premier décès dès le 23 août 1845, soit cinq mois après l’emprisonnement de ces hommes à Sète. Ce premier décès enregistré est celui de Ahmed ben Sebah, âgé de 40 ans, originaire de Mascara. Entre 1845 et 1856 suivent 192 autres décès. Les causes de toutes ces morts sont inconnues. Tous ces prisonniers ont toutefois reçu des soins et leurs fins de vie ont été déclarées à l’ Hôpital Saint-Charles. Leurs dépouilles ont été ensevelies dans le cimetière communal, voisin des forts, dont la célébrité est devenue retentissante, à partir de 1945, après l’inhumation du poète et académicien local Paul Valéry en souvenir duquel ce cimetière est devenu le «Cimetière Marin».
Dans les années qui suivirent la prise de la Smala d’Abd El Kader par le duc d’Aumale, entre 1846 et 1855, à Sète, de ces proscrits, il en est mort 192. Le plus jeune avait 20 ans ; il s’appelait Salem Ben Meftah, fils de Meftah et de Aïcha ; il était né à Médéa et était journalier. Le plus vieux avait 89 ans ; il s’appelait Ben Youssef ben Saïd ; les archives ne disent rien d’autre que son numéro matricule : 189. Premières victimes de la première guerre de la France en Algérie, premiers martyrs des premiers combats des Algériens pour l’indépendance, tous ces laissés-pour-compte de l’histoire ont fini «à la fosse commune du temps» qu’évoquait dans ses chansons le poète sétois Georges Brassens, sans penser à leur tragique destin. La «Rampe des Arabes» est désormais leur mémorial.
Ni anciens combattants ni tirailleurs sénégalais
L'un milite, convaincu qu'il abrite des tirailleurs sénégalais. D'autres y honorent la mémoire d'anciens combattants... qui n'en sont pas. Quelle est la vérité?
Il a frappé à toutes les portes. Convaincu du bien fondé de sa démarche. Depuis sept ans qu'il a découvert son existence, Boubou Sow, président de l'association France-Sénégal de Cannes multiplie les démarches en faveur du cimetière musulman de Sainte-Marguerite. Une nécropole occupant environ 1 000 m2, au nord de l'île. Son objectif ? « Réhabiliter ce cimetière qui abrite des tirailleurs sénégalais. »
La réponse du ministère français de la Défense
Pour ce faire, le président Sow a écrit au député-maire, au sous-préfet, à madame l'ambassadeur du Sénégal en France et jusqu'au ministère de la Défense et des anciens combattants qui lui a répondu : « Il ne s'agit pas d'un cimetière sénégalais, mais d'un cimetière musulman. Ce site accueille les corps des fidèles de l'émir Abd el-Kader faits prisonniers à la prise de la Smala en 1843 et décédés sur place. Ce cimetière n'abrite donc pas des militaires morts pour la France, seul critère qui fonde la compétence du ministère de la Défense et des anciens combattants. » Et de regretter « de ne pouvoir réserver une suite favorable » à cette demande. Donc pas de tirailleurs sénégalais dans ce cimetière.
« Une violence à la vérité historique »
Mais qui sont en fait les musulmans enterrés au petit cimetière qui jouxte celui de Crimée se demande Nice matin qui a fait sa propre enquête « Ce sont des prisonniers algériens que l'autorité coloniale a fait déporter entre 1840 et 1884, pour des motifs essentiellement politiques », affirme Michel Renard, historien, qui a consacré un ouvrage au site sous le titre "Enquête ethnographique sur une nécropole musulmane oubliée". Pour Jacques Murisasco, « ce sont essentiellement des membres de la Smala d'Abd el-Kader. »
Reste un mystère : pourquoi la stèle érigée au centre du cimetière porte-t-elle l'inscription « A nos frères musulmans morts pour la France » ? « C'est une violence à la vérité historique, déplore Michel Renard, les musulmans enterrés ici sont morts " par " la France et non " pour " la France. » Et pourtant chaque 1er novembre, la ville de Cannes, le Souvenir français et l'association « les Amis des îles », viennent, chacun, déposer une gerbe au pied de la stèle. « Et ça dure depuis 1965 ! », souligne Jacques Murisasco.
« Certains n'en démordent pas ! »
Alors qui a fait graver cette stèle et pourquoi se demande Nice Matin. En fait, et bizarrement, personne ne le sait. Ni le service des cimetières, ni les archives, ni plusieurs historiens consultés. Pas même le Souvenir français, ainsi que confirment son président le général Morel, son vice-président René Battistini, et sa présidente honoraire, Geneviève de Bustos.
Pourquoi déposer une gerbe sur un site qui n'abrite pas d'anciens combattants ? « Par habitude », évacue l'un. « J'ai essayé de dire que ce n'était pas logique, invoque un autre, mais certains n'en démordent pas ! »
« Simplement, peut-être, par méconnaissance", relative Michel Renard. "Quoi qu'il en soit, c'est un endroit émouvant, alors pourquoi ne pas imaginer faire de Sainte-Marguerite, un lieu de réconciliation ? » espère l'historien.
(Cet article a déjà été publié dans notre édition du 29 août 2016 et celle du 18 août 2019, dans l'attente que les autorités algériennes consentent à s'occuper de ce pan de notre histoire)
Terminé par la grâce de Dieu et avec son aide admirable, année 1264, de novembre 1847 à octobre 1848. Salut.»
(*) El-Hossin ben A'li ben Abi T'aleb, cousin germain d'El Hadj Abd'El Kader).
Récit traduit par Adrien DELPECH (Interprète judiciaire).
Publié dans la Revue africaine, volume 20, N. 119-120, pp. 417-455 (Sept.-Nov. 1876 /A. Jourdan, libraire-éditeur Constantine Arnolet, imprimeur libraire rue du palais Paris 1876)
Le document qui suit ci-dessous, intitulé «Histoire d'El- Hadj A'bd- El-K'ader», rédigé à l'origine en arabe de 1847 à 1848, par le cousin germain de l'Emir Abd-El-Kader, El-Hossin ben A'li ben Abi T'aleb, a été traduit et publié par Adrien Delpech en 1876 dans le volume 20 de la Revue Africaine. Le texte peut être consulté sur le site «Algérie Ancienne», comme il existe la version papier de l'ouvrage, la collection Revue Africaine ayant été, pour rappel, rééditée par l'Office des Publications Universitaires (O.P.U. Ben-Aknoun - Alger), eu égard aux importantes références archivistiques susceptibles d'intéresser chercheurs, historiens, étudiants, lecteurs...
Le récit retrace, globalement, quelques péripéties de la vie d'El Hachemi El Hasani Abdelkader El Djazairi (1808-1883), fils de Muhyidin et de la fille du cheik Sidi Boudouma, chef d'une zaouia de Hammam Bouhdjar (ouest algérien), l'Emir comptant parmi ses ascendants familiaux, une aïeule amazighe, Lalla Kenza, fille du chef de la puissante tribu berbère des Houara, pour le signaler au passage. Son grand-père vint s'établir dans la plaine de Ghriss au sein de la tribu des Hachem, région de Mascara où il naquit à El Guitna et c'est en 1832, à l'âge de 24 ans, que la population de la contrée lui prête allégeance (serment de la Moubaya'a). La suite est assez connue pour avoir été amplement rapporté par divers historiens et biographes nationaux et étrangers de l'Emir mais le contenu du présent document, comporte nombre d'éléments méconnus et parfois quelques surprenantes révélations quoique le récit semble, par moments, le céder au subjectivisme de l'auteur.
Pour le traducteur de l'«Histoire d'El-Hadj A'bd- El-K'ader», Adrien Delpech, interprète judiciaire de son métier, le témoignage comporte certaines libertés dans l'agencement des faits et évènements qu'aurait pris le narrateur du texte original en arabe. A son propos, il indique notamment : «El Hossin ben A'li ben Abi T'aleb ben Sid El-Moçt'afa ben Sid K'ada ben El-Moktar, auteur de l'histoire qui suit, est un cousin germain d'El-Hadj Abd-el-Kader». Et situant le cadre général de ce récit, Adrien Delpech signale que le 11 avril 1843, à la suite d'un combat livré par la colonne Tempoure, dans le sud de la province d'Oran, aux réguliers de l'émir commandés par Mohammed ben A'llal, EI-Hossin fut fait prisonnier par des cavaliers du goum qui accompagnaient la colonne. Ce dernier s'étant fait connaitre d'eux, ils lui facilitèrent sa fuite. Il s'en ira par la suite, errer de tribu en tribu, par-delà villes et villages, et ce durant plusieurs années, il échoua finalement à Blida, où d'après son traducteur, il demeura' interné jusqu'en 1848 après la capitulation d'El-Hadj Abd-el-Kader. Par la suite, il alla rejoindre ce dernier à Toulon. Mais l'ancien sultan le reçut fort mal : «il ne lui avait pas pardonné sa soumission hâtive aux Français», d'après ce que rapporte Adrien Delpech. Mettant à profit son séjour à Blida, El-Hossin, décida, «sans doute pour occuper ses loisirs où comme justification», d'écrire «un récit de la vie d'El-Hadj Abd-el Kader, dans lequel il ne s'oublie pas lui-même», et qui «ne brille pas par un style élégant ni par une très grande clarté», selon son traducteur mais excusant ces lacunes du fait que El- Hossin n'avait point pris de notes et qu'il dut faire appel uniquement à ses réminiscences, ce qui expliquerait, toujours selon Adrien Delpech, cette propension du narrateur à placer «des faits les uns avant les autres» , concourant à nous présenter, de la sorte, «un amalgame des plus parfaits.»
D'une manière générale, El-Hossin ben A'li ben Abi T'aleb, commence par donner un tableau de la famille d'El-Hadj Abdel-K'ader, non sans signaler, brièvement, la situation des Indigènes avant d'entrer dans les détails qui racontent l'élévation du jeune fils de Mahi-ed-Din au rang d'Emir (sultan note le narrateur), et les faits et évènements qui suivront, son traducteur indiquant que «la chronique devient toute particulière à partir du moment où El-Hossin fut fait prisonnier» : motif pour lequel, l'interprète a «jugé convenable de supprimer la narration de ses pérégrinations à travers l'Algérie, pour passer immédiatement à la conclusion ». L'interprète consignant qu'«El-Hossin y exprime des espérances dont se bercent encore aujourd'hui tous les Indigènes» mais ayant l'audace d'ajouter : «espérances qui, en 1871, ont failli se réaliser !»
Le traducteur se dit s'être efforcé «de rendre l'arabe d'El-Hossin dans un français aussi intelligible que possible, sans cependant trop s'écarter de la lettre », précisant que s'il en a fait la traduction, «c'est parce que, tout en offrant quelques détails intimes sur Abd-elK'ader et sa politique, il me paraît avoir un cachet d'originalité tout particulier». Cachet que le traducteur a cru devoir rendre plus clair, par des annotations se rapportant aux passages les plus importants, laissant au lecteur le soin d'apporter aux autres, les éclaircissements nécessaires, estimant que «l'histoire d'El-Hadj Abd-el-K'ader est assez connue pour que cette tâche ne lui soit point trop lourde ». En conclusion au récit traduit du cousin germain de l'Emir, Adrien Delpech ne manque pas de rappeler que El Hossin, «après une véritable odyssée sans importance et beaucoup trop longue, vint s'échouer à Blida», où il a rédigé son histoire , observant, «cependant la façon dont se termine son manuscrit» qu'il considère «assez curieuse» pour qu'il la donne, l'interprète - littérateur traduisant, par là, et par certaines expressions restituées en italique et autres annotations explicatives de ce très long texte , des non-dits ou préjugés idéologiques, transparaissant en filigrane à travers quelques passages qui tiennent lieu de commentaires additifs, gratuits...
Ci-dessous l'extrait du témoignage évoqué qui, compte tenu de sa longueur, ne reprend que quelques passages jugés édifiants de la traduction telle que l'a consignée son auteur français Adrien Delpech, en respectant sa transcription des noms et lieux avec lesquels il a eu fort à faire, comme il le signale, du fait de leur caractère arabo-berbère qui ne lui est pas familier, naturellement, (ainsi les lettres C, G , H, O, etc., qu'il transcrit souvent en lettres S , R, A, pour ne citer que ces exemples).
Histoire d'El- Hadj A'bd- El-K'ader par son cousin El-Hossin ben A'li ben Abi T'aleb (Traduction d'Adrien DELPECH - 1876)
«Louange au Dieu Unique. Qu'il répande ses grâces sur celui après lequel il n'est plus de prophète ! Cette histoire est racontée par El-Hossin ben A'li ben Abi T'aléb ben Sid El-Moçt'afa, dans les Hachem Ech-Cheraga, au pied de la montagne.
Le ouali Sid Mahi-ed-Din et A'li ben Abi T'aleb étaient frères par leurs père et ancêtres. Sid Mahi-ed.Din, ayant abandonné la terre de Kacherou, se rendit sur l'oued El-Hammam, au bas de la montagne, avec sa famille. Là, il ouvrit un canal d'irrigation et construisit une mosquée semblable à celles des villes, ainsi qu'une maison d'habitation pour lui. Dans la cour de la maison se trouvaient des tentes en poil de chameaux et un moulin à manège pour la farine. Sid Mahi-ed-Din épousa une première femme dont il eut Sid Mohammed Es Saïd; puis une seconde de la famille des Oulad Si A'mar ben Douba, la femme libre, pure et noble, la servante de Dieu, la dame Ez-Zoh'ra. Celle femme avait été déjà mariée et avait eu un enfant qui était mort. Elle donna naissance à Sid El-Hadj Abd-el-K'ader, puis à la servante de Dieu Khadidja, qui fut l'épouse d'El-Hadj Moçt'afa, kh'alifa de Mascara. Ensuite, il prit une troisième femme, dont il eut Sid El-Moçt'afa, et une quatrième, la servante de Dieu Kh'eïra ben Sid El-A'ouïd, laquelle lui donna Hassen et la servante de Dieu A'jcha. En outre, il eut commerce avec une négresse, du nom de Bent El-K'hir, qui lui donna Mahi-ed-Din.
