S’il est un moment bien oublié de l’histoire de la guerre de Libération nationale, c’est assurément l’action menée par la cellule FLN d’Es-Sénia (Oran) contre un avion d’Air France qui effectuait la liaison entre Oran et Paris.
J’exprime ici toute ma reconnaissance à Mohamed Fréha qui, il y a quelques années déjà, avait attiré mon attention sur cet événement, alors hors champ historique, personne n’en avait fait mention. En effet, ni le récit national, ni les historiens, ni les journalistes n’ont évoqué «l’explosion en plein vol d’un avion commercial d’Air France !». Mohamed FREHA est bien le seul. Dans son ouvrage J’ai fait un choix, (Editions Dar el Gharb 2019, tome 2) il lui consacre sept pages. Ses principales sources étaient la mémoire des acteurs encore en vie, celle des parents des chouhada et la presse d’Oran de l’époque, (L’Echo d’Oran en particulier). Les archives du BEA (Bureau d’enquêtes et d’analyses pour la sécurité de l’aviation civile), Fonds : Enquête sur les accidents et incidents aériens de 1931 à 1967 et plus précisément le dossier Accidents matériels de 1957 intitulé à proximité de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), Armagnac (F-BAVH) 19 décembre 1957, conservées aux Archives nationales de France, ne sont pas encore consultables. Qu’en est-il des archives de la Gendarmerie française ? Qu’en est-il de celles de la Justice civile et militaire là-bas dont celles des Tribunaux permanents des forces armées (TFPA). Et ici ? Et chez nous ? Il reste à retrouver et travailler les minutes du procès.
C’est ainsi que le jeudi 19 décembre 1957, à 14 heures, affrété par Air France, un quadrimoteur « Armagnac SE » numéro 2010, immatriculé F-BAVH appartenant à la Société auxiliaire de gérance et transports aériens (SAGETA), avait quitté l’aéroport d’Oran-Es-Sénia pour Paris qu’il devait atteindre vers 20 heures. A 18 heures 15, il fut brusquement détourné vers Lyon alors qu’il survolait Clermont-Ferrand. Une déflagration venait de se produire à l’arrière de l’avion au niveau du compartiment toilettes. Selon le témoignage d’un passager, la vue des stewards et hôtesses de l’air, qui couraient dans l’allée centrale vers la queue de l’appareil avec des extincteurs à la main, inspira un moment d’inquiétude. Le vol se poursuivit normalement malgré une coupure d’électricité et la baisse soudaine de la température dans la cabine.
Un petit travail de recherches nous apprend que l’aéronef, l’Armagnac SE, avait une excellente réputation de robustesse. Il était le plus grand avion de transport français jamais construit à ce jour et avait la réputation d’avoir «servi à de très nombreux vols entre Paris et Saïgon (actuellement Ho-Chi-Minh-Ville) lors de la guerre d’Indochine, principalement dans le rapatriement des blessés et des prisonniers». A-t-il été repéré et choisi pour cela ?
Il n’en demeure pas moins que le commandant de bord décida alors de se poser à l’aéroport de Lyon-Bron, rapporte le journaliste du Monde (édition datée du 21 décembre 1957). Toujours selon le commandant de bord : «La robustesse légendaire de l’Armagnac nous a sauvés, car d’autres appareils dont la queue est plus fine auraient certainement souffert davantage ». Une photographie montre bien cette brèche de deux mètres carrés.
Débarqués, les passagers comprennent qu’ils ne sont pas à Orly et l’un d’entre eux remarque une « grande bâche qui recouvre le flanc droit du fuselage ». Ils apprennent qu’ils sont à Lyon et qu’il y avait eu une explosion dans l’arrière de l’avion. Ils sont tous interrogés par les enquêteurs de la police de l’Air. L’hypothèse d’un accident technique est écartée et celle d’une action (un attentat, disent-ils) du FLN s’impose, ce qui provoque l’intervention des agents du SDECE. Et pour cause, c’est bien une bombe qui avait explosé.
Mais il y avait aussi le fait que cet avion transportait 96 passagers et membres d’équipage parmi lesquels 67 étaient des militaires de tous grades, venus en France pour les fêtes de Noël. L’enquête reprend à l’aéroport d’Es-Sénia qui se trouvait, à cette époque encore, au sein d’une base de l’armée de l’Air. Elle est confiée dans un premier temps à la gendarmerie d’Es-Sénia et s’oriente vers le personnel civil algérien, femmes de ménage comprises. Mais les soupçons se portent vers les bagagistes qui étaient dans leur grande majorité des Algériens. Elle aboutit à la découverte d’une cellule FLN à Es-Sénia à laquelle appartenaient, entre autres, des bagagistes.
Dans son récit construit sur la base des témoignages, Mohamed Fréha nous donne des noms et un narratif assez détaillé de l’action de ces militants. Le chef de l’Organisation urbaine FLN d’Oran avait transmis à un membre de la cellule dormante d’Es-Sénia, un ordre du chef de Région. Ils devront exécuter «une action armée spectaculaire.» Lors d’une réunion, le 15 décembre, la décision fut prise de «détruire un avion de ligne en plein vol». Mais il fallait «trouver une personne insoupçonnable de préférence avec un faciès européen». Ce fut un Européen, Frédéric Ségura, militant du Parti communiste, bagagiste à l’aéroport. Mohamed Fréha nous donne six noms des membres de la cellule auxquels il ajoute un septième, Frédéric Ségura. Madame Kheira Saad Hachemi, fille d’Amar Saad Hachemi el Mhadji, condamné à mort et exécuté pour cette affaire, nous donne treize noms dont celui de F. Ségura et présente un autre comme étant le chef du réseau. Ce dernier n’est pas cité par Mohamed Fréha.
Lorsque les militants du réseau avaient été arrêtés l’un après l’autre suite à des dénonciations obtenues après de lourdes tortures, Frédéric Ségura, qui avait placé la bombe, est torturé et achevé dans les locaux de la gendarmerie. Selon un policier algérien présent lors de l’interrogatoire, Ségura n’avait donné aucun nom. «Je suis responsable de mes actes !» avait-il déclaré à ses tortionnaires du SDECE. Son corps n’a jamais été retrouvé. Après l’indépendance, le statut de martyr lui fut certes reconnu, mais son sacrifice n’est inscrit nulle part dans l’espace public d’Es-Sénia. Rien non plus sur cette action. La mémoire est impitoyable quand elle est courte et qu’elle laisse la place à l’oubli. Quant au chef de la cellule, Lakhdar Ould Abdelkader, il aurait trouvé la mort au maquis.
Lors du procès, fin mai 1958, Amar Saad Hachemi el Mhadji, gardien de nuit à l’aéroport, fut condamné à mort et guillotiné le 26 juin 1958. Il avait introduit la bombe, crime impardonnable. Dehiba Ghanem, l’artificier, qui avait fabriqué la bombe artisanale, fut condamné à la prison à perpétuité. Les quatre autres impliqués, Kermane Ali, Bahi Kouider, Zerga Hadj et Salah Mokneche, furent condamnés à de lourdes peines de prison. Quant aux quatre autres, la justice a condamné trois à des peines légères et en a acquitté un. Non seulement ils étaient dans l’ignorance de ce qui leur était demandé (transporter la bombe ou la cacher dans leur local) mais de plus ils n’étaient pas membres de la cellule FLN. Des questions restent en suspens faute d’avoir accès aux archives : l’avion a-t-il été choisi à dessein, à savoir le fait qu’il transportait des militaires ? L’objectif était-il vraiment de donner la mort aux passagers ? Sur cette question, Mohamed Fréha rapporte que, réprimandé par sa hiérarchie, l’artificier répondit : « Non seulement que le dosage n’était pas conforme à la formule, mais également la poudre utilisée était corrompue par l’humidité».
Pourtant, Le correspondant du Monde à Lyon avait alors écrit : «Des dernières portes de la cabine jusqu’à la cloison étanche, le parquet était éventré. Il s’en fallait d’une dizaine de centimètres que les gouvernes n’eussent été touchées, ce qui eut entraîné la perte du quadrimoteur». Enfin et curieusement, le passager avait conclu son témoignage en établissant un lien avec un autre événement survenu une année plus tôt: «Réagissant à la piraterie de la «France coloniale» le 22 octobre 1956, lorsqu’un avion civil qui conduisait Ahmed Ben Bella du Maroc à la Tunisie, en compagnie de Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed, Mohamed Khider et Mostefa Lacheraf est détourné par les forces armées françaises, le FLN voulait une réciprocité spectaculaire».
Spectaculaire ? C’est bien ce qu’avait demandé le chef FLN de la Région. L’action le fut et à un point tel qu’aujourd’hui rares sont ceux qui croient qu’elle a vraiment eu lieu. Il est triste de constater que cette opération qui a causé la mort de deux militants : Frédéric Ségura et Amar Saad Hachemi, n’est inscrite ni dans notre récit national ni dans la mémoire locale. Il nous faut visiter le musée créé par Mohamed Fréha au boulevard Emir Abdelkader à Oran pour y trouver des traces. Ces martyrs et leurs frères du réseau d’Es-Sénia méritent la reconnaissance de la Nation. Peut-être alors que leurs frères d’Es-Sénia et d’Oran leur rendront hommage à leur tour. Inch’a Allah !
par Fouad Soufi
Sous-directeur à la DG des Archives Nationales à la retraite - Ancien chercheur associé au CRASC Oran
Une rue : la rue Larbi ben M’hidi à Alger. Un sourire : celui de Larbi ben M’hidi lors de son arrestation. Nouha dresse le portrait de l’homme dont le combat a marqué les rues d’Alger.
Cher libraire de la librairie du Tiers monde, Alger,
Je vous écris cette lettre cher ami, propriétaire de mon endroit préféré à Alger, car peut-être cette année, auriez-vous dénoté mon absence dans votre formidable caverne d’Ali baba.
En effet cet été, les frontières étant fermées, je ne puis cette fois encore pousser avec respect les portes battantes de votre librairie, humer le doux parfum du papier neuf et du livre fraichement relié, flâner parmi les rayonnages à la recherche d’une perle rare.
Pourtant, cette année plus que les autres, j’aurais tant eu besoin de dévaliser votre boutique, avant de m’installer sur les tables éparses du Milkbar quelques mètres plus bas, commander une limonade Hamoud blanche tout en en contemplant entre deux pages la statue de l’émir Abdelkader, s’élevant, majestueuse au centre de la célèbre place éponyme. J’aurais alors, une fois à table, surement encore jeté un coup d’œil ému à la plaque qui annonce le nom de la rue dans laquelle ce café si mythique occupe le numéro 2 : La rue Larbi ben M’hidi
Monsieur le libraire, vous n’êtes pas sans savoir l’origine de mon émoi. Vous souvenez vous avoir feuilleté quelques pages du livre de Benjamin Stora « la guerre d’Algérie expliquée à tous » afin de me montrer l’origine du nom de cette rue ? Car moi je n’oublierai jamais ce jour où il me prit l’envie d’enquêter sur la vie de cet homme. Permettez-moi de vous faire part de ce que j’eus alors découvert de cette épopée incroyable : celle de cet homme qui, en temps de guerre, mettra d’accord les deux camps ennemis sur la noblesse et la prouesse de sa personne.
Placede l’émir Abdelkader, rue Larbi ben M’hidi, Alger. Par Farouk Toumi (@kouraftoumi)
La légen de commence à Ain Mlila dans la Wilaya de Oum el Bouaghi où Larbi nait, en 1923. Il est le cadet d’une riche famille provinciale et bénéficie de ce fait d’une bonne éducation d’abord à Batna, à la porte des Aurès puis à Biskra où il devient un brillant comptable de génie civile.
Son engagement commence l’air de rien alors qu’il gagne les rangs des scouts musulmans desquels il deviendra bien vite le chef. Larbi ben M’hidi semble dès son plus jeune âge sensible aux causes à défendre et proactif : il milite bien vite au sein du parti du peuple algérien (PPA) puis, à l’aube de la guerre d’Algérie, il rejoint le Front de libération Nationale (FLN). Vous ne serez donc pas étonné d’apprendre, au vu de ce parcours brillant, qu’il est alors très considéré au sein du FLN et se retrouvera très vite en charge de responsabilités de la plus haute importance. C’est ainsi qu’il se rendra au Caire en 1956 en tant que porte-parole du Front afin d’obtenir des armes de la part alliés de la cause indépendantiste où il marquera par sa détermination les grands dirigeants arabes de l’époque (notamment le général Nasser et Bourguiba).
