S’il est un moment bien oublié de l’histoire de la guerre de Libération nationale, c’est assurément l’action menée par la cellule FLN d’Es-Sénia (Oran) contre un avion d’Air France qui effectuait la liaison entre Oran et Paris.
J’exprime ici toute ma reconnaissance à Mohamed Fréha qui, il y a quelques années déjà, avait attiré mon attention sur cet événement, alors hors champ historique, personne n’en avait fait mention. En effet, ni le récit national, ni les historiens, ni les journalistes n’ont évoqué «l’explosion en plein vol d’un avion commercial d’Air France !». Mohamed FREHA est bien le seul. Dans son ouvrage J’ai fait un choix, (Editions Dar el Gharb 2019, tome 2) il lui consacre sept pages. Ses principales sources étaient la mémoire des acteurs encore en vie, celle des parents des chouhada et la presse d’Oran de l’époque, (L’Echo d’Oran en particulier). Les archives du BEA (Bureau d’enquêtes et d’analyses pour la sécurité de l’aviation civile), Fonds : Enquête sur les accidents et incidents aériens de 1931 à 1967 et plus précisément le dossier Accidents matériels de 1957 intitulé à proximité de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), Armagnac (F-BAVH) 19 décembre 1957, conservées aux Archives nationales de France, ne sont pas encore consultables. Qu’en est-il des archives de la Gendarmerie française ? Qu’en est-il de celles de la Justice civile et militaire là-bas dont celles des Tribunaux permanents des forces armées (TFPA). Et ici ? Et chez nous ? Il reste à retrouver et travailler les minutes du procès.
C’est ainsi que le jeudi 19 décembre 1957, à 14 heures, affrété par Air France, un quadrimoteur « Armagnac SE » numéro 2010, immatriculé F-BAVH appartenant à la Société auxiliaire de gérance et transports aériens (SAGETA), avait quitté l’aéroport d’Oran-Es-Sénia pour Paris qu’il devait atteindre vers 20 heures. A 18 heures 15, il fut brusquement détourné vers Lyon alors qu’il survolait Clermont-Ferrand. Une déflagration venait de se produire à l’arrière de l’avion au niveau du compartiment toilettes. Selon le témoignage d’un passager, la vue des stewards et hôtesses de l’air, qui couraient dans l’allée centrale vers la queue de l’appareil avec des extincteurs à la main, inspira un moment d’inquiétude. Le vol se poursuivit normalement malgré une coupure d’électricité et la baisse soudaine de la température dans la cabine.
Un petit travail de recherches nous apprend que l’aéronef, l’Armagnac SE, avait une excellente réputation de robustesse. Il était le plus grand avion de transport français jamais construit à ce jour et avait la réputation d’avoir «servi à de très nombreux vols entre Paris et Saïgon (actuellement Ho-Chi-Minh-Ville) lors de la guerre d’Indochine, principalement dans le rapatriement des blessés et des prisonniers». A-t-il été repéré et choisi pour cela ?
Il n’en demeure pas moins que le commandant de bord décida alors de se poser à l’aéroport de Lyon-Bron, rapporte le journaliste du Monde (édition datée du 21 décembre 1957). Toujours selon le commandant de bord : «La robustesse légendaire de l’Armagnac nous a sauvés, car d’autres appareils dont la queue est plus fine auraient certainement souffert davantage ». Une photographie montre bien cette brèche de deux mètres carrés.
Débarqués, les passagers comprennent qu’ils ne sont pas à Orly et l’un d’entre eux remarque une « grande bâche qui recouvre le flanc droit du fuselage ». Ils apprennent qu’ils sont à Lyon et qu’il y avait eu une explosion dans l’arrière de l’avion. Ils sont tous interrogés par les enquêteurs de la police de l’Air. L’hypothèse d’un accident technique est écartée et celle d’une action (un attentat, disent-ils) du FLN s’impose, ce qui provoque l’intervention des agents du SDECE. Et pour cause, c’est bien une bombe qui avait explosé.
Mais il y avait aussi le fait que cet avion transportait 96 passagers et membres d’équipage parmi lesquels 67 étaient des militaires de tous grades, venus en France pour les fêtes de Noël. L’enquête reprend à l’aéroport d’Es-Sénia qui se trouvait, à cette époque encore, au sein d’une base de l’armée de l’Air. Elle est confiée dans un premier temps à la gendarmerie d’Es-Sénia et s’oriente vers le personnel civil algérien, femmes de ménage comprises. Mais les soupçons se portent vers les bagagistes qui étaient dans leur grande majorité des Algériens. Elle aboutit à la découverte d’une cellule FLN à Es-Sénia à laquelle appartenaient, entre autres, des bagagistes.
