En décembre 1936, le Parlement commence à discuter un projet de loi sur les droits politiques des musulmans. Face à la fronde, le Front populaire retire le texte. En partenariat avec RetroNews, le site de presse de la BNF.
Deux fois par mois, en partenariat avec RetroNews, le site de presse de la Bibliothèque nationale de France (BNF), « l’Obs » revient sur un épisode de l’histoire coloniale en Afrique raconté par les journaux français. Aujourd’hui, retour sur le « projet Blum-Viollette ».
C’est un projet mal connu et vite enterré du Front populaire. Le texte a été peu débattu au Parlement puis a fini dans les cartons de la IIIe République. Il est resté dans l’histoire comme le « projet Blum-Viollette », du nom du président du Conseil arrivé au pouvoir en juin 1936 et de son ministre d’Etat, Maurice Viollette. Son intitulé exact était plus long, « Projet de loi relatif à l’exercice des droits politiques par certaines catégories de sujets français en Algérie ». Il visait à ce que 20 000 à 25 000 musulmans, une minorité appartenant à l’élite (diplômés du secondaire et du supérieur, militaires décorés, officiers, sous-officiers, fonctionnaires, ouvriers titulaires de la médaille du travail, élus…), obtiennent la citoyenneté française et puissent voter.
Le sénatus-consulte de juillet 1865 a mis en place une procédure de naturalisation des « indigènes », la loi de février 1919 a facilité le processus. Mais le projet veut aller plus loin, faire en sorte que les musulmans d’Algérie les plus assimilés qui ne veulent pas abandonner leur statut personnel religieux (comme l’exige la naturalisation) puissent être des citoyens français.
Ancien gouverneur général de l’Algérie (1925-1927) et membre de la Ligue des droits de l’homme, Maurice Viollette est l’auteur, en 1931, d’un livre relativement critique sur la colonisation, « L’Algérie vivra-t-elle ? », sous-entendu l’Algérie française, où il a notamment écrit : « Quelques colons ne peuvent comprendre que l’indigène n’accepte pas leurs volontés et quelquefois leurs caprices comme autant de manifestations de la volonté de la France. » Il est un farouche partisan de réformes dans l’Empire français.
Le texte arrive à la Chambre des députés le 30 décembre 1936. Très vite, les débats sont houleux. Les élus des départements d’Algérie, vent debout, sont en première ligne. « Le Journal » publie le 4 janvier 1937 le « cri d’alarme » de Paul Saurin, député d’Oran, qui fait partie des opposants les plus virulents au projet. Les questions sur la laïcité et la religion musulmane sont – déjà – mises sur la table.
« L’Algérie vivra-t-elle ? L’apostrophe fut lancée en 1931 par Monsieur Viollette, ancien gouverneur général de l’Algérie, aujourd’hui ministre d’Etat et inspirateur d’un sensationnel et imprudent projet de loi sur l’accession des indigènes musulmans à la citoyenneté française… Les parlementaires d’Algérie, dans leur quasi-unanimité, répondent aujourd’hui : oui. Elle vivra, parce que le Parlement s’opposera à une réforme qui contient en germe la perte de l’Algérie française.
Que dit, en effet, le projet de MM. Léon Blum et Viollette ? Sous prétexte d’assimilation, il incorpore, dans le collège électoral français, en Algérie, certaines catégories d’indigènes musulmans qui conserveraient, néanmoins, leur statut personnel et successoral coranique, c’est-à-dire resteraient figés dans leurs coutumes religieuses, leurs conceptions et leurs mœurs orientales. Cette réforme, si elle était réalisée, aboutirait à une monstruosité juridique et attenterait à la souveraineté française en Afrique du Nord. Comment concevoir dans un même collège électoral deux catégories d’électeurs, ayant les mêmes droits politiques, mais dont les uns seraient intégralement soumis aux lois civiles françaises et les autres pourraient conserver un statut d’ordre strictement religieux dont certaines dispositions sont en opposition formelle avec notre code civil.
Le droit musulman – Monsieur Léon Blum l’aurait-il ignoré ? – est fondé sur le privilège exorbitant et périmé de la masculinité. Certains électeurs, citoyens français, seront des laïcs, avec toutes les charges prévues et voulues par le code civil. Les autres resteront soumis à un droit religieux et antidémocratique dont les prescriptions, d’origine divine, demeurent immuables et sont par là même incompatibles avec le progrès et l’évolution normale des sociétés humaines.