A côté de son rôle d’ambassadeur-négociateur, il aura aussi à sa charge l’organisation de la lutte armée dans la wilaya V (l’Oranie) puis plus tard la zone autonome d’Alger. Il me semble évident, monsieur le libraire, qu’à ce stade de l’histoire le nom de Larbi Ben Mhidi devait alors s’illustrer car il fut finalement l’un des six grands noms de ceux qui ont ficelés et organisés avec brio le plan de bataille de la guerre d’Algérie. Mais la légende nationale naitra sans aucun doute de sa mort, et Larbi ben mhidi aurait pu incarner le héros romantique et martyr patriotique de l’un des livres de vos rayonnages si la réalité de cette guerre n’était pas plus tragique encore.
En 1957, il est arrêté par les parachutistes et passé à la Question. Il endurera les pires tortures sans jamais parler. Cette détention, qui pourtant devait guillotiner son action révolutionnaire, l’inscrira au contraire à jamais dans l’Histoire de cette guerre comme dans les mémoires de ses geôliers dont il gagera le respect par son éloquence et son patriotisme pendant les interrogatoires.
Alors qu’on lui assenait qu’avec la fin de son action c’était la fin de la guerre d’Algérie, que la défaite était signée, que tout était terminé, il rappelait le chant de Partisan et prédisait qu’un autre prendrait sa place.
Le colonel Jaques Allaire, à l’issue de cet interrogatoire où se succédait violence physique et psychologique sans succès, déclarera en 2006 dans le documentaire « La Bataille d’Alger » de Yves Boisset, avoir livré Larbi ben Mhidi à l’état-major avec quelques regrets : il savait qu’il ne le reverrait plus. Il lui présentera alors les armes, un geste insensé au cœur de cette guerre tellement déséquilibrée, tellement inhumaine et tellement méprisante à l’égard des indigènes.
Je me suis longtemps interrogée, cher monsieur, sur les raisons qui poussent un groupe d’hommes à torturer un tiers avant de lui présenter les armes comme ils le feraient à un héros de guerre, et quelques décennies plus tard, en parler avec les plus grands respects, comme à un égal. Est-ce à votre sens le signe d’une pointe humanité dans le cœur inhumain de la guerre ? Ou au contraire, l’apogée justement de la déshumanisation des soldats et des révolutionnaires au sein du conflit ? Mon avis balance et je suis curieuse d’avoir le vôtre.
On pourrait croire que nous avions dépassé l’échelle de l’inhumain avec l’usage de la torture lors de son interrogatoire et pourtant nous aurions tort : car le 4 mars 1957 les gazettes titrent la mort du héros de la guerre d’Algérie par suicide dans sa cellule. Personne n’est dupe, côté algérien comme français, on connait trop bien celui dont le nom de guerre était Akim (le Preux, ça ne s’invente pas) pour savoir qu’il n’était pas de ceux qui choisiraient une échappatoire par la mort. Et il faudra attendre 2001 avant que le commandant Aussaresses, dans son livre « les services spéciaux, Algérie 1955-1957 », admette l’exécution par pendaison de Larbi Ben M’hidi, dans une ferme désaffectée de la Mitidja : il refusera, en vain, de se faire pendre les yeux bandés comme pour affronter la mort en face, en preux.
Il repose aujourd’hui en paix dans le carré des martyrs du cimetière El Alia d’Alger, auprès de ses camarades d’armes. Mais son esprit et son aura continueront à éclairer toutes les villes d’Algérie et toutes les libraires du monde qui exposent les récits de ses faits d’arme ainsi que ceux de ses compagnons pendant que son célèbre portrait, avec son légendaire sourire en coin, hante nos mémoires comme pour nous rappeler que la liberté ne s’acquiert jamais sans courage.
Dans l’attente de venir enfin fureter dans votre librairie, je vous saurais gré de me réserver la sélection de vos meilleurs ouvrages.
Avec tous mes respects,
Nouha
Larbi ben M’hidi, souriant, lors de son arrestation en 1957
“Ils nous ont fait la misère à l’époque de la guerre, la misère”…
“Ils nous ont fait la misère à l’époque de la guerre, la misère”…
C’est précieux et rare, voici la première partie du témoignage de la grand-mère de Kader, que l’on remercie encore pour sa confiance et son aide. Ça se passe à Alger, en pleine guerre pour l’indépendance algérienne.
En 1954, le FLN déclenche une insurrection sanglante en Algérie, à laquelle l’armée française répond par des moyens aussi condamnables qu’incertains : répression terrible, exécutions sommaires, propagande, torture.
A la fin de l’été 2003, alors que les Etats-Unis sont aux prises avec des attentats en Irak, le Pentagone organise pour une quarantaine d’officiers une projection de « la Bataille d’Alger », du réalisateur italien Gillo Pontecorvo. Sorti en 1966, encore censuré en France au début des années 1970 et quasi absent des salles jusqu’en 2004, le film a jusque-là surtout servi à former des révoltés du monde entier, y compris les opposants américains à la guerre du Vietnam à la fin des années 1960. Très réaliste, il raconte non pas une bataille militaire mais une gigantesque et brutale opération de police menée par l’armée française entre janvier et octobre 1957 pour coincer une poignée de poseurs de bombes du Front de Libération nationale (FLN). Yacef Saâdi, le chef du FLN à Alger, a collaboré étroitement au film et y joue son propre rôle.
Voici ce qu’en dit le dépliant envoyé par le Pentagone aux invités de la projection : « Comment gagner une bataille contre le terrorisme et perdre la guerre des idées. Des enfants tirent à bout portant sur des soldats. Des femmes posent des bombes dans des cafés. Bientôt, toute la population arabe se dresse dans une ferveur folle. Cela vous semble familier ? Les Français ont un plan. Il réussit tactiquement, mais échoue stratégiquement. Pour comprendre pourquoi, assistez à une rare projection de ce film. »
L’archétype de la guerre subversive
La guerre d’Algérie a duré plus de sept ans, du 1er novembre 1954 au 19 mars 1962. Enseignée dans les écoles militaires du monde entier, elle reste l’archétype des conflits opposant une armée régulière à une rébellion déterminée. Un modèle de guerre dite « subversive », loin de l’image classique de deux armées se faisant face sur un champ de bataille. Elle met en œuvre un arsenal d’outils divers, utilisés par les deux camps. Action clandestine. Terrorisme. Torture. Propagande. Désignation d’un ennemi intérieur. Action sociale pour « gagner les cœurs et les esprits ». Contrôle des populations. Escadrons de la mort. Lavage de cerveau. Quadrillage du territoire. Structures hiérarchiques parallèles.
Certes, les acteurs du conflit algérien n’ont inventé ni la guerre insurrectionnelle ni son pendant, la « pacification ». Le FLN autant que l’armée coloniale avaient à l’esprit l’affrontement entre la Résistance et Vichy, ou encore la toute fraîche victoire du Viêt-minh en Indochine. Mais, dans le temps long de l’histoire militaire, la guerre d’Algérie demeure l’étalon des conflits asymétriques. Par sa longueur. Par son ampleur : 300 000 à 600 000 morts (voir encadré). Par la complexité des confrontations. Et, surtout, par les multiples transgressions des règles de la guerre, qui ont été justifiées par les deux camps, jusqu’à faire l’objet d’une véritable théorisation chez les officiers français.
Formés en Egypte, les leaders du FLN ont d’emblée intégré les principes de la guerre insurrectionnelle, notamment la phrase de Mao selon laquelle l’armée de libération doit vivre dans le peuple « comme un poisson dans l’eau ». L’organisation est, par nécessité, celle de l’action clandestine. Dans les villes, chaque combattant ne connaît que trois hommes : son supérieur, qui l’a choisi, et deux subalternes qu’il a recrutés. Quant aux « bombes terroristes », elles ne sont, au départ du moins, qu’un pis-aller pour pallier l’absence d’armes. On bricole des engins incendiaires ou de piètres explosifs à base de chlorate de potassium.
Les hostilités s’ouvrent le 1er novembre 1954. La décision de déclencher « la révolution illimitée jusqu’à l’indépendance totale » a été prise trois mois plus tôt à Alger par un groupe de 22 jeunes hommes, avec comme toile de fond la scission du mouvement nationaliste entre « centralistes » et « messalistes » (partisans de Messali Hadj, le pionnier de l’indépendance). Le FLN et sa branche militaire, l’ALN (« A » pour « Armée ») sont créés le 23 octobre, avec pour première mission de frapper le jour de la Toussaint. Six régions opérationnelles ont été délimitées, qui communiquent peu entre elles. Dans l’Algérois, des commandos se réduisent à quelques hommes, essentiellement des Kabyles, disposant de peu d’armes à feu… Une liste de cibles a été établie : deux casernes pour récupérer des armes, la voie ferrée Alger-Oran, une usine à gaz, le central téléphonique, la radio, un dépôt d’hydrocarbures sur le port. Toutes doivent être frappées à la même heure.
« On a allumé la mèche »
Rien ne se passe comme prévu. Les insurgés ne parviennent pas à saisir les armureries convoitées. A Alger, une des équipes renonce. Les bombes artisanales font long feu ou ne causent pas de gros dégâts. Limités dans l’Oranais et dans le Nord-Constantinois, les résultats sont plus sérieux en Kabylie et dans les Aurès montagneux et rebelles. Mais le bilan de ce premier jour de guerre est modeste : 70 attentats, moins de dix morts (dont des civils : un chauffeur de taxi, un instituteur…), quasiment aucune arme raflée. Sauf que, pour la première fois depuis 1947, des militaires français sont tués, dans les Aurès. De quoi marquer les esprits et donner du crédit à la proclamation de la lutte armée. Dans le contexte de guerre froide et de luttes de libération, la Toussaint rouge rencontre un écho international. « On a allumé la mèche », résumera Didouche Mourad, un des fondateurs du FLN.
Le 20 août 1955, la guerre prend un premier tournant vers l’horreur. Plusieurs milliers de fellahs, encadrés par l’ALN, foncent sur Philippeville (l’actuelle Skikda) et d’autres villes de l’Est. Ils tuent de façon atroce des dizaines de civils européens, hommes, femmes et enfants, ainsi que des musulmans considérés comme des « collabos » : 123 morts, dont 71 civils européens, 21 musulmans, 31 policiers et militaires. Pour les responsables de la lutte armée dans le Nord-Constantinois, il s’agissait de créer un point de non-retour, un « fossé de sang » entre Algériens et Français.
Et ça marche. Rafles, exécutions… Comme en 1945 à Sétif, Guelma et Kherrata, la riposte de l’armée et de la police, appuyées par des milices de civils, est encore plus violente. Des villages sont brûlés, des centaines de « suspects » sommairement tués, enterrés au bulldozer. La « chasse à l’Arabe » dure plusieurs jours. Le maire de Philippeville lui-même, Paul-Dominique Benquet-Crevaux, se vantera d’avoir mitraillé de son balcon des passants. Le bilan officiel s’établit à 1 273 morts, un chiffre jugé peu fiable. Le FLN, après enquête, avancera celui de 12 000 victimes musulmanes, soit 100 fois plus que d’Européens tués. Selon l’historien Benjamin Stora, « la vérité, comme toujours, se situe quelque part entre les deux, sans doute à peu près à mi-chemin » (« Le massacre du 20 août 1955. Récit historique, bilan historiographique », article dans « Réflexions historiques », été 2010).
