S’il est un moment bien oublié de l’histoire de la guerre de Libération nationale, c’est assurément l’action menée par la cellule FLN d’Es-Sénia (Oran) contre un avion d’Air France qui effectuait la liaison entre Oran et Paris.
J’exprime ici toute ma reconnaissance à Mohamed Fréha qui, il y a quelques années déjà, avait attiré mon attention sur cet événement, alors hors champ historique, personne n’en avait fait mention. En effet, ni le récit national, ni les historiens, ni les journalistes n’ont évoqué «l’explosion en plein vol d’un avion commercial d’Air France !». Mohamed FREHA est bien le seul. Dans son ouvrage J’ai fait un choix, (Editions Dar el Gharb 2019, tome 2) il lui consacre sept pages. Ses principales sources étaient la mémoire des acteurs encore en vie, celle des parents des chouhada et la presse d’Oran de l’époque, (L’Echo d’Oran en particulier). Les archives du BEA (Bureau d’enquêtes et d’analyses pour la sécurité de l’aviation civile), Fonds : Enquête sur les accidents et incidents aériens de 1931 à 1967 et plus précisément le dossier Accidents matériels de 1957 intitulé à proximité de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), Armagnac (F-BAVH) 19 décembre 1957, conservées aux Archives nationales de France, ne sont pas encore consultables. Qu’en est-il des archives de la Gendarmerie française ? Qu’en est-il de celles de la Justice civile et militaire là-bas dont celles des Tribunaux permanents des forces armées (TFPA). Et ici ? Et chez nous ? Il reste à retrouver et travailler les minutes du procès.
C’est ainsi que le jeudi 19 décembre 1957, à 14 heures, affrété par Air France, un quadrimoteur « Armagnac SE » numéro 2010, immatriculé F-BAVH appartenant à la Société auxiliaire de gérance et transports aériens (SAGETA), avait quitté l’aéroport d’Oran-Es-Sénia pour Paris qu’il devait atteindre vers 20 heures. A 18 heures 15, il fut brusquement détourné vers Lyon alors qu’il survolait Clermont-Ferrand. Une déflagration venait de se produire à l’arrière de l’avion au niveau du compartiment toilettes. Selon le témoignage d’un passager, la vue des stewards et hôtesses de l’air, qui couraient dans l’allée centrale vers la queue de l’appareil avec des extincteurs à la main, inspira un moment d’inquiétude. Le vol se poursuivit normalement malgré une coupure d’électricité et la baisse soudaine de la température dans la cabine.
Un petit travail de recherches nous apprend que l’aéronef, l’Armagnac SE, avait une excellente réputation de robustesse. Il était le plus grand avion de transport français jamais construit à ce jour et avait la réputation d’avoir «servi à de très nombreux vols entre Paris et Saïgon (actuellement Ho-Chi-Minh-Ville) lors de la guerre d’Indochine, principalement dans le rapatriement des blessés et des prisonniers». A-t-il été repéré et choisi pour cela ?
Il n’en demeure pas moins que le commandant de bord décida alors de se poser à l’aéroport de Lyon-Bron, rapporte le journaliste du Monde (édition datée du 21 décembre 1957). Toujours selon le commandant de bord : «La robustesse légendaire de l’Armagnac nous a sauvés, car d’autres appareils dont la queue est plus fine auraient certainement souffert davantage ». Une photographie montre bien cette brèche de deux mètres carrés.
Débarqués, les passagers comprennent qu’ils ne sont pas à Orly et l’un d’entre eux remarque une « grande bâche qui recouvre le flanc droit du fuselage ». Ils apprennent qu’ils sont à Lyon et qu’il y avait eu une explosion dans l’arrière de l’avion. Ils sont tous interrogés par les enquêteurs de la police de l’Air. L’hypothèse d’un accident technique est écartée et celle d’une action (un attentat, disent-ils) du FLN s’impose, ce qui provoque l’intervention des agents du SDECE. Et pour cause, c’est bien une bombe qui avait explosé.
Mais il y avait aussi le fait que cet avion transportait 96 passagers et membres d’équipage parmi lesquels 67 étaient des militaires de tous grades, venus en France pour les fêtes de Noël. L’enquête reprend à l’aéroport d’Es-Sénia qui se trouvait, à cette époque encore, au sein d’une base de l’armée de l’Air. Elle est confiée dans un premier temps à la gendarmerie d’Es-Sénia et s’oriente vers le personnel civil algérien, femmes de ménage comprises. Mais les soupçons se portent vers les bagagistes qui étaient dans leur grande majorité des Algériens. Elle aboutit à la découverte d’une cellule FLN à Es-Sénia à laquelle appartenaient, entre autres, des bagagistes.
Dans son récit construit sur la base des témoignages, Mohamed Fréha nous donne des noms et un narratif assez détaillé de l’action de ces militants. Le chef de l’Organisation urbaine FLN d’Oran avait transmis à un membre de la cellule dormante d’Es-Sénia, un ordre du chef de Région. Ils devront exécuter «une action armée spectaculaire.» Lors d’une réunion, le 15 décembre, la décision fut prise de «détruire un avion de ligne en plein vol». Mais il fallait «trouver une personne insoupçonnable de préférence avec un faciès européen». Ce fut un Européen, Frédéric Ségura, militant du Parti communiste, bagagiste à l’aéroport. Mohamed Fréha nous donne six noms des membres de la cellule auxquels il ajoute un septième, Frédéric Ségura. Madame Kheira Saad Hachemi, fille d’Amar Saad Hachemi el Mhadji, condamné à mort et exécuté pour cette affaire, nous donne treize noms dont celui de F. Ségura et présente un autre comme étant le chef du réseau. Ce dernier n’est pas cité par Mohamed Fréha.
Lorsque les militants du réseau avaient été arrêtés l’un après l’autre suite à des dénonciations obtenues après de lourdes tortures, Frédéric Ségura, qui avait placé la bombe, est torturé et achevé dans les locaux de la gendarmerie. Selon un policier algérien présent lors de l’interrogatoire, Ségura n’avait donné aucun nom. «Je suis responsable de mes actes !» avait-il déclaré à ses tortionnaires du SDECE. Son corps n’a jamais été retrouvé. Après l’indépendance, le statut de martyr lui fut certes reconnu, mais son sacrifice n’est inscrit nulle part dans l’espace public d’Es-Sénia. Rien non plus sur cette action. La mémoire est impitoyable quand elle est courte et qu’elle laisse la place à l’oubli. Quant au chef de la cellule, Lakhdar Ould Abdelkader, il aurait trouvé la mort au maquis.
Lors du procès, fin mai 1958, Amar Saad Hachemi el Mhadji, gardien de nuit à l’aéroport, fut condamné à mort et guillotiné le 26 juin 1958. Il avait introduit la bombe, crime impardonnable. Dehiba Ghanem, l’artificier, qui avait fabriqué la bombe artisanale, fut condamné à la prison à perpétuité. Les quatre autres impliqués, Kermane Ali, Bahi Kouider, Zerga Hadj et Salah Mokneche, furent condamnés à de lourdes peines de prison. Quant aux quatre autres, la justice a condamné trois à des peines légères et en a acquitté un. Non seulement ils étaient dans l’ignorance de ce qui leur était demandé (transporter la bombe ou la cacher dans leur local) mais de plus ils n’étaient pas membres de la cellule FLN. Des questions restent en suspens faute d’avoir accès aux archives : l’avion a-t-il été choisi à dessein, à savoir le fait qu’il transportait des militaires ? L’objectif était-il vraiment de donner la mort aux passagers ? Sur cette question, Mohamed Fréha rapporte que, réprimandé par sa hiérarchie, l’artificier répondit : « Non seulement que le dosage n’était pas conforme à la formule, mais également la poudre utilisée était corrompue par l’humidité».
Pourtant, Le correspondant du Monde à Lyon avait alors écrit : «Des dernières portes de la cabine jusqu’à la cloison étanche, le parquet était éventré. Il s’en fallait d’une dizaine de centimètres que les gouvernes n’eussent été touchées, ce qui eut entraîné la perte du quadrimoteur». Enfin et curieusement, le passager avait conclu son témoignage en établissant un lien avec un autre événement survenu une année plus tôt: «Réagissant à la piraterie de la «France coloniale» le 22 octobre 1956, lorsqu’un avion civil qui conduisait Ahmed Ben Bella du Maroc à la Tunisie, en compagnie de Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed, Mohamed Khider et Mostefa Lacheraf est détourné par les forces armées françaises, le FLN voulait une réciprocité spectaculaire».
