Entre 1958 et 1962, le GPRA et l’UGTA créent des « maisons d’enfants » en Tunisie et au Maroc pour accueillir des enfants algériens réfugiés, souvent orphelins ou séparés de leur famille en raison de la guerre. Dans le mouvement nationaliste algérien, l’initiative vise à la fois à améliorer les conditions de vie des enfants et à former une nouvelle génération, éduquée et responsable, pour la future nation algérienne.
En 1961, quand est publiée une petite brochure sous le titre de Printemps aux frontières, la guerre continue en Algérie, mais des espoirs naissent aux frontières. Ravivant l’expression de « printemps des peuples » et la symbolique de la renaissance, le texte fait la part belle à une réalisation humanitaire et pédagogique en Tunisie et au Maroc : des « maisons d’enfants » — il en existait également en Libye, mais on en sait encore peu de choses faute de documents —, dans lesquelles sont placés des enfants algériens réfugiés, le plus souvent orphelins, dans tous les cas séparés de leur famille. À la veille de l’indépendance, on en compte une dizaine, dans lesquelles plus d’un millier d’enfants a grandi et été éduqué en quelques années.
Si elles ont pour but d’éloigner certains enfants de la misère des conditions matérielles des regroupements de réfugiés, ces maisons sont également dédiées à leur éducation et plus profondément à la construction de petits citoyens pour préparer l’Algérie libre et indépendante, participant de la sortie de guerre. Si l’histoire des réfugiés commence à être mieux documentée1, celle des maisons d’enfants reste largement méconnue. Entreprise de secours et d’éducation, cette expérience fait partie intégrante du projet nationaliste algérien, mené depuis l’hinterland des pays frontaliers. Elle débute en septembre 1958, quand s’ouvre la première d’entre elles, en Tunisie, sous l’égide du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) fraîchement constitué et surtout de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), jeune organisation syndicale lancée par le FLN en 1956, et s’achève en 1962 avec le rapatriement des réfugiés, non sans trouver certains prolongements dans l’Algérie indépendante.
Il est temps de restituer le paysage de ces maisons d’enfants, de les inscrire dans une généalogie, et d’en scruter les ressorts pédagogiques et politiques. S’y intéresser engage également à redonner place à ceux et celles qui les ont peuplés pendant quelques années : à la fois les enfants et adolescents eux-mêmes et les adultes qui les ont accompagnés dans cette expérience juvénile. Ces professionnelabsents de leur propre histoire.
les et humanitaires semblent en effet souvent réduit es au silence par un afflux mémoriel héroïque, écrasé es par certaines figures ou par la présence d’Européens, donnant l’impression que la majorité des acteurs algériens sont en faitDES ENFANTS DANS UNE « TROUPE DE FANTÔMES »
La guerre en Algérie engendre d’importants déplacements de population qui s’accélèrent à partir de 1956, quand se déploie la politique française répressive de « pacification » et que le Maroc et la Tunisie acquièrent leur indépendance. En décembre 1958, d’après un rapport du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) des Nations unies, le nombre des réfugiés dans les deux pays se serait établi à 180 000 ; à la fin de la guerre, on estimera que la population de réfugiés algériens s’élève globalement à 300 000. Ces chiffres et le retentissement du bombardement de Sakhiet Sidi Youssef contribueront à faire sortir le HCR de la gestion de populations jusque-là exclusivement européennes et à réajuster le statut international des réfugiés. Le phénomène est en effet si massif qu’il soulève un élan de soutien humanitaire international et que l’agence onusienne ouvre la voie aux organisations humanitaires, notamment au Croissant rouge algérien, fondé en 1957.
Les tableaux de la situation recensent une population composée de vieillards, de femmes et surtout d’enfants, le plus souvent jeunes. Dans la masse des réfugiés aux frontières, le sort des enfants constitue un problème en soi. Ils vivent et grandissent au cœur de cette « troupe de fantômes » ainsi que les désigne une brochure de 1961 du Croissant rouge algérien, en haillons, logeant dans des gourbis ou abris de fortune, parfois dans la terre même, ou s’entassant dans des camps. La photographie joue un grand rôle pour interpeller l’opinion publique internationale, particulièrement sous l’objectif de Mohamed Kouaci, alternant gros plans et portraits de groupes d’enfants pour mettre en relief leur sort et leur nombre. Le Croissant rouge prend en charge les soins et plus largement le travail auprès des réfugiés tandis que les organisations humanitaires internationales sont cantonnées au-delà des frontières.