Cette répression est contre-productive. Le FLN, qui était en perte de vitesse, recrute de nouveau, et l’ONU commence à se pencher sur le cas algérien. Une double victoire, donc. La leçon va être retenue par les nationalistes : provoquer des représailles disproportionnées est payant. Du côté français, c’est au contraire l’heure d’une grande remise en question : comment s’adapter à cet ennemi aux méthodes non conventionnelles ? Gouverneur général de l’Algérie, l’ethnologue Jacques Soustelle crée les sections administratives spécialisées (SAS), composées de militaires et de civils, pour « conquérir les cœurs » en milieu rural. Il s’agit d’apporter une assistance sociale, éducative et médicale. Mais aussi d’ancrer dans les têtes la cause de la France et de recueillir des renseignements. Un service d’action psychologique est créé, animé par un corps d’officiers itinérants. Il va prendre son essor et deviendra à l’automne 1957 le « 5e bureau », doté de moyens propres et associé au commandement militaire.
Mimétisme de la terreur
Les accrochages se poursuivent, Soustelle durcit la répression. Quand Guy Mollet le congédie, les pieds-noirs se mobilisent dans les rues d’Alger. Ils mesurent alors pour la première fois leur force. Le 6 février 1956, le président du Conseil est accueilli à Alger par une pluie de tomates. Il cède aux ultras, et obtient de l’Assemblée nationale le vote des pouvoirs spéciaux.
Cet été-là commence l’ère des bombes visant des civils. Contrairement à ce que l’on croit souvent, le premier attentat aveugle n’est pas le fait des nationalistes algériens, mais des pieds-noirs extrémistes, rue de Thèbes, au cœur de la Casbah, dans la nuit du 10 août 1956. L’explosion fait plusieurs dizaines de morts. Un mystérieux « comité antirépublicain des quarante », ayant des liens avec la police, le revendique. Son mot d’ordre :
« Pour chaque Européen tué, un pâté de maisons de la Casbah sautera. »
Le FLN, qui tient son premier congrès clandestin dit « de la Soummam », promet de venger les victimes et organise à Alger un « réseau bombes ». Le 30 septembre, deux combattantes, choisies pour leur apparence passe-partout, font exploser le Milk Bar et la Cafétéria – où des familles d’Européens viennent boire et manger des glaces –, tuant trois jeunes femmes et faisant plus de 50 blessés, dont de nombreux enfants et adolescents. La « sale guerre » commence : un cycle d’attentats et de représailles qui va se poursuivre jusqu’au cessez-le-feu, dans un « mimétisme » de la terreur dénoncé par Camus. Denis Leroux, historien : « Un jeu de miroir faussé se met en place, chaque camp justifiant ses méthodes par celles de l’autre. »
Le FLN légitime le terrorisme par l’insuffisance de ses équipements. Larbi Ben M’hidi, chef historique du FLN, lance :
« Donnez-nous vos chars et vos avions, nous vous donnerons nos couffins [dans lesquels étaient transportées les bombes, NDLR]. »
« C’est l’arme du pauvre », constate l’historien Tramor Quemeneur, qui souligne que le but des nationalistes n’est pas de terroriser seulement les pieds-noirs, mais aussi les musulmans, qu’ils soient pro-France, rivaux (les messalistes, devenus des ennemis à abattre) ou simplement hésitants. Le FLN, qui a tiré sa légitimité originelle de la radicalité, la renforce par la violence extrême. Jean Daniel, futur fondateur du « Nouvel Observateur », rapporte une conversation glaçante qu’il a eue en 1960, dans un avion, avec deux émissaires dépêchés à Melun pour des discussions informelles avec des représentants de De Gaulle. Ahmed Boumendjel lui explique :
« Il faut que notre terreur soit supérieure à toutes les autres, celle de l’Etat français et celle des autres partis algériens. »
Et son compère Mohamed Benyahia appuie : « La terreur est le fait initial des révolutionnaires » (voir « la Guerre d’Algérie. 1954-2004, la fin de l’amnésie », dir. Mohammed Harbi et Benjamin Stora, Robert Laffont, 2004). Les bombes de 1956 (qui tuent et blessent des dizaines de civils européens) soulèvent l’effroi en Algérie, mais elles relancent l’attention des médias du monde entier et l’inquiétude de l’ONU. Le FLN le constate une nouvelle fois : une bombe à Alger fait plus de bruit que les combats menés dans le djebel par les katibas, les unités combattantene guerre révolutionnaire avec le Code Napoléon.
À Paris, on cherche la parade. Le ministre de la Défense est Maurice Bourgès-Maunoury, personnage un peu oublié mais qui a joué un grand rôle dans ce « tournant » de la guerre. Il a recruté à son cabinet Charles Lacheroy, un officier d’état-major qui multiplie alors les conférences pour vanter une doctrine de la « guerre révolutionnaire » qu’il a élaborée en Indochine. Fasciné par les écrits de Mao et la victoire du Viêt-minh face à une armée française pourtant bien mieux équipée, Lacheroy est persuadé que pour vaincre en Algérie, les arrières sont plus cruciaux que la troupe. Puisque la ligne de front a disparu, il faut revisiter de fond en comble la doctrine militaire et assumer l’encadrement politico-militaire des populations. Quitte à s’écarter des grands principes humanistes :
« On ne fait pas une guerre révolutionnaire avec le Code Napoléon. »
Bourgès-Maunoury décide d’appliquer cette théorie. Face à un ennemi qui utilise des méthodes non conventionnelles, de nouvelles tactiques vont être mises en place ou approfondies : l’endoctrinement, le renseignement, l’action psychologique (qui fait l’objet d’une instruction fameuse, le « TTA 117 »), les fausses rumeurs.
La bataille d’Alger
C’est dans ce contexte que commence la bataille d’Alger, menée par le général Jacques Massu dans la Casbah. Compagnon de la Libération, il a reçu les pleins pouvoirs pour démolir les cellules terroristes. Le colonel Marcel Bigeard, un ancien résistant qui a fait l’Indochine, se voit confier ce « travail de flic » qui ne plaît guère aux militaires. Le 8 janvier 1957, la loi martiale est proclamée. Massu et 8 000 paras entrent dans Alger. Pour démontrer au monde entier qu’il a le soutien de la population, le FLN organise fin janvier une grève générale, bien suivie, avec le mot d’ordre suivant (de Larbi Ben M’hidi, encore lui) :
« Jetez la révolution dans la rue, elle sera prise en charge par le peuple. »
Le colonel Roger Trinquier, un ami de Massu, organise un quadrillage de la ville : secteurs, pâtés de maisons, immeubles, appartements… C’est le « DPU », dispositif de protection urbaine. Chaque habitant est immatriculé. Des milliers d’indicateurs sont recrutés, présents dans chaque rue. Officiellement, il s’agit d’associer la population à sa propre défense. Mais c’est un système totalitaire qui se met en place, avec son cortège d’arrestations arbitraires et d’exécutions sommaires.
Le travail de renseignement, supervisé par le sinistre commandant Paul Aussaresses, passe par la torture : les suspects sont emmenés dans des centres où l’on espère leur soutirer des informations, voire les « retourner ». Beaucoup disparaissent, jetés dans la mer par hélicoptère ; on les appelle les « crevettes Bigeard », bien que ce dernier ait démenti en avoir eu connaissance. En mars, stupeur : un général, Jacques Pâris de Bollardière, dénonce l’usage de la torture, ce qui lui vaudra deux mois aux arrêts. Paul Teitgen, secrétaire général de la police d’Alger, démissionnera à son tour peu après.
Une par une, les cellules clandestines du FLN à Alger sont identifiées et détruites. En octobre, il est décapité : les leaders de la zone autonome d’Alger ont été assassinés (Larbi Ben M’hidi, Ali la Pointe…) ou arrêtés (Yacef Saâdi). Mais, sur le plan politique et moral, c’est une victoire à la Pyrrhus. Une partie de la presse française se rallie à la cause de l’indépendance, l’opinion se retourne, l’Eglise se divise, la communauté internationale prend le parti du FLN. Sept mois plus tard, la IVe République tombe.
« Quel que soit le continent, quand on cherche le contrôle des populations au prétexte de débusquer un ennemi intérieur, on aboutit toujours à une prise du pouvoir par les militaires. »
Dès l’évocation de pourparlers avec le FLN, des officiers et fonctionnaires s’opposent au pouvoir politique. Ils se perçoivent comme les garants de l’Algérie française, seule à même d’assurer le bonheur des populations face au « communisme international ». Les plus hardis vont jusqu’à se qualifier eux-mêmes de « révolutionnaires ». Le premier à revendiquer le terme est un préfet bien connu : Maurice Papon, ex-haut fonctionnaire de Vichy, alors responsable du Constantinois (voir la thèse de Denis Leroux, « Une armée révolutionnaire. La guerre d’Algérie du 5e bureau », Paris-I, 2018). « Il a par la suite importé le concept de guerre révolutionnaire à Paris, quand il est devenu préfet de police : ce sera le massacre du 17 octobre 1961 », commente l’historien Marc André.
Les factieux et leur descendance
Pour la première fois depuis longtemps en France, le pouvoir politique est sous la menace de son armée. En mai 1958, les militaires d’Algérie soutiennent le soulèvement des pieds-noirs, qui appellent au retour du général de Gaulle. Des parachutistes sont en Corse et se préparent à intervenir à Paris (« opération Résurrection »). Cette menace de putsch porte ses fruits : en juin, la classe politique capitule et de Gaulle ramasse le pouvoir. Mais en septembre 1959, il pose le principe de l’autodétermination du peuple algérien, ce qui déclenche, en janvier 1960, la semaine des Barricades à Alger. Des milliers de pieds-noirs se révoltent et l’armée n’intervient pas. Une partie de l’état-major et le 5e bureau (qui va alors être dissous) poussent à la roue, mais échouent. L’année suivante, en avril, des officiers tentent un nouveau putsch, mettant sur le devant de la scène un « quarteron de généraux en retraite », selon la formule de De Gaulle. Nouvel échec. Dans les deux cas, le Général a pu s’appuyer sur la loyauté de la haute hiérarchie militaire et sur la résistance des conscrits.
Deux de ces « généraux en retraite », Raoul Salan et Edmond Jouhaud, prennent alors la tête d’une nouvelle organisation anticommuniste clandestine, l’OAS (Organisation Armée secrète), qui s’inspire tant des méthodes terroristes de son ennemi mortel, le FLN, que des théories de Lacheroy ou de Trinquier, qui rédige cette année-là un manuel de « la Guerre moderne ».
Encore une fois, la population civile devient le champ de bataille, comme en témoigne l’organigramme de l’OAS : une branche ORO (organisation-renseignements-opérations), une branche APP (action psychologique et propagande) et une branche OM (organisation des masses). Des « commandos Delta » sont chargés des basses besognes. L’OAS s’organise en cellules, couvre les murs de graffitis, pose des bombes (les « nuits bleues »), organise des éliminations… Elle entend frapper « où elle veut, quand elle veut, qui elle veut ». A la fin de 1961, le général en chef de l’armée en Algérie écrit au ministre : « L’OAS cherche à forcer l’adhésion des tièdes par des méthodes de violence utilisées par le FLN en 1956-1957 » (voir « FLN et OAS. Deux terrorismes en guerre d’Algérie », Raphaëlle Branche, « Revue européenne d’histoire », septembre 2007). Traquée sans pitié par le pouvoir gaulliste, elle se battra jusqu’au bout, incendiant des citernes du port d’Oran en juin 1962. Au total, l’OAS a fait quelque 2 000 victimes.
Jusqu’à sa victoire, le FLN maintient l’état de guerre : il enlève et tue des Européens (comme les moines de Tibéhirine en 1959), pousse les colons à abandonner leurs terres, élimine par milliers ses opposants du camp nationaliste, traque l’OAS. Après le cessez-le-feu et les accords d’Evian, en mars 1962, il se révèle incapable de stopper sa propre violence : des dizaines de milliers de harkis sont massacrés, des cafés européens sont encore mitraillés à Alger en mai, un dernier grand massacre a lieu à Oran en juillet. Côté français, il devient alors clair que les techniques contre-insurrectionnelles ont conduit à une impasse politique, symbolisée par la bataille d’Alger. Pourtant, elles vont connaître un grand succès, pendant et après la guerre.
