«Ce qui est scandaleux dans le scandale, c’est qu’on s’y habitue.»
(Simone de Beauvoir – Djamila Boupacha – p. 220 – Gallimard – 1962)
Je viens de me libérer péniblement des souffrances induites par un corona, sans danger pour certains, impitoyable et fatal pour d’autres. Je suis sous suivi médical à Alger, et, selon les premiers résultats, les choses ont tout l’air d’aller de mieux en mieux. Néanmoins, 80 ans d’âge, assaisonné d’un diabète chronique et d’une prostate coriace et persistante des décennies entières, ça peut nuire aux espoirs et aux espérances de vie.
Il est indiqué de se revivifier et d’injecter de bonnes doses d’optimisme pour permettre au moral de tenir bon et de résister aux bourrasques qui menacent de projeter notre corps contre les récifs et les écueils.
Heureusement, les sciences médicales et leurs praticiens sont plus que présents et se dressent comme des sentinelles, prêts à donner l’assaut contre des «envahisseurs maléfiques», invisibles et sournois, et les obliger à battre en retraite.
Ce qui m’a perturbé davantage ces derniers temps et réduit mon énergie, c’est d’avoir été dans l’impuissance de réagir promptement pour rendre hommage à une grande avocate, une grande militante anticolonialiste que nous retrouvons sur tous les fronts, debout, infatigable, passionnée, engagée, déterminée. Je veux nommer la vénérable, l’honorable, la respectable Gisèle Halimi. Je fus très mal à l’aise d’avoir commis le ratage d’une évocation, combien regrettable que la «raison de santé» m’imposa douloureusement.
Il y a quelques années, dans les années 1960 ou 1970 probablement, j’ai eu la chance d’avoir entre les mains Djamila Boupacha, ouvrage signé par Gisèle Halimi et préfacé par Simone de Beauvoir, compagne du célèbre philosophe Jean-Paul Sartre. Puis, malheureusement, on me déroba l’ouvrage. Assez souvent quand on consent à prêter un ouvrage, c’est assurément désespérer de le récupérer. J’avais perdu deux choses à la fois :
1.- Plus aucune chance d’exploiter le contenu de l’ouvrage qui rassemble témoignages et cheminement de toutes les péripéties du procès – de Djamila Boupacha et tant d’autres – de la rue Cavaignac où siégeait le tribunal militaire, en tant que rouage de l’appareil répressif colonial. 2.- Sur une page du livre figurait une reproduction du portrait de Djamila Boupacha exécuté par le célèbre peintre Pablo Picasso, antifranquiste, innovateur du cubisme, des périodes identifiées à travers les couleurs et signataire de la prodigieuse fresque Guernica qui fit le tour du monde et des époques. Le portrait consacré à Djamila fut signé par Picasso le 8 décembre 1961.
Plus d’une trentaine d’années après, un déplacement dans la ville de Boris Vian m’offrit un cadeau inespéré. Sur les quais de la Seine (Saint-Michel), découverte miraculeuse d’un ouvrage usé par le temps et par une édition plusieurs fois décennale : Djamila Boupacha.
Cette fois-ci, il n’est plus question de m’en défaire. À mon passif, un autre ratage (dans le journalisme, un ratage est la pire des choses qui puisse arriver à un praticien de la presse) combien regrettable celui-ci. Pendant mon séjour dans la capitale de l’héroïne de la commune de 1870, Louise Michel, je me suis procuré les coordonnées de l’avocate. Visite d’hommage et de courtoisie et d’affranchissement aussi. Déception. Sa secrétaire me fit part de l’absence des murs de Paris d’une avocate qui fut la mal-aimée du régime colonialiste et des colons et qui mettait les «bouchées doubles» pour confondre la justice militaire et autres institutions coloniales sur les dossiers les plus honteux : les arrestations arbitraires, les disparitions et la torture, devenue, somme toute, une véritable institution.
Une rencontre qui m’aurait affranchi sur un certain nombre de questions, surtout dénouer cette énigme, à savoir pourquoi la «désertion» de François Mauriac du mouvement «Pour Djamila Boupacha», initié par Gisèle Halimi et animé avec une ferveur exemplaire par Simone de Beauvoir, dès le lendemain de l’arrestation de Djamila Boupacha sous plusieurs chefs d’inculpation. Pourtant François Mauriac fut certainement le personnage qui avait dénoncé très tôt la torture – 1955 – pratiquée honteusement par les institutions militaires et policières françaises dès les premiers coups de feu de l’insurrection du 1er Novembre 1954.
Question en suspens, puisque nos calendriers n’avaient pas coïncidé pour consacrer une rencontre combien aurait-elle été enrichissante pour un chercheur toujours en quête d’une partie manquante d’un puzzle, jamais complété, jamais reconstitué. L’histoire est, en fait, un perpétuel questionnement et, comme en astronomie, les «trous noirs» ne sont jamais totalement conquis, totalement explorés…
Dans «l’affaire Boupacha», Gisèle Halimi déploie une énergie toute particulière qui emprunte deux voies à la fois, simultanément, complémentaires et qui fusionnent vers un objectif essentiel, à savoir désarçonner l’édifice judiciaire colonial et enclencher (ou déclencher) une mobilisation d’une partie de l’élite intellectuelle française autour d’une cause précise, en premier chef, le dossier Boupacha mais à travers lequel entraîner un véritable mouvement de dénonciation de la torture et d’opposition à la guerre coloniale.
La première action est de nature strictement juridique. La seconde, si elle prend le relais de la première, elle est davantage politique puisqu’elle va impliquer des personnalités de divers horizons.
Si Gisèle Halimi est «au four et au moulin», elle laisse cependant le soin à Simone de Beauvoir de manier – habilement, efficacement et intelligemment – le gouvernail politique qui va permettre à ces deux grandes dames de mettre en péril un régime qui chancèle, un empire en déchéance, une république qui s’entête désespérément à assembler des débris et les épaves d’un navire qui chavire à toutes les tempêtes, s’enfonce dans les abysses malgré tous les déguisements, les rafistolages et autres «bricolages» politiques faits de mensonges et de comédies.
Côté juridique – ou justice coloniale – (consulter Sylvie Thénault) les armes étaient ô combien inégales. L’appareil judiciaire était d’une taille surprenante et gigantesque par rapport aux «coups» et aux conclusions de l’avocate du FLN – ou de l’ensemble des avocats du FLN. Les combines étaient telles que l’avocat de Boupacha s’épuisait dans l’épuisement (c’est le cas de le dire) des délais réglementaires qu’on lui accordait pour séjourner à Alger. Assez souvent, la procédure tournait à l’avantage de la justice militaire et, comble de la malhonnêteté, on s’arrangeait pour désigner un avocat d’office qui «caressait» dans le sens du poil et n’osait jamais importuner les juges militaires de la rue Cavaignac, devant lesquels défilaient à longueur d’année les résistants de l’ALN et du FLN.