Peu ou prou, des soins s’organisent, de même que des pratiques scolaires se mettent en place dans les camps, sous la forme de cours de fortune, tandis que certains enfants sont envoyés dans des écoles au Maroc et en Tunisie. C’est dans le but d’éloigner certains enfants des zones de réfugiés et de mettre en place éducation et réadaptation dans un milieu jugé plus sain pour assurer leur développement normal qu’est conçu le projet de maisons d’enfants. La prise en charge vise les enfants livrés à eux-mêmes, notamment ceux arrivés sans famille aux frontières, considérés parfois comme oisifs et menaçants parce qu’ils errent en bandes dans les camps, éveillés dans un univers de violence qui aurait mis fin à leurs jeux d’enfants. Les maisons d’enfants font désormais partie du programme social et éducatif mis en place dans le cadre de la lutte pour l’indépendance algérienne, portées plus concrètement par l’UGTA.
S’ÉLOIGNER DE LA GUERRE
La première maison d’enfants est ouverte en Tunisie, en septembre 1958, dans la ville côtière de La Marsa, près de Tunis, dans une maison mise à disposition par un résident algérien. Il s’agit de la villa Ramsès, vaste bâtisse avec un étage, entourée d’un jardin. En mars 1959, une seconde maison ouvre en Tunisie, toujours à La Marsa, dans une villa de bord de mer, la villa Sourour, destinée à une centaine de jeunes garçons âgés de 5 à 12 ans. Peu de temps après, une troisième est ouverte, dans un secteur proche, mais cette fois un peu hors de La Marsa et au milieu des champs. Ce sera la maison d’enfants Yasmina, destinée également à des garçons âgés de 8 à 14 ans. Elle est sans doute la plus connue des maisons d’enfants, parce qu’elle a fait l’objet d’un récit aux allures de poème pédagogique par celui qui l’a dirigée, l’éducateur algérien Abderrahmane Naceur2.
Au Maroc, la première maison est ouverte en janvier 1959 dans un immeuble de la médina de Casablanca, pour une soixantaine de garçons de 6 à 10 ans, avant qu’une seconde ouvre ses portes à la fin du même mois, la maison d’enfants Souk-El-Jemaa, à Khémisset, dans la campagne, à vingt kilomètres de Rabat, dans une ancienne villa caïdale désaffectée qui avait servi de prison au FLN, pour un peu moins d’une centaine de garçons de 9 à 14 ans.
Ce premier contingent est placé sous la tutelle de l’UGTA, qui obtient le concours de diverses organisations : Union marocaine du travail (UMT), Comités d’aide aux enfants réfugiés algériens, organisations humanitaires plus aguerries qui trouvent dans le secours aux enfants un espace d’intervention dépolitisé, y compris en dérogeant à leur cœur d’activités, telles Oxfam, le Service civil international (SCI), le Rädda Barnen, l’Œuvre suisse d’entraide ouvrière (OSEO). Ces maisons sont toutes faites d’un seul tenant, d’où leur appellation, et toujours doivent être reconfigurées et réparées, souvent avec l’aide de volontaires internationaux pour y bâtir un réfectoire, installer des baraques pour la classe, aménager des dortoirs… Mais ces contingences matérielles, les conditions précaires de l’installation et plus largement le manque de subsides sont transformés en outils pédagogiques, forgeant un esprit communautaire. À partir de 1960, d’autres maisons sont même ouvertes, à Douar-Chott et Sidi-Bou-Saïd en Tunisie, ainsi qu’à Rabat et Ifrane au Maroc. Celles qui abritent des enfants d’âge scolaire passent alors sous le contrôle du Croissant rouge algérien. L’une des grandes nouveautés à ce moment-là est l’ouverture de maisons pour filles, d’abord au Maroc, à Aïn-es-Sebaa, quartier périphérique de Casablanca où la maison d’enfants Dar Djamila accueille très rapidement près de 80 fillettes de 6 à 12 ans, recueillies dans la zone de réfugiés à la frontière. Une maison du même type est ouverte à peu près à la même période en Tunisie, à Sidi-Bou-Saïd, sur une colline près de La Marsa.