Jusqu’en 1959, deux sinistres « centres d’instruction à la pacification et à la contre-guérilla », à Philippeville (« école Bigeardville ») et à Arzew, près d’Oran, forment des officiers français, mais également portugais, anglais, israéliens. L’Ecole de Guerre de Paris initie aussi des officiers étrangers à ces nouvelles techniques, avec des stages pratiques en Algérie. A partir des années 1960, des formateurs français sont dépêchés à Buenos Aires et à l’Ecole militaire des Amériques au Panamá, surnommée « l’école des dictateurs ». La guerre du Vietnam commence, et les Etats-Unis font à leur tour appel au « savoir-faire » des Français. Aussaresses devient instructeur à Fort Bragg. A Saïgon, le « programme Phoenix » de la CIA (renseignement, interrogatoires, contrôle de la population, assassinats…) est directement inspiré des théories françaises.
Aussaresses instruit également des officiers au Brésil, au début des années 1970, dont des Chiliens envoyés par le nouveau dictateur Augusto Pinochet. Lors du coup d’Etat en Argentine en 1976, tous les officiers de la junte ont été formés par des Français ! Ils rejouent la bataille d’Alger à grande échelle : 30 000 personnes disparaissent, beaucoup lors de vuelos de la muerte (« vols de la mort »), nouveau nom des « crevettes Bigeard ». Des anciens de l’OAS aident à mettre en place des escadrons de la mort. Enfin, un militaire argentin formé par les Français, Osvaldo Riveiro, est l’un des organisateurs, dans les années 1970, de la sinistre opération Condor, coordonnée par les services secrets du Chili, de l’Argentine, de la Bolivie, du Brésil, du Paraguay et de l’Uruguay, pour éradiquer tous les « subversifs » du continent sud-américain (voir « Escadrons de la mort, l’école française », Marie-Monique Robin, La Découverte, 2004). Encore aujourd’hui, l’ensemble de ces techniques est connu sous le nom de « The French Doctrine » : la doctrine française.
C’est l’histoire de deux destins tragiques entremêlés et de deux versions opposées des faits. L’histoire d’un passé partagé par des héritiers aux blessures impossible à panser. Une histoire sans point final, comme la guerre d’Algérie en a tant laissé dans les intimités familiales. D’un côté, il y a la famille Boucif. De l’autre, la famille Vallat. Mokhtar Boucif était directeur d’une école à Thiersville, petit village à l’ouest de l’Algérie, près de Mascara, aujourd’hui appelé Ghriss. Félix Vallat en était le maire. Le premier avait été accusé d’avoir organisé l’embuscade qui avait coûté la vie au second : le 8 avril 1958, en pleine guerre d’Algérie (1954-1962), le maire et sa femme avaient été tués, près de leur ferme, sous les yeux de leurs enfants. Quelques jours après, le directeur d’école avait été brutalement arrêté, détenu dans une caserne et n’avait plus donné signe de vie. L’affaire avait fait grand bruit avant d’être enfouie, transmise seulement dans la sphère étroite des mémoires familiales.
Aux enfants et petits-enfants de Mokhtar Boucif, on a raconté l’histoire d’un homme brillant, instituteur à 17 ans, en 1937, une époque où très peu d’Algériens accédaient à un emploi qualifié. Mokhtar était décrit comme un infatigable pourfendeur des abus coloniaux, qui avait tissé de forts liens d’amitié dans tous les milieux y compris celui des « Européens » comme on disait à l’époque. Il n’hésitait pas à réclamer à l’administration davantage de justice et d’égalité, et à utiliser son entregent dans ce but. On leur a raconté que l’édile, Félix Vallat, était responsable de nombreuses mesures discriminatoires, d’arrestations, de brimades.
Aux enfants et petits-enfants de Félix Vallat, on a raconté l’histoire d’un grand humaniste. Dans un livre écrit par Maïa Alonso, avec la participation de la famille Vallat, « Le rêve assassiné » (Editions Atlantis Allema, 2017), Félix est décrit comme un « apôtre du rapprochement franco-musulman, qui dérangeait les nationalistes algériens et qu’il fallait éliminer avec toute sa famille ». « Ils ont assassiné le rêve d’une Algérie nouvelle, une Algérie autonome, fraternelle, multiethnique et tolérante, liée étroitement à la France. L’Algérie dont rêvait aussi Albert Camus », écrit-elle encore. Elle dit aussi que Mokhtar Boucif était le « commanditaire d’un odieux assassinat », d’autant plus odieux qu’elle le présente commeun ami du maire qu’il aurait trahi.
Aux petits-enfants Boucif, on a raconté que, sur la base de soupçons d’accointances avec le FLN (Front de Libération nationale), Mokhtar avait été arrêté à son domicile, à deux heures du matin, devant ses six enfants âgés de 2 à 10 ans, par des militaires français. Qu’il avait été jeté en prison, sans autre forme de procès. Puis plus rien. Il fait partie des dizaines de milliers de disparus dont les familles cherchent, encore aujourd’hui, les corps. Dans une lettre adressée à ses proches, reçue quelques jours après son arrestation, ce militant pour l’indépendance raconte être enfermé « dans une cellule seul sans communication avec l’extérieur », mais que « la santé est bonne, le moral excellent ». Il nie son implication dans l’assassinat de Félix Vallat, et assure que les « interrogatoires sont très corrects, conduits par le capitaine de gendarmerie ».
Soixante ans plus tard : deux orphelins des deux camps
Cette lettre, dernière preuve de vie de Mokhtar Boucif, est retranscrite dans l’ouvrage « Recits d’Algérie. Témoignages de nos aînés de la colonisation à l’indépendance », qui paraît le 25 novembre (Editions Faces cachées). Elle a été communiquée à Farah Khodja, qui mène depuis 2019 une collecte des paroles et des vécus autour de la guerre d’Algérie et de la colonisation, maîtresse d’ouvrage de ce livre illustré de dessins et de photographies d’archives. L’un des petits-enfants de Mokhtar Boucif, Younès, a pris la plume pour participer à ce projet et écrire sur ce grand-père qu’il n’a jamais connu mais dont la disparition le heurte dans son intimité :
« Mon père n’a jamais pu faire le deuil de son père correctement. Personne ne sait où il a été tué, dans quelles circonstances, par qui. Si l’Etat français le souhaitait, il pourrait y avoir une enquête, des ouvertures d’archives, pour permettre à des gens, comme mon père, de se sentir mieux. »
En 2020, accompagné de son père — qui n’avait que 6 ans lors de l’arrestation de Mokhtar –, de son frère et de sa sœur, Younès Boucif a assisté à une réunion organisée en France par l’association Josette et Maurice Audin qui réclame la vérité sur les disparitions dues aux forces de l’ordre françaises pendant la guerre d’Algérie. Dans le public, les témoignages se déversent comme souvent dans ce genre d’événement, petit théâtre d’expression des plaies toujours à vif. Un homme intervient. Younès Boucif écrit : « Il s’indignait que nous commémorions seulement la disparition des combattants algériens, brandissant le fait qu’ils n’avaient pas le monopole de la souffrance. Il ajoute “moi-même, j’ai vu mon père se faire tuer devant mes yeux. Il était le maire d’une petite ville nommée Thiersville”. Le temps s’est alors figé, comme suspendu… Il s’agissait du fils de Félix Vallat. Une vive émotion nous a envahis, ma famille et moi. Soixante ans plus tard, deux orphelins, des deux camps, dans cette même salle. Ces deux hommes, mon père et lui, ont leurs destins liés : mon grand-père mort car le père de cet homme est mort. Les deux hommes sont décédés en Algérie et leurs deux enfants se retrouvent dans la même pièce en France, confrontés l’un face à l’autre. »
Si l’on en croit l’écrivaine Maïa Alonso, pour la famille Vallat, la culpabilité de Mokhtar Boucif ne fait aucun doute, reposant sur l’accusation, largement diffusée mais dénuée de preuves, de l’armée française – qui visait sans doute à justifier son arrestation et sa très probable mort. Pour la famille Boucif, impossible d’appuyer leur récit sur des sources : ils n’ont pas accès aux documents qui pourraient éclaircir les zones d’ombre sur l’emprisonnement et l’assassinat du directeur. Malgré les promesses réitérées, en particulier d’Emmanuel Macron, de faciliter l’accès aux archives, en pratique cela reste difficile pour les familles comme pour les historiens. On ne peut donc que raconter ce qui a été transmis, souvent oralement, parfois grâce à des documents comme la dernière lettre de Mokhtar Boucif, avant que cela ne soit trop tard.
C’est ici que se situe le cœur de « Récits d’Algérie » : écrire ces Mémoires avant qu’elles ne disparaissent, les derniers témoins directs s’éteignant les uns après les autres. La démarche de Farah Khodja, 25 ans, juriste fraîchement diplômée, n’est ni scientifique ni journalistique. La vingtaine de récits qu’elle a réunis dans des formats variés, dont celui des Boucif, est livrée presque à l’état brut, tels qu’ils ont été recueillis. Farah Khodja a été mû par un sentiment d’urgence et de nécessité. « Je voulais archiver ces histoires. Des témoins sont décédés entre le moment de la collecte et celui de la parution de l’ouvrage. Si nous ne le faisons pas maintenant, ça ne sera jamais fait », dit-elle.
Petite-fille d’un militant du FLN dont le frère avait disparu dans une embuscade des soldats français, Farah Khodja ne prend conscience de son lien personnel avec la guerre d’Algérie qu’à 19 ans, lors d’une conversation avec sa mère. Comme pour beaucoup des sept millions de personnes en France ayant un lien avec ce passé, cette mémoire était voilée par un silence épais dans son enfance.
« Mon grand-père ne m’avait jamais parlé de la guerre d’Algérie. Encore moins de la disparition de son frère. J’ai appris qu’il n’avait jamais pu faire le deuil de ce frère. Je connaissais la guerre d’Algérie par l’école, et je n’avais pas réalisé les conséquences qu’elle avait eues sur les familles. »
Elle se met alors en quête de témoins pour comprendre le vécu de cet aïeul taiseux, sans jamais vraiment en trouver dans les livres et dans les textes des chercheurs, malgré les milliers de documents publiés sur la colonisation et la guerre d’Algérie. « J’ai alors décidé de faire un appel à témoignage. J’ai reçu tant de récits que ma démarche, au départ personnelle, a abouti à la création d’un site internet en février 2020. Qui à son tour, au gré des rencontres, a donné naissance à cet ouvrage. »
Un foisonnement de littérature et de témoignages
La diversité des témoins (combattants indépendantistes, harkis, pieds-noirs, appelés, civils, proches…) et des souvenirs de gens ordinaires font de ce livre un objet salutaire. La mosaïque de profils permet d’expliquer la complexité de la guerre, et peut-être de faire tomber certains préjugés sur un conflit souvent dépeint de façon binaire et simplificatrice. Si les atrocités de la guerre d’Algérie sont des faits bien connus et documentés, ce livre permet de mesurer davantage ce que cela signifiait de vivre cette guerre. Ainsi pour cette femme, qui a raconté le subterfuge utilisé pour échapper aux viols : « On prenait de la merde, de la bouse de vache, de la vraie merde et on la mélangeait avec de la pisse pour s’en mettre partout sur le visage, comme ça, ça puait quand les goumis [terme péjoratif désignant les supplétifs musulmans de l’armée française] arrivaient. » Ou encore pour cet appelé, Roger Winterhalter, qui a rejoint une cellule du FLN, infiltrée au sein de l’armée française, chargée de faire de la contre-propagande : « Comme j’étais en charge des affectations, je m’assurais que les militaires dont je recevais les noms tous les quatre mois sur un petit billet de la part du FLN étaient affectés à tel ou tel régiment, jugé stratégique par l’organisation. Je n’étais pas au courant des missions exactes. Je me contentais de suivre les instructions. […] Je voulais apporter ma contribution, moi l’enfant qui ai connu l’Occupation allemande dans mon village, même si parfois la peur me gagnait, car nous n’étions pas des héros. »
Aux décennies de mutisme qui ont suivi la fin de la guerre d’Algérie, parce qu’il ne fallait pas tourmenter les nouvelles générations avec ces souffrances, parce que souvent personne ne pouvait ni ne voulait comprendre, a succédé un foisonnement de littérature et de témoignages, dans lequel Farah Khodja s’inscrit. Soixante ans après la fin de la guerre d’Algérie et de 130 ans de colonisation, les héritiers de cette histoire ont désormais le souhait et les moyens de sortir du silence, sans attendre les discours politiques de reconnaissance et de vérité, souvent considérés comme insincères.