Dans son récit construit sur la base des témoignages, Mohamed Fréha nous donne des noms et un narratif assez détaillé de l’action de ces militants. Le chef de l’Organisation urbaine FLN d’Oran avait transmis à un membre de la cellule dormante d’Es-Sénia, un ordre du chef de Région. Ils devront exécuter «une action armée spectaculaire.» Lors d’une réunion, le 15 décembre, la décision fut prise de «détruire un avion de ligne en plein vol». Mais il fallait «trouver une personne insoupçonnable de préférence avec un faciès européen». Ce fut un Européen, Frédéric Ségura, militant du Parti communiste, bagagiste à l’aéroport. Mohamed Fréha nous donne six noms des membres de la cellule auxquels il ajoute un septième, Frédéric Ségura. Madame Kheira Saad Hachemi, fille d’Amar Saad Hachemi el Mhadji, condamné à mort et exécuté pour cette affaire, nous donne treize noms dont celui de F. Ségura et présente un autre comme étant le chef du réseau. Ce dernier n’est pas cité par Mohamed Fréha.
Lorsque les militants du réseau avaient été arrêtés l’un après l’autre suite à des dénonciations obtenues après de lourdes tortures, Frédéric Ségura, qui avait placé la bombe, est torturé et achevé dans les locaux de la gendarmerie. Selon un policier algérien présent lors de l’interrogatoire, Ségura n’avait donné aucun nom. «Je suis responsable de mes actes !» avait-il déclaré à ses tortionnaires du SDECE. Son corps n’a jamais été retrouvé. Après l’indépendance, le statut de martyr lui fut certes reconnu, mais son sacrifice n’est inscrit nulle part dans l’espace public d’Es-Sénia. Rien non plus sur cette action. La mémoire est impitoyable quand elle est courte et qu’elle laisse la place à l’oubli. Quant au chef de la cellule, Lakhdar Ould Abdelkader, il aurait trouvé la mort au maquis.
Lors du procès, fin mai 1958, Amar Saad Hachemi el Mhadji, gardien de nuit à l’aéroport, fut condamné à mort et guillotiné le 26 juin 1958. Il avait introduit la bombe, crime impardonnable. Dehiba Ghanem, l’artificier, qui avait fabriqué la bombe artisanale, fut condamné à la prison à perpétuité. Les quatre autres impliqués, Kermane Ali, Bahi Kouider, Zerga Hadj et Salah Mokneche, furent condamnés à de lourdes peines de prison. Quant aux quatre autres, la justice a condamné trois à des peines légères et en a acquitté un. Non seulement ils étaient dans l’ignorance de ce qui leur était demandé (transporter la bombe ou la cacher dans leur local) mais de plus ils n’étaient pas membres de la cellule FLN. Des questions restent en suspens faute d’avoir accès aux archives : l’avion a-t-il été choisi à dessein, à savoir le fait qu’il transportait des militaires ? L’objectif était-il vraiment de donner la mort aux passagers ? Sur cette question, Mohamed Fréha rapporte que, réprimandé par sa hiérarchie, l’artificier répondit : « Non seulement que le dosage n’était pas conforme à la formule, mais également la poudre utilisée était corrompue par l’humidité».
Pourtant, Le correspondant du Monde à Lyon avait alors écrit : «Des dernières portes de la cabine jusqu’à la cloison étanche, le parquet était éventré. Il s’en fallait d’une dizaine de centimètres que les gouvernes n’eussent été touchées, ce qui eut entraîné la perte du quadrimoteur». Enfin et curieusement, le passager avait conclu son témoignage en établissant un lien avec un autre événement survenu une année plus tôt: «Réagissant à la piraterie de la «France coloniale» le 22 octobre 1956, lorsqu’un avion civil qui conduisait Ahmed Ben Bella du Maroc à la Tunisie, en compagnie de Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed, Mohamed Khider et Mostefa Lacheraf est détourné par les forces armées françaises, le FLN voulait une réciprocité spectaculaire».
Spectaculaire ? C’est bien ce qu’avait demandé le chef FLN de la Région. L’action le fut et à un point tel qu’aujourd’hui rares sont ceux qui croient qu’elle a vraiment eu lieu. Il est triste de constater que cette opération qui a causé la mort de deux militants : Frédéric Ségura et Amar Saad Hachemi, n’est inscrite ni dans notre récit national ni dans la mémoire locale. Il nous faut visiter le musée créé par Mohamed Fréha au boulevard Emir Abdelkader à Oran pour y trouver des traces. Ces martyrs et leurs frères du réseau d’Es-Sénia méritent la reconnaissance de la Nation. Peut-être alors que leurs frères d’Es-Sénia et d’Oran leur rendront hommage à leur tour. Inch’a Allah !
par Fouad Soufi
Sous-directeur à la DG des Archives Nationales à la retraite - Ancien chercheur associé au CRASC Oran
Le ministre des Moudjahidine et des Ayants-droit, Laïd Rebiga a affirmé, hier à Alger, que la femme algérienne qui occupe "une place prépondérante à tous les échelons, a franchi de grands pas pour s'imposer dans divers domaines".