Si la recherche de maisons est parfois compliquée, leur topographie garantit l’éloignement des frontières et contraste avec la situation vécue au sein des camps de réfugiés. Les enfants peuvent s’ébattre, jouer en plein air, parfois atteindre la mer et la plage, renforçant l’idée que cet espace éducatif est également pensé pour offrir un autre cadre de vie : sain, éloigné de la guerre ainsi que de la promiscuité des camps. Dans les récits d’enfants, à la fois des témoignages et des dessins qui constituent des sources majeures pour saisir la perception sensible de ces moments, s’exprime ainsi la force de la vie collective, la liberté des activités de plein air et des jeux de groupe, le quotidien d’une vie ritualisée loin du front. La « cantine » est ainsi un lieu souvent évoqué, parce qu’« on y mange bien ». L’instruction et la classe sont également des temps importants pour garçons et filles, d’autant que beaucoup sont considérés comme analphabètes quand ils arrivent.
Ces enfants semblent exprimer un sentiment de privilège au regard de ceux qui sont restés dans les camps de réfugiés. Leur placement s’est fait du reste au prix d’un dilemme humanitaire, puisque des milliers d’enfants restent cantonnés aux zones des frontières. Ils sont en fait souvent sélectionnés, notamment par les services sociaux mis en place par le GPRA, quand ils ne sont pas simplement emmenés par les combattants de l’Armée de libération nationale (ALN) elle-même, qui fait office de convoyeuse et de protectrice, récupérés par exemple parce qu’ils étaient exploités aux frontières comme bergers ou domestiques. Le plus souvent, ils sont placés selon des critères tenant à leur « abandon moral », à leur situation familiale, à savoir l’absence de proches à leurs côtés. Certains sont néanmoins envoyés par leur propre famille, pour les protéger, parce que leur père est engagé dans les rangs de l’ALN.
DESSINER L’ALGÉRIE DE DEMAIN
Le premier travail est d’opérer une déprise de la guerre et de la violence : rompre avec le militarisme et l’encasernement, ne pas ressembler à un orphelinat ni à une maison de correction, d’autant que les sinistres souvenirs de la répressive maison de redressement de Birkadem ou de la Cité départementale de l’enfance, orphelinat algérois hors d’âge, sont encore vifs. Les premiers moniteurs chargés de l’encadrement, parfois d’anciens de l’armée française dont certains avaient fait la guerre d’Indochine, sont progressivement remplacés. En 1958, Abderrahmane Naceur est appelé pour prendre la direction de la maison d’enfants de la villa Ramsès. À 24 ans, cet Algérois de la Casbah a derrière lui tout un parcours éducatif, d’abord chez les scouts, puis à la Cité départementale de l’enfance et enfin à l’école d’éducateurs spécialisés d’Épinay-sur-Seine, où il a obtenu son diplôme avant de rejoindre la Tunisie en 1957. Mustapha Hemmam, qui sera directeur de la maison d’enfants de Douar-Chott, a connu une trajectoire similaire. Issu des milieux populaires d’Alger, il est passé par les Francs et Franches Camarades3, puis par ce réseau est recruté comme moniteur à l’aérium de la Croix-Rouge française à Chréa, avant de partir se former à l’école d’Épinay-sur-Seine. D’une manière générale, les moniteurs d’encadrement sont recrutés parmi les réfugiés algériens et reçoivent une formation pédagogique de deux semaines dans les centres de formation du Maroc et de Tunisie, tandis que le corps des instituteurs et institutrices est composé d’Algériens et d’Européens, aidés de jardinières d’enfants venues de France, de Belgique et de Suisse.