D’une rive à l’autre, l’atmosphère qui régnait dans les tribunaux n’était – évidemment – pas la même. Si à Paris, Vergès, Benabdallah et Oussedik «semaient la panique dans les prétoires» (Les porteurs de valises – Rotman et Hamon), à la rue Cavaignac, les barreaux étaient sévèrement gardés et il était plus aisé pour les magistrats militaires de manipuler les procédures judiciaires à leur guise en plus des menaces ouvertement prononcées contre les défenseurs et les insultes haineuses proférées contre eux par la faune des pieds-noirs qui «accueillent» avocats et inculpés dans les salles d’audience par un récital houleux, bien achalandé d’un vocabulaire raciste, malveillant.
En dépit de cette atmosphère infestée par un appel au lynchage et encouragé par le tribunal militaire de la sinistre rue Cavaignac qui porte le nom d’un ignoble criminel de la conquête française, maître Gisèle Halimi – et ses confrères – se cramponnait, vaille que vaille, aux fragiles cordes de la procédure et parvenait avec adresse à «troubler» elle aussi les prétoires algérois et gagner quelques batailles juridiques en utilisant les armes et les contradictions de l’adversaire et débusquer les failles d’un appareil judiciaire pourtant solidement barricadé dans la lenteur et les astuces les plus mesquines et les plus déshonorantes.
Malheureusement pour l’avocate et sa «cliente», le procès de Boupacha sera certainement le plus long de tous les procès intentés aux Algériens pendant la guerre d’indépendance. Le plus long, en ce sens qu’il chevauchera sur «deux territoires». Le premier acte en Algérie, le second en France au prix d’une harassante procédure. Maître Gisèle Halimi remet en cause les examens médicaux et exige le transfert de Djamila Boupacha en France et obtient l’intervention d’experts et, parallèlement, elle accède à la saisie d’une juridiction autre que celle qui sévit à Alger. Bien sûr, nous avons l’impression que la bataille juridique – aux armes toujours inégales – est presque remportée. La procédure est frappée – sciemment – d’une lenteur inouïe ; en somme, la défense s’oppose à une «arme à double tranchant» qui rend les démarches pénibles et la besogne fastidieuse. Boupacha subit, entre-temps, le poids d’un fardeau psychologique traumatisant, consécutivement à ces «va-et-vient entre les cabinets des magistrats et les cabinets médicaux, ces derniers appelés à «exhiber» ce qui resterait des traces de la torture. Le temps s’écoulant, il subsiste, bien sûr, le risque d’effacement de toute marque de sévices subis.
Djamila Boupacha, tourmentée dans son âme et persécutée dans son corps, a traîné assez longtemps une infirmité dans la région de l’épaule parce que les parachutistes français s’étaient mis à piétiner son corps avec haine et brutalité. Faire traîner les choses, alourdir au maximum les procédures, c’est inévitablement réduire toutes les chances aux experts médicaux de «la Métropole» de découvrir la moindre trace qu’auraient laissée des actes de brutalité et de violence, signés par l’institution militaire française qui passe le relais à l’institution judiciaire, chargée de parachever et justifier les «opérations de pacification» ou «du maintien de l’ordre».
Le comble de l’anachronisme ou encore celui de la bassesse et de la mesquinerie dont fait état l’autorité judiciaire, c’est lorsqu’elle réclame à la défense les «frais de transfert» de Djamila Boupacha d’Algérie vers la France.
C’est d’ailleurs par quoi nous tenterons de résumer l’action politique qui s’est toujours superposée ou accompagnait la bataille purement juridique. Au-devant de la scène, nous retrouvons, bien sûr, Simone de Beauvoir, toujours «flanquée» de Gisèle Halimi qui vont, toutes les deux, lancer le mouvement «Pour Djamila Boupacha».
Faut-il préciser aussi, qu’avant de satisfaire à la «quête» de la collecte des «frais de transfert» de Boupacha – les caisses de la trésorerie officielle étant «pratiquement vides» — le comité pour Djamila Boupacha a déjà franchi d’importantes étapes.
Des meetings, rencontres marathons brassent et mobilisent autour de la cause une partie de l’élite intellectuelle française (cinéastes, acteurs, comédiens, écrivains, journalistes, d’anciens résistants antinazis, artistes, de simples citoyens aussi). En définitive, Simone de Beauvoir, personnalité très influente, adoptée et écoutée dans les milieux du savoir, de la production intellectuelle, a le don de la persuasion. De surcroît, c’est aussi la compagne d’une autre lumière du temps : Jean-Paul Sartre, philosophe du siècle et père d’un «existentialisme» qui séduit une colonie fébrile d’une jeunesse française, toujours en quête et en attente de réponses définitives aux énigmes du monde et des sociétés qui bourdonnent dans tous les sens sans aucune précision sur le chemin à prendre.
Le 24 juin 1960, c’est le coup d’envoi. Le comité Djamila Boupacha organise une conférence de presse pour dévoiler au grand public que des choses horribles ont lieu en Algérie où le régime ne parle que «d’événements», de «pacification» ou de «maintien de l’ordre», contre une minorité d’agitateurs et de bandits de droit commun. Après l’intervention de l’auteur du Deuxième Sexe qui inaugure les débats, c’est Bianca Lambin qui donne lecture de la lettre du père de Djamila Boupacha qui, dans un français phonétique, décrit les effroyables et humiliantes séances de tortures qu’il avait atrocement subies. Le silence et l’émotion dans la salle étaient tels que la lectrice est saisie de sanglots. C’est Simone de Beauvoir qui se charge de terminer la lecture du supplicié aux accents si sincères, si émouvants et si révoltants à la fois. Bon nombre de Françaises, anciennes résistantes ou déportées pendant la Seconde Guerre mondiale, adhèrent sans hésiter, avec un engagement politique exemplaire, au mouvement qui n’est autre que le précurseur du manifeste des 121. Germaine Tillon et Anise Postel, toutes deux anciennes déportées, s’acquittèrent d’un rôle remarquable au sein du comité pour dénoncer les tortionnaires de Djamila Boupacha.
Aux rencontres qui apportent davantage d’éclairages sur une guerre que le régime maquille effrontément en «événements» ou encore – hypocritement – en «opérations de maintien de l’ordre», s’ajoutent des dizaines de correspondances que compile, tous les jours, le comité pour Djamila Boupacha et dont le contenu exprime colère et réprobation contre les pratiques indignes dont avaient souffert auparavant les Français sous l’occupation allemande.
Émotions aux accents intenses, dénonciation d’une guerre injuste livrée à un peuple qui exige sa liberté, solidarité avec une jeune femme – Djamila Boupacha – «abîmée» moralement et physiquement par une armée immorale au service d’un «empire colonial agonisant» qui creuse lui-même son propre tombeau en terre algérienne ; ce sont là mille et une opinions que certaines Françaises et certains Français ont refusé de refouler indéfiniment ou se taire sur des méfaits honteux commis – tous les jours – en leur nom.