Spectaculaire ? C’est bien ce qu’avait demandé le chef FLN de la Région. L’action le fut et à un point tel qu’aujourd’hui rares sont ceux qui croient qu’elle a vraiment eu lieu. Il est triste de constater que cette opération qui a causé la mort de deux militants : Frédéric Ségura et Amar Saad Hachemi, n’est inscrite ni dans notre récit national ni dans la mémoire locale. Il nous faut visiter le musée créé par Mohamed Fréha au boulevard Emir Abdelkader à Oran pour y trouver des traces. Ces martyrs et leurs frères du réseau d’Es-Sénia méritent la reconnaissance de la Nation. Peut-être alors que leurs frères d’Es-Sénia et d’Oran leur rendront hommage à leur tour. Inch’a Allah !
par Fouad Soufi
Sous-directeur à la DG des Archives Nationales à la retraite - Ancien chercheur associé au CRASC Oran
se Vignaud présente « Nuit d’Octobre », une pièce écrite à quatre mains avec l’autrice et dramaturge Myriam Boudenia. Cette fiction est inspirée d’un fait historique, les évènements du 17 octobre 1961. Cette journée tragique vit une manifestation pacifique à Paris violemment réprimée et des militants du FLN algérien massacrés.
Une chronique de Cécile Barreyre
En tournée :
A La Criée Théâtre de Marseille, en co-accueil avec Les Théâtres Aix-Marseille – du 29 novembre au 3 décembre 2023
Au Théâtre Molière (Scène nationale archipel de Thau à Sète) – le 19 mars 2024 Et au Bateau Feu Dunkerque – le 22 mars 2024
Depuis les années 50 et jusqu’à l’indépendance algérienne, les Algériens sont parqués dans des bidonvilles, à Nanterre et ou dans d’autres banlieues françaises. Ce 17 octobre 1961, le FLN avait appelé à une manifestation pacifique dans le centre de Paris contre le couvre-feu imposé aux ressortissants algériens en raison d’attentats successifs. Entre vingt et trente milliers d’Algériens s’y rendent, hommes, femmes et enfants.
La réponse orchestrée par le préfet de Paris Maurice Papon, celui là même qui organisa les déportation des juifs en Gironde entre 1942 et 1944, est sans pitié. La répression sera d’une violence inouïe : plusieurs centaines de morts -on n’en connait pas exactement le nombre exact. Les casavres sont retrouvés dans la Seine et dans les bois autour de Paris. Près de 12000 arrestations ontlieu, femmes, enfants, traqués, torturés.
Le lendemain le ministre de l’Intérieur, Roger Frey prononcera cette phrase terrible : « Il ne s’est rien passé.» C’est l’histoire d’un « trou noir ». Pendant des années, un insupportable silence recouvrira la réalité d’une date clé de la guerre d’indépendance algérienne.
Comment une telle violence a-t-elle pu se produire en plein cœur de la capitale, alors même que la guerre pour l’indépendance de l’Algérie touche à sa fin ?
Il faudra des années pour que la lumière soit faite sur ces actes, grâce aux travaux d’historiens, de journalistes, d’archivistes, dont Brigitte Lainé, ancienne conservatrice en chef des Archives nationales, décédée en 2018, dont est inspiré un des personnages.
La fiction pour dire le réel
Les autrices ont choisi la fiction, nourrie d’un grand travail documentaire pour raconter cette histoire, mêlant l’intime et l’universel, en s’attachant à des personnages aux itinéraires, aux histoires et enjeux différents voire opposés : militants, ouvriers, harkis, policiers, présents le 17 octobre 1961.
Sur scène, deux fantômes dialoguent et interrogent tout au long du spectacle : Octobre figure universelle et intime du vieil algérien et celle de la jeune adolescente Zohra, retrouvée noyée cette nuit-là. Elle incarne la tragédie, mais aussi le souvenir et l’espoir d’un futur meilleur.
Ce personnage est également est inspiré par une jeune fille réelle, Fatima Bedar, dont la police avait fait passer la mort en suicide.
La scène de prologue dans la pharmacie, où des manifestants blessés viennent se réfugier, est le seul moment du spectacle qui a lieu le soir du 17 octobre 1961.
Onze comédiens donnent voix et vie à une trentaine de personnages et en cela, ce choix donne de la force, de l’humanité, de la vitalité au spectacle.
Le silence, la trace
La scénographie d’Irène Vignaud est sobre et astucieuse constituée de casiers mobiles qui se transforment tout au long de ce drame. Elle nous transporte un instant, de l’office pharmaceutique, au commissariat, aux vestiaires de l’usine, dans la rue, dans une cuisine, au bureau des Archives, où une femme (Magali Bonat), inspirée par Brigitte Lainé, témoigna du massacre malgré les pression hiérarchiques.
Une bâche noire, déployée en fond de plateau où sera écrit :« ICI ON NOIE DES ALGERIENS », une phrase écrite sur les quais de la seine en 1961. La pluie et le sable envahissent le théâtre, symboles de l’effacement de la trace.
Louise Vignaud signe là une mise en scène rigoureuse, fluide, chorale où se mêlent avec clarté et énergie des récits de vie sur fond historique.
Cette pièce est la somme d’un travail très collectif. L’écriture est nourrie du travail du plateau, d’ échanges entre les comédiens et la metteur en scène.
Louise Vignaud place des mots décisifs et des images poétiques sur cette amnésie collective.
Notre entretien avec Louise Vignaud: « L’humain au coeur de l’Histoire »
« J’ai conçu la première scène comme un inconscient du massacre, explique Louise Vignaud, quelque chose qui se dépose dans l’esprit du spectateur et auquel tout le reste fait référence. J’avais envie de travailler sur la notion de trace, sur ce qu’on voit voit, ce qu’on imagine
« Nuit d’Octobre est une grande aventure collective, un théâtre épique qui raconte et bouleverse, émeut et perturbe. Un spectacle paradoxal, à la fois âpre, brut, et finalement profondément sensible par les hommes et femmes qui l’habitent et le racontent. Un théâtre qui réhabilite l’Humain au cœur de l’Histoire ».
Un théâtre fraternel et collectif face à la brutalité du sujet? Nous avons fait de nombreux aller retours entre l’écriture et les répétitions…C’était pour moi un dialogue précieux entre les images que j’avais en tête, ce que j’avais envie de chercher sur scène et le texte qui allait être le vecteur de cette recherche »(1).
La présence des morts…
« Oui, je trouve fabuleux de pouvoir faire parler les vivants et les morts au théâtre. Très vite, l’idée est venue d’un dialogue entre deux fantômes, Octobre et Zohra. Octobre, mémoire des algériens disparus. Zohra, quant à elle, est un fantôme qui se souvient et qui veut qu’on se souvienne.
Avec ces spectres, il s’agissait de confronter deux rapports contradictoires à la mémoire ».
(1) Cet entretien était rendu public dans le programme du TGP de ST Denis oùla pièce a été jouée en novembre. Les propos ont été recueillis par Olivia Burton.
LA DISTRIBUTION
Simon Alopé Tahar : Arthur ; un collègue de l’archiviste / Lina Alsayed Kheïra : le planton / Magali Bonat : L’archiviste ; Suzanne ; une cliente de la pharmacie / Mohamed Brikat Houari : Saad ; le déménageur / Pauline Coffre : Françoise : l’infirmière ; une collègue de l’archiviste / Ali Esmili Hamid Khaled : le coursier ; un client de la pharmacie / Yasmine Hadj Ali Zohra : Nour / Clément Morinière : Joseph ; Bernard ; le pharmacien ; l’éclusier ; un collègue de l’archiviste / Sven Narbonne : le formateur ; Alain ; un client de la pharmacie ; un collègue de l’archiviste / Lounès Tazaïrt : Octobre / Charlotte Villalonga : Joss ; la femme de Ménag
Photo : Rémi Blasquez
Scénographie Irène Vignaud / Lumière Julie-Lola Lanteri / Son Orane Duclos / Costumes Emily Cauwet-Lafont / Maquillage Et Coiffure Judith Scotto / Assistanat À La Mise En Scène Margot Théry / Régie Générale Nicolas Hénault
Pendant longtemps, la journaliste Dorothée-Myriam Kellou (qui collabore régulièrement avec Le Monde) ne connaissait pas grand-chose à l’Algérie, son autre pays qui rime trop souvent avec nostalgie et oubli. Mère française, père algérien, elle est un mélange de deux cultures comme son prénom composé en témoigne. Quand elle se présente, elle dit qu’elle est « française-algérienne ».« Française trait d’union algérienne, précise-t-elle. J’aime l’équilibre qu’apporte ce trait d’union. Il est confortable, mais il sépare. Et si je le remplaçais par un astérisque ? (…) Je suis française*algérienne. » Et pour le reste ?