Son frère, Sid A'li ben Abi T'aleb, épousa notre mère Amina. Le premier enfant qui vint au monde fut Sid A'bd-el-Kader. Après lui furent: Sid Ahmed, Sid El Mouloud, Sid El-Moçt'afa, et enfin, le rédacteur du présent, EI-Hassin ; ce ne sont que les mâles. Les filles furent les servantes de Dieu: Aïcha, Kh'eïra, Ez-Zoh'ra et Fat'ma (nom de la fille du prophète).
Notre père maria la première, A'ïcha, à un homme des Oulad Sid Ahmed ben A'li appelé Mohammed ben Et'-T'aïeb. De celte union naquirent Sid Et'-T'aïeb, Mohammed, A'ïcha et Et'-T'aïeb; il y eut deux fils portant le même nom. Le mari d'A'ïcba étant mort, elle épousa en secondes noces A'bd-el-K'ader ben Et- T'ah'ar. Kh'eïra fut mariée à son cousin germain Sid El-Hadj A'bd-el-K'ader du vivant du père de celui-ci Sid Mahi-ed-Din. Ils eurent deux enfants qui moururent, et un troisième, Kh'adidja, qui survécut: le tout avant d'être élu sultan, Ez-Zo'hra épousa Sid Moçt'afa, frère d'El-Hadj A'bd-el-K'ader. Enfin, la quatrième Fat'ma, fut donnée en mariage au frère de ce dernier. Les enfants de Sid Mahi-ed-Din eurent chacun une mère différente; ceux de son frère Ali furent consanguins, Sid El-Moçt'afa, père de Sid Mahied-Din et d'Abi T'aleb, étant mort, ce fut Sid Mahi-ed-Din qui continua à donner « l'ouird» aux musulmans (Sid Mahi-ed-Din était Mok'addem (directeur - maître) de la confrérie religieuse de Sid A'bd-el-Kader El-Djilani. C'est ce qui lui attira la méfiance des Turcs).
Certain jour, Sid Mahi-ed-Dln demanda aux Turcs, alors dépositaires du pouvoir sur les Arabes, l'autorisation d'accomplir un pèlerinage à l'oratoire sacré de Dieu, à la Mekke ; ils la lui accordèrent. Il s'y rendit et rentra chez lui sauf de tout accident. Pendant un très long temps il demeura chez lui; les Arabes venaient le visiter. Puis il demanda aux Turcs, pour la deuxième fois, la permission de se rendre à la Mekke ; ils la lui donnèrent. Aussitôt il fit des provisions pour la route et se mit en marche vers l'est, suivi d'un grand nombre d'Arabes. Alors ceux qui administraient le pays sous le contrôle des Turcs, dirent méchamment à ceux-ci: « Vous avez permis à Sid Mahi-ed-Din de se rendre dans l'Est, alors qu'il a l'intention de se soulever contre vous, afin d'abattre votre puissance. «La méfiance du bey ayant été réveillée, les grands se lancèrent à la poursuite de Sid Mahi-ed-Dln ct le firent revenir sur ses pas.
Conduit au bey Hassan, celui-ci voulut le faire périr; mais les At'as EI-Morseli, Moçt'afa ben Isma'Il, El-Mazari, élevèrent la voix en sa faveur et l'amenèrent le bry à de meilleures intentions. Badra, femme d'Hassan, qui était membre de la confrérie religieuse dont Sid Mahi-ed-Din était cheik - maître supplia son mari d'épargner ce dernier. En effet, il lui fit grâce et l'interna dans une maison à Oran. Son ouk'af (surveillant) fut un nommé EI-Mih'oub; il était soldat du hakim d'Oran et avait mission de garder le ouali. Cet homme était originaire du Charebernih,
Après être resté un certain temps dans celle situation, Sid Mahi-ed-Din obtint sa mise en liberté avec autorisation de faire le pèlerinage. Il s'y rendit avec son fils A'bd-el-Kader - à cette époque était très-jeune. Les pèlerins allèrent d'abord à l'Oratoire de Dieu, le Sacré (Mekka), et de là se rendirent à Bar'dad (Bagdad) où ils firent visite - o'nna. El-Hadj A'bd-el-K'ader gardait un jour les chameaux de son père, quand un vieillard très âgé vint dans le camp des pèlerins accourus à Bar'dad. Ce vieillard leur dit: « Que le salut soit sur vous, Ô pèlerins ! « Ceux-ci ayant répondu à son salut, il ajouta: « Que votre matinée soit heureuse, ô Sultan! « A ces mots, les pèlerins étonnés s'entre-regardèrent et sans comprendre auquel d'entre eux s'adressait cette épithète.
Un autre jour, le berger qui avait la garde des chameaux, étant atteint de maladie, Sid Mahi-edDill dit à El-Hadj A'bd-el-Kader : « C'est toi qui garderas les chameaux». Celui-ci obéit et les garda, en effet, jusqu'au lendemain matin. Le même vieillard se présenta de nouveau et, après avoir adressé aux assistants la formule du salut, et ceux-ci la lui ayant rendue, il s'écria: « Vous n'agissez pas convenablement. Comment, le sultan garde les chameaux. Vous faites là une chose surprenante». Sid Mahied-Din lui répondit alors: « Seigneur, ne parlez point ainsi. Les Turcs sont maîtres de notre pays».
- « Par Dieu! Un sultan surgira du milieu des sujets des Turcs». (...)
Les pèlerins demeurèrent en cet endroit sans que Dieu le voulut; puis ils revinrent chez eux. A'bd-el-K'ader était toujours jeune. Nous attendions la réalisation de cette prophétie depuis de longues années; et rien ne paraissait, quand les Français marchèrent contre Alger et s'en emparèrent, enlevant ainsi le pouvoir. Ensuite ils se rendirent à Oran, où ils agirent comme à Alger. Les Arabes qui habitaient Oran, ainsi que les Béni-Mezab et les Ar'as, s'enfuirent. Ils écrivirent à Sid Mahi-ed-Din de venir les chercher, en lui annonçant la prise de la ville par les Français. Sid Mohi-ed- Din se rendit à leur appel et les conduisit d'El Tlila (le Tléla) à Mascara. Les Musulmans pillèrent les fuyards jusqu'à l'endroit où habitait Sid Mohi ed Din. Là, ceux qui voulurent rester .avec lui, demeurèrent, et il accompagna ceux qui manifestèrent le désir d'aller à Mascara. Sid Moh ed Din se mit souvent à la tête des Arabes et combattit les Français aux portes mêmes d'Oran; mais néanmoins ceux-là restèrent pendant environ deux années complètement livrés à eux-mêmes. (...)
Enfin les notables des Hachem R'eris se réunirent en conseil et se dirent: «Nous sommes un troupeau de moutons sans gardien. (...) Actuellement il est absolument nécessaire que nous choisissions un de nos marabot's, qui nous connaisse et que nous connaissions». Aussitôt les notables des Hachem se rendirent près de Sid Mohi ed Din. Ils lui exposèrent leur plainte en ajoutant: «Prends la direction. Nous te soutiendrons de façon à ce que le Mal disparaisse de notre pays». Sid Mohi ed Din leur .répondit : «Je suis vieux; mais, si vous le désirez, prenez El hadj Abd el Kader, que les pieux Oualis de Dieu ont désigné, à Bar'dad, comme devant être un jour sultan». «Agis comme il te plaira» dirent les Hachem. Alors, montant à cheval en compagnie d'El hadj Abd el Kader et de son père Mohi-ed-Din, ils allèrent dans les Hachem- ech Cheraga, au pied de Kh'aroubet-es-Solt'ana - Caroubier Royal; on récita la»Fatiha» puis El hadj Abd el Kader entra dans Mascara suivi de «huit chevaux et peut-être davantage». Ensuite les Hachem amenèrent le « gada». Cela se passait en l'année 48 du treizième siècle - Cette année commença en juin 1832 et finit en mai 1833.
- Quelques jours après cette cérémonie Mohi ed Din envoya à son fils la femme de celui-ci, Khéïra bent Abi T'aleb, El hadj Abd el Kader se choisit des vizirs, des ar'as et des k'aïds Parmi les Hachem. A la porte de sa maison, il plaça un portier du nom d'El Mih'oub chargé d'en surveiller l'entrée. Pendant ce temps, Sid Mohi ed Din lui amena le contingent du Tell, qui tous lui apportèrent des présents (...) El Hadj Abd el Kader s'étant rendu à Tlemcem, il combattit avec fureur les « Had'd'ar «de celle ville. Puis la paix fut faite et ceux-ci lui donnèrent l'argent qu'il voulut (...) Il revint à Mascara le cœur rempli de joie et d'allégresse. Après un court séjour dans cette ville, il en sortit de nouveau et se dirigea vers l'Est (...) Les notables de la tribu des Hachem lui ayant conseillé d'avertir les gens d'avoir à payer l'impôt zekat. El hadj Abd el Kader le fit et les contingents obéirent. Les Douaïr et les Zemala chez qui un individu du nom de Bou Guelal fut envoyé pour recouvrer l'impôt qui leur incombait, payèrent aussi. Cependant les Arabes ne cessaient d'exciter le sultan contre les Douaïr et les Zemala qui, disaient-ils, étaient rebelles à son obéissance et poussaient les Beni-Ameur à se soulever contre lui. EI hadj Abd-el-Kader finit par donner l'ordre de se mettre en campagne contre eux et de les raser, En effet, les contingents arabes marchèrent contre ces deux tribus et leur livrèrent un combat terrible. (...)
Sur ces entrefaites, les Douaïr, les Z'mala et les h'el Angad ayant Zelboun pour chef, mirent à leur tête Moçt'afa ben Ismàil et EIMazari, puis se dirigèrent (la nuit) vers le sultan. Les troupes de celui-ci, stupéfiées, étonnées et terrifiées de celle attaque, s'enfuirent abandonnant tout. Le sultan fut contraint de les suivre. Les Douaïr, les Zemala et Zelboun s'emparèrent de tout ce qui était dans le camp (...) Le sultan put monter à cheval et arriver à Mascara. Après cette affaire, les Douaïr vinrent lui apporter des présents. Ensuite, ils réfléchirent que cela ne pouvait que leur nuire, que le sultan leur conserverait toujours rancune et qu'il valait mieux pour eux se réfugier à Oran. En effet, ils laissèrent Bel Had'ri en otage entre les mains du sultan et se rendirent à Oran chez les Français. Le sultan ayant quitté Mascara, il marcha contre les Ftita. Il les combattit avec les moyens dont il pouvait disposer; ensuite ils lui amenèrent les « gadas» (...) A son retour, le sultan attaqua les Zedama et leur livra combat. Ceux-ci lui offrirent les présents de soumission, Une deuxième fois, il marcha contre eux, puis il se rendit chez les Oulad Ech-Cherif, qui firent acte d'obéissance, ainsi que les Oulad Lekred et les A'ssaouat. En un mot, tous les Arabes lui firent don des coursiers les plus nobles de race et le suivirent.
De Mascara, où il séjourna quelque temps, il sortit pour combattre les Français. Une paix fut alors signée pour la liberté d'échange. Les Français livrèrent des armes, (t) () Traité Desmichels, février 1834. A cette époque, le sultan se mit à enrôler des soldats, et, lorsqu'il en eut deux cents, il conduisit une expédition contre les gens d'El-Bordj. Ceux-ci marchèrent à sa rencontre avec les Chel'aga qui avaient à leur tête Sid Mohammed ben Sid EI-A'ribi et El-Hadj el-Meddah. Les Bordjia et ces derniers offrirent le combat au sultan; mais, attaqués par les soldats réguliers, ils prirent la fuite (...) Ensuite le sultan se mit en campagne. Successivement il bivouaqua à Ben Hanifa, à Ez-efisef, à Tessala et enfin à Ar'bal (Yemala) (...) El-Hadj Abd-el-Kader était encore campé à Ar'bal, qui est près d'Oran, lorsque Dieu fit souffler un vent jaune sur le camp, comme s'il avait voulu le faire disparaître. Aussitôt le sultan revint sur ses pas, mais la maladie le suivit. C'est pendant qu'il était à Ar'bal que sa fille Ez-Zohra lui naquit. Des gens qui vinrent le voir lui annoncèrent la naissance d'un fils. On tira le canon et des coups de fusils en si grande quantité, que la fumée de la poudre changea le jour en nuit. Il n'y a de force et de puissance qu'en Dieu, le Très-Haut, le Magnifique.
Le sultan, après avoir fait des provisions de bouche, se mit en route vers l'est avec ses contingents. Arrivé à Meliana chez Si el Hadj Es-ser'ir, il nomma ce dernier Khalifa de la contrée. De retour à Mascara, el hadj Abd-el-Kader dut, quelques jours après, marcher contre les Flita. Ceux-ci entrèrent dans l'obéissance, et EI-Mazari fut nommé leur caïd. Ensuite, il se rendit par deux fois chez les Zadama, qui finirent par se soumettre. Après leur avoir donné pour kaïd Si Mohammed ben EI-Taieb, le sultan rentra à Mascara. C'est pendant qu'il était à Ar'bal que sa fille Ez-Zohra lui naquit. Des gens qui vinrent le voir lui annoncèrent la naissance d'un fils. On tira le canon et des coups de fusils en si grande quantité, que la fumée de la poudre changea le jour en nuit. Il n'y a de force et de puissance qu'en Dieu, le Très-Haut, le Magnifique.
- Le. Arabes sont de bien grands menteurs ! (...)