Nul doute que les témoignages recueillis dans « Recits d’Algérie » se confronteront à d’autres témoignages parfois concurrents. Mais en croisant la grande histoire avec la petite, les témoins d’hier et les mémoires d’aujourd’hui, Farah Khodja prend le parti – et le risque – de construire un récit, sinon de vérité partagée, mais d’accord sur l’existence d’un passé commun. Et pourquoi pas ajouter sa pierre, non à un point final, mais à un point de départ d’une histoire collective.
Vendredi 21 mai 2021, le conseil municipal de la ville de Marseille a voté pour le changement de nom de l’école primaire du 3ème arrondissement. L’école Bugeaud se nommera donc désormais l’école Ahmed-Litim. L’occasion de dresser le portrait de ces deux personnages historiques, afin de mieux saisir les enjeux des débats relatifs au changement de noms de rue glorifiant des personnalités controversées de l’histoire française.
Déjà en juin 2020, le militaire français suscitait de nombreux débats. Dans un contexte social où des militants antiracistes luttaient pour déboulonner les statues et débaptiser les noms de rue d’esclavagistes et colons du passé, Jean-Michel Apathie disait à la télévision française : « Bugeaud est un salopard, il a inventé les chambres à gaz, et il a une avenue à Paris. » Qui est ce Maréchal de France, génocidaire en Algérie, au cœur des débats aujourd’hui ?
« Bugeaud est un salopard, il a inventé les chambres à gaz, et il a une avenue à Paris. » – Jean-Michel Apathie
Bugeaud, impérialiste dans l’âme ? Ses premiers pas dans l’armée française
En France, le Maréchal Bugeaud est connu pour être un homme militaire victorieux, notamment pour sa conquête de l’Algérie. Né en 1784 dans une famille de nobles de Limoge, Thomas-Robert Bugeaud débute sa carrière de militaire en 1804 dans l’armée napoléonienne et participe en tant que caporal à la bataille d’Austerlitz. Cette dernière lui permet très vite de monter en grade : il devient sous-lieutenant puis lieutenant et chef de bataillon lors de la campagne de Prusse, de Pologne et d’Espagne. Bonapartiste invétéré, il participe alors aux nombreuses campagnes impérialistes napoléonienne en Europe. Son engagement auprès de Napoléon, notamment lors de la période des Cent Jours (1815), lui vaut le licenciement de l’armée durant la seconde restauration de la monarchie française. Bugeaud décide de retourner dans le Périgord pour gérer l’exploitation agricole familiale. Néanmoins, de vocation militaire évidente, il demeure attiré par l’actualité militaire de son pays, notamment après l’invasion de l’Espagne par le duc d’Angoulême en 1823. Il demande ainsi à plusieurs reprises de rejoindre l’armée française, ce qui lui est chaque fois refusé. Mais Bugeaud est rapidement réintégré à l’armée à la suite de la chute du roi Charles X. Le nouveau régime monarchique, « la monarchie de Juillet » de Louis-Philippe connait des oppositions républicaines entraînant des révoltes en 1834. Bugeaud, enfin mommé maréchal par le nouveau souverain, est ainsi au commandement de trois brigades pour réprimer l’insurrection parisienne, entraînant la mort d’une dizaine de personnes. Thomas Bugeaud apparait alors déjà comme un homme militaire accompli.
Bugeaud, fossoyeur de l’Algérie, bienfaiteur de la France
C’est en Algérie que le maréchal Bugeaud se fait un nom. En 1836, il y est envoyé dans le dessein de réprimer la résistance de l’Émir Abdelkader face à l’invasion française. En effet, devant la ténacité de l’Émir, le Général Desmichels – alors commandant des troupes françaises à Oran – avait octroyé au combattant algérien sa souveraineté sur l’ouest du territoire algérien, en échange de la liberté commerciale et d’un traité de paix en faveur des Français. Jugé trop défavorable, cet accord entraîne le renvoi du Général Desmichels, poussé par les troupes françaises alors en position de désavantage et contraintes à la défaite face au commandement stratégique de l’Émir. C’est à cet instant que la personnalité de Bugeaud s’affirme comme pilier de la conquête de l’Algérie : une nouvelle tentative de conquête militaire de l’Algérie est lancée par l’intermédiaire de Bugeaud. Son armée est alors allouée de tous les moyens pour limiter l’influence du pouvoir de l’Émir Abdelkader, et remporte plusieurs victoires, telles que la bataille de Sikkak en 1836. Les défaites que connait la résistance algérienne contraignent l’Émir à négocier avec le maréchal, aboutissant au traité de la Tafna de 1837. Il est convenu par ce traité de reconnaître une souveraineté totale à l’Emir sur la province d’Oran, de Tittéri et d’Alger, en contrepartie d’une reconnaissance de la souveraineté impériale française sur le territoire algérien. L’Émir dénonce toutefois une violation du traité par les troupes françaises en 1839, qui souhaitent étendre le pouvoir français au-delà des termes définis par l’accord. L’occupation de l’Algérie par la France, limitée par le pouvoir de l’Émir Abdelkader, s’inscrit désormais dans l’objectif d’une conquête absolue de l’Algérie.
Fier de son expérience au sein de l’armée impériale, le maréchal met en application son apprentissage. Débarquant en février 1841 à Alger, il affirme sa volonté de ne pas faire fuir les Arabes, mais de les soumettre. Doté d’une armée riche de 100 000 hommes, Bugeaud est le fer de lance de la colonisation, et marche sur l’Algérie. Salué par ses pairs, il est fait Grand-Croix de la Légion d’honneur et Maréchal de France en 1843. Il détruit tout soutien apporté aux résistants indigènes en soumettant le Maroc en 1844, faisant de lui le duc d’Isly. Après avoir soumis la Kabylie, le Maréchal de France retrouve la métropole en 1847 après avoir régné en maître absolu sur l’Algérie depuis son arrivé près de 10 ans auparavant. C’est en héros qu’il retrouve sa fière patrie.
Démiurge de l’Algérie coloniale pour les uns, fossoyeur de l’Algérie pour d’autres, c’est par les actions militaires de Bugeaud que la France a pu marcher sur ce pays, selon sa volonté impérialiste. Il déclara ainsi : « L’armée est tout en Afrique ; elle seule a détruit, elle seule peut édifier. Elle seule a conquis le sol, elle seule le fécondera par la culture et pourra par les grands travaux publics le préparer à recevoir une nombreuse population civile ». Pour lui, la colonisation de l’Algérie devait passer par la fondation de colonies militaires : : « De tous les moyens de faire marcher vite et bien la colonisation, le meilleur, j’en ai la conviction, c’est la colonie militaire. »
Le Général Bugeaud et l’Emir Abdelakder lors de la signature du traité de la Tafna en 183
Les méthodes génocidaires de conquête de l’Algérie par Bugeaud
La conquête française passe alors par de nouvelles stratégies sous les ordres de Bugeaud ; enfumades et politique de la terre brûlée en font partie. Les razzias, ou politique de la terre brûlée, consistent à brûler les terres, le bétail et les maisons des populations locales. L’occupation du littoral algérien ne suffisant pas, Bugeaud donne ordre à l’armée française de conquérir les terres du pays, également afin de profiter des ressources qui y sont produites. Ces politiques de razzia sont soutenues par une nouvelle conception dans la démarche coloniale de l’État français, celle d’un pays voulant instaurer une colonie de peuplement en Algérie à travers la confiscation des terres appartenant aux « indigènes » pour les octroyer aux colons.
« J’entrerai dans vos montagnes ; je brulerai vos villages et vos moissons ; je couperai vos arbres fruitiers et, alors, ne vous en prenez qu’à vous seuls. »
La destruction et la soumission du territoire algérien fut aussi légitimée par Bugeaud à travers des massacres de masse. Pour faire face aux tribus résistantes, Bugeaud n’eut pas peur d’assumer ses méthodes inhumaines. Il déclara ainsi devant la Chambre des députés de la monarchie de Juillet : « J’entrerai dans vos montagnes ; je brulerai vos villages et vos moissons ; je couperai vos arbres fruitiers et, alors, ne vous en prenez qu’à vous seuls », menaçant alors les populations insoumises. Le 11 juin 1845, il prononce ces mots à Orléansville : « Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbéahs ! Enfumez-les à outrance comme des renards ».
Ces méthodes d’extermination entrent dans la lignée des massacres par les « enfumades ». Bugeaud écrira ainsi à propos des Enfumades du Dahra commandées par le Général Pélissier : « C’est une cruelle extrémité, mais il fallait un exemple terrible qui jetât la terreur parmi ces fanatiques et turbulents montagnards ». La violence contre les civils et contre les cultures algériennes a donc été un outil pour soumettre la population algérienne sous les ordres de Bugeaud, et leur faire accepter l’idée d’une colonisation totale de peuplement du territoire. Cette violence et déshumanisation des masses légitima sur le long terme l’action française en Algérie, hiérarchisant alors l’« indigène » sous le français colonisateur.
La mémoire de Bugeaud dans l’espace public français
Aujourd’hui en France, on retrouve plusieurs endroits portant le nom de Bugeaud, dont une avenue du 16e arrondissement de Paris, une rue du 6e arrondissement de Lyon, la place centrale de la ville de Périgueux, et jusqu’en mai 2021, une école du 3e arrondissement de Marseille, bientôt renommée Ahmed-Litim après proposition du maire de la ville, Benoit Payan. Cette initiative de changement de nom, votée par le conseil municipal de Marseille, met en avant un nom jusqu’ici inconnu : celui de Ahmed-Litim. Le rapport au conseil municipal du 21 mai 2021 permet de connaître les exploits de cet homme, tirailleur algérien débarqué à Marseille en 1944.
« Le mardi 22 août 1944, se présentent à Marseille les premières troupes de la 1ère Armée Française, dite Lattre de Tassigny, débarquées le 16 août précédent sur les côtes varoises (…) Parmi ces hommes, débarqués huit jours plus tôt et se lançant à l’assaut de la colline de Notre-Dame, se trouve Ahmed Litim. Né à el Milia, près de Constantine, il a probablement 24 ans. Il est caporal au sein de la 1ère compagnie du 1er bataillon du 7ème Régiment de Tirailleurs Algériens. Vers 16h30, le vendredi 25 août, alors que sa compagnie monte à l’assaut de Notre-Dame de la Garde pour rejoindre leurs camarades du groupe dit « Ripoll » qui viennent déployer un drapeau français depuis le clocher, il est fauché par un obus allemand au pied de la Basilique et décède le soir même de ses blessures. Il est cité à l’ordre de l’armée : « Jeune caporal, toujours le premier aux postes dangereux, a fait preuve d’un cran remarquable dans les combats de rue à Marseille. A été gravement blessé le 25 août 1944 à Notre-Dame de la Garde, alors qu’il servait lui-même son fusil mitrailleur, son tireur ayant été mis hors de combat ». Cette citation comporte l’attribution de la Croix de guerre 1939-1945 avec palme. A travers le nom et l’histoire de cet homme, la Ville de Marseille souhaite honorer et inscrire dans nos mémoires toutes celles et ceux, combattant et combattantes, qui, au-delà de leurs origines ou de leurs croyances, ont donné leur vie pour l’idéal universel de liberté. Pour cela, il est proposé aujourd’hui de modifier l’appellation de l’école primaire publique sise 12, rue Bugeaud et de la dénommer « École Primaire Publique Ahmed Litim ».
Cette décision de la ville de Marseille intervient dans un contexte de remise en cause de certains noms de rues françaises. Alors que certains préfèrent la mise en contexte des noms, de sorte de ne pas laisser dans l’oubli ces personnages historiques, d’autres prônent leur effacement au profit de valeurs plus nobles. C’est la position du Maire de Marseille : « Le Maréchal Bugeaud a commis des horreurs lors des guerres en Espagne, dans la répression des mouvements démocratiques de 1834 à Paris puis lors de la conquête sanglante de l’Algérie brûlant des villages, enfumant des grottes où se cachaient femmes et enfants. Une école ne peut pas conserver ce nom car nous ne pouvons ni l’expliquer ni le justifier à nos enfants. A l’école on apprend à écrire, à lire, on apprend notre histoire. L’école Ahmed Litim portera donc le nom d’un de nos libérateurs, mort en héros à Marseille en 1944. », a-t-il déclaré sur Twitter.
