Suite de ces articles :
Alger, 1957 : les missions de l’officier de renseignement Le Pen - micheldandelot1
Alger, 1957 : la routine sanglante du « lieutenant Marco » - micheldandelot1
Jean-Marie le Pen visite le monument aux morts victimes des guerres d'Indochine à Fréjus le 26 février 1993. © Photo Jacques Soffer / AFP
L’effacement en cours des témoignages qui accablent Jean-Marie Le Pen, y compris par ceux qui n’ont pour lui aucune sympathie, tient à deux facteurs : la parole algérienne reste pour certains illégitime par nature, comme la reconnaissance des crimes de la République coloniale.
Fabrice Riceputi
À propos… de l’autre détail : ainsi René Vautier intitulait-il en 1985 un film sur le passé tortionnaire de Jean-Marie Le Pen, en référence aux propos de ce dernier selon lesquels les chambres à gaz n’auraient été qu’un « détail » de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale.
Ce détail-là, le passé colonial criminel de l’homme qui répandit ensuite comme personne le poison du racisme dans la vie politique française, n’en est à l’évidence pas un. Pourtant, lorsque l’on rappelle aujourd’hui les origines idéologiques du courant politique aujourd’hui dirigé par sa fille, il est presque systématiquement oublié, de même que la part prise dans sa fondation par d’anciens de l’OAS.
Davantage, une petite musique négationniste se fait parfois entendre à ce sujet. Dans une série documentaire à très forte audience consacrée à la vie de Jean-Marie Le Pen, diffusée par France Inter en mars dernier, le réalisateur, Philippe Collin, par ailleurs peu suspect de sympathie envers Le Pen, a ainsi cru pouvoir affirmer qu’on ne peut pas dire que « le soldat Le Pen a torturé » car il n’y a pas de « preuves ». Cette affirmation pour le moins scandaleuse, découlant d’une erreur factuelle commise par l’historien Benjamin Stora, n’a à ce jour toujours pas été rectifiée comme elle devrait l’être.
Ce n’était pas la première fois que des journalistes dédouanaient ainsi le fondateur du Front national (FN) de ses antécédents. En 2012 par exemple, dans Le Pen, une histoire française, une enquête biographique œuvrant quant à elle clairement à une certaine banalisation du lepénisme, Pierre Péan et Philippe Cohen concluaient déjà qu’il n’avait vraisemblablement pas torturé.
Le jeu pervers avec le sens du mot « preuves » en histoire, qui valide ici purement et simplement les dénégations mensongères de Le Pen, est bien connu des historiens. Il est typique des arguties négationnistes.
Qu’est-ce qui autorise l’effacement d’un coup d’éponge péremptoire et plein de suffisance de l’ensemble des témoignages qui accablent Le Pen, y compris par ceux qui n’ont pour lui aucune sympathie ? Cela mérite d’être questionné.
On doit certes rejeter ces témoignages, au même titre que d’autres, s’ils se révèlent à l’examen contradictoires, inconstants, incohérents, invraisemblables ou encore le fruit d’une machination. Or, jusqu’à une preuve du contraire que nul n’a à ce jour administrée, aucun de ceux qui sont produits ici ne doit l’être. Tel était déjà l’avis de Pierre Vidal-Naquet, qui, lorsqu’on lui demandait s’il fallait publier ces témoignages, répondait : « Il faut les hurler ! »
Celles et ceux qui les ont recueillis ont mené les enquêtes les plus sérieuses, ce que, du reste, plusieurs décisions de justice ont reconnu. Ainsi, la journaliste Florence Beaugé a par exemple vérifié que ses interlocuteurs n’étaient pas liés entre eux et n’avaient pu coordonner leurs récits. Elle a encore pris soin d’établir elle-même que les déplacements, indiqués par eux, de Le Pen dans la Casbah durant la nuit du 2 au 3 février 1957 étaient matériellement possibles.
Plus de soixante ans après, on entend parfois dire
sérieusement que les témoins seraient partiaux, puisqu’algériens
À vrai dire, cette suspicion de mensonge n’est jamais appuyée sur un véritable examen critique des témoignages. Mais bien plutôt, plus ou moins consciemment, sur un préjugé qui imprègne encore l’opinion publique française. S’agissant de la guerre en Algérie, la parole algérienne reste pour certains illégitime par nature et a priori suspecte d’affabulation. Il en allait ainsi à l’époque coloniale, quand la justice française en Algérie enterrait systématiquement les plaintes algériennes ou que la presse les ignorait de peur de paraître alimenter la propagande ennemie.
Plus de soixante ans après, on entend en effet parfois dire sérieusement, pour mettre en doute leur sincérité, que les témoins seraient partiaux, puisqu’algériens. Mais qui donc les militaires français ont-ils torturé en Algérie ? Le Pen lui-même, suivi en cela par d’autres, a avancé l’argument de sa célébrité : c’est elle qui aurait poussé des Algériens en mal de notoriété à lui attribuer, bien tardivement, leurs supplices.
C’est imputer à ces témoins une responsabilité dans le déroulement de cette affaire franco-française qui n’est nullement la leur. Ils n’ont en effet jamais pu s’exprimer en France avant d’y être sollicités et, surtout, avant que leur parole ne soit devenue simplement audible par l’opinion française.