La guerre ayant éclaté entre les Français et le sultan, ceux-là se rendirent à Tlemsen qu'ils occupèrent. Il y eut un grand combat, Les Korour'lis qui étaient dans le mechouar, furent emmenés par les Français, qui laissèrent seulement une garnison dans la ville. El-Hadj Moç,'t'afa était khalifa du sultan dans Tlemsen .Quelque temps après, les Français sortirent de nouveau d'Oran pour aller à Tlemsen , Le sultan leur livra un combat à A'ouchda; il fut tellement terrible que les soldats réguliers firent deux cents prisonniers et le sultan retourna à Mascara, et El-Hadj Moçt'afa occupa Tlemsen. Les Français s'étant encore dirigés sur cette ville, une rencontre eut lieu avec eux à Rachgoun. Ils turent complètement cernés, si bien qu'ils en vinrent à manger les chevaux. Ce sont des transfuges qui nous rapportèrent cela. Ils voulurent faire un effort pour se tirer de cette situation; ce fut inutilement. Moçt'afa ben Ismail fut, dans une sortie, blessé à la main, et, désormais, il lui fut impossible de s'en servir. Enfin, des navires étant arrivés, les Français purent s'embarquer et se rendre à Oran. Une quatrième fois, les Français marchèrent d'Oran sur Tlemsen. Nous les rencontrâmes à Chea'b-el-leham. Bataille leur fut livrée; mais ceux qui combattaient pour la religion s'enfuirent du côté de la Tafna.
Les Français nous avaient vaincus. Ils entrèrent dans la ville. Après y avoir déposé des vivres, ils revinrent à Oran, d'où ils se mirent en marche sur Mascara avec une colonne formidable. Celte colonne arriva par étapes à Ettlila (le Tléla). Les soldats et les contingents arabes du sultan étaient conduits par l'ar'a El-Mokhtar hen Aissa. D'abord nous allâmes à l'oued El-Hammam, et de là nous vînmes camper sur le Sig. Notre but était de nous installer à Djenin-Meskin. Mais les contingents des R'eraba arrivèrent j avec eux se trouvaient le khaliïa Ould-Mahmoud et El-Habib bou A'Ilam, Ils nous prévinrent de l'approche de l'ennemi. Nous rencontrâmes celui-ci, avec l'aide du Tout Puissant, à Chedjara Moulana Ismail. La lutte fut terrible ; le sang arrivait jusqu'à la cheville. Enfin, les musulmans revinrent sur l'oued Sig, auprès du bordj. Dans la bataille, le kh'alifa Sid A'bd-el-K'ader bou Chak'or fut tué.
Celle rencontre était la première à laquelle j'assistais. Ensuite, El-âlazari, qui arrivait à la tête de mille cavaliers de goums des plus ardents et des plus entreprenants, tua quelques Français ; lui fut blessé, - Le soir ils rentrèrent. L'armée française campa au-dessous de celle du sultan, sur le sig. Le lendemain soir, comme des soldats nous étaient arrivés de Tlemsen , nous offrîmes le combat aux Français. Nos ailes se rejoignirent, et nous les cernâmes tel qu'un bracelet entoure le bras d'une femme. La nuit étant venue, il fallut attendre le matin. Dieu ayant fait paraître la plus heureuse des matinées, l'action s'engagea avec furie. Nous pressâmes les Français de telle façon, qu'ils furent contraints de fuir. Enfin, ils battirent en retraite sur El-Mek't'a (Makta), toujours poursuivis par les Modjah'idins, guerriers de la foi - Nous entrâmes environ deux mille ou davantage. Lorsqu'Ils eurent atteint El-Mak't'a, nous les rasâmes et dispersâmes. Il n'échappa que ceux qui se jetèrent à la mer ou ceux qui devaient vivre encore de longs jours. Un canon, des voitures et prés de quatre mille fusils furent notre butin. (...)
Nous demeurâmes en cet endroit jusqu'au moment où les had'd'ar de Médéa écrivirent que les Korous'lis entretenaient des intelligences avec les Français, ainsi qu'un grand nombre d'Hassen ben Ali, d'Abid et de Douars, parmi lesquels se trouvait el A'id. Il faut, disaient les Hadd'ar, que vous veniez à l'instant où la ville sera abandonnée. Immédiatement, d'El-Merdja, nous montâmes à cheval. Nous allions à allure très-vive, sans nous arrêter. Dieu voulut qu'il plût, en sorte que les chevaux qui avaient soif purent boire. Lorsque nous arrivâmes auprès de Médéa, il restait deux heures de nuit. Aussitôt la ville fut cernée en silence, Nous étions semblables au bracelet qui enlace le bras d'une femme, Dès que Dieu eut fait paraître la plus heureuse des matinées, nous pénétrâmes dans Médéa, et tous les Korour'lis furent arrêtés, Parmi eux se trouvaient Oulid Dja'fat, Mohamed ben Cheddi et tous les notables. Ils furent envoyés en prison à Miliana, puis de là ils furent dirigés sur Tak'edemt sous notre escorte. Quelques temps après on transporta leurs familles auprès d'eux, Ils demeurèrent dans cette ville, et le sultan revint à Mascara.
De celte ville, nous allâmes dans le Sahara. Tous les Arabes de cette contrée firent don de chevaux de ce pays et protestèrent de leur obéissance. Nous arrivâmes ainsi dans les tribus Sahariennes de l'Est. Dans ces parages, Sid Mohamed ben A'llal nous fit parvenir la nouvelle de la mort de Sid Mohamed Es Ser'ir; il fut nommé à sa place. Ensuite ordre fut donné à Sid Mohamed el Berkani d'avoir à nous rejoindre; il obéit et vint avec les troupes sous ses ordres, Du sud notre armée se dirigea sur l'Ouennour'a, dont tons les habitants furent r'azés, Puis nous passâmes dans le Hamza, Sid Ahmed ben Salem fut nommé kh'alifa des Kabyles Zouaoua. Enfin, nous rentrâmes à Médéa, heureux d'avoir vaincu et triomphé.
Au bout d'un séjour de six mois dans cette ville, le sultan m'envoya chercher son épouse et la servante de Dieu, la dame Ez Zohra bent sid A'mar el Douba , Nous habitâmes le palais du bey Bou Mezrag, où demeure actuellement le général Marey (Monge). De temps à autre le sultan allait à sa tente qui était dressée hors de la ville el où se trouvait sa famille, Ensuite, il envoya celle-ci au-dessous de Miliana. Peu de jours après, nous arrivions parmi elle, pour de là nous rendre à Tak'edemt , C'est dans celte ville que fut célébré l'anniversaire du Mouloud de notre Seigneur. Les goums ct les soldats exécutèrent des manœuvres en l'honneur de notre Seigneur et prophète et nous prirent leurs chevaux. (...)
Nous quittâmes Mascara pour marcher sur Aïn-Madi avec les soldats réguliers et de la cavalerie. A moitié route, le sultan laissa la cavalerie régulière dans les Flita, que ceux-ci devaient nourrir jusqu'à son retour, Arrivés près de la ville nous en fîmes le siège. Il fut très-long, car il dura neuf mois. Les habitants de la ville par l'intermédiaire de leur chef nommé Ahmed ben Salem, demandèrent merci, Nous luttâmes à outrance avec eux, de notre côté beaucoup de monde périt. Enfin, Ahmed ben Salem implora la paix. Il fut autorisé à se rendre dans le Djebel Amour, avec les habitants de la ville (...) Ensuite nous rentrâmes: à Tak'edemt, remplis de joie et d'allégresse. De ce point nous allâmes à ElTaza de Bellal, puis à Areliana avec les tentes du sultan. Nous y restâmes assez longtemps, Le fils d'El Mok'rani, El hadj Abd es Selam et Bou D'iaf des Oulad Mad'i vinrent nous y trouver. Le sultan m'envoya avec le premier à M'sila en compagnie de deux cents cavaliers, pour prélever les impôts qui avaient été imposés aux Arabes, Ceux-ci firent des protestations d'obéissance et amenèrent des chevaux de «gada », Ils payèrent ainsi toute la somme qui leur avait été fixée (...)De là, nous nous dirigeâmes vers les Oulad Mokran de la Medjana. Les K'abyles furent prévenus d'avoir à se joindre à nous pour r'aser Ahmed ben O'mar appartenant au parti français, Ce dernier nous échappa. Il était très mal avec son cousin El hadj Mohamed ben Abd es Salam.
Sur ces entrefaites, le sultan nous fit parvenir l'ordre de lui remettre les fonds montant de l'imposition exigée des Arabes. Obéissant à ses ordres, nous nous rendîmes auprès de lui à Abi A'bbas, et l'argent fut versé en ses mains. El Mokr'ani avait diminué la somme de sorte que nous avions couru beaucoup pour ne rapporter qu'un faible total. (...)
De cet endroit, j'allai rejoindre El hadj Moçtafa, K'halifa de Mascara. Les contingents arabes et les soldats étaient campés près d'Oran, Avec eux nous nous dirigeâmes sur Mazer'eran (Mazagran) . La ville fut entourée de toutes parts. Les soldats se précipitèrent aux murailles. Nous pointâmes une pièce de canon qui abattit la hampe à laquelle ils arboraient le drapeau. Certain jour, un homme du nom de Sid Mohamed ben Mezrona', bach-kateb (trésorier) des soldais, répandit le bruit parmi ceux-ci que le sultan avail écrit de retourner j les soldats partirent. C'était un mensonge. J'eus un cheval tué à ce siège. De retour auprès du sultan qui était revenu à Tak'edemt, je lui rendis compte de ce qui était arrivé, il destitua le bach-kateb. Après quelques jours nous, allâmes dans l'Est à Médéa. Là, nous reçûmes la nouvelle que les Français marchaient sur cette ville. Les soldats furent réunis pour aller à l'ennemi. Les Français, quoique ayant appris notre mouvement, continuèrent leur marche. Ils arrivèrent au sommet du Col et entrèrent dans Médéa. Trois jours après, ils y laissèrent une garnison et rentrèrent à Alger. Nous leur livrâmes bataille au Col (de :Mouzaïa) ,depuis Zeboudj-el-A'zra jusqu'à EI-Mesra. Ce jour, j'eus un cheval tué sous moi (1840).
Environ deux jours plus tard, les Français se dirigèrent sur Miliana. Nous n'eûmes connaissance de cette marche que lorsqu'ils furent parvenus à Ez-Zeboudj-el-Jabessa, dans l'Oudjer. Ils atteignirent Choa'b-el-K'of't'a' et arrivèrent au-dessous de MoulaÏ-Abd-el-Kader, Les cavaliers mirent pied-à-terre. Là, nous offrîmes la bataille. Ils nous canonnèrent, puis allèrent dresser leur camp au-dessous d'Aîn-es-Solt'an ; le lendemain, ils étaient à Miliana, Après un séjour de trois jours, ils partirent pour Médéa, d'où, après avoir passé la nuit, ils se mirent en route pour Alger (1840). D'avance nous avions placé les soldats réguliers à Zeboudj-elA'zara. Lorsque la colonne française parut, elle fut assaillie par nous jusqu'à EI-Mesra (...) mais quelques goums arabes les suivirent. Au bout de quelques temps, les Français firent trois sorties successives; ils n'eurent à combattre que les goums arabes. Quant à nous, désirant enlever le troupeau de bœufs de la garnison de Médéa, nous tentâmes un coup de main. Certain jour, au lever de l'aurore, nous nous embusquâmes dans El-Ouez , De cet endroit nous fondîmes sur la garde. Deux oudïa (gardiens) furent pris ; le troisième nous échappa, parce que le canon nous obligea de revenir sur nos pas. Nous fîmes vingt-cinq prisonniers (...) Ensuite nous allâmes camper au lieu dit Tibechtim. Au bout de trois jours, nous nous transportâmes au pont du Chelif. Nous y passâmes l'été et l'automne; puis une maladie ayant passé, les cavaliers se rendirent dans les A't't'af, les réguliers montèrent Ez-Zeboudj, et nous entrâmes à Tak'edemt.
De là, nous marchâmes dans l'Est. Une colonne française étant sortie d'Alger, elle se rendit à Médéa, De celle ville, elle alla à Miliana par les Choa'b-el-K'ot't'a', et revint à Médéa. Nous lui livrâmes combat à Medjeniba, Quelques Arabes et quelques réguliers furent pris. Alors les contingents arabes s'enfuirent, Ensuite les réguliers vinrent à Ez-Za'rour, et les Français rentrèrent à Alger. Une antre colonne française ne tarda pas à se rendre à Miliana. De là, elle marcha dans l'Ouest, afin d'enlever la zemala de Sid Mohamed ben A'lIal, campé en ce moment à Douï. Les objets mobiliers et les tentes restèrent au pouvoir des Français; les gens avaient eu le temps de s'enfuir. Tous les musulmans se battirent, mais ils furent obligés de céder. El Hadj Mohi-ed-Din fut tué d'une balle, et cinq autres avec lui. La colonne française revint sur Miliana auprès de Moulaï-Abd-el-Kader. Après avoir laissé une garnison dans celle ville, elle alla à Médéa, où elle passa trois jours. Enfin, elle se mit en marche pour Alger. (...)
Après cela, il y eut un échange de prisonniers. Puis nous allâmes opérer des r'azias du coté de Mascara, Mais une colonne française sortit d'Oran et se dirigea sur Tak'edemt. D'étape en étape elle y arriva, malgré l'engagement qu'il y eut entre elle et nous auprès de Chiki-ben-Aïna, dans les Flita, où nous eûmes quinze cavaliers de tués. Les Français pénétrèrent dans Tak'edemt et se mirent à tirer des coups de canon sur le bordj du sultan. Ne voyant paraitre personne, ils continuèrent le feu et le démolirent. Ils détruisirent également El-fabrica (la manufacture de poudre) qui se trouvait au-dessous du bordj. Le lendemain, ils se mirent en roule pour Mascara. Soutenus par les goums des Harrar, nous les assaillîmes ; néanmoins ils continuèrent leur marche par étapes et atteignirent cette ville. Après y avoir laissé une garnison, ils la quittèrent, Nous les suivîmes jusqu'à Ak'bet-el-Melah. Quand ils furent au bas de la descente, nous les attaquâmes avec tant de vigueur que nous crûmes pouvoir les prendre tous. Si nous avions eu des fantassins avec nous c'était fait. Mais ils nous repoussèrent... (...) Ce ne fut qu'au bout d'un très long temps que les Français se décidèrent à quitter Mascara pour faire une expédition, Ils vinrent camper à Nedjmadi. Ignorant où nous étions, ils retournèrent sur leurs pas et campèrent dans les Oulad Lekred, Les Hamal' ayant voulu les rejoindre, nous leurs barrâmes le chemin. Un combat terrible s'engagea alors entre eux et nous. Enfin, les Harrar s'enfuirent, nous ayant à leur poursuite. On nous avait dit que la colonne française était rentrée à Mascara; mais les Harrar savaient parfaitement qu'il n'en était rien et qu'elle était en campagne. Il tombait une pluie fine, et nom' poursuivions toujours les Harrar, quand tout-à-coup apparut le campement de la colonne française, caché derrière une colline. Aussitôt les trompettes se mirent à sonner, les chasseurs et les spahis montèrent à cheval el s'élancèrent sur nos traces.