Par Iliès et Farah
Bibliographie :
Peyroulou, Jean-Pierre, Ouanassa Siari Tengour, et Sylvie Thénault. « 1830-1880 : la conquête coloniale et la résistance des Algériens », Abderrahmane Bouchène éd., Histoire de l’Algérie à la période coloniale. 1830-1962. La Découverte, 2014, pp. 17-44.
Lacoste, Yves. « La conquête de l’Algérie, un cas très exceptionnel », , Géopolitique de la nation France. Sous la direction de EncelFrédéric, Lacoste Presses Universitaires de France, 2016, pp. 139-181.
Manceron, Gilles. « 8. La spécificité du cas algérien », , Marianne et les colonies. Une introduction à l’histoire coloniale de la France, sous la direction de Manceron La Découverte, 2005, pp. 159-175.
Brower, Benjamin. « Les violences de la conquête », Abderrahmane Bouchène éd., Histoire de l’Algérie à la période coloniale. 1830-1962. La Découverte, 2014, pp. 58-63.
« Retour géopolitique sur la situation postcoloniale et l’histoire coloniale de l’Algérie et du Maroc », Hérodote, vol. 180, no. 1, 2021, pp. 180-202.
Comme toutes les histoires que lui racontait sa grand-mère, le roman de Salah Benlabed aurait pu commencer par ces mots: «Ken ya ma ken, fi kadim ezaman» /«Il était une fois dans les temps anciens».
Dans Le dernier refuge, l'écrivain montréalais
D'origine algérienne évoque une page déchirée de l'histoire coloniale française, un crime qui n'a jamais été jugé, ni puni. Nous sommes en 1845. Le corps expéditionnaire français, nommé «Troupes d'Afrique», a entrepris la conquête du territoire de la Régence d'Alger. Le général Bugeaud, commandant en chef, et ses hommes se heurtent à la résistance de l'émir Abd-El-Kader et à ses partisans. Face à des soldats lourdement armés, des paysans — hommes, femmes, enfants, vieillards — se réfugient dans des grottes avec leurs troupeaux. Une guerre d'extermination par «enfumade et s»emmurements commence. Un massacre qui est le summum de l'horreur: plus de mille personnes sont gazées par les fumées et le feu de bois qui bouche la sortie.
C'est dans ce cadre historique, qui sert de toile de fond au roman, que s'inscrit le destin de la jeune Houria, innocente bergère arrachée à ses montagnes et propulsée malgré elle au coeur du conflit. Dès les premières pages, elle traverse l'obscurité bleutée d'une forêt de chênes-lièges et d'oliviers sauvages, son fils attaché sur son ventre. La peau déchirée par les épineux, griffée par les branches basses, les pieds blessés par les cailloux aiguisés, elle fuit le brasier des grottes enfumées.
Tout au long de son errance qui la mènera de ses montagnes de Kabylie aux sables brûlants du Sahara, le narrateur dialogue avec elle: il l'interpelle, raconte ses peurs et ses cauchemars, ses amours et ses deuils. En filigrane, il brosse le portrait et le parcours de l'émir Abd-El-Kader, humaniste musulman qui a combattu la haine raciale et fait l'unité de son peuple.
Son pays devenu désormais «possession française d'Afrique du Nord», ce dernier adresse ces quelques lignes prémonitoires au général Bugeaud: «Quelle est donc cette avidité qui pousse la France, qui se qualifie elle-même de forte et pacifique nation, à venir nous faire la guerre? N'a-t-elle pas assez de territoires? Qu'importe ce qu'elle nous a pris quand on le compare à ce qui nous reste! Elle avancera, nous reculerons; mais son tour viendra d'être obligée de reculer; et alors nous reviendrons.»
Humour caustique
Dans ce roman grave où les personnages aussi bien fictifs que réels se côtoient, où les descriptions des paysages sont proches de l'atmosphère réelle, il arrive qu'on tombe sur des notes d'humour assez caustiques. Au détour d'une page, un groupe de soldats français poursuit dans la plaine des autruches. Houria demande si ces animaux sont comestibles. On lui explique que «les Françaises, semble-t-il, ont coutume d'en planter les plumes dans leur arrière-train pour danser devant leurs hommes [...] leurs succès dans la conquête ont dû leur fournir de nombreuses occasions de danser car ils ont dépeuplé la région de ces volatiles».
Dans un va-et-vient entre le passé et le présent — guerre de libération (1954-1962), guerre civile (1991-2000), le romancier nous propose une réflexion sur la guerre et ses conséquences sur ceux qui la subissent, mais aussi sur leurs descendants qui intériorisent ces tragédies.
À travers son personnage féminin en exil intérieur dans son propre pays, Salah Benlabed revient également sur son thème de prédilection, l'écriture et l'exil: «écrire pour combler le vide de l'exil». Roman hybride parce qu'il est un lieu de multiples échanges qui exposent une page tragique méconnue de l'histoire algérienne, Le dernier refuge oppose au récit politique angoissant la voix profondément humaine d'un écrivain qui n'a de cesse de jeter des ponts entre des cultures d'horizons différents, algérienne et québécoise.
Le 8 mai 1945 pendant qu'il y avait la fête à Paris, en France et dans le monde... que s'est-il passé dans un département de la France qui s'appelait : L'Algérie ?
Bienvenue à vous au rassemblement de "L'autre 8 mai 1945"
Exister c'est Résister.
S'unir collectivement pour ne pas subir individuellement !
Les Oranges
Le 8 mai 1945 marque bien sûr la fin de la seconde guerre mondiale et la signature de l'armistice entre la France et l'Allemagne, mais c'est également la date des massacres de Sétif en Algérie où le gouvernement français fut responsable de la mort de 45.000 civils algériens à Sétif, Guelma et Kherrata, en représailles à une émeute déclenchée par l'assassinat d'un jeune algérien par un gendarme français pour avoir brandi le drapeau algérien interdit à cette époque où l'Algérie était un département français. Pour que cet évènement, trop souvent passé sous silence ne tombe pas dans l'oubli, l'association culturelle "Les oranges", par la voix de son président, M'hamed KaKi, interpelle le président de la République française, et appelle à signer une pétition pour que l'Etat français reconnaisse sa responsabilité dans ces massacres, pour que les archives de ces sinistres évènements soient publiées et pour qu'un lieu de mémoire soit érigé en France.
C’était en 2015 les 70 ans du 8 mai 1945, M’hamed Kaki, président de l’association Les Oranges s’adressait à François Hollande mais ses paroles justes et émouvantes, ses paroles d'existence et de résistance peuvent s’adresser en 2023 à Emmanuel Macron, ce dernier n’a toujours pas reconnu au nom de la France et des Français le crime colonial du 8 mai 1945 à Sétif, Guelma, Kherrata et dans tout le Constantinois qui a fait 45.000 morts.
A l’Institut du monde arabe, jack Lang en présence de Benjamin Stora, Tramor Quemeneur et Florence Hudowicz. (Photo IMA).
Il s'agit de «travailler sur l'Histoire de l'Algérie contemporaine, pour mieux se comprendre et réconcilier les mémoires blessées»
Les deux pays multiplient aujourd'hui les efforts pour reconstruire une relation plus apaisée
Annoncée par les présidents Emmanuel Macron et Abdelmadjid Tebboune à Alger en août 2022, la commission mixte de dix membres réunit des historiens des deux pays pour travailler sur la colonisation française et la guerre en Algérie.
Il s'agit de «travailler sur l'Histoire de l'Algérie contemporaine, pour mieux se comprendre et réconcilier les mémoires blessées» – du début de la colonisation (1830) jusqu'à l'indépendance (1962) –, avait précisé l'Élysée dans un communiqué.
La mise en place de cette commission a toutefois pâti des relations diplomatiques tendues entre les deux pays.
Ces historiens se sont réunis le mercredi 19 avril à l'occasion de l’installation de la commission. «Un jour historique pour l’Algérie et la France», a déclaré le président de l’Institut du monde arabe (IMA), Jack Lang, dans un communiqué. Un événement qui «concrétise un engagement fort et inédit du président de la république, Emmanuel Macron, avec son homologue algérien», a-t-il ajouté.
L’ancien ministre de l'Éducation nationale et de la Jeunesse de France a accueilli une partie de la délégation à l’IMA, en présence de Benjamin Stora, Tramor Quemeneur et Florence Hudowicz.
La question de la mémoire de la colonisation de l'Algérie par la France au XIXe siècle et de la guerre d'Algérie (1954-1962) constitue un des grands points sensibles de la relation entre Paris et Alger, au cœur de plusieurs disputes ces dernières années.
Un mois après que Paris et Alger ont tourné officiellement la page de la dernière crise diplomatique entre les deux pays, le président algérien, Abdelmadjid Tebboune, effectuera une visite d'État en France en juin, a annoncé dimanche la présidence algérienne.
Les deux pays multiplient aujourd'hui les efforts pour reconstruire une relation plus apaisée.
Jules Molina va jusqu’au bout de son engagement, déchire ses papiers d’identité français.
C’est une œuvre qui raconte l’histoire d’un homme qui a vécu conformément à ses valeurs et vécu plusieurs vies. Jules Molina est né en 1923 en Algérie, dans une famille communiste d’immigrés espagnols. Molina ne quittera l’Algérie qu’à contre cœur, en 1989. Il mourut vingt ans plus tard.
Un communiste d’Algérie, est un ouvrage où la biographie se mélange à l’Histoire. Le héros de sa vie, Jules Molina, représente lui-même une fusion de plusieurs cultures et aspirations peut être contradictoires. Ses grands-parents sont espagnols ayant immigré en milieu du 19ème siècle en Algérie. Ses parents et lui-même sont nés en Algérie, dans l’actuelle Mohammadia, au sud d’Oran.
Jules Molina a grandi dans une petite ville qu’on appelait alors Le Petit Moscou. Une ville ouvrière qui porte bien son nom. Très tôt, il s’abreuve de culture communiste, devient militant engagé dès les années 50. Ce qui l’amène à adhérer au PCA, le parti communiste algérien. Il est alors chargé de diriger l’imprimerie du parti. Le PCA se rallie, tardivement, à la cause indépendantiste algérienne. Molina est capturé par l’armée française, torturé, puis jeté en prison pendant un an. En prison, il rencontrera les futurs dirigeants du FLN. Après sa sortie de prison, Molina continuera ses activités clandestines pour soutenir l’indépendance de l’Algérie.
L’ouvrage présente des témoignages écrits et oraux de Molina lui-même
Jules Molina va jusqu’au bout de son engagement, déchire ses papiers d’identité français. Il obtiendra la nationalité algérienne et dirigera, après l’indépendance, des entreprises publiques, comme la Société Nationale des Eaux minérales. Il restera en Algérie jusqu’en 1989. C’était les années de la décennie noire, il rentrera en France, à contre cœur. Il aurait sans doute voulu finir sa vie dans son pays de naissance. Mais le contexte ne lui était plus favorable, voire dangereux. Sa vie était sans doute menacée. Il rentre contraint avec sa femme Élisabeth.
Molina s’installe en France où il mourra en 2009, après avoir transmis ses mémoires à ses enfants et petits-enfants. L’ouvrage signé par l’historien Guillaume Blanc est un entrelacs de réflexions historiques assorties de témoignages personnels écrits et oraux de Molino lui-même. C’est d’abord le récit d’une riche et mouvementée vie d’un homme qui fut tour à tour, soldat du contingent colonial, anticolonialiste torturé par la DST. Ensuite, Français naturalisé Algérien participant activement à la construction du pays après l’indépendance. La deuxième histoire relate, elle, une expérience coloniale compliquée. Peut-il en être autrement ?