S'exprimant à la conférence internationale sur "le militantisme de la femme algérienne: de la guerre de libération au processus d'édification", dont l'ouverture a été présidée par le Premier ministre, Aïmene Benabderrahmane au Centre international des conférences (CIC) Abdelatif Rahal, M. Rebiga a déclaré que la femme algérienne, après 60 ans d'indépendance, "occupe une place prépondérante à tous les échelons, économique, social, politique, culturel et scientifique".
La femme algérienne a eu "un rôle pionnier et actif aux côtés de l'homme aux différentes étapes décisives de notre histoire", a-t-il soutenu.
Se disant convaincu que la femme algérienne "a joué un rôle axial dans la renaissance des communautés, ancienne et nouvelle, à travers lequel elle a démontré sa capacité d'opérer un changement positif dans ces communautés", le ministre a souligné que "la présence remarquable de la femme dans différents domaines de la vie et sa détermination à soutenir l'homme en étant à ses côtés, sont la preuve qu'elle est un élément essentiel dans le processus du changement de la société".
"Etant un bon exemple d'engagement et d'héroïsme pour la défense des valeurs et des bonnes mœurs dans notre société et un modèle honorable dans le combat et le sacrifice pour la dignité et la souveraineté de la patrie, la femme algérienne a accompagné le processus d'édification post-indépendance et s'est engagée dans divers domaines en tant qu'acteur dans le projet du développement", a-t-il affirmé.
Evoquant les sacrifices de la femme algérienne lors de la révolution de libération, M. Rebiga a salué la présence d'un groupe de moudjahidate dont Djamila Boupacha, qu'il l'a qualifiée de "moudjahida symbole et une source d'inspiration pour le célèbre peintre Picasso et pour toutes les femmes libres dans le monde, qui a côtoyé Djamila Bouhired et de nombreuses moudjahidate et femmes martyres de l'Algérie, à l'instar de Hassiba Ben Bouali, Malika Gaïd, Meriem Bouatoura, Ourida Medad, Zoubida Ould Kablia, Fadila et Meriem Saadane, Chaïb Dzaïr, Zoulikha Adi et autres, étant les symboles de la lutte et icônes de la libération dans le monde".Le ministre des Moudjahidine a tenu à rappeler à cette occasion que le Président Teboune avait "exprimé sa reconnaissance pour le rôle éminent de la femme algérienne et ses nobles missions à travers les différentes étapes de l'histoire de notre pays, une histoire riche en hauts faits et en symboles gravés dans la mémoire nationale".
Pour sa part, la ministre de la Solidarité nationale, de la Famille et de la Condition de la femme, Kaouter Krikou, a estimé que la conférence se veut "une reconnaissance du combat et des sacrifices de la femme algérienne, et à travers elle, de toutes les femmes du monde qui ont participé à libération de leurs peuples et à l'édification de leur pays".
"Nous œuvrons à ériger cette conférence en tribune pour la cohésion fraternelle et le rapprochement international, en évoquant la lutte et le combat des femmes à travers le monde", a-t-elle souligné.
L'ambassadrice et secrétaire générale adjointe à la Ligue arabe, Haifa Abu Ghazaleh, a mis en avant le rôle de la femme algérienne, étant "un modèle honorable de lutte de la femme arabe pour la libération de sa patrie qui a participé activement à la révolution de libération".
Par ailleurs, la diplomate a saisi cette occasion pour exprimer l'enthousiasme de la Ligue arabe pour le prochain sommet arabe prévu à Alger, souhaitant que ce sommet soit sanctionné par "l'adoption d'un document important sur la femme arabe qui fera l'office d'un programme de développement au profit de la femme dans la région arabe pour les cinq prochaines années".
A cette occasion, elle s'est dite "confiante quant au soutien de l'Algérie à tout ce qui est de nature à promouvoir la condition de la femme dans le cadre de la réalisation d'un développement durable et global au sens large du terme".
Pour rappel, les travaux de la conférence devront se poursuivre à travers l'organisation de sessions plénières sur "la lutte de la femme arabe: la femme algérienne comme modèle", et les politiques d'autonomisation de la femme dans différents domaines".