Écrivains de renom et de talent grossissent les rangs du mouvement, animé et conduit avec une intégrité morale et intellectuelle, épuré de tout esprit démagogique et manipulateur ; action incarnée par deux femmes indignées et en colère : Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir. Si François Mauriac se fait remarquer par une absence qui nous taraude encore l’esprit, les lettres françaises sont puissamment et merveilleusement présentes grâce à une écrivaine qui a déjà conquis les milieux de la littérature française : Françoise Sagan. La «mère» de Bonjour tristesse rejoint, sans hésiter, le comité et la lettre qu’elle lui adresse a provoqué un véritable choc dans les consciences et induit une accélération supplémentaire au mouvement, en suscitant de nouvelles adhésions notamment. Le contenu du «document» de Françoise Sagan – une femme en colère et en douleur – ne pouvait pas traverser le paysage médiatique et l’opinion publique dans l’indifférence. La force littéraire, l’émotion, l’indignation exprimées par une femme d’esprit sont autant d’incitations à la dénonciation de la torture et à la formation de nouveaux contingents en devoir de donner l’assaut au mensonge et à la supercherie.
Pendant que le comité piloté par Simone de Beauvoir sensibilise courants et opinions, sème le sentiment de la révolte, le réseau Jeanson mis en place – dans la clandestinité – est déjà à l’œuvre et en mouvement.
Le Comité Audin animé par l’historien Pierre Vidal-Naquet tient la dragée haute aux ennemis de la justice et de la vérité ; l’affaire Ali Boumendjel, jeté par-dessus le 6e étage d’un immeuble à El-Biar, a déjà provoqué de sérieux remous dans les sphères politiques dirigeantes.
La guillotine est mise en action le 19 juin 1956 avec la première décapitation de H’mida Zabana, estropié et à moitié aveugle, marchant vers l’échafaud avec courage et dignité. L’assassinat de Mohamed-Larbi Ben M’hidi par une pendaison «convertie», sans honte ni pudeur, en suicide par une armée qui a fait du sens de l’honneur une bouse de vache.
Ce sont de tragiques chapitres qui ne sont d’ailleurs que des «arbres qui cachent la forêt», écrira plus tard Raphaëlle Branche (La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie – Gallimard – 2001), puisque ce sont des «événements connus qui n’ont pu contourner le scandale, tandis que tout le paysage s’était transformé en un «vaste chantier» de répression, de séquestration, de torture, en «corvées de bois», déguisées en «évasions…
C’est ce qui fera dire, entre autres, à Simone de Beauvoir, cependant qu’elle remue ciel et terre pour mettre à… terre les « professionnels du mal (Benyoucef Benkhedda), la compagne de l’auteur des Mains sales (c’est le cas de le dire) proclamera en effet une sentence irrévocable pour définir avec un sentiment de révolte et d’indignation tout ce qui est mis au service de «la raison d’État», à savoir que «ce qui est scandaleux dans le scandale, c’est qu’on s’y habitue». (Djamila Boupacha – Gallimard – 1962).
Dans le même article, consacré en premier chef au cas Djamila, la femme-philosophe étale librement sa pensée et son opinion en ajoutant notamment : «Quand les dirigeants d’un pays acceptent que les crimes se commettent en leur nom, tous les citoyens appartiennent à une nation criminelle.» (Article publié par le journal Le Monde.)
Dans l’affaire «Djamila Boupacha», l’auteure dénonce le gouvernement français qui se tait – en vérité, il cautionne et autorise – sur la torture et les assassinats que commet l’armée française pendant la guerre d’Algérie. Je me suis permis de remanier, à mon tour, la pensée pour dire : «Quand les citoyens d’un pays acceptent que les crimes se commettent en leur nom, ils deviennent autant des criminels que les dirigeants qui ordonnent de les commettre.» C’est affirmer que les pensées voyagent dans le temps et dans l’espace avec cette faculté de correspondre aux situations qui prévalent à travers les époques, tellement les régimes tyranniques se ressemblent par le recours diabolique et rusé à la notion consacrée «inviolable», l’éternelle «raison d’État», l’arme la plus redoutable qui autorise tous les abus, toutes les injustices, toutes les manipulations et tous les endoctrinements. La planète pullule d’exemples qui se sont relayés à travers les siècles et à travers les espaces.
Pour reprendre le dossier Djamila, il faut rappeler que tous les subterfuges, toutes les ruses juridiques furent utilisés par l’appareil judiciaire colonial pour faire traîner indéfiniment le procès. Certes, les deux femmes, l’avocate et l’accusée, arrivent à bon port parce que la guerre d’Algérie venait de connaître l’épilogue dicté par le cours de l’Histoire, celui de l’indépendance des Algériens. En vérité, maître Gisèle Halimi arrive exténuée mais triomphante. Tandis que Djamila, elle aussi, arrive essoufflée, épuisée, l’âme traumatisée, le corps blessé mais combien réconfortée et réjouie puisque son pays et son peuple recouvrent liberté et dignité, au terme d’un long combat, âpre et acharné.
«Nous ne sommes rien sur cette terre si nous ne sommes pas d’abord l’esclave d’une cause, celle des peuples, celle de la justice et celle de la liberté.»
(Frantz Fanon)
Au lendemain de l’offensive du 20 Août 1955 dans la Zone II lancée par Zighoud Youcef, c’est l’hécatombe. C’est la vengeance et la haine. Armée et milice interviennent sans pitié, rappelant le crime génocidaire de mai et juin 1945, à Sétif, Kherrata et Guelma. Skikda et sa région connaissent le même drame. 10 à 12 000 Algériens sont massacrés avec le fer, les encouragements et la bénédiction de Jacques Soustelle, alors gouverneur général, un triste sire zélé et défenseur intraitable d’une Algérie plus française que jamais.
L’Algérie a connu trois grands criminels politiques, ennemis implacables du peuple algérien dont il faut dresser les portraits en guise de témoins pour l’Histoire et la postérité. Le premier, c’est le sanguinaire sous-préfet André Achiary qui a décimé la fine fleur de la jeune Guelmoise en mai et juin 1945, en instaurant une cour martiale et en armant des groupes de miliciens – y compris enfants et adolescents – qui se ruèrent à cœur joie dans la chasse à l’Arabe. Le deuxième, avec le même profil, c’est-à-dire enclin au meurtre collectif et individuel des Algériens, c’est Jacques Soustelle, gouverneur général, qui ordonne le crime génocidaire contre les populations de Skikda et toute sa région pour venger, comme en Mai 1945, moins d’une centaines d’Européens. Imitant Achiary qui massacra des milliers d’Algériens à Guelma, Jacques Soustelle, vingt-quatre heures après les troubles, promet de distribuer des armes aux colons.
Ce qui veut dire, ni plus ni moins, qu’une autorisation au crime.