C’est en effet l’effrayante ascension politique du chef du FN qui conduisit un cinéaste militant, René Vautier, puis plusieurs journalistes français, à aller dans les années 1980, 1990 et 2000 chercher à Alger ceux qui avaient croisé Le Pen en 1957, dans l’espoir de freiner cette ascension. En Algérie, l’effarement de voir un homme tel que Le Pen jouer ainsi les premiers rôles en France ne pouvait qu’inciter certaines de ses victimes à accepter de revenir sur un épisode particulièrement douloureux de leur existence. En quoi tout cela permet-il de douter de leur sincérité ?
Nul, avant les années 1980, n’était allé interroger les témoins depuis 1962
Auparavant, la parole des victimes de Le Pen, tout comme celle de milliers d’autres victimes d’exactions, n’avait intéressé à peu près personne. C’était l’époque de l’amnésie volontaire, facilitée par l’amnistie officielle et soigneusement entretenue par un personnel politique impliqué jusqu’au cou dans les faits en question. Il n’y avait pas de place pour un retour sur tous ces faits honteux. Ainsi, lorsqu’il voulut publier son livre magistral, La Torture dans la République - Essai d’histoire et de politique contemporaine (1954-1962),, quelques années après la fin de la guerre en Algérie, Pierre Vidal-Naquet ne put d’abord le faire, de façon significative, qu’à Londres.
Cette parole algérienne n’a surgi en France que tardivement, car la France s’est résolue alors, et seulement alors, et non sans difficultés extrêmes, à commencer à s’intéresser à son passé colonial pour y trouver les racines d’un racisme qui flambait à nouveau sous les couleurs du FN et qui visait particulièrement les Algériens immigrés et leurs descendants. Il en alla de même pour la redécouverte du massacre de manifestants algériens par la police française le 17 octobre 1961 à Paris. Là encore, nul, avant les années 1980, n’était allé interroger les témoins depuis 1962.
Notre aphasie postcoloniale
En 2000, deux ans avant ses révélations sur le passé tortionnaire de Le Pen, de premières enquêtes de Florence Beaugé dans le journal Le Monde avaient provoqué dans l’opinion l’explosion de la « bombe mémorielle à retardement » que l’amnésie organisée depuis 1962 sur nos crimes en Algérie avait fabriquée. L’émoi fut alors considérable.
Extrait de la revue Vérité-liberté en juillet 1962
Un Appel solennel fut lancé au président Chirac par douze personnalités, parmi lesquelles Germaine Tillion, Gisèle Halimi ou Pierre Vidal-Naquet. Il rappelait que « la torture, mal absolu, pratiquée de façon systématique par une “armée de la République” et couverte en haut lieu à Paris, a été le fruit empoisonné de la colonisation et de la guerre, l’expression de la volonté du dominateur de réduire par tous les moyens la résistance du dominé ». Il demandait à Jacques Chirac qu’advienne enfin, dans une démarche comparable à celle qui avait été la sienne en 1995 à propos des crimes du régime de Vichy, une reconnaissance et une condamnation claire de ces faits. Cet appel resta lettre morte et nous en subissons les conséquences.
Faute de cette reconnaissance et de la pédagogie qu’elle aurait pu entraîner quant à la nature, l’ampleur et la gravité des crimes en question, comme le fit la déclaration de Chirac sur ceux de Vichy ou encore la loi Taubira sur l’esclavage, tout reste permis.
On peut, sans susciter de scandale particulier, nier jusque sur un media du service public le passé tortionnaire de Le Pen, faire fi du dossier qui l’accable, et, consciemment ou non, achever ainsi la « dédiabolisation » décidément irrésistible de son courant politique. Et Marine Le Pen après son père, ou encore Éric Zemmour peuvent estimer qu’aujourd’hui comme hier, la torture est un « mal nécessaire », sans être poursuivis.
Le cas Le Pen n’est en vérité qu’un des nombreux symptômes d’une pathologie que l’historienne Ann-Laura Stoler a qualifié d’aphasie coloniale française : l’impossibilité de dire que la République coloniale viola massivement ses valeurs proclamées durant cette « sale guerre » et qu’elle perpétra en Algérie des crimes contre l’humanité, dont la torture n’est du reste que le plus emblématique. Cet aveu est toujours politiquement impossible. Il faut à nos dirigeants en reculer sans cesse l’échéance, au prix de dénis, de tergiversations et de diversions sans fin.
Un alibi a été inventé par l’extrême droite à cette fin dans les années 2000 : le refus de faire « repentance », ce que nul n’a pourtant jamais exigé. Celui-ci est depuis Nicolas Sarkozy une véritable doctrine officielle française. Les récents « gestes symboliques mémoriels » et la création d’une « commission d’historiens » consacrée à l’Algérie coloniale, tous faits sous le signe de la « non-repentance » par le président Emmanuel Macron, ne sont que la dernière mutation de cette maladie française : le déni des crimes coloniaux, garant d’une bonne conscience que rien ne doit troubler.
Fabrice Riceputi
SOURCE : « Pas de preuves » : notre bonne conscience coloniale | Mediapart
« L'HEURE EST GRAVE. Article de Bernard Deschamps, 91 ans, signataire d’une Tribune
http://www.micheldandelot1.com/pas-de-preuves-notre-bonne-conscience-coloniale-a214580715
.
Les commentaires récents