De Nancy (Meurthe-et-Moselle), la Kabylie paraît si loin. Enfant, à la maison, son père ne parle alors ni arabe ni berbère avec ses deux filles. Sans le savoir, il y a une rupture – silencieuse – avec le pays d’origine. Aucune importance, Dorothée-Myriam Kellou aime, à la différence de sa grande sœur, revendiquer son côté « DZ » (abréviation de Djazaïr, Algérie en arabe), surtout devant ses amis. Mais un jour, au collège, l’un de ses camarades lui fait remarquer qu’elle ne parle même pas arabe. « Pourquoi ? », demandera-t-elle à son père avec reproches. « Tu connais la langue de ta mère, le français, lui répond-il. Tu peux apprendre l’arabe dans les livres. »
Le message est passé : elle va s’« arabiser », plonger dans cette langue où les phrases s’étirent et se dessinent avec grâce sous le trait du stylo. Elle cherche à tout savoir sur le sens des lettres quand elles se lient entre elles ; elle veut une connaissance plus intime avec les verbes et les expressions. « La langue arabe est très riche en mots. Pour dire l’amour, al-houb, il existe soixante déclinaisons qui renvoient à différents degrés de ce sentiment », souligne-t-elle. Elle en égrène quelques-unes : l’attirance (al-hawa), l’amour brûlant (al-najwa), l’amour qui rend fou (al-hoyam)… L’apprentissage de cette langue va l’emmener en Egypte, en Palestine et même aux Etats-Unis. Et l’Algérie alors ?
Monument terrifiant
Dans un livre très personnel, Nancy-Kabylie, Dorothée-Myriam Kellou s’intéresse à l’histoire de ce pays, se penche sur Frantz Fanon, psychiatre martiniquais et figure majeure de la lutte contre le colonialisme, ou encore sur l’intellectuel américano-palestinien Edward Saïd, penseur de l’orientalisme. Et que sait-elle de l’histoire de sa famille en Algérie ? Sur l’enfance de son père ? Pas grand-chose…
Malek Kellou, réalisateur de télévision – devenu français, il y a une trentaine d’années –, semble encore captif d’un passé lointain et douloureux. Ce père, né en 1945 au temps de l’Algérie française, ne l’a jamais raconté à ses enfants. Ce n’est pas par pudeur, déni ou volonté de leur cacher le passé : sa mémoire a fait le vide, cherchant à mettre de côté les horreurs vécues pendant la guerre d’Algérie (1954-1962).s
Un soir de Noël 2010, il offre à ses enfants un projet de film documentaire intitulé Lettre à mes filles. Dorothée-Myriam Kellou a 26 ans et apprend qu’une silhouette a été comme effacée des souvenirs de son père, celle d’un homme en bronze, avec une petite moustache ciselée, au visage menaçant et baïonnette à l’épaule. Il s’agit de la statue du sergent Blandan, mort pendant la conquête coloniale en 1842 à Boufarik, non loin d’Alger. Enfant, ce monument qui trônait sur la route menant à son village « terrifiait » Malek.
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Dans son projet de film, il raconte qu’un matin d’avril 1990, alors qu’il était en train de réaliser une émission pour FR3, il est tombé nez à nez avec cette statue qui venait d’être érigée dans un nouvel emplacement à Nancy. « La mémoire, jusqu’ici plus ou moins maîtrisée, de mon enfance, me percuta de plein fouet », écrit-il dans sa lettre, précisant que cette statue lui rappelait « la guerre, l’odeur du napalm et les regroupements… ».
Apaiser les souvenirs traumatiques
Durant la guerre, l’armée française avait vidé des villages entiers, souvent difficiles d’accès, pour couper tout soutien au Front de libération nationale (FLN). Les populations étaient alors regroupées dans des camps sous surveillance et influence directe de la France. Au total, plus de 2,35 millions d’Algériens avaient été ainsi forcés à s’y installer. Parmi eux, un jeune garçon de 10 ans prénommé Malek.
Malek Kellou est originaire d’un hameau de Mansourah, un village de petite Kabylie ; il a été déplacé dans un camp entouré de barbelés électrifiés où il fallait des autorisations pour cultiver les champs. « Je ne suis jamais retourné dans mon village depuis cette époque. Je n’ai jamais revu ma maison, je n’ai jamais revu mes amis de Mansourah. Aujourd’hui, c’est mon rêve le plus cher d’y retourner », écrit-il. Ce rêve va devenir celui de sa fille. Ensemble, ils vont le réaliser et en feront même un documentaire, A Mansourah, tu nous as séparés.
Nancy-Kabylie raconte le voyage temporel et sentimental d’un père et d’une fille en quête de leurs racines. La journaliste va ainsi apaiser des souvenirs traumatisants chez son père, se réapproprier cette mémoire oubliée et apprivoiser la partie manquante de son histoire familiale. La force de ce récit intime, construit comme un documentaire, est de montrer que les blessures d’un parent peuvent aussi se transmettre malgré les silences. Et devenir une obsession. Dorothée-Myriam Kellou a choisi sa peine, celle de porter les tourments algériens de son père pour mieux s’en affranchir. Les comprendre et se comprendre aussi.
Publié hier à 18h00, modifié à 09h59https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/11/30/nancy-kabylie-de-dorothee-myriam-kellou-la-memoire-de-mon-pere_6203214_3212.html.
Il aura fallu attendre deux mois pour que l’Élysée donne enfin son accord à la liste des Français qui feront partie de la commission mixte d’experts chargée de plancher sur la colonisation et la guerre d’Algérie. C’est mercredi 25 janvier que les autorités françaises ont validé par téléphone cette liste que l’historien Benjamin Stora avait soumise début décembre 2022 pour approbation. Un communiqué de la présidence française annonçant la composition de cette commission devait ensuite être rendu public, mais l’annonce officielle a tardé.
Outre Benjamin Stora, la liste française comprend Tramor Quemeneur, docteur en histoire, enseignant à l’Université Paris-VIII et à Paris-Cergy-Université, et membre de la Commission Mémoires et Vérité et du Conseil d’orientation du Musée national d’histoire de l’immigration (MNHI). Quemeneur, qui sera le secrétaire général de la partie française de la commission, a cosigné avec Benjamin Stora deux ouvrages sur la guerre d’Algérie.
La commission d’historiens français et algériens s’est réunie la semaine dernière pour la première fois à Constantine en Algérie. Cette commission, créée en août 2022 par les présidents Tebboune et Macron, a pour but de faire la lumière sur le passé commun des deux pays, du début de la colonisation à la fin de la guerre d’indépendance. À l’occasion de cette réunion, les dix historiens ont notamment proposé la restitution à l’Algérie des biens de l’émir Abdelkader, héros de la résistance à la colonisation française. Entretien avec Benjamin Stora, co-président de cette commission. L’historien vient de publier L’Arrivée. De Constantine à Paris, 1962-1972, chez Tallandier.
RFI: La commission s’est donc réunie mercredi 22 novembre, à Constantine. Les débats se sont focalisés sur plusieurs points. Premier objectif qui ressort de vos travaux, l’élaboration d’une chronologie et d’une bibliographie communes. Est-ce que l’idée derrière ça, c’est d’élaborer un récit commun entre la France et l’Algérie?
Benjamin Stora: Je ne pense pas qu’on puisse parvenir à un récit commun. Vous savez les souvenirs, les récits d’histoire ne sont pas les mêmes de part et d’autre de la Méditerranée. Donc, il ne s’agit pas d’écrire un récit commun, ce qui n’a jamais été le propos. Mais simplement de faire des partages, des échanges d’informations, de travailler ensemble sur cette histoire qui a duré près d’un siècle et demi entre la France et l’Algérie avec un objectif qui est celui de comprendre l’origine par l’intermédiaire de la pénétration coloniale, en fait fondamentalement c’est-à-dire le XIXe siècle. Donc, il s’agit non pas d’écrire une histoire commune, mais de mettre à jour un certain nombre de faits, de documents et de dates bien sûr de ce qui s’est passé pendant cette période du XIXe siècle.