À nouveau, l’Histoire va prendre acte d’une réédition des massacres de mai et juin 1945. On pourchasse n’importe qui, on tire sur n’importe qui. Qu’importe. On massacre des milliers d’innocents. Les «coupables» avaient déjà rangé leurs «armes hypothétiques» trois ou quatre jours après le mouvement insurrectionnel. En réalité, décision est prise de faire la guerre aux populations désarmées. Tout le monde hurle à la vengeance.
Colons et dirigeants. Gisèle Halimi, la future avocate de Djamila Boupacha, écrira à ce propos, lorsqu’elle aura à assurer la défense des inculpés du 20 Août 1955, lors de leur procès qui aura lieu en février 1958. Je cite : «Chaque Algérien est un fellaga qui s’ignore. Il l’a été, il l’est ou le sera. À exterminer donc» (Le lait de l’oranger – p.129 – Gallimard 1988).
Les représailles de l’insurrection de la Zone VII (20 Août 1955) n’ont pas été scrupuleusement consignées par l’histoire du martyrologe algérien et de l’esprit de sacrifice de la paysannerie algérienne qui, sans armes automatiques entre les mains, a donné l’assaut aux postes de sécurité français et aux fermes coloniales. Le troisième criminel politique, c’est Robert Lacoste, ministre résident, qui s’active avec zèle pour faire le bonheur des colons dans la mise en mouvement de la guillotine un certain 19 juin 1959. Robert Lacoste, c’est encore lui qui applaudit des mains et des pieds le vote des pouvoirs spéciaux par le Parlement français (communistes compris) et s’égosille à chanter les méfaits des parachutistes français quand ils se mettent à l’œuvre malsaine et maléfique, celle de semer la terreur et de généraliser la torture. Le diplôme d’avocate en poche, Gisèle Halima se détourne de sa mère pour choisir la justice. Elle s’engage dans un chemin périlleux. Car être avocate sous le régime colonial est un métier à haut risque. Qu’importe. Elle défend les nationalistes tunisiens (Gisèle est tunisienne), les nationalistes algériens. Elle défend Mehdi Ben Barka et des syndicalistes marocains. Elle sera également présente en Espagne pour assurer la défense des Basques antifranquistes. En Palestine, elle défendra le plus ancien prisonnier dans les geôles d’Israël, Marwan Barghouti. Elle fit l’objet, bien sûr, de toutes les ruées haineuses, porteuses d’insultes les plus honteuses et les plus ignobles animées par des fanatiques israéliens que l’«ordre» n’inquiétera nullement. Cependant, c’est en Algérie qu’on lui remarquera une présence assidue dans la défense des résistants algériens. Le procès qui fera couler beaucoup d’encre est, bien sûr, celui de Djamila Boupacha.
Toutefois, le procès où Me Gisèle Halimi subit les plus grands risques et les intimidations les plus abjectes, c’est celui du 20 Août 1955, qui se déroule le 17 février 1958 à Skikda. Les 44 inculpés sont tous originaires d’El-Halia. Par quel hasard, la fille de Tunis va se trouver aux côtés des insurgés du 20 Août 1955 ? C’est l’un des captifs qui lui envoie une lettre de la prison de Skikda dont le contenu est un véritable cri de détresse.
Nous estimons qu’il ne sera pas utile d’aller au cœur des événements dans les détails, ni de conduire le lecteur à travers les méandres de la justice, ni de décrire les duels juridiques entre défenseurs et accusateurs, ni sur le dénouement de l’affaire. Il serait trop long et trop fastidieux à la fois, compte tenu des spécificités du domaine. Pour nous, l’essentiel c’est de mettre en avant l’atmosphère débordante de menaces et emplie de terreur dans laquelle vont évoluer les avocats (maître Gisèle Halimi est accompagné par maître Léo Matarasso, un autre avocat de talent).
Rappelons dans ce contexte que plusieurs avocats du FLN furent assassinés par la Main Rouge ou par l’OAS pendant la guerre d’Algérie, entre autres, maîtres Pierre Poppie, Pierre Garrigues, Thuveny, Ould Aoudia, Abed… tandis que plusieurs autres furent carrément emprisonnés par les pouvoirs répressifs français. Maîtres Jacques Vergès fit l’objet d’un attentat à Paris. La veille de l’ouverture du procès du 20 Août 1955, Skikda est loin de souhaiter la «bienvenue» aux deux défenseurs des inculpés d’El-Halia. Les premiers tracas commencent au niveau des conditions d’hébergement. Le premier hôtel affiche un refus catégorique. Les avocats des «égorgeurs d’El-Halia» sont indésirables, soutient-on. Le climat d’interdiction de séjour est déjà entretenu par la presse locale coloniale qui ranime les passions et la haine contre les insurgés du 20 Août 1955, et incite la population européenne locale à «pourchasser» leurs défenseurs.
Le bûcher est dressé. Gisèle et son confrère vont être confrontés aux pires menaces et aux pires intimidations. On frappe aux portes du deuxième hôtel. Le patron semble accepter de les héberger mais deux heures après leur installation, tout agité, il les invite impérativement à quitter les lieux. Dernière tentative auprès du troisième et dernier hôtel de la ville de Skikda. Les deux avocats s’installent. Bon signe. Cependant, le danger plane toujours. L’hôtelier, la peur au ventre, les réveille brutalement vers cinq heures du matin pour les avertir que des Européens sont prêts à tout saccager et à tout brûler. Effectivement, dehors, il y a une très menaçante agitation. La situation est bel et bien grave. Les autorités ont les yeux bandés. Elles encouragent la loi du lynchage et ne manifestent aucune volonté ni ne prennent aucune mesure pour assurer l’accueil et la sécurité des deux défenseurs. À Skikda, la terreur règne. Les deux avocats sont pourchassés et traqués d’un endroit à un autre, d’un hôtel à un autre.
Dix ans auparavant, en 1947, deux avocats parisiens, maîtres Pierre Stibbe et Henri Douzon, ont échappé à des tentatives d’assassinat fomentées par des colons tueurs. Les deux avocats avaient rejoint Madagascar pour défendre des députés malgaches accusés d’être à l’origine du soulèvement qui a coûté au peuple malgache 89 000 morts. Il est fort utile, avant de clore le chapitre de la terreur à Skikda, de consigner quelques éléments sur ce qui s’était passé à Madagascar. Un dossier – global – qui doit être scrupuleusement exploité et par là même exhumer toutes les persécutions infligées aux avocats face à la justice coloniale partout dans les anciennes colonies. La journée du 23 mars (Ali Boumendjel fut assassiné le 23 mars 1957) est décrétée journée nationale de l’avocat, c’est-à-dire sur la défense et ses droits. C’est ce qu’on appelle «avoir du pain sur la planche». À Madagascar, les colons sèment la terreur. Maître Stibbe et Douzon sont pour ainsi dire condamnés à mort. Maître Pierre Stibbe est victime d’une tentative d’assassinat dont les auteurs ne seront jamais retrouvés. Maître Henri Douzon échappera miraculeusement à la mort. En septembre 1947, il fut enlevé par une bande de tueurs masqués, lynché et laissé pour mort dans la campagne à 25 km de la ville de Diego-Suarez, au cœur des broussailles auxquelles ses agresseurs mirent le feu. Une tentative de meurtre qui n’a pas empêché l’avocat de retourner à Madagascar l’année suivante, en 1948, pour assurer la défense des députés malgaches (Source : Amar Belkhodja – Barbarie coloniale en Afrique – Anep – 2002).