Nos chevaux étaient fatigués de la course qu'ils venaient de fournir contre les Harrar; aussi les Français nous en prirent-ils. Le krazenadar ben Abbou (?) fut tué et A'bd-el-Kader-ben Rabha, ar'a des cavaliers réguliers (kr'iala), fut pris et vingt-quatre autres avec lui. Celle journée fut appelée affaire de la prise des chevaux (...) De retour à la Zemala, nous y séjournâmes un certain nombre de jours. De là, nous fîmes un retour offensif sur les Keraïch, les Beni-Tir'erin et les Benl-Aourar. Mohammed ben El hadj fut pris par nous et envoyé à la Zemala, pour y être tué, Nous poussâmes jusqu'aux Oulad-Kr'ouïdem, qui furent complètement pillés. Cinq cents des leurs furent tués. Après être revenus sur nos pas, nous allâmes chez les K'abyles où nous demeurâmes longtemps, puis chez les BeniMenasser.. Mais les Français de Cherchell ayant opéré une sortie, ils nous battirent et nous fîmes obligés de battre en retraite sur les Bou Rached (Beni-Rached ?) que nous r'azàmes. De cet endroit, nous passâmes dans l'Ouan es Serir ( Ouanseris), auprès de Moulaï El Arbi. Les Arabes nous hébergèrent et nous offrirent la d'ifa. (...)La nouvelle que les Français marchaient sur la Zemala nous étant parvenue de Mascara, le sultan me dit « El-Hosin-ben Abi- Taleb, les Français sont mis en route pour enlever Ia Zemala. Les Kriala et leurs ar'as, ainsi qu'un chef pour les contingents arabes vont demeurer ici. Toi, liens-toi prêt à partir avec la troupe.» Le sultan vint alors s'établir au Nad'or, avec une faible quantité d'hommes. Les colonnes françaises de l'Ouest s'avancèrent; elles marchèrent vers le Sud, puis elles revinrent. En même temps une autre colonne sortait d'Alger. Le fils du roi et des contingents indigènes étaient avec elle ; nous n'entendîmes point dire qu'elle avait la Zemala pour objectif. Cependant nous étions toujours campés avec les Kr'iala, dans les Flita, et le sultan était dans le Nad'or. La garde de la De'ira était confiée à El Mouloud ben A'rach, K'adour ben A'bd-el-Bakri, El Habibben-Trari, ar'a des soldats, El Moussoud et Aïd, aussi ar'as des soldats.
Enfin, les Français, venant de Moslar'anim (Mostaganem), guidés par Oulid EI-Mokhfi, se mirent en mouvement. Ils tombèrent sur les Beni.Mosselem, qu'ils se mirent à r'azer et à piller. Nous ne fûmes informés de ce fait que par un cavalier arabe. Les Français avaient lancé en avant des chasseurs seulement, et l'infanterie suivait (...) Quelques jours après, nous recevions des nouvelles du sultan. Sa lettre nous annonçait que la Zemala et la Deïra avaient été enlevées par la colonne française partie d'Alger. Nous fûmes anéantis. Cependant les Français avaient installé une garnison à Tih'aret (Tiaret), dans la montagne. La garnison de ce poste, avec les Harrar, marcha sur Bou Temra et r'aza quatre campements dés Oulad Lekred, Les Kr'iala reçurent l'ordre de monter à cheval, et nous combattîmes les Français qui furent ramenés sous Tih'aret après une lutte acharnée. Ensuite, nous nous rendîmes à la Zemala avec les Kr'iala. Nous y passâmes quelques jours, pour venir après camper dans les hachem; la daïra était à Neh'ar Anacel. (...) Après cela, nous nous rendîmes chez les Cheurfa de Flita. Une distribution de poudre leur fut faite, et ils se joignirent à nous. Alors laissant les goums à la Zemala, nous envoyâmes les réguliers et leurs ar'as vers Tih'aret, en recommandant à ceux-ci de s'embusquer non loin de ce poste, pendant que nous attaquerions les Harrars. Ces dispositions prises, nous quittâmes, en effet, les Sebaïn-Aïn (Tagim) avec les goums qui furent divisés entre le K,r'alifa et El-Hadj-Moçt'afa et A'dda-Ould-Neïrech, al''a des Hachem Ech-Cberraga, pour aller attaquer les contingents ennemis campés auprès de I'iah'aret. Après une marche rapide nous les atteignîmes ; mais ils avaient cu connaissance de notre mouvement et étaient venus à notre rencontre. Le combat s'engagea. La garnison de Tih'aret, en entendant le bruit de la bataille, fit une sortie; elle se heurta aux réguliers. Le poste lança des coups de canons à ceux-ci, les Harrar, voyant la tournure que prenait l'affaire, s'enfuirent. Ils furent poursuivis par nous jusqu'à la Mina. A cet endroit ils voulurent résister encore; mais ils furent contraints de continuer leur fuite et d'abandonner leurs troupeaux de moulons, qui furent pris, parce qu'Ils étaient restés en deçà de la rivière (...)
Ensuite les troupes furent fractionnées, Sid El~hadj Moçt'afa eut sous ses ordres les Kr'iala, commandés par Bou A'llam, ar'a, et Mohammed ben A'llal les soldats réguliers. Ceux-ci se trouvaient sans ar'a : ce fut Bel Abbas qui en remplit les fonctions. Alors nous marchâmes, en compagnie du sultan, vers Sid A'bad, dans le sud-ouest de Tih'aret ; la daïra était avec nous. Arrivé Sur le territoire des Hassasna, la daïra s'enfonça dans le Sud, et notre camp fut installé dans cette tribu afin d'enlever le blé et l'orge de leurs silos. Duran ce temps, les Hassasna s'étaient rendus auprès des Français qui mirent une de leurs colonnes en mouvement. Cette colonne était commandée par le général Sirach (?)
Un beau matin, elle arriva près de nous, sans que nous ayons eu connaissance de sa marche, précédée par les contingents des Hassasna, Ceux- ci s'étant avancés, se mirent à nous envoyer des balles jusqu'au milieu du camp, Le Sultan se mit aussitôt en selle, ainsi que nous; et nous nous élançâmes contre les cavaliers arabes, qui avaient ouvert le feu sur nous. Nous les chargeâmes, ignorant complètement qu'ils étaient suivis d'une colonne française. Les Hassasna s'enfuirent, nous suivîmes leurs traces et les ramenâmes jusqu'au général Sirach. Alors les Français ouvrirent le feu. Le cheval du sultan fut tué. Après un moment de stupéfaction, causé par cet événement, nous nous éloignâmes des Français. Nous pûmes saisir le k'raliîa du Bach Saïs (palefrenier en chef), nommé Cohnan, lequel était monté sur les chevaux du sultan. Celui- ci étant en selle, nous primes la fuite. Son premier cheval blessé resta sur le champ de bataille fut pris par les Français, ainsi que sa selle. Les chasseurs et les goums des Hassasna s'élancèrent à notre poursuite. Les Français, ayant, atteint les soldats réguliers, en tuèrent trois cents ou davantage. Le sultan eut le kr'alita du bach-Saïs - Cohnan - tué, ainsi que son cuisinier. Notre camp, avec tout ce qu'il contenait de blé et d'orge et autres choses, demeura aux mains de l'ennemi. Les chasseurs étaient toujours à notre poursuite, ainsi que les goums des Hassasna ; ils nous enlevaient nos chevaux. Enfin, ils parvinrent à nous rejoindre; mais nous fîmes un retour offensif et nous pûmes reprendre quinze chevaux. A ce moment, si les chasseurs avaient continué la poursuite, ils s'emparaient du sultan; mats heureusement ils retournèrent sur leurs pas. (...)
Nous restâmes campés jusqu'au jour où nous reçûmes une lettre du sultan, par laquelle il nous prévenait de nous rendre dans l'Ouest, à El Gor. Il avait réuni les goums les Djea'fa et desHomeïan, et nous devions lerejoindre avec lesOulad-Baler', les Beni-Maeher, les Oulad Melouk el les EI-Ougad, commandés par Ould El Imam, qui, après s'être soumis aux: Français, les trahissait pour revenir à nous. Nous levâmes aussitôt le camp, et primes à travers les bois. Il pleuvait beaucoup ce jour-là. Une partie des réguliers qui étaient allés dans lesOulad-Kr'abel pour acheter des vivres ! revinrent avec nous; les autres avaient été pris par la colonne française qui se trouvait dans cette tribu. Nous marchâmes par étape jusqu'à ce que nous fussions parvenus sur le territoire des Oulad-Sid-Yahya, en avant d'Abekir et des maisons. Nous sortîmes du bois et campâmes au-dessous d'un mamelon. Abekir et les maisons nous restaient dans l'Ouest. Là, nous reçûmes une lettre des Français. Ils nous disaient: « Nous ne cherchons que la paix, venez à nous ce soir.»
Nous pensâmes que celte lettre était un stratagème et que le fait ne pouvait être vrai. La colonne française était proche de nous, et nous l'ignorions complètement. Sid K'addour ben Rouila et tous les Musulmans étaient joyeux, Dieu ayant amené le malin, nous fîmes une distribution de viande de mouton, car nous ne vivions que de viande. Les soldats se mirent à préparer leur repas; une partie d'entre eux réussit et mangea. Il tombait une pluie fine. Tout à coup des réguliers qui rôdaient dans les environs aperçurent les Français qui s'avançaient sur nous. Aussitôt, ils se mirent, à crier de toutes leurs forces:» Nous sommes surpris. « Aussitôt, nous nous élançâmes à cheval et les tambours battirent. Il y avait un mamelon entre nous et les Français. Un cavalier de l'ar'a ben Yahïa fut envoyé en éclaireur; il vint dire que les Français étaient proches. Alors, Mohammed ben Allal se mit en selle sur son cheval gris, appelé Bou Hamid, et avertit les réguliers. Ceux-ci, ainsi que lesKr'iala, étaient peu nombreux. Sur 1.200 hommes, la moitié avait fui sur une colline, qui se trouvait à l'Ouest. Le reste était demeuré avec nous.
Enfin, la colonne française apparut sur le mamelon. Les spahis tirèrent leurs sabres et se précipitèrent sur nous de la même façon que le faucon sur le passereau. Les réguliers perdirent la tête j leur drapeau fut enlevé. Les Français continuèrent à frapper et a tuer les Musulmans ... Les réguliers s'enfuirent devant eux mais les Français s'acharnèrent et s'avancèrent vers nous. Nous étions avec Sid Mohamed ben Allal. Nous nous séparâmes, et je piquai seul vers le nord... (...)
Celui qui a tracé ces mots est le serviteur de Dieu, Mohammed' El Abi T'aleb ben K'ada ben Mokr'tar, dont la demeure est à Kacherou, pays d'oliviers, de figuiers, de jardins et de ruisseaux. - l'ai placé des mots avant d'autres (mais je suis excusable), car la santé d'esprit ne s'allie pas à l'emprisonnement. Il est Probable que le bélier revient un jour .Le monde n'a pu rester vide depuis Adam jusqu'à nos jours. Des générations se sont éteintes et remplacées d'une manière plus forte. Aujourd'hui, Dieu en a décidé ainsi, je suis avec les Français. Un jour est tout joie et tout allégresse, le lendemain est tout malheur, tout pleurs et tout remord. Aujourd'hui est pour nous; demain est contre nous. Salut.
Terminé par la grâce de Dieu et avec son aide admirable, année 1264, de novembre 1847 à octobre 1848. Salut.»
(*) El-Hossin ben A'li ben Abi T'aleb, cousin germain d'El Hadj Abd'El Kader).
Récit traduit par Adrien DELPECH (Interprète judiciaire).
Publié dans la Revue africaine, volume 20, N. 119-120, pp. 417-455 (Sept.-Nov. 1876 /A. Jourdan, libraire-éditeur Constantine Arnolet, imprimeur libraire rue du palais Paris 1876)
En décembre 1936, le Parlement commence à discuter un projet de loi sur les droits politiques des musulmans. Face à la fronde, le Front populaire retire le texte. En partenariat avec RetroNews, le site de presse de la BNF.
Léon Blum à son bureau, à Paris, en 1936. (AFP)
L’histoire coloniale en Afrique vue par les journaux français
Deux fois par mois, en partenariat avec RetroNews, le site de presse de la Bibliothèque nationale de France (BNF), « l’Obs » revient sur un épisode de l’histoire coloniale en Afrique raconté par les journaux français. Aujourd’hui, retour sur le « projet Blum-Viollette ».
C’est un projet mal connu et vite enterré du Front populaire. Le texte a été peu débattu au Parlement puis a fini dans les cartons de la IIIe République. Il est resté dans l’histoire comme le « projet Blum-Viollette », du nom du président du Conseil arrivé au pouvoir en juin 1936 et de son ministre d’Etat, Maurice Viollette. Son intitulé exact était plus long, « Projet de loi relatif à l’exercice des droits politiques par certaines catégories de sujets français en Algérie ». Il visait à ce que 20 000 à 25 000 musulmans, une minorité appartenant à l’élite (diplômés du secondaire et du supérieur, militaires décorés, officiers, sous-officiers, fonctionnaires, ouvriers titulaires de la médaille du travail, élus…), obtiennent la citoyenneté française et puissent voter.