En pleine guerre d’Algérie, Ahmed, ouvrier algérien rebelle, « raconte sa vie » dans la revue marxiste Socialisme ou barbarie. Les éditions Niet ! rééditent son témoignage, qui remet en perspective la dimension socio-économique de la lutte indépendantiste. Soixante ans après l’indépendance de l’Algérie, son histoire est aplatie à l’intérieur de la grande épopée mondiale de la décolonisation. D’une multiplicité de destins n’émergent globalement que deux prismes de lecture : d’un côté, le colonisateur européen qui s’empare de territoires, opprime les populations et exploite cyniquement les ressources ; de l’autre, des peuples qui paient de leur sang le prix de la liberté. À l’intérieur de ce schéma, la société algérienne est plus complexe : aucune autre colonie n’a été aussi « intégrée » à sa métropole, tandis que sur place les Européens représentent plus de 10 % de la population. Publié en 1959-60 dans la revue marxiste antistalinienne Socialisme ou barbarie sous le titre « Un Algérien raconte sa vie », réédité en mai chez Niet ! sous la forme d’un petit livre sous-titré « Tribulations d’un prolétaire à la veille de l’indépendance », le témoignage d’Ahmed redonne chair à la condition des dominés de l’Algérie coloniale.
Les origines d’Ahmed ne sont pas les plus confortables, mais lui fournissent un sacré poste d’observation. Son père meurt quand il est bébé et sa mère doit retourner dans sa famille, issue de la bourgeoisie locale, qui la maltraite. Alors que ses cousins, la raie sur le côté, vont à l’école, Ahmed, on l’y envoie à peine : ce grand écart social est le tissu qui fait les révolutionnaires. Tout gosse, il en chie, est envoyé trimer chez des artisans qui le roulent et lui mettent sur la gueule ; presque aussi vite, il se rebiffe. À 13 ou 14 ans, il arrête sa main au moment où elle va foutre un grand coup de marteau sur la nuque de son patron. Plus aguerri, il sabote méthodiquement la production chez ses employeurs véreux. Cet instinct de révolte, on ne sait jamais exactement d’où il vient, mais il confère au témoignage d’Ahmed son côté explosif, affûté, transversal.
RACISME À LA PAPA
L’Algérie de sa jeunesse, dans les années 1930-1940 – et qui survit surtout, dans l’imaginaire collectif, par les récits des pieds-noirs, aux premiers rangs desquels Albert Camus – est un monde contrasté. Ahmed rapporte des récits écœurants de petits cireurs escroqués par des Européens, de minots qui fraudent le tramway et dont un Français s’amuse à balancer le béret sur les rails… Celui qui râle finit en garde à vue, c’est la routine, même à 11 ans. Mais le racisme n’est pas seul en jeu. Au bal, les « Arabes corrompus », les riches qui collaborent avec le colonisateur, tirent leur épingle du jeu. La différence ethno-religieuse est le faux nez de la domination sociale. Une « donnée cruciale du système colonial », explique la postface, est « sa capacité à s’appuyer sur (ou à reconfigurer) des modes de domination qui lui préexistent ».
En 1945, las de la passivité de ses camarades exploités dans des boulots subalternes, Ahmed débarque en France. Le tableau n’est pas joli-joli. Bien avant la guerre d’Algérie, le racisme est partout. Ahmed, dont « [la] physionomie ne montre pas qu’[il est] algérien », a ses entrées dans tous les bars : ce qu’il y entend, c’est un racisme à la papa, ouvert, injurieux, gratuit, méchant, systématique. Quand, avec sa femme (française) et leur bébé, il veut prendre l’avion pour le bled, on le fait attendre toute la journée qu’il y ait assez d’Arabes pour remplir un vol.
LUTTES SOCIALES & LUTTES NATIONALES
Ahmed traverse les combats politiques comme sa vie de travailleur : le regard aiguisé, saisissant tout de suite les failles, empoignant toutes les opportunités. Encore en Algérie, il est proche du Parti communiste, le seul à s’agiter en défense des prolétaires. Mais les militants européens, ultra majoritaires, se foutent pas mal de ce que subissent les Arabes. La lutte nationaliste, c’est le constat quotidien de l’injustice qui l’y conduit. S’il sympathise, c’est, là encore, de l’extérieur. La répression sanglante des manifestations de mai 1945 – le « massacre de Sétif », avec ses 15 000 à 30 000 morts – lui inspire cette réflexion : « La plus belle connerie qu’ils ont faite, c’est d’oublier que malgré cette population qu’ils avaient massacrée, il y avait encore les enfants. » Des témoins innocents des exactions, qui grandiront dans le souvenir et la haine.
Pour Socialisme ou barbarie, le témoignage d’Ahmed permet de mettre en perspective luttes sociales et luttes nationales. Côté français, des ouvriers « nationalisés » par le Parti communiste, shootés à la haine du boche. Côté algérien, dit la postface, « une communauté dont les antagonismes en gestation excèdent les énoncés unificateurs imposés par le FLN » – l’arnaque aura duré jusqu’au Hirak. De part et d’autre de la Méditerranée, les constructions nationales balaient artificiellement la réalité de la conflictualité sociale. Reste à le faire comprendre à ceux qui commémorent ces jours-ci le souvenir de l’Algérie coloniale – de ses injustices et de ses crimes.