Retour dans le temps et dans l’espace. Skikda, février 1958. Procès du 20 Août 1955. Maîtres Gisèle Halimi et Léo Matarasso sont jetés dehors de l’hôtel, à 5h du matin, par le dernier hôtelier de la ville. Les troubles étaient imminents. Les colons de Skikda prêts à mettre le feu à l’hôtel si les deux défenseurs ne «vident» pas les lieux. Gisèle Halimi et son confrère, comme de vulgaires malfaiteurs, se plantent avec leurs bagages devant la salle d’audience. L’avocate n’est pas une dame à courber l’échine, à baisser les bras, à hisser le drapeau blanc, à fuir le danger. Elle lance le défi et met les instances judiciaires et gouvernementales carrément devant le fait accompli en déclarant avec grand fracas qu’elle «plaiderait même s’il lui faudrait camper en salle d’audience du tribunal».
La presse française et étrangère prend acte de ce cri de révolte et d’indignation et s’adonne à mille et une spéculations et libre cours à l’imagination, unique dans les annales judiciaires : «placer des lits de camp ou dresser des tentes en salle d’audience» destinés à héberger des avocats (sans domicile fixe) indésirables dans les hôtels de la ville de Skikda. Il faut croire aussi que placer la justice face à une telle impasse, Gisèle Halimi espérait faire déplacer le lieu du procès. L’appareil judiciaire, implicitement, ne cède pas et maintient les dates et lieu du procès. Pour compenser l’idée des «tentes et des lits de camp en salle d’audience» et pouvoir assurer le sommeil des deux défenseurs, image qui amusait les esprits taquins des journalistes, à l’affût du sensationnel et de l’inédit, les autorités vont recourir à une sorte de réquisition qui ne dit pas son nom. Non pas celle qui aurait dû s’appliquer – par la coercition – aux trois hôtels de la ville accompagnée d’une mise en place d’un service de sécurité et de protection de deux «auxiliaires de justice», selon les bonnes convenances, l’usage et la tradition.
Malheureusement, il s’agit d’une «réquisition» d’un autre ordre, d’une autre nature qui ne hasarde pas à fâcher les partisans de la haine et de la violence. Une «réquisition» qui se déguise par un esprit de confraternité puisque ce sont deux avocats locaux qui vont souscrire à l’hébergement de Me Gisèle Halimi et Me Léo Matarasso. En d’autres termes, il ne s’agit ni plus ni moins que d’une capitulation devant les menaces et les intimidations que brandissent les chefs de la conscience locale européenne qui hurlent à la vengeance alors que 12 000 Algériens avaient déjà péri sous les balles de l’armée française et de la milice au lendemain même des offensives de l’ALN qui avait encadré les groupes de paysans volontaires. La vengeance était, par voie de conséquence assumée, largement, complètement assumée. Entièrement et impitoyablement accomplie. Car, «l’Algérien est un fellaga qui s’ignore. Il l’a été, il l’est ou le sera. À exterminer donc», avait soutenu Gisèle Halimi pour décrire une atmosphère qui persistera durant toute la guerre. Le peuple algérien étant devenu, dans son ensemble, un peuple de suspects qui doivent obligatoirement passer aux aveux.
Convaincue de la «culpabilité collective», Me Gisèle Halimi nous dira à propos des inculpés du 20 Août 1955 : «Au moment où ils interrogent les suspects, les policiers ne disposent pas encore des témoignages qui contrediront, plus tard, l’autopsie. Alors ils foncent. Ces Algériens doivent être coupables. Comme ils n’en ont pas d’autres sous la main, ils entreprennent de leur arracher des aveux. Par tous les moyens. Supplice de la baignoire, du courant électrique sur tout le corps, des brûlures de cigarettes sur les testicules. On ne lésine pas sur les moyens. Le secret règne, l’impunité semble assurée.» (Gisèle Halimi – Le lait de l’oranger – p.149 – Gallimard – 1988).
L’un des accusés du 20 Août 1955 raconte les moments innommables vécus en salle de torture : «Ils nous ont esquintés, comment résister ? Même le fer tu le tords avec le feu… Alors tu imagines, un homme… Nous avons dit oui à ce qu’ils avaient tapé à la machine… Nous n’en pouvions plus…» (Le lait de l’oranger – p.151).
Dans le procès du 20 Août 1955, Gisèle Halimi et Léo Matarasso sont, par voie de conséquence, contraints à «dormir dans la clandestinité» chez des confrères qui craignent eux aussi de faire l’objet d’intimidations, voire même de représailles. D’autres persécutions et déboires attendent les deux avocats auxquels on vient d’interdire le «droit au sommeil».
On estime donc que le côté hébergement est chose réglée dans le silence et la soumission des autorités administratives et judiciaires qui abdiquaient à la volonté et aux menaces de groupes racistes qui exigent que d’autres têtes d’Algériens tombent pour combler le désir morbide de persister dans l’extermination d’une race, un sentiment jamais assouvi.
Nouveau chapitre auquel nos deux avocats vont s’opposer : la restauration et la nourriture. Tracas qu’ils vont subir avec tout ce que cela comporte comme bassesse et perfidie parce qu’il vise à soumettre la personne humaine à l’humiliation. Les mots d’ordre visant à punir les deux défenseurs ont fait le tour de la ville de Skikda. C’est au tour des restaurateurs de fermer les portes de leurs établissements aux deux avocats que la population «pied-noire» de Skikda assimile à des «traîtres», des «complices» des «émeutiers tueurs» de la journée du 20 Août 1955.
C’est le règne de la terreur. Tous les restaurants de la ville refusent de servir des repas aux deux hôtes de la cité. Nous surpassons le seuil de l’outrage et de l’indécence infligés aux avocats venus plaider dans une fonction dont les trois sont reconnus dans toutes les contrées de la planète. Pas d’hébergement, pas de nourriture.
Il n’y a pas d’aussi vil et lourd fardeau que ces circonstances de rejet et d’exclusion absolue, que ce lot de contraintes, de chantages, d’intimidations, ces menaces hors de l’enceinte d’un tribunal, alors les «affrontements juridiques» sur la procédure, sa forme, son fond, les preuves, les aveux qu’on arrache par la torture, n’ont pas encore lieu.
Si le problème de l’hébergement est surmonté au prix de «réquisitions» amicales, de solidarité professionnelle, favorisées par pudeur et bonnes convenances, celui de la nourriture est laissé aux bons soins des concernés eux-mêmes. Personne ne cherche à s’en inquiéter. Gisèle et son confrère «paient» l’audace d’avoir accepté de défendre des «criminels». Tout le monde se frotte les mains. Les tenants de la justice coloniale, la population européenne de Skikda, les hôteliers qui se sont débarrassés à bon compte de clients indésirables qui leur auront attiré de pires ennuis d’une faune qui entretient, d’ores et déjà, les germes d’extermination qu’on retrouvera plus tard chez l’OAS (Organisation de l’armée secrète).