Autre grand thème abordé à Constantine, celui des restitutions. L’un des projets est notamment de rendre à l’Algérie l’épée, le burnous et un exemplaire du Coran ayant appartenu à l’émir Abdelkader, émir qui lutta contre la conquête de l’Algérie par la France au milieu du XIXe siècle. Ce serait là un premier geste symbolique?
Moi, j’ai toujours plaidé effectivement pour des gestes à caractère pratique, concret, symbolique. Evidemment, l’émir Abdelkader bien sûr est un personnage essentiel dans cette histoire et c’était une vieille revendication algérienne. Moi, je crois que c’est nécessaire d’accomplir ces gestes. On se heurte à une difficulté, c’est que par exemple, le burnous appartient à une famille privée, il n’appartient pas à l’État français. Donc, il va falloir effectivement voir avec la famille qui a acheté, je crois, cette pièce importante, de voir s’il était possible de reposséder à nouveau ces pièces et documents pour la restitution. C’est compliqué les histoires de restitution. Puis, il y a aussi la loi en France sur la restitution dont une partie a déjà été adoptée, je crois par le Sénat. Cette loi doit continuer d’être discutée sur la restitution des œuvres culturelles, matérielles ou immatérielles. Donc normalement, il devrait y avoir dans le cadre de cette loi la restitution à l’Algérie d’un certain nombre d’objets dont ceux-là, c’est-à-dire ayant appartenu à l’émir Abdelkader.
La prochaine réunion prévue à Paris en janvier doit traiter une des questions les plus épineuses, celle des archives. Vous avez bon espoir de pouvoir accéder aux archives algériennes et que les historiens algériens puissent eux consulter les archives françaises?
Oui ! Vous savez, les archives, on en parle beaucoup depuis de nombreuses années. Mais il y a déjà énormément d’archives qui sont ouvertes. On a beaucoup discuté de cette question lors de la réunion à Constantine. Et il y a déjà beaucoup d’archives qui sont ouvertes en France. En Algérie, il y a aussi beaucoup d’archives que la France a laissées. Donc, il y a par conséquent des archives qui ne demandent dans le fond qu’à être consultées. La question, c’est le nombre de chercheurs, la volonté, les moyens qui sont donnés aux chercheurs et aux historiens en particulier pour pouvoir accéder à ces archives. Je crois qu’il y a une volonté très grande de vouloir dépassionner ce débat. Et par parenthèse, on peut aussi faire une rencontre entre historiens qui ne soient pas obligatoirement à Paris, mais peut-être aussi, comme l’ont proposé les Algériens, dans une ville de province. Par exemple, à Marseille ou à Aix-en-Provence où il y a énormément d’archives de l’Algérie bien entendu. Donc, cette question des archives, on en parle beaucoup, mais en fait il faut y aller et voir ce qu’il y a dedans. Et il y a beaucoup de choses qui sont d’ores et déjà consultables.
Il y a 6 mois, vous aviez dénoncé le manque de moyens dévolus à la partie française de cette commission. Avez-vous le sentiment d’avoir été entendu sur ce point par les autorités françaises?
Cela a été en grande partie satisfait parce qu’il y a une personne qui est maintenant chargée directement de s’occuper du fonctionnement de la commission, ce qui n’était pas le cas. Une personne vient d’être nommée, monsieur Tramor Quemeneur, historien, et qui va être en charge de la coordination. Moi, je ne pouvais pas m’occuper personnellement de tous ces éléments. Donc, il y a un secrétariat qui va commencer à se mettre en place. Il faut effectivement davantage encore de moyens, notamment au niveau des bourses de recherche pour les jeunes chercheurs, pour les jeunes doctorants en particulier qui travaillent sur cette histoire en France. Parce que n’oublions pas qu’à l’échelle internationale, l’histoire coloniale et en particulier celle de l’Algérie coloniale passionne beaucoup. Et la France ne doit pas - et ce serait un paradoxe -, enregistrer de retards sur cette recherche et donc, donner davantage de moyens.
La commission d'historiens français et algériens a proposé une restitution à l'Algérie des biens de l'émir Abdelkader et l'établissement d'une "chronologie des crimes coloniaux" durant le 19e siècle, lors de sa première réunion en Algérie, a indiqué mardi la télévision algérienne.
Les dix membres de cette commission mixte - cinq Algériens et cinq Français -- se sont réunis mercredi et jeudi de la semaine passée à Constantine (est), ville natale de l'historien français Benjamin Stora, membre de cette instance.
Concernant les "biens pillés", il a été convenu de "restituer tous les biens symbolisant la souveraineté de l'Etat (algérien, ndlr) appartenant à l'émir Abdelkader, aux chefs de la résistance et les crânes restants (de résistants à la colonisation, ndlr), et de continuer à identifier les restes remontant au 19e siècle", selon la télévision.
Héros de la résistance à la colonisation française dès 1832 et fondateur des prémices d'un Etat algérien, l'émir Abdelkader (1808-1883) fut un habile combattant. En 2020, la France a restitué à l'Algérie les crânes de 24 résistants tués au début de la colonisation, qui a duré 132 ans entre 1830 et 1962. Mais Alger continue d'exiger le retour d'autres crânes se trouvant dans des musées français.
Concernant les archives, il a été convenu de remettre à l'Algérie "deux millions de documents numérisés relatifs à la période coloniale en plus de 29 rouleaux et 13 archives, qui constituent 5 mètres linéaires d'archives restantes relatives à la période ottomane", du début du 16e siècle jusqu'à la période coloniale, a précisé la télévision.
Dans le domaine académique, les membres de la commission ont décidé de "poursuivre la réalisation d'une bibliographie commune des recherches et des sources imprimées et manuscrites sur le 19e siècle" et de "mettre en oeuvre un programme d'échange et de coopération scientifique comprenant des missions d'étudiants et de chercheurs algériens en France et de missions françaises en Algérie pour consulter les archives".
La création de cette commission avait été annoncée en août 2022 à Alger par les présidents français Emmanuel Macron et algérien Abdelmadjid Tebboune, dans le but de "regarder ensemble cette période historique" du début de la colonisation française (1830) jusqu'à la fin de la guerre d'indépendance (1962). La commission mixte a tenu deux autres réunions: la première par visioconférence en avril et la deuxième à Paris en juin.
Rembob'INA revient sur un débat historique des Dossiers de l'écran, « Les pieds-noirs ça va ? » qui avait déchiré les pieds-noirs d'Algérie, vingt-cinq ans après l'indépendance et l'exode, avec, entre autres, Roger Hanin, Enrico Macias, Robert Castel, Marthe Villalonga et Paul Amar. En plateau, deux hommes issus de cette histoire et de cet exil apportent leur éclairage : le cinéaste Alexandre Arcady venu présenter son dernier film « Le petit blond de la Casbah » et l'historien Benjamin Stora avec son nouveau livre « L'arrivée ».
Benjamin Stora est à Constantine depuis mercredi. D. R.
En France, tout le monde en parle. En Algérie, c’est le blackout total. Benjamin Stora et une équipe d’historiens français ont débarqué à Constantine, mercredi dernier, pour y rencontrer leurs homologues algériens chargés de «réécrire» l’histoire commune. Pourquoi ce silence côté algérien ? Les autorités veulent-elles éviter que les travaux de cette commission mémorielle mise en place par Tebboune et Macron soient chahutés ou parasités dans ce contexte marqué par une divergence totale entre Alger et Paris sur la situation au Proche-Orient et sur bon nombre d’autres dossiers ?
«La commission mixte d’historiens algériens et français sur la période coloniale et de la Guerre d’indépendance a tenu mercredi, à Constantine, dans l’est algérien, sa première réunion en présentiel, après une première rencontre par visioconférence en avril dernier», indiquent les journaux français, qui ont été nombreux à répercuter cette information, contrairement aux médias nationaux qui semblent n’y avoir accordé aucune importance. C’est que la volonté affichée par les présidents algérien et français de mettre en place cette instance académique pour réécrire l’histoire et, espèrent-ils, solder symboliquement le lourd contentieux qui divise, à ce jour, l’Algérie et la France, près de soixante ans après l’Indépendance, se heurte à une farouche opposition de part et d’autre de la Méditerranée.