Soixante ans après l’indépendance algérienne, comment faire et écrire l’histoire de celles et ceux qui l’ont vécue comme une révolution ? Malika Rahal se propose de combler le vide historiographique laissé par les historiens de part et d’autre de la Méditerranée. Sur la rive algérienne, c’est surtout à partir de la crise politique interne au Front de libération nationale (FLN) que l’histoire de l’indépendance a été écrite. Sur la rive française, les travaux ont avant tout porté sur le rapatriement massif des Français d’Algérie, migration postcoloniale la plus brutale que le pays ait connue, ainsi que sur les supplétifs réunis sous l’appellation générique de harkis. Les populations ordinaires restées en l’Algérie ont de ce fait été privées de leur propre histoire. Algérie 1962 se consacre au retournement du monde provoqué par l’indépendance chez ces individus « exceptionnellement normaux »1 (p. 16) et propose une « histoire des gens » en 1962 qui met à distance la grammaire de la déploration.
2 L’opération de dénomination du temps, de mise en mots des événements a aussi une histoire : le term (...)
3 À savoir : le 19 mars (accords d’Évian et cessez-le feu), les 1er, 3 et 5 juillet (référendum d’aut (...)
4 Pour une première réflexion autour de ce concept, qui n’évoque cependant pas la question de la sort (...)
5 La fluidité est l’une des caractéristiques des crises politiques décrites par Michel Dobry. Voir no (...)
2Pour contourner la saturation de l’histoire par les polémiques mémorielles, Malika Rahal prend à bras le corps le chrononyme2 de 1962 et le déplie en l’abordant par sa réalité la plus triviale : la chronologie, de janvier à décembre, par-delà les césures de l’histoire institutionnelle3. L’indépendance apparaît comme un temps court qui transforme la vie quotidienne des Algériens, et comme un temps long du fait des continuités avec le temps colonial. L’autrice appréhende ainsi l’année 1962 comme un temps des possibles etune ouverture révolutionnaire pour les Algériens, mais aussi comme une « sortie de guerre »4, utilisant un concept peu usité pour définir analytiquement cette période. Pour l’historienne, l’écriture de ce « temps fluide »5 requiert une attention constante aux termes utilisés tant « les catégories désignant les personnes sont changeantes » (p. 18). Ainsi, bien que les catégories coloniales (« musulmans », « Européens ») deviennent obsolètes, leur usage ne se dissipe pas avec la fin de la domination coloniale. Si le terme d’« Algérien » acquiert une légitimité, l’incertitude demeure à propos de qui voudra ou pourra acquérir la nationalité algérienne, le code de la nationalité n’étant voté qu’en mars 1963.
3L’enquête recueille les expériences et parcours d’hommes et de femmes à partir d’autobiographies, de biographies, d’archives et d’entretiens afin de restituer les craintes et les peurs, l’enthousiasme et l’effervescence qui caractérisent le peuple algérien dès l’advenue de l’indépendance. L’ouvrage est composé de vingt-deux chapitres regroupés en quatre parties thématiques qui développent ce que 1962 fait à la violence (partie 1), aux corps (partie 2), à l’espace (partie 3) et au temps (partie 4). Chaque chapitre se présente comme une scène historique qui pourrait faire l’objet d’un ouvrage à part entière. Malika Rahal assume ainsi de se détacher de l’histoire exhaustive pour proposer une histoire par incursions.
4La première partie s’ouvre sur un paradoxe caractéristique de certaines sorties de guerre : le cessez le feu de mars 1962 amorce une période de violences extrêmes plutôt qu’il ne la referme. La violence émane d’abord de l’Organisation armée secrète (OAS). Particulièrement dans les villes de l’Oranais, le paysage visuel et sonore est marqué par l’intensité paroxystique de la guerre urbaine : l’œil des habitants est constamment sollicité par les affiches et les graffitis qui saturent l’espace et leur oreille est assourdie par le bruit des tirs, des bombes et des cris. Le monopole de la violence légitime est ébranlé par la multiplicité des autorités et des forces de l’ordre, mais les étiquettes d’OAS, de FLN et de MNA (Mouvement national algérien) peinent à saisir les alliances de circonstance qui se nouent entre habitants. Il est ainsi difficile de déterminer « qui est qui dans cette transition violente […] alors qu’il est encore temps de “passer pour” ce que l’on n’a pas été jusque-là » (p. 113).