« Paris-Soir », 4 mars 1937
Le sénatus-consulte de juillet 1865 a mis en place une procédure de naturalisation des « indigènes », la loi de février 1919 a facilité le processus. Mais le projet veut aller plus loin, faire en sorte que les musulmans d’Algérie les plus assimilés qui ne veulent pas abandonner leur statut personnel religieux (comme l’exige la naturalisation) puissent être des citoyens français.
Ancien gouverneur général de l’Algérie (1925-1927) et membre de la Ligue des droits de l’homme, Maurice Viollette est l’auteur, en 1931, d’un livre relativement critique sur la colonisation, « L’Algérie vivra-t-elle ? », sous-entendu l’Algérie française, où il a notamment écrit : « Quelques colons ne peuvent comprendre que l’indigène n’accepte pas leurs volontés et quelquefois leurs caprices comme autant de manifestations de la volonté de la France. » Il est un farouche partisan de réformes dans l’Empire français.
Maurice Viollette, en 1929. (GALLICA)
Le texte arrive à la Chambre des députés le 30 décembre 1936. Très vite, les débats sont houleux. Les élus des départements d’Algérie, vent debout, sont en première ligne. « Le Journal » publie le 4 janvier 1937 le « cri d’alarme » de Paul Saurin, député d’Oran, qui fait partie des opposants les plus virulents au projet. Les questions sur la laïcité et la religion musulmane sont – déjà – mises sur la table.
« L’Algérie vivra-t-elle ? L’apostrophe fut lancée en 1931 par Monsieur Viollette, ancien gouverneur général de l’Algérie, aujourd’hui ministre d’Etat et inspirateur d’un sensationnel et imprudent projet de loi sur l’accession des indigènes musulmans à la citoyenneté française… Les parlementaires d’Algérie, dans leur quasi-unanimité, répondent aujourd’hui : oui. Elle vivra, parce que le Parlement s’opposera à une réforme qui contient en germe la perte de l’Algérie française.
Que dit, en effet, le projet de MM. Léon Blum et Viollette ? Sous prétexte d’assimilation, il incorpore, dans le collège électoral français, en Algérie, certaines catégories d’indigènes musulmans qui conserveraient, néanmoins, leur statut personnel et successoral coranique, c’est-à-dire resteraient figés dans leurs coutumes religieuses, leurs conceptions et leurs mœurs orientales. Cette réforme, si elle était réalisée, aboutirait à une monstruosité juridique et attenterait à la souveraineté française en Afrique du Nord. Comment concevoir dans un même collège électoral deux catégories d’électeurs, ayant les mêmes droits politiques, mais dont les uns seraient intégralement soumis aux lois civiles françaises et les autres pourraient conserver un statut d’ordre strictement religieux dont certaines dispositions sont en opposition formelle avec notre code civil.
Le droit musulman – Monsieur Léon Blum l’aurait-il ignoré ? – est fondé sur le privilège exorbitant et périmé de la masculinité. Certains électeurs, citoyens français, seront des laïcs, avec toutes les charges prévues et voulues par le code civil. Les autres resteront soumis à un droit religieux et antidémocratique dont les prescriptions, d’origine divine, demeurent immuables et sont par là même incompatibles avec le progrès et l’évolution normale des sociétés humaines.
Il est assez piquant de voir le parti socialiste prôner la confusion entre des citoyens laïcs de la République et les fidèles d’un droit divin. Mais il y a mieux… La République, succédant au Second Empire, a voulu instaurer en Algérie une politique d’assimilation et la naturalisation individuelle volontaire fait chaque jour de l’indigène naturalisé un citoyen complet bénéficiant de tous nos droits et soumis à tous nos devoirs. Le désir de jouir des droits politiques était, jusqu’ici, le principal mobile qui poussait les indigènes à cette assimilation totale. MM. Léon Blum et Viollette anéantissent pratiquement l’œuvre entreprise et patiemment poursuivie par la Troisième République.
Obtenant sans aucune contrepartie le bulletin de vote du citoyen français (ce qui n’a, avec l’assimilation véritable qu’une analogie assez vague), le musulman s’enfermera désormais dans ses habitudes orientales. Il sera cristallisé dans sa conception coranique et fanatique de la vie. Comme “laïcisation” ce sera assez réussi… […] Le projet de MM. Léon Blum et Viollette est extrêmement grave car il engage l’avenir du pays tout entier. Son adoption, suivie de la surenchère démagogique que l’on entrevoit déjà, mettra vite en cause notre souveraineté en Algérie, porte de l’Afrique française. On ne peut y songer sans frémissement. »
« Le Journal », 4 janvier 1937
Les élus et les Français d’Algérie craignent aussi qu’avec le projet, le corps électoral français se retrouve minoritaire dans certaines communes algériennes. Sous le titre « L’indigène électeur », le bien nommé « l’Intransigeant » reprend l’argumentaire des élus algériens et clame à la une qu’« une telle réforme sera le prélude d’une révolution » :
« Le projet Viollette octroie à 22 000 indigènes le droit de vote dans le collège électoral français ; il leur confère, en somme, la qualité de citoyens métropolitains ; il les assimile totalement à des paysans de Beauce, à des pêcheurs bretons, à des ajusteurs de Billancourt. Cette expérience, dont le moindre caractère n’est certes pas la hardiesse, suscite déjà des réactions et des approbations passionnées ; son résultat pourra être capital en ce qui touche l’avenir de notre Afrique du Nord, et peut être de toutes nos colonies africaines. »
« L’Intransigeant », 28 janvier 1937
Lors du congrès, les 300 maires d’Algérie menacent de démissionner collectivement et se prononcent à l’unanimité contre le « projet Blum-Viollette ». Ils demandent au Parlement de repousser le texte et veulent être entendus par la Commission du suffrage universel avant qu’une décision soit prise.
« L'Echo d'Alger », 9 février 1938
Maurice Viollette essaye de défendre sa « réforme controversée », comme la qualifie le journal « Excelsior » qui le montre dans son uniforme de gouverneur général d’Algérie, sur une photo prise en 1926, et rapporte qu’il « semble peu ému des oppositions que son initiative rencontre ». « Il y a sept ans, explique-t-il au journal, que j’ai enfanté ce projet de loi. Je n’en renie par la paternité. Devant la situation présente de l’Algérie, chaque jour davantage, je suis persuadé que mon texte est capable d’y apporter l’apaisement nécessaire. »
« Mon projet de loi, poursuit-il, tend à accorder le droit de vote à des Français, complètement Français au regard des obligations imposées par la loi, mais qui ne sont que des sujets français au regard de la qualité politique. Je m’explique. Une élite se forme en Algérie. Elle ne veut plus accepter la sujétion qui résulte d’un statut politique spécial qui a sa source dans le droit romain. Il faut faire quelque chose pour elle, la recueillir en quelque sorte. Comment ? En l’installant dans ses droits. […] Par l’octroi du droit de vote, nous voulons récompenser les services rendus. »
Peine perdue. En mars 1938, c’est le clap de fin. C’en est fini du « projet Blum-Viollette ». Le Parlement n’a même pas eu besoin de le retoquer. Le gouvernement l’a retiré. Ses principes seront repris après la Seconde Guerre mondiale par le général de Gaulle, alors président du Comité français de libération nationale. Une ordonnance de mars 1944 accorde à une élite algérienne d’environ 65 000 personnes la citoyenneté française et la possibilité de voter.
Le document qui suit ci-dessous, intitulé «Histoire d'El- Hadj A'bd- El-K'ader», rédigé à l'origine en arabe de 1847 à 1848, par le cousin germain de l'Emir Abd-El-Kader, El-Hossin ben A'li ben Abi T'aleb, a été traduit et publié par Adrien Delpech en 1876 dans le volume 20 de la Revue Africaine. Le texte peut être consulté sur le site «Algérie Ancienne», comme il existe la version papier de l'ouvrage, la collection Revue Africaine ayant été, pour rappel, rééditée par l'Office des Publications Universitaires (O.P.U. Ben-Aknoun - Alger), eu égard aux importantes références archivistiques susceptibles d'intéresser chercheurs, historiens, étudiants, lecteurs...
Le récit retrace, globalement, quelques péripéties de la vie d'El Hachemi El Hasani Abdelkader El Djazairi (1808-1883), fils de Muhyidin et de la fille du cheik Sidi Boudouma, chef d'une zaouia de Hammam Bouhdjar (ouest algérien), l'Emir comptant parmi ses ascendants familiaux, une aïeule amazighe, Lalla Kenza, fille du chef de la puissante tribu berbère des Houara, pour le signaler au passage. Son grand-père vint s'établir dans la plaine de Ghriss au sein de la tribu des Hachem, région de Mascara où il naquit à El Guitna et c'est en 1832, à l'âge de 24 ans, que la population de la contrée lui prête allégeance (serment de la Moubaya'a). La suite est assez connue pour avoir été amplement rapporté par divers historiens et biographes nationaux et étrangers de l'Emir mais le contenu du présent document, comporte nombre d'éléments méconnus et parfois quelques surprenantes révélations quoique le récit semble, par moments, le céder au subjectivisme de l'auteur.
Pour le traducteur de l'«Histoire d'El-Hadj A'bd- El-K'ader», Adrien Delpech, interprète judiciaire de son métier, le témoignage comporte certaines libertés dans l'agencement des faits et évènements qu'aurait pris le narrateur du texte original en arabe. A son propos, il indique notamment : «El Hossin ben A'li ben Abi T'aleb ben Sid El-Moçt'afa ben Sid K'ada ben El-Moktar, auteur de l'histoire qui suit, est un cousin germain d'El-Hadj Abd-el-Kader». Et situant le cadre général de ce récit, Adrien Delpech signale que le 11 avril 1843, à la suite d'un combat livré par la colonne Tempoure, dans le sud de la province d'Oran, aux réguliers de l'émir commandés par Mohammed ben A'llal, EI-Hossin fut fait prisonnier par des cavaliers du goum qui accompagnaient la colonne. Ce dernier s'étant fait connaitre d'eux, ils lui facilitèrent sa fuite. Il s'en ira par la suite, errer de tribu en tribu, par-delà villes et villages, et ce durant plusieurs années, il échoua finalement à Blida, où d'après son traducteur, il demeura' interné jusqu'en 1848 après la capitulation d'El-Hadj Abd-el-Kader. Par la suite, il alla rejoindre ce dernier à Toulon. Mais l'ancien sultan le reçut fort mal : «il ne lui avait pas pardonné sa soumission hâtive aux Français», d'après ce que rapporte Adrien Delpech. Mettant à profit son séjour à Blida, El-Hossin, décida, «sans doute pour occuper ses loisirs où comme justification», d'écrire «un récit de la vie d'El-Hadj Abd-el Kader, dans lequel il ne s'oublie pas lui-même», et qui «ne brille pas par un style élégant ni par une très grande clarté», selon son traducteur mais excusant ces lacunes du fait que El- Hossin n'avait point pris de notes et qu'il dut faire appel uniquement à ses réminiscences, ce qui expliquerait, toujours selon Adrien Delpech, cette propension du narrateur à placer «des faits les uns avant les autres» , concourant à nous présenter, de la sorte, «un amalgame des plus parfaits.»
D'une manière générale, El-Hossin ben A'li ben Abi T'aleb, commence par donner un tableau de la famille d'El-Hadj Abdel-K'ader, non sans signaler, brièvement, la situation des Indigènes avant d'entrer dans les détails qui racontent l'élévation du jeune fils de Mahi-ed-Din au rang d'Emir (sultan note le narrateur), et les faits et évènements qui suivront, son traducteur indiquant que «la chronique devient toute particulière à partir du moment où El-Hossin fut fait prisonnier» : motif pour lequel, l'interprète a «jugé convenable de supprimer la narration de ses pérégrinations à travers l'Algérie, pour passer immédiatement à la conclusion ». L'interprète consignant qu'«El-Hossin y exprime des espérances dont se bercent encore aujourd'hui tous les Indigènes» mais ayant l'audace d'ajouter : «espérances qui, en 1871, ont failli se réaliser !»
Le traducteur se dit s'être efforcé «de rendre l'arabe d'El-Hossin dans un français aussi intelligible que possible, sans cependant trop s'écarter de la lettre », précisant que s'il en a fait la traduction, «c'est parce que, tout en offrant quelques détails intimes sur Abd-elK'ader et sa politique, il me paraît avoir un cachet d'originalité tout particulier». Cachet que le traducteur a cru devoir rendre plus clair, par des annotations se rapportant aux passages les plus importants, laissant au lecteur le soin d'apporter aux autres, les éclaircissements nécessaires, estimant que «l'histoire d'El-Hadj Abd-el-K'ader est assez connue pour que cette tâche ne lui soit point trop lourde ». En conclusion au récit traduit du cousin germain de l'Emir, Adrien Delpech ne manque pas de rappeler que El Hossin, «après une véritable odyssée sans importance et beaucoup trop longue, vint s'échouer à Blida», où il a rédigé son histoire , observant, «cependant la façon dont se termine son manuscrit» qu'il considère «assez curieuse» pour qu'il la donne, l'interprète - littérateur traduisant, par là, et par certaines expressions restituées en italique et autres annotations explicatives de ce très long texte , des non-dits ou préjugés idéologiques, transparaissant en filigrane à travers quelques passages qui tiennent lieu de commentaires additifs, gratuits...
Ci-dessous l'extrait du témoignage évoqué qui, compte tenu de sa longueur, ne reprend que quelques passages jugés édifiants de la traduction telle que l'a consignée son auteur français Adrien Delpech, en respectant sa transcription des noms et lieux avec lesquels il a eu fort à faire, comme il le signale, du fait de leur caractère arabo-berbère qui ne lui est pas familier, naturellement, (ainsi les lettres C, G , H, O, etc., qu'il transcrit souvent en lettres S , R, A, pour ne citer que ces exemples).
Histoire d'El- Hadj A'bd- El-K'ader par son cousin El-Hossin ben A'li ben Abi T'aleb (Traduction d'Adrien DELPECH - 1876)
«Louange au Dieu Unique. Qu'il répande ses grâces sur celui après lequel il n'est plus de prophète ! Cette histoire est racontée par El-Hossin ben A'li ben Abi T'aléb ben Sid El-Moçt'afa, dans les Hachem Ech-Cheraga, au pied de la montagne.