Enfin, les patrons de restaurants, volontairement ou sous la menace (qui sait) interdisent leur cuisine aux deux avocats pestiférés, mal-aimés, indésirables. Côté nourriture, Gisèle Halimi n’est pas d’avis de perdre pied. Elle va mettre sous la dent (c’est le cas de le dire) ce qu’elle trouve nécessairement sous la main : du pain – évidemment —, des olives, des orangs et des… cacahuètes.
Elle raconte dans un récit tragicomique les compensations des repas chauds par des rations de cacahuètes : «Ah ! les cacahuètes… Je me souviens en avoir ingurgité des kilos, pendant les suspensions d’audience, à midi, en guise de déjeuner, le soir dans ma chambre après le couvre-feu. Le vendeur de cacahuètes opère à toute heure du jour, tard dans la nuit, et à tous les coins de rue, d’où une appréciable facilité de ravitaillement» (Gisèle Halimi – Le lait de l’oranger – p.139 – Gallimard – 1988).
Puis il lui vient en mémoire que l’un des amis de son père possède dans la corniche de Skikda un bistrot à poissons. Son père, contacté par téléphone, l’orienta aussitôt et lui indique le lieu.
Le propriétaire des lieux se dispense d’accueillir les deux avocats avec chaleur et éclat. La peur rôdait partout. Il prit précaution de les isoler dans un endroit séparé de la salle publique, en évitant avec vigilance de tous les instants des «télescopages» compromettants. Décidément, les deux confrères commencent à être rompus aux rigueurs et aux exigences de la clandestinité.
Main basse sur Skikda. Sus aux avocats des Arabes. «Ils ne dorment pas chez nous. Ils ne mangent pas chez nous.» Un leit- motiv qui fait le tour de la ville. Il reste, cependant, encore un douloureux chapitre auquel les deux défenseurs vont devoir faire face avec beaucoup de force et de dignité : c’est malheureusement celui des insultes, des injures, des offenses les plus ignominieuses et les plus abjectes.
Le jour du verdict, les pieds-noirs emplissent la salle d’audience. Ils sécrètent le ressentiment envers les deux avocats comme la vipère sécrète son venin. Gisèle Halimi entend leurs commentaires : «Ils vont payer les salauds», «ces monstres à la casserole», quand nous passons devant eux. Un homme épais et rougeaud se lève et me crache à la figure. La femme assise près de lui ponctue : «Et s’en sortent, on aura votre peau.» (Le lait de l’oranger – p.159).
Les tourments, déboires et maltraitance morale que subit Gisèle Halimi pendant son séjour infernal à Skikda sont, en réalité, un avant-goût de ce qu’elle va endurer pendant toute la guerre d’Algérie, lorsqu’elle est en charge des procès du FLN.
Le procès du maquisard d’Aumale
À nouveau et à la même époque (1958) Gisèle Halimi défend un maquisard dont le procès a lieu à Aumale (Sour-el-Ghouzlane). Une aventure fort périlleuse est vécue à cause d’un trajet à hauts risques (les gorges de Palestro). Le train Alger-Bouira contourne les zones déclarées interdites par l’armée française. Cependant, de Bouira à Aumale point de transport. Les déplacements sont réglementés et organisés par convois sous escortes militaires, à des horaires précis. On refuse à l’avocate de se joindre au convoi qui transporte les juges composant le tribunal, sous prétexte qu’elle n’est pas commise d’office. Le président du tribunal la laisse plantée sur les lieux et ironise qu’elle n’a aucun espoir d’obtenir quelque facilité ou autorisation officielle pour le déplacement. Voici donc un échantillon qui annonce la couleur, qui affranchit d’ores et déjà l’avocate sur les prédispositions d’un tribunal dans la confection d’un verdict par anticipation et dans la conduite des débats
Longues à raconter ces péripéties où le suspense rivalise avec le risque : déplacement nocturne et dangereux, panne de véhicule, prise en charge par les Algériens de passage pour terminer le trajet Aïn-Bessem-Aumale ; si bien que le président du tribunal est – désagréablement – surpris quand il constate que l’avocate est bel et bien à l’heure, malgré tous les risques et les dangers qu’un relief géographique est propice à mettre en scène à tous moments.
L’épisode transport n’est pas encore clos puisque l’avocate est obligée de solliciter les services de l’armée qui accepte de l’escorter jusqu’à Aïn-Bessem parce qu’à Aumale, comme à Skikda, plus aucune chance d’être hébergée dans un hôtel. D’ailleurs, les magistrats du tribunal militaire l’avaient devancé en «raflant» toutes les chambres de l’unique hôtel de Sour-el-Ghouzlane (Aumale).
Un dilemme qui va mettre Gisèle Halimi dans une bien mauvaise posture et qui va inévitablement la conduire à trancher par égard à sa profession, à sa dignité et à celle des Algériens qu’elle a choisi de défendre. En son âme et conscience, quand on examine assez bien les conditions dans lesquelles se déroule le procès du maquisard d’Aumale, Gisèle Halimi a résolu de sacrifier sa mère quand elle estime que la justice est menacée.
Le procès est suspendu «en cours de route» par un incident qui démontre que l’avocate du FLN n’était pas une femme à se mettre à genoux et subir passivement toutes les offenses qui la mettent entre l’étau du corps militaire, d’une part, et l’enclume du corps judiciaire, d’autre part.
Les premiers harcèlements, les insultes, ironiques et humiliantes, proviennent de militaires qui, après les opérations dans les djebels, se déguisent en magistrats du tribunal militaire pour statuer sur le sort des accusés algériens. Les provocations vont bon train à l’égard d’une avocate qui défend des résistants algériens que ces mêmes militaires combattent dans les djebels. Maniaques dans les histories de procédures, les défenseurs du FLN importunent et – voire même – déstabilisent des juges souvent pressés de juger, d’en finir et de classer rapidement les dossiers.
Les remontrances des juges et autres remarques
désobligeantes se traduisent souvent comme un procès (c’est le cas de le dire) à l’adresse de l’avocate qui leur rend la tâche fort pénible et harassante et, somme toute, leur fait «perdre du temps» à cause d’individus indignes du moindre intérêt.
Au fur et à mesure du déroulement des débats sur le maquisard d’Aumale, le colonel ne cesse d’ailleurs de l’apostropher, propos teintés de mépris et de racisme envers les Arabes et les accusés : «Voilà trois heures que vous nous obligez à discuter de ces paperasses… Et tout ça pour un seul bicot…Quand je pense… Cette nuit nous en avons tué une douzaine.» (Le lait de l’oranger – p.266). Maître Gisèle Halimi n’est pas épargnée de la risée, d’une atteinte à la moralité et à la dignité. Elle fait l’objet d’un assaut verbal impudique émanant d’un autre officier qui profère, irrespectueux et insolent : «Une femme comme vous, venir jusqu’ici pour défendre les Arabes… alors que vous êtes faite pour l’amour…» (Le lait de l’oranger – p.266).