En Algérie, les déclarations d’Emmanuel Macon, qui réitère sans cesse sa position consistant en un refus catégorique de présenter des excuses et de faire acte de repentance à l’égard de l’ancienne colonie, annihile de fait le rapport de Benjamin Stora sur la question. En France, c’est surtout dans les milieux harkis et pieds-noirs que les réactions les plus virulentes ont suivi la diffusion du rapport de près de 150 pages, contenant 25 propositions émises par celui qu’on qualifie d’«historien de la réconciliation». «Après la remise du rapport commandé à Benjamin Stora sur la colonisation et la Guerre d’indépendance de l’Algérie, la Présidence française n’envisagerait que quelques actes symboliques. Ce n’est certes pas une telle déclaration qui va rendre plus sereines les relations économiques, culturelles et de bon voisinage entre les deux pays», écrivait un représentant de cette communauté, connu pour son animosité viscérale envers les Algériens.
Dans son mémoire remis au président français, en janvier 2021, Benjamin Stora préconise l’institution d’un «Traité mémoire et vérité» entre l’Algérie et la France. L’historien natif de Constantine appelle à «regarder et lire toute l’histoire pour refuser la mémoire hémiplégique», en suggérant qu’«un rapprochement entre la France et l’Algérie passe par une connaissance plus grande de ce que fut l’entreprise coloniale».
Benjamin Stora se dit convaincu que «par la multiplication des gestes politiques et symboliques, on pourra s’éloigner d’une mémoire devenue enfermement dans un passé, où se rejouent en permanence les conflits d’autrefois». «A l’heure de la compétition victimaire et de la reconstruction de récits fantasmés, on verra que la liberté d’esprit et le travail historique sont des contrefeux nécessaires aux incendies de mémoires enflammées», préconise-t-il.
«Soixante ans après, observe l’auteur de L’arrivée, l’histoire est encore un champ en désordre, en bataille quelquefois. La séparation des deux pays, au terme d’un conflit cruel de sept ans et demi, a produit de la douleur, un désir de vengeance et beaucoup d’oublis». «C’est un exercice difficile que d’écrire sur la colonisation et la Guerre d’Algérie car, longtemps après avoir été figée dans les eaux glacées de l’oubli, cette guerre est venue s’échouer, s’engluer dans le piège fermé des mémoires individuelles», annote-t-il.
De son côté, Le Monde soulignait, dans un long article consacré à ce sujet polémique, intitulé «France-Algérie : l’espoir prudent d’un apaisement des mémoires», le quotidien de gauche reconnaissait, lui aussi, que «l’affaire est un champ de mines» et que Macron «avance par petits pas et menus gestes» car «il le sait pertinemment». Le journal français rappelait que le successeur de François Hollande «confère au défi mémoriel de la Guerre d’Algérie […] à peu près le même statut que la shoah pour Chirac en 1995, selon ses propres mots, prononcés en janvier au retour d’un voyage à Jérusalem».
«Jusqu’où les deux capitales pourront-elles aller ? Une entente est-elle possible sur toutes [les] plaies mal cicatrisées, source de crispations mémorielles récurrentes ?» s’interrogeait Le Monde.
Une interrogation qui demeure d’actualité, d’autant qu’à ce jour, le coprésident algérien de la commission, Abdelmadjid Chikhi, n’a remis aucun rapport au président Tebboune, estimant que le document élaboré par son homologue français était une «affaire franco-française».
La femme algérienne, le soldat inconnu, un nouvel ouvrage sur le rôle majeur de la femme dans la résistance et la lutte contre le colonisateur français.
Un nouvel ouvrage La femme algérienne, le soldat inconnu, publication récente du Centre national de documentation, de presse, d’images et d’information (CNDPI), met en lumière le rôle majeur de la femme algérienne à travers l’histoire, notamment dans la résistance et la lutte contre le colonisateur français.
A travers des images d’archives et des textes, le livre retrace la lutte de la femme algérienne à travers l’histoire, notamment contre le colonisateur français, mettant en exergue son rôle primordial dans la préservation des traditions et coutumes ainsi que de l’identité nationale musulmane.
L’ouvrage évoque principalement le rôle pionnier des femmes algériennes dans la résistance face au colonialisme français durant la guerre de Libération, devenues symbole de la femme libre et fière. Ces moudjahidate, fidaiyate, moussabilat et militantes qui ont fait entendre leur voix au monde entier s’érigeant en modèle pour toutes les femmes du monde.
Le livre s’intéresse également à la participation de la femme combattante aux côtés de l’homme à la lutte contre le colonisateur, son apport et sa contribution à la guerre de Libération nationale, notamment à travers la collecte de fonds et d’informations, l’assistance des malades et des blessés de guerre, la participation à la lutte armée et sa résistance dans les geôles et prisons coloniales face à toutes formes de torture et aux sévices endurés.
Djamila Boupacha, Hassiba Ben Bouali, Djamila Bouhired, Zohra Drif, Djamila Bouaza, Meriem Bouatoura pour ne citer que celles-ci parmi les héroïnes de notre patrie connues pour leur parcours militant exceptionnel en Algérie comme à l’étranger et leur exploit inégalé qui restera gravé en lettre d’or dans la mémoire collective de la nation.
Le livre, qui renferme des biographies express de ces héroïnes, accompagnées de leurs photos et témoignages, revient sur les sacrifices de combattantes étrangères d’origine européenne qui ont voué leur vie à la cause algérienne, à l’image de Jacqueline Guerroudj et Annie Steiner.
Il s’agit, en fait, d’un document historique vivant sur lequel l’on peut se référer dans l’écriture de l’histoire de l’Algérie, d’autant plus que la majorité des femmes combattantes n’avaient pas eu l’occasion de livrer leurs témoignages. Ce livre se veut un hommage à ces femmes et une reconnaissance à leur juste valeur.
L’ouvrage met en lumière ces Algériennes qui ont consacré leur vie à préserver l’identité nationale et à perpétuer les valeurs et les traditions des Algériens, ces Algériennes qui ont su maintenir vivace le sentiment d’appartenance à la patrie et le transmettre aux autres générations.
La femme algérienne, le soldat inconnu, cette publication de 159 pages, a été réalisée à partir d’une collection de documents et de photos en noir et blanc, extraits des archives du Centre national de documentation, de presse, d’images et d’information, à l’occasion du soixantième anniversaire du recouvrement de la souveraineté nationale.
Entre 1958 et 1962, le GPRA et l’UGTA créent des « maisons d’enfants » en Tunisie et au Maroc pour accueillir des enfants algériens réfugiés, souvent orphelins ou séparés de leur famille en raison de la guerre. Dans le mouvement nationaliste algérien, l’initiative vise à la fois à améliorer les conditions de vie des enfants et à former une nouvelle génération, éduquée et responsable, pour la future nation algérienne.
En 1961, quand est publiée une petite brochure sous le titre de Printemps aux frontières, la guerre continue en Algérie, mais des espoirs naissent aux frontières. Ravivant l’expression de « printemps des peuples » et la symbolique de la renaissance, le texte fait la part belle à une réalisation humanitaire et pédagogique en Tunisie et au Maroc : des « maisons d’enfants » — il en existait également en Libye, mais on en sait encore peu de choses faute de documents —, dans lesquelles sont placés des enfants algériens réfugiés, le plus souvent orphelins, dans tous les cas séparés de leur famille. À la veille de l’indépendance, on en compte une dizaine, dans lesquelles plus d’un millier d’enfants a grandi et été éduqué en quelques années.
Si elles ont pour but d’éloigner certains enfants de la misère des conditions matérielles des regroupements de réfugiés, ces maisons sont également dédiées à leur éducation et plus profondément à la construction de petits citoyens pour préparer l’Algérie libre et indépendante, participant de la sortie de guerre. Si l’histoire des réfugiés commence à être mieux documentée1, celle des maisons d’enfants reste largement méconnue. Entreprise de secours et d’éducation, cette expérience fait partie intégrante du projet nationaliste algérien, mené depuis l’hinterland des pays frontaliers. Elle débute en septembre 1958, quand s’ouvre la première d’entre elles, en Tunisie, sous l’égide du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) fraîchement constitué et surtout de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), jeune organisation syndicale lancée par le FLN en 1956, et s’achève en 1962 avec le rapatriement des réfugiés, non sans trouver certains prolongements dans l’Algérie indépendante.