Le ouali Sid Mahi-ed-Din et A'li ben Abi T'aleb étaient frères par leurs père et ancêtres. Sid Mahi-ed.Din, ayant abandonné la terre de Kacherou, se rendit sur l'oued El-Hammam, au bas de la montagne, avec sa famille. Là, il ouvrit un canal d'irrigation et construisit une mosquée semblable à celles des villes, ainsi qu'une maison d'habitation pour lui. Dans la cour de la maison se trouvaient des tentes en poil de chameaux et un moulin à manège pour la farine. Sid Mahi-ed-Din épousa une première femme dont il eut Sid Mohammed Es Saïd; puis une seconde de la famille des Oulad Si A'mar ben Douba, la femme libre, pure et noble, la servante de Dieu, la dame Ez-Zoh'ra. Celle femme avait été déjà mariée et avait eu un enfant qui était mort. Elle donna naissance à Sid El-Hadj Abd-el-K'ader, puis à la servante de Dieu Khadidja, qui fut l'épouse d'El-Hadj Moçt'afa, kh'alifa de Mascara. Ensuite, il prit une troisième femme, dont il eut Sid El-Moçt'afa, et une quatrième, la servante de Dieu Kh'eïra ben Sid El-A'ouïd, laquelle lui donna Hassen et la servante de Dieu A'jcha. En outre, il eut commerce avec une négresse, du nom de Bent El-K'hir, qui lui donna Mahi-ed-Din.
Son frère, Sid A'li ben Abi T'aleb, épousa notre mère Amina. Le premier enfant qui vint au monde fut Sid A'bd-el-Kader. Après lui furent: Sid Ahmed, Sid El Mouloud, Sid El-Moçt'afa, et enfin, le rédacteur du présent, EI-Hassin ; ce ne sont que les mâles. Les filles furent les servantes de Dieu: Aïcha, Kh'eïra, Ez-Zoh'ra et Fat'ma (nom de la fille du prophète).
Notre père maria la première, A'ïcha, à un homme des Oulad Sid Ahmed ben A'li appelé Mohammed ben Et'-T'aïeb. De celte union naquirent Sid Et'-T'aïeb, Mohammed, A'ïcha et Et'-T'aïeb; il y eut deux fils portant le même nom. Le mari d'A'ïcba étant mort, elle épousa en secondes noces A'bd-el-K'ader ben Et- T'ah'ar. Kh'eïra fut mariée à son cousin germain Sid El-Hadj A'bd-el-K'ader du vivant du père de celui-ci Sid Mahi-ed-Din. Ils eurent deux enfants qui moururent, et un troisième, Kh'adidja, qui survécut: le tout avant d'être élu sultan, Ez-Zo'hra épousa Sid Moçt'afa, frère d'El-Hadj A'bd-el-K'ader. Enfin, la quatrième Fat'ma, fut donnée en mariage au frère de ce dernier. Les enfants de Sid Mahi-ed-Din eurent chacun une mère différente; ceux de son frère Ali furent consanguins, Sid El-Moçt'afa, père de Sid Mahied-Din et d'Abi T'aleb, étant mort, ce fut Sid Mahi-ed-Din qui continua à donner « l'ouird» aux musulmans (Sid Mahi-ed-Din était Mok'addem (directeur - maître) de la confrérie religieuse de Sid A'bd-el-Kader El-Djilani. C'est ce qui lui attira la méfiance des Turcs).
Certain jour, Sid Mahi-ed-Dln demanda aux Turcs, alors dépositaires du pouvoir sur les Arabes, l'autorisation d'accomplir un pèlerinage à l'oratoire sacré de Dieu, à la Mekke ; ils la lui accordèrent. Il s'y rendit et rentra chez lui sauf de tout accident. Pendant un très long temps il demeura chez lui; les Arabes venaient le visiter. Puis il demanda aux Turcs, pour la deuxième fois, la permission de se rendre à la Mekke ; ils la lui donnèrent. Aussitôt il fit des provisions pour la route et se mit en marche vers l'est, suivi d'un grand nombre d'Arabes. Alors ceux qui administraient le pays sous le contrôle des Turcs, dirent méchamment à ceux-ci: « Vous avez permis à Sid Mahi-ed-Din de se rendre dans l'Est, alors qu'il a l'intention de se soulever contre vous, afin d'abattre votre puissance. «La méfiance du bey ayant été réveillée, les grands se lancèrent à la poursuite de Sid Mahi-ed-Dln ct le firent revenir sur ses pas.
Conduit au bey Hassan, celui-ci voulut le faire périr; mais les At'as EI-Morseli, Moçt'afa ben Isma'Il, El-Mazari, élevèrent la voix en sa faveur et l'amenèrent le bry à de meilleures intentions. Badra, femme d'Hassan, qui était membre de la confrérie religieuse dont Sid Mahi-ed-Din était cheik - maître supplia son mari d'épargner ce dernier. En effet, il lui fit grâce et l'interna dans une maison à Oran. Son ouk'af (surveillant) fut un nommé EI-Mih'oub; il était soldat du hakim d'Oran et avait mission de garder le ouali. Cet homme était originaire du Charebernih,
Après être resté un certain temps dans celle situation, Sid Mahi-ed-Din obtint sa mise en liberté avec autorisation de faire le pèlerinage. Il s'y rendit avec son fils A'bd-el-Kader - à cette époque était très-jeune. Les pèlerins allèrent d'abord à l'Oratoire de Dieu, le Sacré (Mekka), et de là se rendirent à Bar'dad (Bagdad) où ils firent visite - o'nna. El-Hadj A'bd-el-K'ader gardait un jour les chameaux de son père, quand un vieillard très âgé vint dans le camp des pèlerins accourus à Bar'dad. Ce vieillard leur dit: « Que le salut soit sur vous, Ô pèlerins ! « Ceux-ci ayant répondu à son salut, il ajouta: « Que votre matinée soit heureuse, ô Sultan! « A ces mots, les pèlerins étonnés s'entre-regardèrent et sans comprendre auquel d'entre eux s'adressait cette épithète.
Un autre jour, le berger qui avait la garde des chameaux, étant atteint de maladie, Sid Mahi-edDill dit à El-Hadj A'bd-el-Kader : « C'est toi qui garderas les chameaux». Celui-ci obéit et les garda, en effet, jusqu'au lendemain matin. Le même vieillard se présenta de nouveau et, après avoir adressé aux assistants la formule du salut, et ceux-ci la lui ayant rendue, il s'écria: « Vous n'agissez pas convenablement. Comment, le sultan garde les chameaux. Vous faites là une chose surprenante». Sid Mahied-Din lui répondit alors: « Seigneur, ne parlez point ainsi. Les Turcs sont maîtres de notre pays».
- « Par Dieu! Un sultan surgira du milieu des sujets des Turcs». (...)
Les pèlerins demeurèrent en cet endroit sans que Dieu le voulut; puis ils revinrent chez eux. A'bd-el-K'ader était toujours jeune. Nous attendions la réalisation de cette prophétie depuis de longues années; et rien ne paraissait, quand les Français marchèrent contre Alger et s'en emparèrent, enlevant ainsi le pouvoir. Ensuite ils se rendirent à Oran, où ils agirent comme à Alger. Les Arabes qui habitaient Oran, ainsi que les Béni-Mezab et les Ar'as, s'enfuirent. Ils écrivirent à Sid Mahi-ed-Din de venir les chercher, en lui annonçant la prise de la ville par les Français. Sid Mohi-ed- Din se rendit à leur appel et les conduisit d'El Tlila (le Tléla) à Mascara. Les Musulmans pillèrent les fuyards jusqu'à l'endroit où habitait Sid Mohi ed Din. Là, ceux qui voulurent rester .avec lui, demeurèrent, et il accompagna ceux qui manifestèrent le désir d'aller à Mascara. Sid Moh ed Din se mit souvent à la tête des Arabes et combattit les Français aux portes mêmes d'Oran; mais néanmoins ceux-là restèrent pendant environ deux années complètement livrés à eux-mêmes. (...)
Enfin les notables des Hachem R'eris se réunirent en conseil et se dirent: «Nous sommes un troupeau de moutons sans gardien. (...) Actuellement il est absolument nécessaire que nous choisissions un de nos marabot's, qui nous connaisse et que nous connaissions». Aussitôt les notables des Hachem se rendirent près de Sid Mohi ed Din. Ils lui exposèrent leur plainte en ajoutant: «Prends la direction. Nous te soutiendrons de façon à ce que le Mal disparaisse de notre pays». Sid Mohi ed Din leur .répondit : «Je suis vieux; mais, si vous le désirez, prenez El hadj Abd el Kader, que les pieux Oualis de Dieu ont désigné, à Bar'dad, comme devant être un jour sultan». «Agis comme il te plaira» dirent les Hachem. Alors, montant à cheval en compagnie d'El hadj Abd el Kader et de son père Mohi-ed-Din, ils allèrent dans les Hachem- ech Cheraga, au pied de Kh'aroubet-es-Solt'ana - Caroubier Royal; on récita la»Fatiha» puis El hadj Abd el Kader entra dans Mascara suivi de «huit chevaux et peut-être davantage». Ensuite les Hachem amenèrent le « gada». Cela se passait en l'année 48 du treizième siècle - Cette année commença en juin 1832 et finit en mai 1833.
- Quelques jours après cette cérémonie Mohi ed Din envoya à son fils la femme de celui-ci, Khéïra bent Abi T'aleb, El hadj Abd el Kader se choisit des vizirs, des ar'as et des k'aïds Parmi les Hachem. A la porte de sa maison, il plaça un portier du nom d'El Mih'oub chargé d'en surveiller l'entrée. Pendant ce temps, Sid Mohi ed Din lui amena le contingent du Tell, qui tous lui apportèrent des présents (...) El Hadj Abd el Kader s'étant rendu à Tlemcem, il combattit avec fureur les « Had'd'ar «de celle ville. Puis la paix fut faite et ceux-ci lui donnèrent l'argent qu'il voulut (...) Il revint à Mascara le cœur rempli de joie et d'allégresse. Après un court séjour dans cette ville, il en sortit de nouveau et se dirigea vers l'Est (...) Les notables de la tribu des Hachem lui ayant conseillé d'avertir les gens d'avoir à payer l'impôt zekat. El hadj Abd el Kader le fit et les contingents obéirent. Les Douaïr et les Zemala chez qui un individu du nom de Bou Guelal fut envoyé pour recouvrer l'impôt qui leur incombait, payèrent aussi. Cependant les Arabes ne cessaient d'exciter le sultan contre les Douaïr et les Zemala qui, disaient-ils, étaient rebelles à son obéissance et poussaient les Beni-Ameur à se soulever contre lui. EI hadj Abd-el-Kader finit par donner l'ordre de se mettre en campagne contre eux et de les raser, En effet, les contingents arabes marchèrent contre ces deux tribus et leur livrèrent un combat terrible. (...)
Sur ces entrefaites, les Douaïr, les Z'mala et les h'el Angad ayant Zelboun pour chef, mirent à leur tête Moçt'afa ben Ismàil et EIMazari, puis se dirigèrent (la nuit) vers le sultan. Les troupes de celui-ci, stupéfiées, étonnées et terrifiées de celle attaque, s'enfuirent abandonnant tout. Le sultan fut contraint de les suivre. Les Douaïr, les Zemala et Zelboun s'emparèrent de tout ce qui était dans le camp (...) Le sultan put monter à cheval et arriver à Mascara. Après cette affaire, les Douaïr vinrent lui apporter des présents. Ensuite, ils réfléchirent que cela ne pouvait que leur nuire, que le sultan leur conserverait toujours rancune et qu'il valait mieux pour eux se réfugier à Oran. En effet, ils laissèrent Bel Had'ri en otage entre les mains du sultan et se rendirent à Oran chez les Français. Le sultan ayant quitté Mascara, il marcha contre les Ftita. Il les combattit avec les moyens dont il pouvait disposer; ensuite ils lui amenèrent les « gadas» (...) A son retour, le sultan attaqua les Zedama et leur livra combat. Ceux-ci lui offrirent les présents de soumission, Une deuxième fois, il marcha contre eux, puis il se rendit chez les Oulad Ech-Cherif, qui firent acte d'obéissance, ainsi que les Oulad Lekred et les A'ssaouat. En un mot, tous les Arabes lui firent don des coursiers les plus nobles de race et le suivirent.
De Mascara, où il séjourna quelque temps, il sortit pour combattre les Français. Une paix fut alors signée pour la liberté d'échange. Les Français livrèrent des armes, (t) () Traité Desmichels, février 1834. A cette époque, le sultan se mit à enrôler des soldats, et, lorsqu'il en eut deux cents, il conduisit une expédition contre les gens d'El-Bordj. Ceux-ci marchèrent à sa rencontre avec les Chel'aga qui avaient à leur tête Sid Mohammed ben Sid EI-A'ribi et El-Hadj el-Meddah. Les Bordjia et ces derniers offrirent le combat au sultan; mais, attaqués par les soldats réguliers, ils prirent la fuite (...) Ensuite le sultan se mit en campagne. Successivement il bivouaqua à Ben Hanifa, à Ez-efisef, à Tessala et enfin à Ar'bal (Yemala) (...) El-Hadj Abd-el-Kader était encore campé à Ar'bal, qui est près d'Oran, lorsque Dieu fit souffler un vent jaune sur le camp, comme s'il avait voulu le faire disparaître. Aussitôt le sultan revint sur ses pas, mais la maladie le suivit. C'est pendant qu'il était à Ar'bal que sa fille Ez-Zohra lui naquit. Des gens qui vinrent le voir lui annoncèrent la naissance d'un fils. On tira le canon et des coups de fusils en si grande quantité, que la fumée de la poudre changea le jour en nuit. Il n'y a de force et de puissance qu'en Dieu, le Très-Haut, le Magnifique.