L’auteur et historien Guillaume Blanc dépoussière la vie engagée de cet homme inconnu jusque-là et dresse le portrait d’un « humaniste » qui s’est battu pour ses valeurs. Au-delà, l’ouvrage met en lumière les vies multiples d’un homme ordinaire dans un combat qui ne l’est pas. Et, bouscule les visions parfois simplistes d’un passé proche, encore criblé de blessures.
Guerre d'Algérie : "Jules Molina est un héros ordinaire"
Soldat du contingent colonial, indépendantiste torturé par l’armée française, les mémoires de Jules Molina font voler en éclat les visions simplistes de cette période troublée. L'historien Guillaume Blanc dresse un portrait de cet "humaniste" méconnu du grand public.
Juillet 1969, l’Algérie est en pleine effervescence. Pendant 10 jours, la capitale connait un moment d’exaltation impressionnant. Elle accueille du 21 juillet au 1er aout le premier festival culturel panafricain, rendant ainsi hommage aux identités africaines de pays décolonisés ou en lutte pour leur indépendance. Maïssa revient sur cet évènement majeur de la période qui a suivi l’indépendance algérienne.
La symbolique du Panaf d’Alger est forte et évidente. Les sentiments submergent la ville blanche pour célébrer une unité africaine puissante, forte et résiliante : en somme le festival prend des allures de démonstration de force pour montrer aux Occidentaux l’épanouissement de leur volonté anti-impérialiste. Alger devient alors le théâtre où se déroule une pièce internationale. C’est une véritable émulation culturelle qui prend place : cinémas, musées, stades, places publiques, universités… tout devient un lieu hébergeant des expositions, des conférences, des performances musicales, théâtrales, des projections de films et documentaires… La rue est occupée par des foules curieuses de voir ce que les cultures ont à offrir. La spectacularité caractérise l’événement.
La célébration du panafricanisme et de l’anti-impérialisme
Le festival se déroule dans le cadre de la décennie des indépendances. Les pays du Maghreb obtiennent leur indépendance dès les années 1950, aboutissant avec l’Algérie en 1962. De l’autre côté du Sahara, les pays suivent ce dernier avec la même année l’indépendance du Rwanda et du Burundi, suivi par le Kenya en 1963, le Botswana en 1966 et la Guinée équatoriale en 1968. La lutte pour l’indépendance fait encore rage au Mozambique, en Angola et en Guinée-Bissau. Ainsi, dans le cadre de son festival, Alger accueille différents mouvements indépendantistes comme l’ANC d’Afrique du Sud, le FRELIMO mozambicain, le FROLINAT tchadien, le MPLA angolais, le PAIGC de Guinée-Bissau ou encore le ZAPU de Rhodésie du Sud. Selon l’historienne Mériem Khellas, trois Afriques se retrouvent à cet événement : l’Afrique en marche, l’Afrique en guerre, et l’Afrique en exil.
Il faut également compter sur la présence d’autres groupes révolutionnaires tels que les Black Panthers et le Fatah palestinien. Ainsi, Meriem Khellas relève la présence de 27 groupes révolutionnaires dont 7 africains, permettant à l’Algérie de pendre le nom de « Mecque des révolutionnaires ». Il est important de souligner qu’en plus d’abriter des entités, le pays continue de venir en aide aux pays en cours de décolonisation, et ce malgré les difficultés intérieures. L’engagement panafricain et tiers-mondiste est évident.
On peut alors se questionner : pourquoi Alger ? La capitale, et plus largement le pays, se voit érigée en modèle de la lutte anti-impérialiste pour sa guerre qui connait un retentissement international et ce qu’elle symbolise. Mais la culture vient également magnifier cette indépendance, facilitant l’idéalisation de cet espace qui entre quasiment dans l’ordre du mythe. Frantz Fanon déjà dans L’an V de la Révolution (1959) a permis de rendre compte à l’international de la guerre qui ravageait l’Algérie. Cette œuvre est utilisée et appliquée a posteriori par d’autres grands penseurs révolutionnaires tels que Fidel Castro, Che Guevara, Huyey Newton ou encore Paulo Freire. Cela permit alors de rendre l’Algérie célèbre chez les pays tiers-mondistes et non-alignés. Il est possible également de relever l’influence du film de Gillo Pontecorvo La Bataille d’Alger (1966). Ce film servit d’appui primordial pour les Black Panthers dans l’élaboration de leur stratégie. Alger bénéficie alors de la diffusion de son mythe guerrier et devient l’endroit idéal pour l’expression d’un festival célébrant l’anti-impérialisme.
Cet événement fait partie intégrante d’un cycle. En effet, le Panaf d’Alger n’est pas le premier festival célébrant l’identité africaine. En 1966, Dakar (Sénégal) accueillait le premier Festival des arts nègres qui vise à faire la promotion de la culture noire et de sa diaspora. Les pays du Maghreb sont absents de l’événement au nom de revendications liées au concept de négritude. La situation est différente à Alger en 1969.
Le Panaf veut tisser des liens culturels et tente de faire la promotion d’une africanité commune, du panafricanisme révolutionnaire, et entend dépasser les idées de « négritude » et d’ « arabité », dépassant ainsi la frontière naturelle que représente le Sahara. Le Panaf d’Alger est suivi par le Zaire 74, un festival de musique du 22 au 24 septembre 1974 à Kinshasa, au Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo). Enfin, ce cycle aboutit par le Festac ’77, le deuxième World Black and African Festival of Arts and Culture, un festival international majeur organisé à Lagos (Nigeria) du 15 janvier 1977 au 12 février 1977. Cet événement a célébré pendant un mois la culture africaine sous toutes ses formes.
Ainsi le Panaf d’Alger s’inscrit plus largement dans une démarche de réappropriation de soi, et de son identité africaine, décloisonnant des frontières imposées par l’ennemi impérialiste qui entendait opposer Afrique du Nord à l’Afrique subsaharienne. Le discours d’inauguration du président Boumediene confirme cette volonté :
« Le premier festival culturel panafricain est loin d’être un divertissement général qui nous distrait de la lutte quotidienne. Il fait partie d’un immense effort pour notre émancipation. Il fait partie du combat que nous continuons tous, en Afrique, à mener : qu’il soit celui du développement, ou celui de la libération nationale ».
L’événement est alors organisé par le gouvernement algérien avec le soutien de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) créée en 1963, avec à sa tête le président algérien Houari Boumediene.
L’exaltation de l’identité africaine par l’art et la culture
L’identité africaine est célébrée au cours de ce festival à travers la musique, les beaux-arts, la littérature, le théâtre, la danse, la philosophie… une fièvre envahit la ville. Jour et nuit, des événements s’approprient les espaces et les rues pour donner vie à une culture que la colonisation a tenté de balayer. Malika Rahal dans un article publié dans l’Humanité en juillet 2019 écrivait « Le 20 juillet 1969, alors que Neil Armstrong et Buzz Aldrin posent le pied sur la Lune, et que le monde a les yeux tournés vers les télévisions qui retransmettent l’événement, le continent africain se prépare aussi à célébrer son unité, sa libération et sa culture, les yeux tournés vers Alger ».
On peut assister à des ballets folkloriques et classiques à la salle Atlas, gouter de la musique moderne ou assister à des pièces de théâtre au cinéma Afrique, aller à la Cinémathèque pour la « Semaine des films africains », discuter avec Eldridge Cleaver à la salle des Actes… La ville devient une scène où se déroulent nombres de merveilles : des podiums sont installés place des Martyrs, place Khemisti, place du 1er Mai, au stade des Annassers. Au musée des Beaux-Arts se tient une exposition d’art ancien dont les oeuvres proviennent de divers musées européens. Le temps de quelques jours, ces artefacts issus de pillages reviennent témoigner de la charge culturelle des pays anciennement colonisés. On peut retrouver ces propos marquants dans la brochure du festival « Pour la première fois depuis qu’elles avaient quitté l’Afrique, après y avoir été créées par les mains anonymes d’artisans africains, ces oeuvres revenaient à leur terre d’origine. A cette occasion, elles ont retrouvé toute leur signification, au voisinage d’autres venues des musées d’Afrique ». On retrouve également dans une ancienne maison de la Casbah des tissages du sud algérien et des costumes de cérémonie de Tunisie. La culture maghrébine est également célébrée. Cependant, il est à noter que la culture kabyle n’est pas représentée lors de ce festival, suscitant alors des controverses.
Ces événements sont voués à être largement diffusés, notamment en mondovision par le biais de télévisions placées dans la ville, pour permettre au public de suivre les spectacles. Les journalistes internationaux sont également présents. En outre, cet événement long de 10 jours est voué à connaître un écho considérable.
Dès le premier jour, les habitants observent un défilé des artistes de toutes les délégations africaines dans les rues de la vieille ville. Elles ouvrent la marche par un baroud traditionnel. C’est une véritable vague qui déferle sur le périmètre du défilé : les foules inondent les places et trottoirs dans l’espoir d’apercevoir ces étrangers frères d’arme. La rue qui était alors un espace de protestations et de revendications estudiantines devient un espace de promotion. L’Algérie n’opte pas pour un défilé civil mais pour une marche militaire. Les enjeux sont soulignés : le gouvernement profite alors de cette célébration de l’anti-impérialisme pour réaffirmer à l’intérieur ses positions politiques. Il rappelle ainsi que le festival prend place dans un régime autoritaire et personnel.
Des artistes et des troupes venus de toute l’Afrique et de la diaspora africaine ont participé à cet événement. Parmi les artistes figurent : Miriam Makeba, Archie Shepp, Choukri Mesli, Barry White, Nina Simone, Ousmane Sembène, Albert Memmi, Sunny Murray, Maya Angelu, Don Lee, et bien d’autres.
La performance de Miriam Makeba, militante anti-apartheid en exil marqua durablement les esprits. Elle chantera notamment en arabe quelques années plus tard « Ana Houra fi El Djazair », « Je suis libre en Algérie » une ode éclatante à la libération des peuples africains et au peuple algérien. La chanteuse se verra octroyer la citoyenneté algérienne à la conclusion du festival pour faciliter ses déplacements à l’étranger.
En fin de festival, Archie Shepp, star américaine du jazz, monte sur scène avec ses musiciens et une large troupe de musiciens et danseurs touaregs. C’est un moment d’anthologie qui démontre bien le rapprochement des cultures de la diaspora africaine prenant place durant le festival.
Ce que retient Boussad Ouadi, aujourd’hui éditeur et libraire, de ce festival, c’est ce sentiment d’euphorie et d’exaltation intellectuelle, de ces rencontres et débats, notamment avec les Black Panthers.
Ce que retient Eldridge Cleaver, ministre de la communication des Black Panthers, de ce festival, c’est l’émulation révolutionnaire entre les groupes indépendantistes africains et les Black Panthers.
Ce que retient Elaine Mokhtefi, journaliste et interprète pour les Black Panthers à Alger, de ce festival, c’est l’unité profonde des groupes révolutionnaires qui ne formaient qu’un face à l’ennemi commun.
Le festival s’achève avec la publication d’un manifeste culturel africain censé appuyer le développement du continent, actant la réappropriation et la mise en avant de la culture au profit de la puissance des pays. On peut y lire « L’africanité doit se garder d’une expression complaisante et stérilisante du passé, mais bien au contraire impliquer un effort novateur, une adaptation de la culture africaine aux exigences modernes d’un développement économique et social harmonisé ». Le soft power africain est affirmé.
Un événement érigé en mythe à juste titre ?
Cependant, en tant qu’événement politique, il est impossible de traduire cet événement en célébration désintéressée. En 1969, Boumediene est au pouvoir après avoir renversé son prédécesseur Ben Bella en juillet 1965. Le festival prend alors place un mois après le quatrième anniversaire de l’arrivée au pouvoir du militaire. Il ne s’agit pas d’une simple coïncidence : Boumediene, moins démagogue que Ben Bella, voit son autorité remise en question de nombreuses fois. Les crises se multiplient, les manifestations, notamment étudiantes, croissent face au durcissement du régime. De même, à l’échelle internationale, Boumediene est moins apprécié que Ben Bella, ce dernier étant considéré par les Cubains comme le véritable symbole de la révolution. Il est alors accusé d’avoir renversé ce symbole et trahi la lutte anti-impérialiste. Ainsi l’enjeu est double pour Boumediene : restaurer sa popularité auprès de la population et retrouver une forme de crédibilité au sein de la révolution anti-impérialiste.