Il est temps de restituer le paysage de ces maisons d’enfants, de les inscrire dans une généalogie, et d’en scruter les ressorts pédagogiques et politiques. S’y intéresser engage également à redonner place à ceux et celles qui les ont peuplés pendant quelques années : à la fois les enfants et adolescents eux-mêmes et les adultes qui les ont accompagnés dans cette expérience juvénile. Ces professionnel·les et humanitaires semblent en effet souvent réduit·es au silence par un afflux mémoriel héroïque, écrasé·es par certaines figures ou par la présence d’Européens, donnant l’impression que la majorité des acteurs algériens sont en fait absents de leur propre histoire.
DES ENFANTS DANS UNE « TROUPE DE FANTÔMES »
La guerre en Algérie engendre d’importants déplacements de population qui s’accélèrent à partir de 1956, quand se déploie la politique française répressive de « pacification » et que le Maroc et la Tunisie acquièrent leur indépendance. En décembre 1958, d’après un rapport du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) des Nations unies, le nombre des réfugiés dans les deux pays se serait établi à 180 000 ; à la fin de la guerre, on estimera que la population de réfugiés algériens s’élève globalement à 300 000. Ces chiffres et le retentissement du bombardement de Sakhiet Sidi Youssef contribueront à faire sortir le HCR de la gestion de populations jusque-là exclusivement européennes et à réajuster le statut international des réfugiés. Le phénomène est en effet si massif qu’il soulève un élan de soutien humanitaire international et que l’agence onusienne ouvre la voie aux organisations humanitaires, notamment au Croissant rouge algérien, fondé en 1957.
Les tableaux de la situation recensent une population composée de vieillards, de femmes et surtout d’enfants, le plus souvent jeunes. Dans la masse des réfugiés aux frontières, le sort des enfants constitue un problème en soi. Ils vivent et grandissent au cœur de cette « troupe de fantômes » ainsi que les désigne une brochure de 1961 du Croissant rouge algérien, en haillons, logeant dans des gourbis ou abris de fortune, parfois dans la terre même, ou s’entassant dans des camps. La photographie joue un grand rôle pour interpeller l’opinion publique internationale, particulièrement sous l’objectif de Mohamed Kouaci, alternant gros plans et portraits de groupes d’enfants pour mettre en relief leur sort et leur nombre. Le Croissant rouge prend en charge les soins et plus largement le travail auprès des réfugiés tandis que les organisations humanitaires internationales sont cantonnées au-delà des frontières.
Peu ou prou, des soins s’organisent, de même que des pratiques scolaires se mettent en place dans les camps, sous la forme de cours de fortune, tandis que certains enfants sont envoyés dans des écoles au Maroc et en Tunisie. C’est dans le but d’éloigner certains enfants des zones de réfugiés et de mettre en place éducation et réadaptation dans un milieu jugé plus sain pour assurer leur développement normal qu’est conçu le projet de maisons d’enfants. La prise en charge vise les enfants livrés à eux-mêmes, notamment ceux arrivés sans famille aux frontières, considérés parfois comme oisifs et menaçants parce qu’ils errent en bandes dans les camps, éveillés dans un univers de violence qui aurait mis fin à leurs jeux d’enfants. Les maisons d’enfants font désormais partie du programme social et éducatif mis en place dans le cadre de la lutte pour l’indépendance algérienne, portées plus concrètement par l’UGTA.
S’ÉLOIGNER DE LA GUERRE
La première maison d’enfants est ouverte en Tunisie, en septembre 1958, dans la ville côtière de La Marsa, près de Tunis, dans une maison mise à disposition par un résident algérien. Il s’agit de la villa Ramsès, vaste bâtisse avec un étage, entourée d’un jardin. En mars 1959, une seconde maison ouvre en Tunisie, toujours à La Marsa, dans une villa de bord de mer, la villa Sourour, destinée à une centaine de jeunes garçons âgés de 5 à 12 ans. Peu de temps après, une troisième est ouverte, dans un secteur proche, mais cette fois un peu hors de La Marsa et au milieu des champs. Ce sera la maison d’enfants Yasmina, destinée également à des garçons âgés de 8 à 14 ans. Elle est sans doute la plus connue des maisons d’enfants, parce qu’elle a fait l’objet d’un récit aux allures de poème pédagogique par celui qui l’a dirigée, l’éducateur algérien Abderrahmane Naceur2.
Au Maroc, la première maison est ouverte en janvier 1959 dans un immeuble de la médina de Casablanca, pour une soixantaine de garçons de 6 à 10 ans, avant qu’une seconde ouvre ses portes à la fin du même mois, la maison d’enfants Souk-El-Jemaa, à Khémisset, dans la campagne, à vingt kilomètres de Rabat, dans une ancienne villa caïdale désaffectée qui avait servi de prison au FLN, pour un peu moins d’une centaine de garçons de 9 à 14 ans.
Ce premier contingent est placé sous la tutelle de l’UGTA, qui obtient le concours de diverses organisations : Union marocaine du travail (UMT), Comités d’aide aux enfants réfugiés algériens, organisations humanitaires plus aguerries qui trouvent dans le secours aux enfants un espace d’intervention dépolitisé, y compris en dérogeant à leur cœur d’activités, telles Oxfam, le Service civil international (SCI), le Rädda Barnen, l’Œuvre suisse d’entraide ouvrière (OSEO). Ces maisons sont toutes faites d’un seul tenant, d’où leur appellation, et toujours doivent être reconfigurées et réparées, souvent avec l’aide de volontaires internationaux pour y bâtir un réfectoire, installer des baraques pour la classe, aménager des dortoirs… Mais ces contingences matérielles, les conditions précaires de l’installation et plus largement le manque de subsides sont transformés en outils pédagogiques, forgeant un esprit communautaire. À partir de 1960, d’autres maisons sont même ouvertes, à Douar-Chott et Sidi-Bou-Saïd en Tunisie, ainsi qu’à Rabat et Ifrane au Maroc. Celles qui abritent des enfants d’âge scolaire passent alors sous le contrôle du Croissant rouge algérien. L’une des grandes nouveautés à ce moment-là est l’ouverture de maisons pour filles, d’abord au Maroc, à Aïn-es-Sebaa, quartier périphérique de Casablanca où la maison d’enfants Dar Djamila accueille très rapidement près de 80 fillettes de 6 à 12 ans, recueillies dans la zone de réfugiés à la frontière. Une maison du même type est ouverte à peu près à la même période en Tunisie, à Sidi-Bou-Saïd, sur une colline près de La Marsa.
Si la recherche de maisons est parfois compliquée, leur topographie garantit l’éloignement des frontières et contraste avec la situation vécue au sein des camps de réfugiés. Les enfants peuvent s’ébattre, jouer en plein air, parfois atteindre la mer et la plage, renforçant l’idée que cet espace éducatif est également pensé pour offrir un autre cadre de vie : sain, éloigné de la guerre ainsi que de la promiscuité des camps. Dans les récits d’enfants, à la fois des témoignages et des dessins qui constituent des sources majeures pour saisir la perception sensible de ces moments, s’exprime ainsi la force de la vie collective, la liberté des activités de plein air et des jeux de groupe, le quotidien d’une vie ritualisée loin du front. La « cantine » est ainsi un lieu souvent évoqué, parce qu’« on y mange bien ». L’instruction et la classe sont également des temps importants pour garçons et filles, d’autant que beaucoup sont considérés comme analphabètes quand ils arrivent.
Ces enfants semblent exprimer un sentiment de privilège au regard de ceux qui sont restés dans les camps de réfugiés. Leur placement s’est fait du reste au prix d’un dilemme humanitaire, puisque des milliers d’enfants restent cantonnés aux zones des frontières. Ils sont en fait souvent sélectionnés, notamment par les services sociaux mis en place par le GPRA, quand ils ne sont pas simplement emmenés par les combattants de l’Armée de libération nationale (ALN) elle-même, qui fait office de convoyeuse et de protectrice, récupérés par exemple parce qu’ils étaient exploités aux frontières comme bergers ou domestiques. Le plus souvent, ils sont placés selon des critères tenant à leur « abandon moral », à leur situation familiale, à savoir l’absence de proches à leurs côtés. Certains sont néanmoins envoyés par leur propre famille, pour les protéger, parce que leur père est engagé dans les rangs de l’ALN.