6 Il n’existe pas de décompte exact des morts de la guerre d’Algérie. Kamel Kateb insiste sur la néce (...)
5La seconde partie se consacre aux effets de 1962 sur le corps. L’autrice décline le terme de manière polysémique, désignant tant la corporéité, concrètement désengagée (démobilisation des combattants de l’Armée de libération nationale – ALN –, disparition des corps de certains morts) ou pleinement sollicitée (présence transgressive des Algériens dans l’espace public, détente des corps dans les festivités), que la métaphore du corps collectif national retrouvé, qui doit s’auto-organiser. Le démographe Kamel Kateb estime entre 430 000 et 578 000 le nombre de morts du côté algérien6. Nommer les disparus, compter les blessés et déplacés – faire le bilan – devient une opération routinière. Le retour des combattants et des prisonniers à la vie civile – et à l’intime – suscite parfois le malaise au sein des maisonnées où la vie familiale s’était réorganisée. La crainte que la violence ne frappe jusqu’au chevet des mourants conduit souvent les habitants à soustraire les blessés des cliniques françaises pour les remettre à un système de soins plus sommaire mais contrôlé par des Algériens.
7 Pour reprendre les mots du poète Bachir Hadj Ali.
6Puisque la sortie de guerre se double d’une sortie d’empire, l’année 1962 est un observatoire privilégié du retrait de l’État colonial et des tentatives pour le nouvel État indépendant de fondre dans un corps national unique des autorités différentes (soldats de l’ALN, cadres du Gouvernement provisoire de la République algérienne, instituteurs de l’Association des oulémas), dont la cohésion ne va pas de soi. L’auto-organisation du peuple prime et constitue un vecteur « d’empuissancement » collectif. Les moments d’ivresse et d’excitation entrainent une déprise des corps des habitants par ailleurs traversés par le deuil. 1962 est enfin le temps des « amours différés »7, où les familles reprennent les rituels suspendus, comme les mariages. La non-participation des harkis et des messalistes aux festivités cristallise leur mise en marge du corps collectif.
7La troisième partie porte sur les transformations de l’espace. L’Algérie est en 1962 à la fois un « pays fourmilière », dans lequel les circulations de personnes abondent en tous sens (libération des prisonniers des camps, retour des réfugiés, départ des Français), et un « confetti de territoires » qui porte les traces de la guerre (p. 254). De nombreux sols étant minés, il est encore possible de mourir de la guerre après la guerre : en 2019, un enfant est ainsi venu s’ajouter aux 7 500 victimes qui auraient péri après l’indépendance des 11 millions de mines déposées par l’armée française. L’année 1962 marque aussi un « retournement de l’espace » (p. 271) : plusieurs camps sont intégrés dans l’espace urbain par l’extension des villes, tandis que des quartiers se désertifient en quelques semaines. L’appropriation de meubles abandonnés et l’installation de certains Algériens dans des logements inoccupés, avant d’en devenir progressivement propriétaires, sont synonymes d’une mobilité sociale ascendante, parfois vécue comme une véritable transgression : le départ des Français a reconfiguré l’espace géographique et social algérien. La ligne de partage est encore forte dans l’Algérie contemporaine entre les habitants étiquetés comme ingénieux, voire profiteurs, et les malchanceux qui se seraient fait avoir – par morale ou par crainte d’un départ simplement éphémère des Français. Ces catégories d’appréhension de l’espace social ne sont pas que nominales : elles ont des effets pratiques sur les trajectoires sociales des familles algériennes après l’indépendance.
8Quand commence et quand finit 1962 ? L’ouvrage se referme sur la question du temps. L’attente (inquiète ou heureuse) est sans doute l’expérience la plus partagée par les Algériens et les Français. Pour les Algériens, le temps biographique est bouleversé par des avancements de carrière inattendus. De quoi se souvenait-on en 1962, en l’absence de témoins directs du temps précédant l’occupation française ? Les pèlerinages renouvelés vers les terres spoliées des ancêtres sont les indices d’un temps vécu comme un renversement de l’occupation coloniale. Films, chansons, changements de noms de rue et commémorations fixent des mythologies durables. « Narrativement autant que matériellement, 1962 est au cœur de la question de la juste rétribution du passé » (p. 410) et de la réversibilité du processus colonial.
9Le livre relève le pari de rééquilibrer une histoire réalisée à parts inégales en tenant ensemble les expériences du peuple algérien, largement inconnues en France, et la présence, en creux, des rapatriés, dont l’histoire a davantage été écrite. Le surgissement de 1962 comme référence des manifestants lors du Hirak, début 2019, a sans doute renforcé la qualification de révolution attachée à l’année 1962. Malika Rahal offre toutes les clés pour la saisir comme telle.
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NOTES
1 Malika Rahal emprunte cet oxymore à l’historien italien Edoardo Grendi pour insister sur la dimension proprement routinière des moments de crise. Le quotidien en apparence anodin du peuple algérien peut paradoxalement se révéler un bon observatoire pour saisir la dimension révolutionnaire de l’indépendance.
2 L’opération de dénomination du temps, de mise en mots des événements a aussi une histoire : le terme de « chrononyme » permet de dénaturaliser le langage utilisé pour organiser la matière historique. Pour une mise au point sur ce terme et ses enjeux, voir notamment Kalifa Dominique, « Dénommer l’histoire », in Les noms d’époque. De « Restauration » à « années de plomb », Paris, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 2020.