Il est assez piquant de voir le parti socialiste prôner la confusion entre des citoyens laïcs de la République et les fidèles d’un droit divin. Mais il y a mieux… La République, succédant au Second Empire, a voulu instaurer en Algérie une politique d’assimilation et la naturalisation individuelle volontaire fait chaque jour de l’indigène naturalisé un citoyen complet bénéficiant de tous nos droits et soumis à tous nos devoirs. Le désir de jouir des droits politiques était, jusqu’ici, le principal mobile qui poussait les indigènes à cette assimilation totale. MM. Léon Blum et Viollette anéantissent pratiquement l’œuvre entreprise et patiemment poursuivie par la Troisième République.
Obtenant sans aucune contrepartie le bulletin de vote du citoyen français (ce qui n’a, avec l’assimilation véritable qu’une analogie assez vague), le musulman s’enfermera désormais dans ses habitudes orientales. Il sera cristallisé dans sa conception coranique et fanatique de la vie. Comme “laïcisation” ce sera assez réussi… […] Le projet de MM. Léon Blum et Viollette est extrêmement grave car il engage l’avenir du pays tout entier. Son adoption, suivie de la surenchère démagogique que l’on entrevoit déjà, mettra vite en cause notre souveraineté en Algérie, porte de l’Afrique française. On ne peut y songer sans frémissement. »
Les élus et les Français d’Algérie craignent aussi qu’avec le projet, le corps électoral français se retrouve minoritaire dans certaines communes algériennes. Sous le titre « L’indigène électeur », le bien nommé « l’Intransigeant » reprend l’argumentaire des élus algériens et clame à la une qu’« une telle réforme sera le prélude d’une révolution » :
« Le projet Viollette octroie à 22 000 indigènes le droit de vote dans le collège électoral français ; il leur confère, en somme, la qualité de citoyens métropolitains ; il les assimile totalement à des paysans de Beauce, à des pêcheurs bretons, à des ajusteurs de Billancourt. Cette expérience, dont le moindre caractère n’est certes pas la hardiesse, suscite déjà des réactions et des approbations passionnées ; son résultat pourra être capital en ce qui touche l’avenir de notre Afrique du Nord, et peut être de toutes nos colonies africaines. »
Lors du congrès, les 300 maires d’Algérie menacent de démissionner collectivement et se prononcent à l’unanimité contre le « projet Blum-Viollette ». Ils demandent au Parlement de repousser le texte et veulent être entendus par la Commission du suffrage universel avant qu’une décision soit prise.
Maurice Viollette essaye de défendre sa « réforme controversée », comme la qualifie le journal « Excelsior » qui le montre dans son uniforme de gouverneur général d’Algérie, sur une photo prise en 1926, et rapporte qu’il « semble peu ému des oppositions que son initiative rencontre ». « Il y a sept ans, explique-t-il au journal, que j’ai enfanté ce projet de loi. Je n’en renie par la paternité. Devant la situation présente de l’Algérie, chaque jour davantage, je suis persuadé que mon texte est capable d’y apporter l’apaisement nécessaire. »
« Mon projet de loi, poursuit-il, tend à accorder le droit de vote à des Français, complètement Français au regard des obligations imposées par la loi, mais qui ne sont que des sujets français au regard de la qualité politique. Je m’explique. Une élite se forme en Algérie. Elle ne veut plus accepter la sujétion qui résulte d’un statut politique spécial qui a sa source dans le droit romain. Il faut faire quelque chose pour elle, la recueillir en quelque sorte. Comment ? En l’installant dans ses droits. […] Par l’octroi du droit de vote, nous voulons récompenser les services rendus. »
Peine perdue. En mars 1938, c’est le clap de fin. C’en est fini du « projet Blum-Viollette ». Le Parlement n’a même pas eu besoin de le retoquer. Le gouvernement l’a retiré. Ses principes seront repris après la Seconde Guerre mondiale par le général de Gaulle, alors président du Comité français de libération nationale. Une ordonnance de mars 1944 accorde à une élite algérienne d’environ 65 000 personnes la citoyenneté française et la possibilité de voter.
Découvrir RetroNews, le site de presse de la Bibliothèque nationale de France (BNF), et l’offre promotionnelle gratuite pendant quinze jours réservée aux abonnés de « l’Obs ».
Les commentaires récents