DESSINER L’ALGÉRIE DE DEMAIN
Le premier travail est d’opérer une déprise de la guerre et de la violence : rompre avec le militarisme et l’encasernement, ne pas ressembler à un orphelinat ni à une maison de correction, d’autant que les sinistres souvenirs de la répressive maison de redressement de Birkadem ou de la Cité départementale de l’enfance, orphelinat algérois hors d’âge, sont encore vifs. Les premiers moniteurs chargés de l’encadrement, parfois d’anciens de l’armée française dont certains avaient fait la guerre d’Indochine, sont progressivement remplacés. En 1958, Abderrahmane Naceur est appelé pour prendre la direction de la maison d’enfants de la villa Ramsès. À 24 ans, cet Algérois de la Casbah a derrière lui tout un parcours éducatif, d’abord chez les scouts, puis à la Cité départementale de l’enfance et enfin à l’école d’éducateurs spécialisés d’Épinay-sur-Seine, où il a obtenu son diplôme avant de rejoindre la Tunisie en 1957. Mustapha Hemmam, qui sera directeur de la maison d’enfants de Douar-Chott, a connu une trajectoire similaire. Issu des milieux populaires d’Alger, il est passé par les Francs et Franches Camarades3, puis par ce réseau est recruté comme moniteur à l’aérium de la Croix-Rouge française à Chréa, avant de partir se former à l’école d’Épinay-sur-Seine. D’une manière générale, les moniteurs d’encadrement sont recrutés parmi les réfugiés algériens et reçoivent une formation pédagogique de deux semaines dans les centres de formation du Maroc et de Tunisie, tandis que le corps des instituteurs et institutrices est composé d’Algériens et d’Européens, aidés de jardinières d’enfants venues de France, de Belgique et de Suisse.
Face aux jeunes, dont beaucoup s’imaginent au départ apprendre à faire la guerre alors que d’autres s’avèrent traumatisés par l’expérience de la violence et de l’exil, toute une éducation par la confiance et la responsabilisation s’élabore, non sans difficulté. La classe se tient la journée, à l’exception du jeudi et du dimanche, en arabe et en français. Très rapidement, les méthodes « actives » y tiennent une place majeure, pour les garçons comme pour les filles, selon la méthode Freinet. Les jeunes font de la peinture sur verre, travaillent le plâtre, fabriquent un théâtre de marionnettes, jardinent, pratiquent le sport… Une imprimerie fait son arrivée et les jeunes fabriquent leur propre journal ; à la maison d’enfants Yasmina à La Marsa, ce sera L’enfant algérien, à celle de Douar Chott ce sera Premiers pas, Entre-nous puis L’Olivaie. La production de dessins, mise en évidence dans des productions militantes4, de même que celle de journaux scolaires, atteste que le dessin est une pratique largement employée dans les maisons d’enfants, au Maroc comme en Tunisie. Elle sert notamment à l’expurgation des souvenirs de guerre, avant que les enfants et adolescents ne s’ouvrent à d’autres horizons.
À Khémisset comme à la maison Yasmin
a, le devenir de l’Algérie se joue également sur le plan éducatif, par un apprentissage en actes de la démocratie. À l’instar de ce que l’on a pu observer à la fin de la seconde guerre mondiale5, des « républiques d’enfants » sont instituées au sein de ces maisons. À Yasmina, elle serait même née de la volonté des jeunes eux-mêmes, d’un désir ordre plus juste, d’une organisation plus stable et d’une autorégulation jouant sur la responsabilité, l’un d’entre eux l’exprimant ainsi : « Voilà, explique Sangala. On veut une république, c’est-à-dire, on veut diriger la Maison. Il y aura des chefs qui commanderont. Et le travail marchera bien. »6 Des ministères sont constitués : habillement, information, ravitaillement, hygiène et travail, une rotation des tâches en responsabilité est instituée, de même que des assemblées, également un tribunal tenu par les enfants eux-mêmes pour juger des camarades, notamment les vols de cigarettes et jets de mégots, car l’Algérie nouvelle doit être saine et morale.
Ce dessin de mai 1961 rend compte du départ des ministres algériens pour la première conférence d’Évian. L’objectif d’un État en gestation, vers la construction d’hommes nouveaux et productifs, se voit aussi dans les ateliers de mécanique et d’agriculture de la maison d’Aïssat Idir à la Marsa, comme dans ceux de la maison de Khémisset, qui traduisent la fierté de la mise au travail des jeunes et l’idéal de modernité devant structurer l’Algérie à venir. Au fil de l’année 1960, certaines maisons sont également rebaptisées de noms de héros et martyrs : Djamila Bouhired, dans deux maisons d’enfants, en Tunisie et en Libye ; Ben M’Hidi, assassiné à Alger en 1957, en passant par Aïssat Idir, fondateur de l’UGTA, mort en 1959… Le 1er novembre est commémoré et la maison Yasmina aura les honneurs de la visite de Ferhat Abbas et des membres du GPRA à cette occasion. De nouvelles solidarités internationales sont tissées à l’heure de la Guerre froide et de la décolonisation, dont les enfants eux-mêmes sont les acteurs, qui partent ainsi en colonies de vacances en Allemagne de l’Est ou en Tchécoslovaquie.
Mais alors que la fin de la guerre approche et que la frontière est mouvante, de nombreux combattants se trouvant repliés, il semble bien difficile de soustraire complètement les adolescents à la guerre. Beaucoup ne rêvent que d’approcher les combattants de l’ALN. Et puis, des maisons sont plus proches du front, quand Abderrahmane Naceur se voit contraint de mener ses plus grands à Thala, pour fonder La Source, dont l’effectif est également constitué de garçons du bataillon de cadets de Ghardimaou.
En 1962, les maisons sont fermées, les enfants ramenés à la frontière, rapatriés en Algérie. L’enfance devient une cause nationale et de nouvelles maisons sont édifiées sur son sol, destinées aux orphelins de combattants.
Illustration : Maison d’enfants de Sidi-Bou-Saïd, 1960-1961. Archives du Service civil international (SCI).
Chef d’état-major du général Massu à Alger, le colonel Argoud, théoricien de la guerre dite psychologique et de l’usage de la torture puis dirigeant de l’OAS, pensait que les peuples colonisés ne méritaient pas la justice et ses normes « civilisées ». Son fils magistrat Jean-Marie, grand défenseur des idées de son père, vient d’être récusé par la Cour nationale du droit d’asile.
JÉRÉMY RUBENSTEIN
Fait rare, un magistrat de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) a été récusé en octobre 2023 par ses pairs. Ceux-ci ont estimé que ses « prises de position […] sont de nature à créer un doute sérieux sur son impartialité en tant que juge de l’asile ». Cette procédure faisait suite à des demandes de plusieurs avocats contre le juge. La décision du tribunal en leur faveur est tombée quelques jours après que les sites d’information Les Jours puis Médiapart rendent compte des griefs des avocats contre le magistrat et ses affichages à « connotation islamophobe, homophobe, anti-immigration et pro-Algérie française ». Le juge en question s’appelle Jean-Marie Argoud.
Ce nom ouvre une porte spatio-temporelle, tant il résonne avec la guerre d’Algérie, les crimes de l’armée française et de l’OAS. En effet, Antoine Argoud (1914-2004) était un célèbre colonel puis un haut dirigeant de l’organisation d’extrême droite surtout connu pour ses méthodes particulièrement répugnantes, comprenant des exécutions sommaires et l’exposition de cadavres sur la place publique. Le juge Jean-Marie Argoud est le fils du colonel.
Il n’est ici, bien sûr, pas question de faire porter les crimes du père sur les épaules du fils. Ce n’est pas la filiation biologique, mais intellectuelle qui est en cause. En l’occurrence, la conception qu’avait Antoine Argoud de la justice, largement exposée dans son ouvrage principal1, et le fait que son fils — se réclamant de la pensée de son père — soit magistrat ne peut qu’interroger.