3 À savoir : le 19 mars (accords d’Évian et cessez-le feu), les 1er, 3 et 5 juillet (référendum d’autodétermination, transfert de souveraineté, proclamation de l’indépendance) et les 20 et 25 septembre (création des institutions à travers les élections de l’Assemblée nationale et proclamation de la République algérienne et populaire).
4 Pour une première réflexion autour de ce concept, qui n’évoque cependant pas la question de la sortie de guerre du côté algérien, voir notamment Joly Vincent et Harismendy Patrick (dir.), Algérie. Sortie(s) de guerre, 1962-1965, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2014 ; compte rendu d’Alain Messaoudi pour Lectures : https://journals.openedition.org/lectures/18118.
5 La fluidité est l’une des caractéristiques des crises politiques décrites par Michel Dobry. Voir notamment Dobry Michel, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de Science Po, 2009.
péri, un pourcentage considérable si on le rapporte aux autres conflits (mortalité de 3% de la population pour la Première Guerre mondiale en France, par exemple). Les décès français s’élèvent à environ 3 000 pour les civils et 25 000 pour les militaires.
Malika Rahal, Algérie 1962. Une histoire populaire, Paris, La Découverte, 2022, 445 p., EAN : 9782348073038.
C’est grâce au concours de l’historienne et spécialiste de l’Algérie Malika Rahal que ce dossier sur l’Algérie est publié sur Orient XXI. En guise d’introduction, nous lui avons posé quelques questions pour mieux approcher l’importance de la question algérienne encore aujourd’hui, l’état de la recherche, l’épineuse question de l’accès aux archives en France comme en Algérie et la place que continue encore à occuper ce passé colonial dans le discours politique français.
Dans un post rédigé sur Facebook, le romancier et poète Rachid Oulebsir a fait ce qu'il appelle une «lecture politique» de la tournée littéraire que le célèbre écrivain algérien Yasmina Khadra vient d'effectuer à Oran, Alger et Tizi Ouzou et lui «a accordé le fait qu'il a volé au secours de la langue française dont l'extinction programmée est confiée à l'école algérienne, langue récemment déclassée officiellement au profit de l'anglais». Ce post, plutôt surprenant, a suscité de nombreux commentaires d'internautes. Nous en répercutons ici une sélection, certes incomplète et subjective, mais qui nous paraît représentative de l'opinion publique algérienne, assez partagée sur ce sujet.
«La langue française, butin de guerre, comme disait feu l'écrivain Kateb Yacine ? Plutôt cheval de Troie et cordon ombilical avec la doctrine néocoloniale», assène d'entrée le dénommé Rachid. «La langue française n'est pas du tout un butin de guerre mais plutôt une langue de domination, de répression et de remplacement d'une culture par une autre dans un but de dépersonnalisation.
Encore une fois, c'est confirmé : Paris est la capitale des pays africains sous-développés» ! Mais un butin de guerre qui devient par la force des choses (Internet, la globalisation...) inutile ! Sur le plan scientifique, technique et technologique, le français est une langue en voie de disparition. Même en France, les centres de recherche et les sociétés savantes françaises publient désormais en anglais.
Comme dit un adage bien de chez nous, «ça ne sert à rien de pousser un âne mort», fait remarquer très sévèrement un certain Abderahim. «Le français, butin de guerre, c'est la pire bêtise proférée par Kateb Yacine.
Une langue n'a jamais été un butin, c'est plutôt une conséquence, une séquelle de la colonisation. Les francophones algériens (et j'en suis !), c'est une génération qui va finir par s'éteindre. La langue des Algériens, c'est l'arabe, ou le chawi, ou le kabyle, ou le mzabi, etc. La langue arabe est un legs ancestral depuis la période médiévale où les sciences étaient dispensées dans cette langue dans toute l'Afrique du Nord jusqu'à El-Andalous. Et si besoin est, la langue étrangère à choisir aujourd'hui en priorité doit être l'anglais», poursuit dans le même sens le dénommé Ahmed. «Abandonner le français est une bêtise qu'on regrettera de sitôt», soutient, au contraire, Slimane. «Cette langue étant relativement bien parlée et maîtrisée en Algérie, elle constitue, et depuis longtemps, un tremplin pour nos élites; je ne parle pas des politiques qui, eux, ont déjà trouvé la langue qui convient le mieux à leurs «dribbles»!
Je parle des cadres, chacun dans son domaine respectif, qui maintiennent ce pays debout sans jamais le crier sur tous les toits. Le français a été la clef qui leur a permis d'accéder à la médecine, à la technologie et à bien d'autres spécialités, y compris la langue anglaise qui est, pour cette catégorie d'Algériens, une nécessité qu'ils acquièrent au cours de leur cycle d'études ou leur vie professionnelle».