Au terme de la première journée des débats, Gisèle Halimi est, malheureusement, contrainte de prendre place sur un camion militaire pour être déposée à Aïn-Bessem, puisque comme nous l’avions signalé plus haut, à Aumale point d’hébergement. Une contrainte qui l’incommode et qui lui fait supporter péniblement une sorte de compromis avec des militaires hostiles à sa présence, hautins et méprisant le rôle dont elle s’acquitte pour défendre les inculpés algériens.
Le lendemain, d’autres comportements malsains, anti-déontologie et provocateurs, vont pousser l’avocate à réagir avec colère et quitter la barre malgré les insistances et les supplications du président du tribunal dont le souci primordial était de mener le procès à son terme, le plus tôt, au plus vite, comme pour se débarrasser d’une corvée.
Les gouttes qui annoncent le débordement du vase commencent avec le commissaire du gouvernement qui intervient en prélude avec une remarque associée et assaisonnée par l’insulte et le mépris, comportement qui donne l’impression que ce personnage ruminait depuis la veille les propos d’humiliation qu’il destinait à l’adresse de l’avocate parisienne. Qu’on en juge (et c’est le cas de le dire) : «Ces avocats qui ont la trouille le soir et qui crachent sur l’armée sont bien contents de trouver des convois militaires pour les raccompagner.»
Une entrée en matière outrageante, malveillante qui blesse l’amour-propre de l’avocate qui «encaisse», espérant peut-être que le président du tribunal rappellerait à l’ordre le commissaire du gouvernement volontairement et manifestement indélicat. Rien de tout cela. Bien au contraire, le magistrat persiste et signe. Il laisse sa pensée voguer librement et ne se dispense guère d’user du ton méprisant et flagrant à l’encontre du corps des défenseurs. Qu’on en juge une seconde fois :
«Ces défenseurs parisiens qui traînent leur robe d’avocat dans la boue en acceptant de pareilles causes.» (Le lait de l’oranger – p.266). Cette fois-ci la coupe est trop pleine. Elle déborde. C’est tout le barreau de Paris qui est en cause, qui est cité à la barre (c’est aussi le cas de le dire). Gisèle Halimi range ses affaires, plie sa robe et quitte la salle d’audience. Le commissaire du gouvernement avait auparavant refusé de présenter des excuses publiques.
Procès suspendu. Repris plus tard avec désignation d’un avocat d’office, en prévention d’autres incidents, d’irritation et de colère – amplement justifiée – de Maître Gisèle Halimi. Qui ne tolère plus et qui refuse avec fermeté qu’il est hors de question de porter atteinte à l’honneur des avocats et à la dignité de leurs clients. Avant de quitter la salle d’audience, elle avait d’ailleurs exigé énergiquement des excuses en public ; considérant qu’«au-delà même du principe même ; il me semblait important, pour les Algériens, de sonner l’image d’une certaine dignité de leurs défenseurs». (Le lait de l’oranger – p. 267).
Fidèle à elle-même, à ses principes, à ses engagements, Gisèle Halimi s’est fait un jour expulser du prétoire parce qu’elle avait osé démontrer – avec force et insistance – qu’il n’y a aucune comparaison à faire entre des inculpés de droit commun et des hommes qui se battent pour l’idéal de liberté et d’indépendance. Elle faisait fi des balises et autres barrières conventionnelles qui plaçaient – beaucoup plus par usage et tradition que par des règlements rigides et formels – l’avocat dans une sorte d’obligation de réserve et de se garder, par voie de conséquence, de franchir les lignes rouges.
Pendant toute sa carrière, Gisèle Halimi militait sans répit pour le réaménagement de la prestation de serment de l’avocat et pour la remise en cause de certaines obligations contenues dans le «garde-fou».
Le combat est global. Il était donc hors de question pour Gisèle Halimi de plaider en acceptant la terminologie et le vocabulaire que partagent les rouages de la police, de la gendarmerie, de l’armée et de la justice, à savoir, entre autres, que les éléments qui composent l’ALN ne sont autres que des «associations de malfaiteurs», des «hors-la-loi», des PAM («pris les armes à la main», résistants urbains (terroristes), guerre répressive (opérations de pacification), exploitation du renseignement (torture) et ainsi de suite.
L’avocate de Djamila Boupacha n’est pas de cet avis. En face, les juges militaires ne partagent pas – eux aussi, évidemment – l’avis et le défi de celle qui deviendra l’une des championnes du mouvement féministe en France et qui s’intégrera aisément dans les plus hautes sphères de la vie politique française.
L’histoire des «droits de la défense» du FLN pendant la guerre d’indépendance rendra nécessairement hommage aux avocates et avocats qui ont accepté, au péril de leur vie, d’être aux côtés des opprimés avec une mention spéciale pour Gisèle Halimi, une «rebelle» du barreau qui n’a jamais eu peur de confondre ceux qui pratiquaient à outrance le maquillage de la vérité.
«Pouvait-on assimiler, par exemple, disait-elle, au cours d’un procès, les moudjahidine algériens aux malfaiteurs de droit commun ? Ils se battaient pour leur dignité d’homme. De sujets ils se voulaient citoyens. Ils récusaient la loi française, parce que loi d’exception et d’oppression. Je tentais de l’expliquer. Je fus expulsée du prétoire. Les juges me reprochèrent d’injurier le drapeau français, d’oublier mon serment.» (Gisèle Halimi – Le lait de l’oranger – pp.115, 116 – Gallimard – 1988).
Pendant le délire du 13 mai 1958, elle s’est trouvée, par curiosité, mêlée à une foule au bord de l’hystérie. C’était aux abords du Forum d’Alger. Malgré la furie et le tumulte collectif, vagues de bousculades et les hurlements pour une «Algérie plus que jamais française», Gisèle Halimi, malgré tout, fut reconnue par un élément déchaînée qui appelle «l’armée au pouvoir», pressé d’applaudir à l’instauration du fascisme. Il vocifère pour ameuter son entourage immédiat : «C’est Halimi, c’est Halimi, la p… du FLN.» Menace imminente d’un lynchage en règle, dans la foulée, au cœur de la foule. C’est de justesse que son confrère Garrigues l’empoigne et la délivre d’un étouffement certain et sème l’agité-agitateur qui talonnait l’avocate.
Gisèle Halimi, une cible à neutraliser et à abattre. Assurément. Les harcèlements et les menaces sont monnaie courante. Les coups de fils nocturnes et anonymes dans les hôtels à Alger ou Constantine véhiculent des menaces de mort et toute une panoplie de grossièretés que seuls les lâches sont capables de débiter.