Le sultan, après avoir fait des provisions de bouche, se mit en route vers l'est avec ses contingents. Arrivé à Meliana chez Si el Hadj Es-ser'ir, il nomma ce dernier Khalifa de la contrée. De retour à Mascara, el hadj Abd-el-Kader dut, quelques jours après, marcher contre les Flita. Ceux-ci entrèrent dans l'obéissance, et EI-Mazari fut nommé leur caïd. Ensuite, il se rendit par deux fois chez les Zadama, qui finirent par se soumettre. Après leur avoir donné pour kaïd Si Mohammed ben EI-Taieb, le sultan rentra à Mascara. C'est pendant qu'il était à Ar'bal que sa fille Ez-Zohra lui naquit. Des gens qui vinrent le voir lui annoncèrent la naissance d'un fils. On tira le canon et des coups de fusils en si grande quantité, que la fumée de la poudre changea le jour en nuit. Il n'y a de force et de puissance qu'en Dieu, le Très-Haut, le Magnifique.
- Le. Arabes sont de bien grands menteurs ! (...)
La guerre ayant éclaté entre les Français et le sultan, ceux-là se rendirent à Tlemsen qu'ils occupèrent. Il y eut un grand combat, Les Korour'lis qui étaient dans le mechouar, furent emmenés par les Français, qui laissèrent seulement une garnison dans la ville. El-Hadj Moç,'t'afa était khalifa du sultan dans Tlemsen .Quelque temps après, les Français sortirent de nouveau d'Oran pour aller à Tlemsen , Le sultan leur livra un combat à A'ouchda; il fut tellement terrible que les soldats réguliers firent deux cents prisonniers et le sultan retourna à Mascara, et El-Hadj Moçt'afa occupa Tlemsen. Les Français s'étant encore dirigés sur cette ville, une rencontre eut lieu avec eux à Rachgoun. Ils turent complètement cernés, si bien qu'ils en vinrent à manger les chevaux. Ce sont des transfuges qui nous rapportèrent cela. Ils voulurent faire un effort pour se tirer de cette situation; ce fut inutilement. Moçt'afa ben Ismail fut, dans une sortie, blessé à la main, et, désormais, il lui fut impossible de s'en servir. Enfin, des navires étant arrivés, les Français purent s'embarquer et se rendre à Oran. Une quatrième fois, les Français marchèrent d'Oran sur Tlemsen. Nous les rencontrâmes à Chea'b-el-leham. Bataille leur fut livrée; mais ceux qui combattaient pour la religion s'enfuirent du côté de la Tafna.
Les Français nous avaient vaincus. Ils entrèrent dans la ville. Après y avoir déposé des vivres, ils revinrent à Oran, d'où ils se mirent en marche sur Mascara avec une colonne formidable. Celte colonne arriva par étapes à Ettlila (le Tléla). Les soldats et les contingents arabes du sultan étaient conduits par l'ar'a El-Mokhtar hen Aissa. D'abord nous allâmes à l'oued El-Hammam, et de là nous vînmes camper sur le Sig. Notre but était de nous installer à Djenin-Meskin. Mais les contingents des R'eraba arrivèrent j avec eux se trouvaient le khaliïa Ould-Mahmoud et El-Habib bou A'Ilam, Ils nous prévinrent de l'approche de l'ennemi. Nous rencontrâmes celui-ci, avec l'aide du Tout Puissant, à Chedjara Moulana Ismail. La lutte fut terrible ; le sang arrivait jusqu'à la cheville. Enfin, les musulmans revinrent sur l'oued Sig, auprès du bordj. Dans la bataille, le kh'alifa Sid A'bd-el-K'ader bou Chak'or fut tué.
Celle rencontre était la première à laquelle j'assistais. Ensuite, El-âlazari, qui arrivait à la tête de mille cavaliers de goums des plus ardents et des plus entreprenants, tua quelques Français ; lui fut blessé, - Le soir ils rentrèrent. L'armée française campa au-dessous de celle du sultan, sur le sig. Le lendemain soir, comme des soldats nous étaient arrivés de Tlemsen , nous offrîmes le combat aux Français. Nos ailes se rejoignirent, et nous les cernâmes tel qu'un bracelet entoure le bras d'une femme. La nuit étant venue, il fallut attendre le matin. Dieu ayant fait paraître la plus heureuse des matinées, l'action s'engagea avec furie. Nous pressâmes les Français de telle façon, qu'ils furent contraints de fuir. Enfin, ils battirent en retraite sur El-Mek't'a (Makta), toujours poursuivis par les Modjah'idins, guerriers de la foi - Nous entrâmes environ deux mille ou davantage. Lorsqu'Ils eurent atteint El-Mak't'a, nous les rasâmes et dispersâmes. Il n'échappa que ceux qui se jetèrent à la mer ou ceux qui devaient vivre encore de longs jours. Un canon, des voitures et prés de quatre mille fusils furent notre butin. (...)
Nous demeurâmes en cet endroit jusqu'au moment où les had'd'ar de Médéa écrivirent que les Korous'lis entretenaient des intelligences avec les Français, ainsi qu'un grand nombre d'Hassen ben Ali, d'Abid et de Douars, parmi lesquels se trouvait el A'id. Il faut, disaient les Hadd'ar, que vous veniez à l'instant où la ville sera abandonnée. Immédiatement, d'El-Merdja, nous montâmes à cheval. Nous allions à allure très-vive, sans nous arrêter. Dieu voulut qu'il plût, en sorte que les chevaux qui avaient soif purent boire. Lorsque nous arrivâmes auprès de Médéa, il restait deux heures de nuit. Aussitôt la ville fut cernée en silence, Nous étions semblables au bracelet qui enlace le bras d'une femme, Dès que Dieu eut fait paraître la plus heureuse des matinées, nous pénétrâmes dans Médéa, et tous les Korour'lis furent arrêtés, Parmi eux se trouvaient Oulid Dja'fat, Mohamed ben Cheddi et tous les notables. Ils furent envoyés en prison à Miliana, puis de là ils furent dirigés sur Tak'edemt sous notre escorte. Quelques temps après on transporta leurs familles auprès d'eux, Ils demeurèrent dans cette ville, et le sultan revint à Mascara.
De celte ville, nous allâmes dans le Sahara. Tous les Arabes de cette contrée firent don de chevaux de ce pays et protestèrent de leur obéissance. Nous arrivâmes ainsi dans les tribus Sahariennes de l'Est. Dans ces parages, Sid Mohamed ben A'llal nous fit parvenir la nouvelle de la mort de Sid Mohamed Es Ser'ir; il fut nommé à sa place. Ensuite ordre fut donné à Sid Mohamed el Berkani d'avoir à nous rejoindre; il obéit et vint avec les troupes sous ses ordres, Du sud notre armée se dirigea sur l'Ouennour'a, dont tons les habitants furent r'azés, Puis nous passâmes dans le Hamza, Sid Ahmed ben Salem fut nommé kh'alifa des Kabyles Zouaoua. Enfin, nous rentrâmes à Médéa, heureux d'avoir vaincu et triomphé.
Au bout d'un séjour de six mois dans cette ville, le sultan m'envoya chercher son épouse et la servante de Dieu, la dame Ez Zohra bent sid A'mar el Douba , Nous habitâmes le palais du bey Bou Mezrag, où demeure actuellement le général Marey (Monge). De temps à autre le sultan allait à sa tente qui était dressée hors de la ville el où se trouvait sa famille, Ensuite, il envoya celle-ci au-dessous de Miliana. Peu de jours après, nous arrivions parmi elle, pour de là nous rendre à Tak'edemt , C'est dans celte ville que fut célébré l'anniversaire du Mouloud de notre Seigneur. Les goums ct les soldats exécutèrent des manœuvres en l'honneur de notre Seigneur et prophète et nous prirent leurs chevaux. (...)
Nous quittâmes Mascara pour marcher sur Aïn-Madi avec les soldats réguliers et de la cavalerie. A moitié route, le sultan laissa la cavalerie régulière dans les Flita, que ceux-ci devaient nourrir jusqu'à son retour, Arrivés près de la ville nous en fîmes le siège. Il fut très-long, car il dura neuf mois. Les habitants de la ville par l'intermédiaire de leur chef nommé Ahmed ben Salem, demandèrent merci, Nous luttâmes à outrance avec eux, de notre côté beaucoup de monde périt. Enfin, Ahmed ben Salem implora la paix. Il fut autorisé à se rendre dans le Djebel Amour, avec les habitants de la ville (...) Ensuite nous rentrâmes: à Tak'edemt, remplis de joie et d'allégresse. De ce point nous allâmes à ElTaza de Bellal, puis à Areliana avec les tentes du sultan. Nous y restâmes assez longtemps, Le fils d'El Mok'rani, El hadj Abd es Selam et Bou D'iaf des Oulad Mad'i vinrent nous y trouver. Le sultan m'envoya avec le premier à M'sila en compagnie de deux cents cavaliers, pour prélever les impôts qui avaient été imposés aux Arabes, Ceux-ci firent des protestations d'obéissance et amenèrent des chevaux de «gada », Ils payèrent ainsi toute la somme qui leur avait été fixée (...)De là, nous nous dirigeâmes vers les Oulad Mokran de la Medjana. Les K'abyles furent prévenus d'avoir à se joindre à nous pour r'aser Ahmed ben O'mar appartenant au parti français, Ce dernier nous échappa. Il était très mal avec son cousin El hadj Mohamed ben Abd es Salam.
Sur ces entrefaites, le sultan nous fit parvenir l'ordre de lui remettre les fonds montant de l'imposition exigée des Arabes. Obéissant à ses ordres, nous nous rendîmes auprès de lui à Abi A'bbas, et l'argent fut versé en ses mains. El Mokr'ani avait diminué la somme de sorte que nous avions couru beaucoup pour ne rapporter qu'un faible total. (...)
De cet endroit, j'allai rejoindre El hadj Moçtafa, K'halifa de Mascara. Les contingents arabes et les soldats étaient campés près d'Oran, Avec eux nous nous dirigeâmes sur Mazer'eran (Mazagran) . La ville fut entourée de toutes parts. Les soldats se précipitèrent aux murailles. Nous pointâmes une pièce de canon qui abattit la hampe à laquelle ils arboraient le drapeau. Certain jour, un homme du nom de Sid Mohamed ben Mezrona', bach-kateb (trésorier) des soldais, répandit le bruit parmi ceux-ci que le sultan avail écrit de retourner j les soldats partirent. C'était un mensonge. J'eus un cheval tué à ce siège. De retour auprès du sultan qui était revenu à Tak'edemt, je lui rendis compte de ce qui était arrivé, il destitua le bach-kateb. Après quelques jours nous, allâmes dans l'Est à Médéa. Là, nous reçûmes la nouvelle que les Français marchaient sur cette ville. Les soldats furent réunis pour aller à l'ennemi. Les Français, quoique ayant appris notre mouvement, continuèrent leur marche. Ils arrivèrent au sommet du Col et entrèrent dans Médéa. Trois jours après, ils y laissèrent une garnison et rentrèrent à Alger. Nous leur livrâmes bataille au Col (de :Mouzaïa) ,depuis Zeboudj-el-A'zra jusqu'à EI-Mesra. Ce jour, j'eus un cheval tué sous moi (1840).
Environ deux jours plus tard, les Français se dirigèrent sur Miliana. Nous n'eûmes connaissance de cette marche que lorsqu'ils furent parvenus à Ez-Zeboudj-el-Jabessa, dans l'Oudjer. Ils atteignirent Choa'b-el-K'of't'a' et arrivèrent au-dessous de MoulaÏ-Abd-el-Kader, Les cavaliers mirent pied-à-terre. Là, nous offrîmes la bataille. Ils nous canonnèrent, puis allèrent dresser leur camp au-dessous d'Aîn-es-Solt'an ; le lendemain, ils étaient à Miliana, Après un séjour de trois jours, ils partirent pour Médéa, d'où, après avoir passé la nuit, ils se mirent en route pour Alger (1840). D'avance nous avions placé les soldats réguliers à Zeboudj-elA'zara. Lorsque la colonne française parut, elle fut assaillie par nous jusqu'à EI-Mesra (...) mais quelques goums arabes les suivirent. Au bout de quelques temps, les Français firent trois sorties successives; ils n'eurent à combattre que les goums arabes. Quant à nous, désirant enlever le troupeau de bœufs de la garnison de Médéa, nous tentâmes un coup de main. Certain jour, au lever de l'aurore, nous nous embusquâmes dans El-Ouez , De cet endroit nous fondîmes sur la garde. Deux oudïa (gardiens) furent pris ; le troisième nous échappa, parce que le canon nous obligea de revenir sur nos pas. Nous fîmes vingt-cinq prisonniers (...) Ensuite nous allâmes camper au lieu dit Tibechtim. Au bout de trois jours, nous nous transportâmes au pont du Chelif. Nous y passâmes l'été et l'automne; puis une maladie ayant passé, les cavaliers se rendirent dans les A't't'af, les réguliers montèrent Ez-Zeboudj, et nous entrâmes à Tak'edemt.
De là, nous marchâmes dans l'Est. Une colonne française étant sortie d'Alger, elle se rendit à Médéa, De celle ville, elle alla à Miliana par les Choa'b-el-K'ot't'a', et revint à Médéa. Nous lui livrâmes combat à Medjeniba, Quelques Arabes et quelques réguliers furent pris. Alors les contingents arabes s'enfuirent, Ensuite les réguliers vinrent à Ez-Za'rour, et les Français rentrèrent à Alger. Une antre colonne française ne tarda pas à se rendre à Miliana. De là, elle marcha dans l'Ouest, afin d'enlever la zemala de Sid Mohamed ben A'lIal, campé en ce moment à Douï. Les objets mobiliers et les tentes restèrent au pouvoir des Français; les gens avaient eu le temps de s'enfuir. Tous les musulmans se battirent, mais ils furent obligés de céder. El Hadj Mohi-ed-Din fut tué d'une balle, et cinq autres avec lui. La colonne française revint sur Miliana auprès de Moulaï-Abd-el-Kader. Après avoir laissé une garnison dans celle ville, elle alla à Médéa, où elle passa trois jours. Enfin, elle se mit en marche pour Alger. (...)