Face aux jeunes, dont beaucoup s’imaginent au départ apprendre à faire la guerre alors que d’autres s’avèrent traumatisés par l’expérience de la violence et de l’exil, toute une éducation par la confiance et la responsabilisation s’élabore, non sans difficulté. La classe se tient la journée, à l’exception du jeudi et du dimanche, en arabe et en français. Très rapidement, les méthodes « actives » y tiennent une place majeure, pour les garçons comme pour les filles, selon la méthode Freinet. Les jeunes font de la peinture sur verre, travaillent le plâtre, fabriquent un théâtre de marionnettes, jardinent, pratiquent le sport… Une imprimerie fait son arrivée et les jeunes fabriquent leur propre journal ; à la maison d’enfants Yasmina à La Marsa, ce sera L’enfant algérien, à celle de Douar Chott ce sera Premiers pas, Entre-nous puis L’Olivaie. La production de dessins, mise en évidence dans des productions militantes4, de même que celle de journaux scolaires, atteste que le dessin est une pratique largement employée dans les maisons d’enfants, au Maroc comme en Tunisie. Elle sert notamment à l’expurgation des souvenirs de guerre, avant que les enfants et adolescents ne s’ouvrent à d’autres horizons.
À Khémisset comme à la maison Yasmin
a, le devenir de l’Algérie se joue également sur le plan éducatif, par un apprentissage en actes de la démocratie. À l’instar de ce que l’on a pu observer à la fin de la seconde guerre mondiale5, des « républiques d’enfants » sont instituées au sein de ces maisons. À Yasmina, elle serait même née de la volonté des jeunes eux-mêmes, d’un désir ordre plus juste, d’une organisation plus stable et d’une autorégulation jouant sur la responsabilité, l’un d’entre eux l’exprimant ainsi : « Voilà, explique Sangala. On veut une république, c’est-à-dire, on veut diriger la Maison. Il y aura des chefs qui commanderont. Et le travail marchera bien. »6 Des ministères sont constitués : habillement, information, ravitaillement, hygiène et travail, une rotation des tâches en responsabilité est instituée, de même que des assemblées, également un tribunal tenu par les enfants eux-mêmes pour juger des camarades, notamment les vols de cigarettes et jets de mégots, car l’Algérie nouvelle doit être saine et morale.
Ce dessin de mai 1961 rend compte du départ des ministres algériens pour la première conférence d’Évian. L’objectif d’un État en gestation, vers la construction d’hommes nouveaux et productifs, se voit aussi dans les ateliers de mécanique et d’agriculture de la maison d’Aïssat Idir à la Marsa, comme dans ceux de la maison de Khémisset, qui traduisent la fierté de la mise au travail des jeunes et l’idéal de modernité devant structurer l’Algérie à venir. Au fil de l’année 1960, certaines maisons sont également rebaptisées de noms de héros et martyrs : Djamila Bouhired, dans deux maisons d’enfants, en Tunisie et en Libye ; Ben M’Hidi, assassiné à Alger en 1957, en passant par Aïssat Idir, fondateur de l’UGTA, mort en 1959… Le 1er novembre est commémoré et la maison Yasmina aura les honneurs de la visite de Ferhat Abbas et des membres du GPRA à cette occasion. De nouvelles solidarités internationales sont tissées à l’heure de la Guerre froide et de la décolonisation, dont les enfants eux-mêmes sont les acteurs, qui partent ainsi en colonies de vacances en Allemagne de l’Est ou en Tchécoslovaquie.
Mais alors que la fin de la guerre approche et que la frontière est mouvante, de nombreux combattants se trouvant repliés, il semble bien difficile de soustraire complètement les adolescents à la guerre. Beaucoup ne rêvent que d’approcher les combattants de l’ALN. Et puis, des maisons sont plus proches du front, quand Abderrahmane Naceur se voit contraint de mener ses plus grands à Thala, pour fonder La Source, dont l’effectif est également constitué de garçons du bataillon de cadets de Ghardimaou.
En 1962, les maisons sont fermées, les enfants ramenés à la frontière, rapatriés en Algérie. L’enfance devient une cause nationale et de nouvelles maisons sont édifiées sur son sol, destinées aux orphelins de combattants.
Illustration : Maison d’enfants de Sidi-Bou-Saïd, 1960-1961. Archives du Service civil international (SCI).
SAMUEL BOUSSION
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