C’est avec l’OAS que les menaces de mort acculent sérieusement l’avocate du FLN. Sa condamnation à mort est décrétée et rendue publique. Ordre est donné aux tueurs de l’OAS de l’exécuter à tous moments et en tous lieux, si bien que sa protection est assurée par les membres d’un comité universitaire antifasciste qui venait de se constituer pour la garde des personnalités menacées d’attentats par l’OAS.
Une grande aventure de risque et de combat s’achève avec la guerre d’Algérie. Pour Gisèle Halimi, la mission est accomplie. Peu ou pas de contacts avec les anciens résistants des réseaux FLN. Il est plus que nécessaire qu’un travail de mémoire et d’écriture historique soit lancé pour vulgariser des épisodes marginalisés par «l’histoire officielle» et livrés carrément aux effets pernicieux de l’oubli et de l’amnésie.
Gisèle Halimi, de son vrai nom Zieza Taïeb (son père aimait l’appeler «Zeiza»), est née le 27 juillet 1927 en Tunisie. Elle fait des études en droit et commence à plaider à l’âge de 22 ans. Dès lors, elle se passionne pour le barreau, parcourant des lieux et des cieux pour défendre les victimes de l’arbitraire et de l’injustice. Avant ce périple, faudrait-il rappeler qu’avec la capitulation de la France et l’avènement du pétainisme, le juif devenait le mal-aimé et soumis aux pires persécutions. Le racisme antijuif pratiqué en Algérie par l’administration coloniale était plus féroce que celui pratiqué en Tunisie. Myriam Ben évoqua dans ses écrits ce qu’elle subissait comme insultes et brimades de ses «camarades» écolières et écoliers fils de fonctionnaires.
À Tunis, Gisèle Halimi, elle aussi était devenue le souffre-douleur de sa propre institutrice qui passait son temps à la gifler et à l’insulter sous n’importe quel prétexte : «Sale juive» ou «sale bicote». «Vous êtes le diable, tous, vous voulez nous bouffer.» Gisèle Halimi – Le lait de l’oranger – p.62 – Gallimard – 1988).
L’avocate poursuivra sa carrière d’éclat en éclat, d’exploit en exploit. Si elle ne remporte pas toutes les victoires, elle aura laissé, néanmoins, des traces qui ne disparaîtront pas de sitôt, celles de ses conclusions et de ses plaidoiries, de ses cris de colère et de révolte, de ses mises au point percutantes et imparables, infligées avec courage et témérité aux magistrats de l’appareil judiciaire répressif militaire.
Infatigable, Gisèle Halimi est d’une assiduité remarquable dans les batailles juridiques, politiques, culturelles qu’elle mène et poursuit, après la guerre d’Algérie, aux côtés de Simone de Beauvoir, Germaine Tillon et d’autres femmes dont l’action a influé notablement sur la conduite des affaires publiques avec, certainement, une prise en compte au plan international. Gisèle fut ambassadrice auprès de l’Unesco. Ses fréquentations intellectuelles les plus passionnées – les plus affectueuses aussi – sont celles consacrées au philosophe du siècle : Jean-Paul Sartre. Comme Frantz Fanon, qui avait noué un rapport intellectuel – et humain — très particulier avec Sartre, Gisèle Halimi était, elle aussi, sous d’autres traits, devenue une collaboratrice rapprochée et intime de l’époux de Simone de Beauvoir.
Les luttes et les rendez-vous avec les grands moments de l’histoire politique qui l’ont interpellée à différentes étapes de son existence sont, pour la plupart, consignées aujourd’hui dans des ouvrages d’essence sociologique, philosophique, politique et où la femme, son statut, son devenir, son avenir, se trouvent au centre des préoccupations de la grande avocate et, qui, devant les dilemmes les plus angoissants, a toujours résolu de savoir «choisir» — notion – ou slogan – qui désigna le mouvement qu’elle anima avec Simone de Beauvoir.
Mais, on est en droit de s’interroger comment Gisèle Halimi, qui se mêlait à tout et de tout, avait-elle trouvé le temps d’écrire des livres : Djamila Boupacha (bien sûr), Gallimard 1962 ; La cause des femmes -1977), Le lait de l’oranger (Gallimard – 1988), Une embellie perdue (1995) et La nouvelle cause des femmes, entre autres. Il s’agit globalement d’une œuvre littéraire militante pour le statut et la condition de la femme mais aussi d’une mémoire fragmentée et répartie à travers certains ouvrages dont le contenu traite d’un ouvrage à un autre, des thèmes variés avec une grosse part, bien sûr, consacrée à la carrière d’avocate et aussi et surtout aux procès intentés aux résistants algériens par l’appareil judiciaire colonial français.
Chez Gisèle Halimi, ce n’est pas un exercice ordinaire d’une profession impliquée dans les barreaux, c’est beaucoup plus une mission, une passion et un engagement qui correspondent parfaitement à un tempérament hostile à tout ce qui porte atteinte à la liberté et à la dignité de l’être humain et à nuire à l’émancipation de l’individu. Pour Gisèle Halimi, le colonialisme rassemblait toutes les tares qu’il fallait combattre.
Ceci en harmonie et en conformité avec les orientations des dirigeants du FLN qui, de par une lucidité avérée, ne laissaient rien au hasard. Rien ne pouvait échapper à l’«organisateur hors pair que fut le regretté Abane Ramdane, conscient de tous les enjeux, y compris le rôle que doit jouer le corps des avocats, en plus de leur engagement politique, dans l’identification avec clarté de la révolution algérienne et ses combattants. N’est-ce pas à cause d’une remise en cause d’une terminologie mensongère et tendancieuse par les officines judiciaires que Gisèle Halimi fut expulsée manu militari d’un prétoire, au milieu d’une plaidoirie ? On l’avait accusée d’avoir porté atteinte aux idéaux inamovibles de la République française.
Les «avocats maison» ou ceux désignés d’office n’étaient guère autorisés à faire le moindre clin d’œil aux «conseils pratiques» du FLN en la matière. «Choisir», exprimer le courage et la volonté de choisir, de savoir choisir, voici le principe et le guide avec lesquels Gisèle Halimi refusait toute rupture. Car assez souvent quand on se trouve dans l’incapacité de savoir «choisir» avec une application rigoureuse de l’opportunité et de la promptitude, c’est inévitablement la consécration d’un ratage fatal avec les grands rendez-vous de l’Histoire.
Avoir choisi le camp des Algériens en assumant une fonction qui consistait à les défendre contre tous les abus de la justice coloniale, Gisèle Halimi mérite que nous témoignons notre sincère déférence, notre affectueux hommage et exige de nous le devoir d’entretenir dans nos mémoires le souvenir de son noble combat et de le perpétuer dans le futur en meublant la conscience de notre jeunesse.
A. B.
(*) Journaliste, historien.
Le Soir d’Algérie, 26 août 2020
Par Amar Belkhodja
http://moroccomail.fr/gisele-halimi-lavocate-de-tous-les-defis/
Les commentaires récents