Après cela, il y eut un échange de prisonniers. Puis nous allâmes opérer des r'azias du coté de Mascara, Mais une colonne française sortit d'Oran et se dirigea sur Tak'edemt. D'étape en étape elle y arriva, malgré l'engagement qu'il y eut entre elle et nous auprès de Chiki-ben-Aïna, dans les Flita, où nous eûmes quinze cavaliers de tués. Les Français pénétrèrent dans Tak'edemt et se mirent à tirer des coups de canon sur le bordj du sultan. Ne voyant paraitre personne, ils continuèrent le feu et le démolirent. Ils détruisirent également El-fabrica (la manufacture de poudre) qui se trouvait au-dessous du bordj. Le lendemain, ils se mirent en roule pour Mascara. Soutenus par les goums des Harrar, nous les assaillîmes ; néanmoins ils continuèrent leur marche par étapes et atteignirent cette ville. Après y avoir laissé une garnison, ils la quittèrent, Nous les suivîmes jusqu'à Ak'bet-el-Melah. Quand ils furent au bas de la descente, nous les attaquâmes avec tant de vigueur que nous crûmes pouvoir les prendre tous. Si nous avions eu des fantassins avec nous c'était fait. Mais ils nous repoussèrent... (...) Ce ne fut qu'au bout d'un très long temps que les Français se décidèrent à quitter Mascara pour faire une expédition, Ils vinrent camper à Nedjmadi. Ignorant où nous étions, ils retournèrent sur leurs pas et campèrent dans les Oulad Lekred, Les Hamal' ayant voulu les rejoindre, nous leurs barrâmes le chemin. Un combat terrible s'engagea alors entre eux et nous. Enfin, les Harrar s'enfuirent, nous ayant à leur poursuite. On nous avait dit que la colonne française était rentrée à Mascara; mais les Harrar savaient parfaitement qu'il n'en était rien et qu'elle était en campagne. Il tombait une pluie fine, et nom' poursuivions toujours les Harrar, quand tout-à-coup apparut le campement de la colonne française, caché derrière une colline. Aussitôt les trompettes se mirent à sonner, les chasseurs et les spahis montèrent à cheval el s'élancèrent sur nos traces.
Nos chevaux étaient fatigués de la course qu'ils venaient de fournir contre les Harrar; aussi les Français nous en prirent-ils. Le krazenadar ben Abbou (?) fut tué et A'bd-el-Kader-ben Rabha, ar'a des cavaliers réguliers (kr'iala), fut pris et vingt-quatre autres avec lui. Celle journée fut appelée affaire de la prise des chevaux (...) De retour à la Zemala, nous y séjournâmes un certain nombre de jours. De là, nous fîmes un retour offensif sur les Keraïch, les Beni-Tir'erin et les Benl-Aourar. Mohammed ben El hadj fut pris par nous et envoyé à la Zemala, pour y être tué, Nous poussâmes jusqu'aux Oulad-Kr'ouïdem, qui furent complètement pillés. Cinq cents des leurs furent tués. Après être revenus sur nos pas, nous allâmes chez les K'abyles où nous demeurâmes longtemps, puis chez les BeniMenasser.. Mais les Français de Cherchell ayant opéré une sortie, ils nous battirent et nous fîmes obligés de battre en retraite sur les Bou Rached (Beni-Rached ?) que nous r'azàmes. De cet endroit, nous passâmes dans l'Ouan es Serir ( Ouanseris), auprès de Moulaï El Arbi. Les Arabes nous hébergèrent et nous offrirent la d'ifa. (...)La nouvelle que les Français marchaient sur la Zemala nous étant parvenue de Mascara, le sultan me dit « El-Hosin-ben Abi- Taleb, les Français sont mis en route pour enlever Ia Zemala. Les Kriala et leurs ar'as, ainsi qu'un chef pour les contingents arabes vont demeurer ici. Toi, liens-toi prêt à partir avec la troupe.» Le sultan vint alors s'établir au Nad'or, avec une faible quantité d'hommes. Les colonnes françaises de l'Ouest s'avancèrent; elles marchèrent vers le Sud, puis elles revinrent. En même temps une autre colonne sortait d'Alger. Le fils du roi et des contingents indigènes étaient avec elle ; nous n'entendîmes point dire qu'elle avait la Zemala pour objectif. Cependant nous étions toujours campés avec les Kr'iala, dans les Flita, et le sultan était dans le Nad'or. La garde de la De'ira était confiée à El Mouloud ben A'rach, K'adour ben A'bd-el-Bakri, El Habibben-Trari, ar'a des soldats, El Moussoud et Aïd, aussi ar'as des soldats.
Enfin, les Français, venant de Moslar'anim (Mostaganem), guidés par Oulid EI-Mokhfi, se mirent en mouvement. Ils tombèrent sur les Beni.Mosselem, qu'ils se mirent à r'azer et à piller. Nous ne fûmes informés de ce fait que par un cavalier arabe. Les Français avaient lancé en avant des chasseurs seulement, et l'infanterie suivait (...) Quelques jours après, nous recevions des nouvelles du sultan. Sa lettre nous annonçait que la Zemala et la Deïra avaient été enlevées par la colonne française partie d'Alger. Nous fûmes anéantis. Cependant les Français avaient installé une garnison à Tih'aret (Tiaret), dans la montagne. La garnison de ce poste, avec les Harrar, marcha sur Bou Temra et r'aza quatre campements dés Oulad Lekred, Les Kr'iala reçurent l'ordre de monter à cheval, et nous combattîmes les Français qui furent ramenés sous Tih'aret après une lutte acharnée. Ensuite, nous nous rendîmes à la Zemala avec les Kr'iala. Nous y passâmes quelques jours, pour venir après camper dans les hachem; la daïra était à Neh'ar Anacel. (...) Après cela, nous nous rendîmes chez les Cheurfa de Flita. Une distribution de poudre leur fut faite, et ils se joignirent à nous. Alors laissant les goums à la Zemala, nous envoyâmes les réguliers et leurs ar'as vers Tih'aret, en recommandant à ceux-ci de s'embusquer non loin de ce poste, pendant que nous attaquerions les Harrars. Ces dispositions prises, nous quittâmes, en effet, les Sebaïn-Aïn (Tagim) avec les goums qui furent divisés entre le K,r'alifa et El-Hadj-Moçt'afa et A'dda-Ould-Neïrech, al''a des Hachem Ech-Cberraga, pour aller attaquer les contingents ennemis campés auprès de I'iah'aret. Après une marche rapide nous les atteignîmes ; mais ils avaient cu connaissance de notre mouvement et étaient venus à notre rencontre. Le combat s'engagea. La garnison de Tih'aret, en entendant le bruit de la bataille, fit une sortie; elle se heurta aux réguliers. Le poste lança des coups de canons à ceux-ci, les Harrar, voyant la tournure que prenait l'affaire, s'enfuirent. Ils furent poursuivis par nous jusqu'à la Mina. A cet endroit ils voulurent résister encore; mais ils furent contraints de continuer leur fuite et d'abandonner leurs troupeaux de moulons, qui furent pris, parce qu'Ils étaient restés en deçà de la rivière (...)
Ensuite les troupes furent fractionnées, Sid El~hadj Moçt'afa eut sous ses ordres les Kr'iala, commandés par Bou A'llam, ar'a, et Mohammed ben A'llal les soldats réguliers. Ceux-ci se trouvaient sans ar'a : ce fut Bel Abbas qui en remplit les fonctions. Alors nous marchâmes, en compagnie du sultan, vers Sid A'bad, dans le sud-ouest de Tih'aret ; la daïra était avec nous. Arrivé Sur le territoire des Hassasna, la daïra s'enfonça dans le Sud, et notre camp fut installé dans cette tribu afin d'enlever le blé et l'orge de leurs silos. Duran ce temps, les Hassasna s'étaient rendus auprès des Français qui mirent une de leurs colonnes en mouvement. Cette colonne était commandée par le général Sirach (?)
Un beau matin, elle arriva près de nous, sans que nous ayons eu connaissance de sa marche, précédée par les contingents des Hassasna, Ceux- ci s'étant avancés, se mirent à nous envoyer des balles jusqu'au milieu du camp, Le Sultan se mit aussitôt en selle, ainsi que nous; et nous nous élançâmes contre les cavaliers arabes, qui avaient ouvert le feu sur nous. Nous les chargeâmes, ignorant complètement qu'ils étaient suivis d'une colonne française. Les Hassasna s'enfuirent, nous suivîmes leurs traces et les ramenâmes jusqu'au général Sirach. Alors les Français ouvrirent le feu. Le cheval du sultan fut tué. Après un moment de stupéfaction, causé par cet événement, nous nous éloignâmes des Français. Nous pûmes saisir le k'raliîa du Bach Saïs (palefrenier en chef), nommé Cohnan, lequel était monté sur les chevaux du sultan. Celui- ci étant en selle, nous primes la fuite. Son premier cheval blessé resta sur le champ de bataille fut pris par les Français, ainsi que sa selle. Les chasseurs et les goums des Hassasna s'élancèrent à notre poursuite. Les Français, ayant, atteint les soldats réguliers, en tuèrent trois cents ou davantage. Le sultan eut le kr'alita du bach-Saïs - Cohnan - tué, ainsi que son cuisinier. Notre camp, avec tout ce qu'il contenait de blé et d'orge et autres choses, demeura aux mains de l'ennemi. Les chasseurs étaient toujours à notre poursuite, ainsi que les goums des Hassasna ; ils nous enlevaient nos chevaux. Enfin, ils parvinrent à nous rejoindre; mais nous fîmes un retour offensif et nous pûmes reprendre quinze chevaux. A ce moment, si les chasseurs avaient continué la poursuite, ils s'emparaient du sultan; mats heureusement ils retournèrent sur leurs pas. (...)
Nous restâmes campés jusqu'au jour où nous reçûmes une lettre du sultan, par laquelle il nous prévenait de nous rendre dans l'Ouest, à El Gor. Il avait réuni les goums les Djea'fa et desHomeïan, et nous devions lerejoindre avec lesOulad-Baler', les Beni-Maeher, les Oulad Melouk el les EI-Ougad, commandés par Ould El Imam, qui, après s'être soumis aux: Français, les trahissait pour revenir à nous. Nous levâmes aussitôt le camp, et primes à travers les bois. Il pleuvait beaucoup ce jour-là. Une partie des réguliers qui étaient allés dans lesOulad-Kr'abel pour acheter des vivres ! revinrent avec nous; les autres avaient été pris par la colonne française qui se trouvait dans cette tribu. Nous marchâmes par étape jusqu'à ce que nous fussions parvenus sur le territoire des Oulad-Sid-Yahya, en avant d'Abekir et des maisons. Nous sortîmes du bois et campâmes au-dessous d'un mamelon. Abekir et les maisons nous restaient dans l'Ouest. Là, nous reçûmes une lettre des Français. Ils nous disaient: « Nous ne cherchons que la paix, venez à nous ce soir.»
Nous pensâmes que celte lettre était un stratagème et que le fait ne pouvait être vrai. La colonne française était proche de nous, et nous l'ignorions complètement. Sid K'addour ben Rouila et tous les Musulmans étaient joyeux, Dieu ayant amené le malin, nous fîmes une distribution de viande de mouton, car nous ne vivions que de viande. Les soldats se mirent à préparer leur repas; une partie d'entre eux réussit et mangea. Il tombait une pluie fine. Tout à coup des réguliers qui rôdaient dans les environs aperçurent les Français qui s'avançaient sur nous. Aussitôt, ils se mirent, à crier de toutes leurs forces:» Nous sommes surpris. « Aussitôt, nous nous élançâmes à cheval et les tambours battirent. Il y avait un mamelon entre nous et les Français. Un cavalier de l'ar'a ben Yahïa fut envoyé en éclaireur; il vint dire que les Français étaient proches. Alors, Mohammed ben Allal se mit en selle sur son cheval gris, appelé Bou Hamid, et avertit les réguliers. Ceux-ci, ainsi que lesKr'iala, étaient peu nombreux. Sur 1.200 hommes, la moitié avait fui sur une colline, qui se trouvait à l'Ouest. Le reste était demeuré avec nous.
Enfin, la colonne française apparut sur le mamelon. Les spahis tirèrent leurs sabres et se précipitèrent sur nous de la même façon que le faucon sur le passereau. Les réguliers perdirent la tête j leur drapeau fut enlevé. Les Français continuèrent à frapper et a tuer les Musulmans ... Les réguliers s'enfuirent devant eux mais les Français s'acharnèrent et s'avancèrent vers nous. Nous étions avec Sid Mohamed ben Allal. Nous nous séparâmes, et je piquai seul vers le nord... (...)
Celui qui a tracé ces mots est le serviteur de Dieu, Mohammed' El Abi T'aleb ben K'ada ben Mokr'tar, dont la demeure est à Kacherou, pays d'oliviers, de figuiers, de jardins et de ruisseaux. - l'ai placé des mots avant d'autres (mais je suis excusable), car la santé d'esprit ne s'allie pas à l'emprisonnement. Il est Probable que le bélier revient un jour .Le monde n'a pu rester vide depuis Adam jusqu'à nos jours. Des générations se sont éteintes et remplacées d'une manière plus forte. Aujourd'hui, Dieu en a décidé ainsi, je suis avec les Français. Un jour est tout joie et tout allégresse, le lendemain est tout malheur, tout pleurs et tout remord. Aujourd'hui est pour nous; demain est contre nous. Salut.
Terminé par la grâce de Dieu et avec son aide admirable, année 1264, de novembre 1847 à octobre 1848. Salut.»
(*) El-Hossin ben A'li ben Abi T'aleb, cousin germain d'El Hadj Abd'El Kader).
Récit traduit par Adrien DELPECH (Interprète judiciaire).
Publié dans la Revue africaine, volume 20, N. 119-120, pp. 417-455 (Sept.-Nov. 1876 /A. Jourdan, libraire-éditeur Constantine Arnolet, imprimeur libraire rue du palais Paris 1876)
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