Il ne faut donc pas nier cette réalité intéressée du Panaf d’Alger qui réaffirme la puissance de pays longtemps dominés, mais qui est également symptomatique de nouvelles difficultés et problématiques face auxquelles les pays non-alignés doivent lutter. Le Panaf de 1969 s’organise alors avant tout autour de ces questions.
Quarante ans après cette première édition est tenu, en juillet 2009 un second Panaf d’Alger, réunissant 49 pays africains. La volonté de s’inscrire dans la lignée de juillet 1969 est évidente, bien que l’intensité et les enjeux aient évolué. Le Panaf d’Alger continue ainsi d’occuper une place importante dans la mémoire collective, témoin d’un âge d’or pour lequel beaucoup tente de retrouver les saveurs avec nostalgie.
Bibliographie/ Sources :
KHELLAS Mériem. Le premier Festival culturel panafricain : Alger, 1969 : une grande messe populaire. Paris : L’Harmattan, 2014.
TOLAN SZKILNIK, Paraska. « Flickering Fault Lines. The 1969 Pan-African Festival of Algiers and the Struggle for a Unified Africa », Monde(s), vol. 9, no. 1, 2016, pp. 167-184.
RAHAL Malika. « Avec le Panaf, Alger devient la capitale des émancipations », L’Humanité Dimanche, juillet 2019.
MOKHTEFI Elaine. Alger, capitale de la révolution: de Fanon aux Black Panthers. La fabrique, 2019
BEN SALAMA, Alger, la Mecque des révolutionnaires. Documentaire Arte, mai 2017.
KLEIN William, Eldridge Cleaver, Black Panther. Documentaire, 1970.
Inès nous parle aujourd’hui du film “Ce que le jour doit à la nuit”, une adaptation du roman éponyme de Yasmina Khadra.
Ce que le jour doit à la nuit est un roman écrit par Yasmina Khadra en 2008, véritable succès commercial, l’ouvrage s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires en France, il a également connu un certain succès critique avec plusieurs prix littéraires : prix roman France Télévisions 2008, meilleur livre de l’année 2008 par Lire (magazine littéraire)… Fort de son succès il a ainsi été adapté au cinéma en 2012 par Alexandre Arcady.
« Qui sommes-nous au juste ? Ce que nous avons été ou bien ce que nous aurions aimé être ? Le tort que nous avons causé ou bien celui que nous avons subi ? Les rendez-vous que nous avons ratés ou les rencontres fortuites qui ont dévié le cours de notre destin ? Les coulisses qui nous ont préservés de la vanité ou bien les feux de la rampe qui nous ont servi de bûchers ? Nous sommes tout cela en même temps, toute la vie qui a été la nôtre, avec ses hauts et ses bas, ses prouesses et ses vicissitudes ; nous sommes aussi l’ensemble des fantômes qui nous hantent… nous sommes plusieurs personnages en un, si convaincants dans les différents rôles que nous avons assumés qu’il nous est impossible de savoir lequel nous avons été vraiment, lequel nous sommes devenus, lequel nous survivra. »
Le récit d’une nation
Ce que le jour doit à la nuit est un ouvrage emblématique dans le récit romanesque de la guerre d’Algérie. L’ouvrage est à la frontière de plusieurs genres littéraires : historique, romantique.
Yasmina Khadra choisit le prisme de l’humain pour narrer le récit d’une nation. Sans tomber dans la facilité, avec des personnages complexes ayant chacun une part d’ombre et de lumière, il décrit brillamment à travers des hommes et des femmes l’émancipation d’un peuple, la guerre contre la colonisation. L’amour est un personnage central du récit, la langue grecque a plusieurs mots pour qualifier les différentes formes d’amour, plusieurs définitions se prêtent particulièrement pour qualifier ceux qu’on retrouve dans le livre : l’amour d’une nation, Storgê : l’amour intra familial, Philia : l’amour amical, et Eros : l’amour « amoureux », le désir.
La fresque qu’il dépeint s’étend de 1930 à 1962, on assiste à travers la vie de Younes à la naissance et à l’amplification du soulèvement et de la révolution algérienne. Le roman s’ouvre sur une scène tragique, à l’origine du basculement du destin d’une famille, à l’aube des récoltes un incendie se déclare dans le champ d’Issa, en quelques heures cette parcelle de terre dont est propriétaire la famille depuis des générations n’est plus qu’un tas de cendre. Issa, sa femme et ses enfants sont contraints à l’exode urbain. Ils atterrissent dans un taudis, à Oran, dans le quartier de Jenane Jato. Le récit commence dans la tragédie et s’y enfonce au fil des pages. À Jenane Jato, la condition de la famille d’Issa se détériore : le père travaille de plus en plus et finit par fuir le domicile familial. Younes est finalement le malheureux élu, Mahi le frère de son père, pharmacien, l’accueil chez lui et l’adopte.
« On suit la position du protagoniste face à la guerre qui ravage son pays »
Cette adoption marque une véritable rupture dans le récit, on assiste à une soudaine ascension sociale : Younes passe des quartiers populaires d’Oran aux quartiers résidentiels, sa nouvelle famille vit très confortablement et appartient à une certaine élite intellectuelle. Younes vit également une rupture identitaire, il est rebaptisé Jonas, lui qui est blond aux yeux bleus, enterre une part de son identité d’arabe. Son nouveau lieu de vie est également marqué par une présence accrue de colons, il se lie profondément avec de nouveaux amis, André, Fabrice, Jean-Christophe, ils formeront un nouveau groupe, insouciant, libre et plein légèreté finalement bien loin des préoccupations des jeunes Algériens que Younes a pu côtoyer auparavant. L’histoire de Younes prend un véritable tournant lorsqu’il retrouve Émilie, après l’avoir connue enfant, ils se rencontrent véritablement, le coup de foudre est presque immédiat, il est alchimique et dépasse les mots. L’histoire d’amour est aussi impossible que les sentiments qui animent les deux protagonistes sont forts. À partir de là, le lecteur suivra un Younes déchiré entre le secret rendant son histoire d’amour impossible et ses sentiments ineffables. En parallèle, on suit la position du protagoniste face à la guerre qui ravage son pays, lui qui était dans le cocon colonial, bercé par l’insouciance et par une forme d’opulence se retrouve confronté à ses responsabilités identitaires, on retrouve là encore une dualité dans la position de Younes.
Le talent de Yasmina Khadra et la qualité de Ce que le jour doit à la nuit c’est de dépeindre la complexité humaine sans jamais tomber dans la facilité, le personnage de Younes est tourmenté, complexe, il dépeint parfaitement les valeurs qui animent les hommes, les contradictions qui les déchirent et les choix qui figent une vie. Enfin, le terrain choisi et les choix faits par l’auteur sont audacieux, il navigue entre une Algérie française orgueilleuse et opulente et un peuple algérien qui souffre, mais qui se bat pour finalement triompher. La violence de ce terrain historique rend le récit plus prenant, même s’il trouve la place qui lui revient un peu tardivement dans le fil du livre.
« Les 30 ans d’histoire et les 450 pages seront finalement un film de 2 h 40 »
Fort de son succès, le roman est adapté au cinéma, le film sort en salle le 12 septembre 2012, le défi est considérable : rendre grâce en mettant en image un tel ouvrage. Les 30 ans d’histoire et les 450 pages seront finalement un film de 2 h 40. Les personnages sont fidèles au portrait dressé par Yasmina Khadra la qualité du film réside en partie dans ce point. Younes est incarné par Fu’ad Aït Aattou qui porte à merveille toute la mélancolie, le silence et la gravité du personnage. L’autre protagoniste du film, Émilie est incarnée par Nora Arnezede, incandescente, solaire et entière elle livre une prestation à la hauteur du personnage du roman.
La mise en scène est réussie : les tons orangés et chauds du film sont convaincants et ils nous plongent dans l’esthétique de l’Algérie du XXe siècle, la lumière et la photographie du film sont en somme une réussite et ils laissent un vif souvenir après le visionnage. Dans le même sens, les paysages et les décors sont également réussis et de par leur beauté ils marquent la violence de la colonisation. Alexandre Arcady a passé les premières années de sa vie en Algérie et en tant que pied noir il a insufflé au film une patte esthétique coloniale qu’on ressent assez franchement au visionnage. Sur le fond, l’émotion et la gravité sont présents tout au long du film, mais ce qui marque le spectateur assez rapidement c’est la longueur, le rythme est mal choisi et l’on s’ennuie parfois franchement.
À mon sens, le film pêche grave sur les dialogues, ils sont pauvres et peuvent être vides pour balancer ce point le récit repose grandement sur les non-dits (amoureux et coloniaux) sur ce point les silences sont réussis. Par ailleurs, le film manque cruellement de poésie, c’était une des qualités majeures de Khadra, la beauté de sa plume sublime la tragédie, là, le réalisateur tombe dans un pathos lourd. Le film manque de finesse et de nuance. L’émotion est donc logiquement présente, on ressort du visionnage du film bouleversé, mais certainement moins qu’après la lecture du livre.
« J’ai pu découvrir un pan de mon histoire autrement que par des récits familiaux »
Pour apporter une touche plus personnelle à cet article, j’ai lu Ce que le jour doit à la nuit l’été de mes 18 ans, en 2014. Aujourd’hui, je me rends compte que cette lecture a été importante et même fondatrice pour moi : ce roman m’a permis de découvrir la guerre d’Algérie par mes propres moyens. La lecture de romans a toujours été quelque chose de personnel et d’intime pour moi et à cette période j’ai pu découvrir un pan de mon histoire autrement que par des récits familiaux (rares et bridés).
J’ai finalement eu l’impression de m’approprier une part de mon histoire personnelle et ça a été le point de départ, vers d’autres lectures, scientifique notamment. En ça, je recommande la lecture (et le visionnage du film) à chacun et particulièrement aux êtres qui ont un lien charnel avec cette guerre il permet à travers un récit romancé de mettre un pas dans la grande histoire qui nous touche tous différemment.
Aujourd’hui, c’est Mélissa qui nous parle d’un film qui l’a marquée au sujet de la guerre d’Algérie: “Combien je vous aime”.
Combien je vous aime est un montage d’archives sorti en 1985, réalisé par Azzedine Meddour. A travers ces images, le réalisateur dresse un portrait de la colonisation française en Algérie.
C’est au détour d’une conversation avec ma mère qu’elle me parla de ce film/documentaire qui l’avait profondément marquée par sa justesse.
O Combien je vous aime se construit au travers de documents d’archives français avant et pendant la Guerre d’Algérie. Les images se succèdent et dépeignent avec une ironie distanciatrice toutes les inégalités entre français et musulmans avant le conflit.
La suite du documentaire porte sur la couverture médiatique pendant la guerre. Des images et témoignages rares où les soldats français se gargarisent de leurs actes de torture. Le ton léger et satirique employé contraste avec la dureté et l’horreur des images. Ce documentaire met en exergue toute la violence et l’ignominie, encore aujourd’hui occultée, des soldats, commandants et généraux français.
On y découvre aussi les multiples manœuvres guignolesques employées par le gouvernement français pour amadouer les femmes et enfants indigènes, en vain.
Par sa construction tout en contraste, O Combien je vous aime expose le décalage absurde entre le discours français et toute la monstruosité des faits avérés. A l’heure où la question des supposés bienfaits de la colonisation demeure latente, ce documentaire reste plus que jamais nécessaire.
A titre personnel, j’ai trouvé enrichissant de découvrir la perception des médias français à l’égard des algériens avant et pendant le conflit. De ce documentaire, en ressortent un ressentiment amer et une vive incompréhension : quelle était leur légitimé à massacrer et piller une population sans exprimer le moindre remord ? N’est-t-il pas temps, aujourd’hui, de reconnaître et se repentir pour avancer en paix ?
Ce documentaire a été réalisé par Azzedine Meddour en 1985, père de Mounia Meddour, réalisatrice de Papicha. Le film sera récompensé 1erPrix par le Festival américain du film à New York, section « Perspective ».
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