LE COLONEL ARGOUD, SPÉCIALISTE DE LA GUERRE PSYCHOLOGIQUE
Antoine Argoud fut un théoricien de la guerre psychologique. Dès 1948, il donne des conférences sur la question à l’École supérieure de guerre (ESG). En poste en Algérie à partir de 1956, le colonel n’aura de cesse d’appliquer ou de tester les méthodes théorisées auparavant, dans son secteur puis en tant que chef d’état-major du général Massu (1908-2002) à Alger. Celles-ci sont souvent assez déroutantes, dans la mesure où elles peuvent mener à des actions apparemment très pacifistes ou, tout au contraire, d’une violence extrême. Le but étant de rallier les populations civiles par la séduction ou la terreur.
Côté « séduction », le colonel Argoud inspira une expérience originale durant la guerre d’Algérie : les « commandos noirs »2. Ces unités nomades avaient la particularité d’être dirigées par un officier souvent non armé et étaient composées d’hommes proposant des services bénévoles à la population locale. L’expérience eut lieu dans le secteur dirigé par le général Jacques Pâris de Bollardière (1907-1986), célèbre pour avoir refusé l’emploi de la torture. Elle fut l’objet d’un rapport dithyrambique du directeur de la Sûreté nationale, faisant état de la presque disparition des violences adverses. Les commandos noirs furent aussi mis à l’honneur au défilé militaire du 11 novembre 1956. Pourtant, quelques mois plus tard, alors que s’abat la terrible répression sur la ville d’Alger, le général de Bollardière est mis aux fers et les commandos noirs sont un lointain souvenir recouvert par les cris des milliers de suppliciés par les parachutistes.
Pour sa part, loin de revendiquer un quelconque rôle dans la conception des pacifistes commandos noirs, Argoud dénigre l’expérience car, écrit-il,
espérer que les musulmans […] vont accepter de dialoguer avec les représentants de l’Armée du salut, lorsqu’ils voient rentrer au village des terroristes graciés par la justice légale […] c’est à la fois poignant et grotesque.
En somme, les « musulmans » ne comprennent que la force. Si bien que pour les tenir, plutôt que la séduction, Argoud opte pour la terreur.
LA TORTURE, « ACTE DE JUSTICE » SELON ARGOUD
Ainsi fustige-t-il le rejet de la torture par de Bollardière dont la « conscience serait peut-être en repos » mais au prix « de milliers de victimes [qui] paieraient de leur vie son utopie ». Il convoque là une béquille morale habituelle des tortionnaires : il faudrait faire le « sale boulot » afin d’éviter des « morts d’innocents ». Dans ce renversement des valeurs, refuser l’acte ignoble devient immoral. Et si Argoud prétend ne vouloir « en aucune manière faire l’apologie de la torture », il explique la ligne suivante qu’elle « peut devenir un acte de justice, dans la mesure où elle frappe des coupables ». Des coupables dont la culpabilité aura été « prouvée » par… la torture. Il s’agit du raisonnement circulaire classique de tous les apologistes de la torture. Elle ne frapperait pas les « innocents », à la différence des bombardements auxquels Argoud ne se prive pas de la comparer. Comme si culpabilité et innocence pouvaient se décréter avant que la justice se prononce et comme si la salle de torture était un champ de bataille opposant deux combattants — argument fallacieux largement développé par le colonel Roger Trinquier3.
Ainsi se dessine une partie de la conception de la justice selon Argoud. Elle apparaît comme un fil rouge, dont il dit qu’elle est un « problème capital », son « souci numéro un » et « la clef de voûte de la pacification ».
Pourtant, loin de penser l’objet de la justice dans son extrême complexité, Antoine Argoud la conçoit sous le seul prisme de la sanction exemplaire, dont l’objectif est d’obtenir des effets psychologiques sur la population « musulmane » que, par ailleurs, il essentialise et dénigre. Autrement dit, il s’agit de terroriser la population par une instrumentalisation brutale de la « justice ».
LA « JUSTICE », ARME PSYCHOLOGIQUE
Voilà comment Argoud conçoit la « justice » :
Les sanctions sont affaire de justice. La justice constitue l’affaire sociale par excellence. Les musulmans nous jugeront essentiellement sur la manière dont nous la rendrons. Ils ne rallieront notre camp que si elle répond à leur respect, à leur soif d’autorité. Cette justice devra donc être simple, rapide, d’une fermeté exemplaire et publique.
Cette conception se traduisait par des crimes que le colonel explicite ainsi :
Je procédais à des exécutions capitales. Je les faisais publiques, précisément pour obtenir le maximum de rentabilité de la mort d’un homme, contrairement à beaucoup de mes camarades. Si vous voulez, un homme exécuté publiquement chez les Arabes a autant d’efficacité que dix hommes exécutés dans la clandestinité ou derrière les murs d’une prison. Non content de les exécuter publiquement, je laissais leurs cadavres exposés sur la place publique4.
Argoud n’était certainement pas un fou sanguinaire à l’intérieur d’une institution qui serait, elle, restée « saine ». Polytechnicien, il a poursuivi une brillante carrière, devenant l’un des plus jeunes colonels de l’armée française. Et si sa carrière s’est brisée, cela n’a pas été du fait de ses méthodes, mais pour son engagement dans l’organisation des ultras de l’Algérie française, l’Organisation Armée secrète (OAS) responsable d’attentats ayant causé environ 2 000 morts entre 1961 et 19625. Il faut comprendre ses méthodes ultra-violentes ou de surexposition de la violence pour terroriser la population comme une application cohérente de sa théorie de la guerre psychologique. Il les applique d’abord comme officier de l’armée française, puis comme dirigeant d’une organisation subversive qui utilise rationnellement le terrorisme. L’exécution publique et l’exposition des cadavres escomptent un effet psychologique auparavant théorisé.
LE RACISME COLONIAL EN SUBSTANCE
Sa conception de la justice s’inscrit par ailleurs dans une tradition raciste du droit colonial. Centrée sur l’exemplarité de la peine et l’immédiateté de son exécution, elle repose sur l’idée que les peuples colonisés ne sont pas en mesure de saisir les subtilités de la justice, sa « lenteur désespérante » et sa « complexité byzantine », selon ses termes. Ces complexités sont, à la rigueur, valables pour les peuples civilisés (la métropole), certainement pas pour les colonisés. Jules Ferry l’expliquait déjà : « Le régime représentatif, la séparation des pouvoirs, la Déclaration des droits de l’homme et les constitutions sont là-bas des formules vides de sens. On y méprise le maître qui se laisse discuter »6. Un siècle plus tard, Argoud n’a guère renouvelé ce discours raciste lorsqu’il écrit : « Ils respectent viscéralement l’autorité, la force. Or la force à l’état pur est la force injuste. S’ils feignent de s’insurger contre l’injustice, c’est que, connaissant notre éthique occidentale, ils espèrent en obtenir réparation ». Les Arabes ne respectent que l’autorité, pas la justice, et s’ils se réclament de cette dernière c’est par pure fourberie.
LE FILS PORTE-ÉTENDARD DU PÈRE
Voir une injonction paternelle dans la seconde carrière de Jean-Marie Argoud 7 relèverait de la psychologie de comptoir. En revanche, il convient de remarquer que les analyses de son père mènent logiquement à considérer la magistrature comme un espace stratégique à occuper. Dans cette perspective, atteindre la CNDA, lieu hautement sensible pour l’extrême droite, peut être considéré comme la conquête d’une forteresse depuis laquelle mener ses combats. Sans surprise, il a été un juge particulièrement rétif à octroyer le droit d’asile, surtout lorsque les demandeurs se trouvaient être des cibles habituelles de l’extrême droite.
Pour finir, le colonel Argoud, si désespéré par les « lenteurs » de la justice et les arguties juridiques « byzantines » en Algérie, se révèlera très pointilleux lorsque la justice s’abattra sur lui. À raison, il n’aura de cesse de dénoncer la procédure peu orthodoxe de son arrestation — il fut séquestré en Allemagne par des agents (des barbouzes) qui le déposèrent à Paris en 1963 où il sera incarcéré. À ce titre, il conviendra d’observer si son fils conteste son limogeage, et si oui, sous quelle argutie judiciaire dont il n’a visiblement pas fait bénéficier les demandeurs d’asile durant son exercice. Sollicité par courrier électronique le 26 octobre, Jean-Marie Argoud n’a à ce jour pas répondu à nos questions.
JÉRÉMY RUBENSTEIN
Journaliste et historien de la contre-insurrection et de la violence politique. Auteur de Terreur et séduction. Une histoire de la doctrine de « guerre révolutionnaire », La Découverte, 2022.
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