«Il n'y a pas de langue ennemie», souligne pour sa part Chakib. «Tout artisan utilise l'outil qu'il maîtrise le mieux, et une langue n'est qu'un outil de communication. Choisir entre l'anglais ou le français comme première langue étrangère, le problème ne réside pas là ! Le plus important est de transmettre à nos enfants le goût des savoirs, y compris l'éducation à la citoyenneté, et comment tirer profit des connaissances acquises pour s'épanouir dans la vie. Au lieu de refonder en permanence, il nous faut apprendre à consolider, faire d'une langue, quelle qu'elle soit, un vecteur de connaissance qui libère des carcans idéologiques.
Ce n'est pas parce que nous enseignons la langue française dans nos écoles que nous confortons une allégeance à la France. Le français est aussi la langue des Suisses, des Belges, des Québécois qui ont une culture propre qui n'a rien à voir avec la France.
Le français en Algérie est algérien, et il véhicule des valeurs profondément algériennes, et c'est cela qu'il faut renforcer, consolider loin de tout débat idéologique passionné et de tout affect. Au lieu de parler de langue, peut-être devrions-nous davantage nous intéresser aux contenus, aux méthodes d'enseignement, aux rythmes scolaires, aux enfants à besoins éducatifs particuliers qui sont la proie de vendeurs de recettes pédagogiques, aux parents qui se retrouvent parfois dans le désarroi, à ces milliers de jeunes exclus du système scolaire, sans diplôme et sans perspectives, c'est à cela qu'il faut réfléchir en priorité».
Pour dire une histoire tourmentée, marquée par le colonialisme, la violence, la guerre civile et un système politique étouffant, les écrivains ont su, à travers les décennies, trouver les mots justes.
30 octobre 1974. — Anniversaire de la guerre d’Indépendance algérienne.
Keystone Pictures USA
Aube du 13 juin 1830, à l’instant bref et précis durant lequel la lumière du j
our éclate sur la profonde cuvette. Il est 5 h du matin. En face de la formidable flotte qui brise la ligne d’horizon, la Ville imprenable se dévoile, une blancheur irréelle, des éclats de bleu et de gris. […] Face à elle, la flotte française glisse lentement sur l’eau dessinant un ballet somptueux depuis les premières lueurs de l’aurore jusqu’au midi aveuglant. […] Ce 13 juin 1830, le face-à-face dure deux, trois heures et même plus, jusqu’aux lueurs qui précèdent le zénith. Les envahisseurs furent presque destinés à devenir des amants ! […] Et le silence de ce matin suprême précède la longue séquence des cris et des meurtres qui rempliront les décennies à venir. Assia Djebar, L’Amour, la fantasia, Albin Michel, 1995.
Assia Djebar, l’une écrivaines algériennes des plus importantes, disparue en 2015, raconte ici poétiquement le début de la colonisation française de l’Algérie, une colonisation longue de 132 ans et qui aura bien peu à voir avec la poésie.
Bien que formellement sous domination ottomane, l’Algérie de 1830 est depuis trois siècles un État substantiellement indépendant, gouverné par divers chefs locaux qui opposent une rude résistance à l’armée française, notamment dans les zones internes du pays. Parmi eux, l’émir Abd Al-Kader, figure charismatique à mi-chemin entre leader politique et chef spirituel, héros national algérien, est contraint de se rendre en 1847.
« NOUS AVONS DÉPASSÉ LA BARBARIE DES BARBARES »
La présence française en Algérie dévoile très vite son vrai visage : pillages, dévastations, assassinats arbitraires, massacre de tribus entières comme celle des Ouled-Riah, dont la population cachée dans des grottes fut enfumée par ordre du colonel Pélissier. En 1833, seulement trois ans après le début de la colonisation, une commission française décrit ainsi la situation de la nouvelle colonie :
Sur la base de simples soupçons et sans procès, nous avons exécuté des personnes dont la culpabilité s’est révélée par la suite plus que douteuse… […] ; sur la base d’un soupçon, nous avons massacré des populations entières […]. En un mot, nous avons dépassé la barbarie des barbares que nous étions venus civiliser1.
Le Code de l’indigénat, promulgué en 1881, est appliqué jusqu’en 1944. En substance, il divise la population présente en Algérie entre « citoyens » et « indigènes », faisant apparaitre ce virus raciste qui est à la base de chaque entreprise coloniale. En 1889, tous les étrangers sur le territoire, mais aussi les juifs d’Algérie, obtiennent le statut de citoyens français, tandis que les Algériens de confession musulmane sont définis génériquement comme « sujets français », main d’œuvre à bas coût pour les colons blancs.
La France adopte toujours les apparences d’un bourreau monstrueux. […] C’est pourquoi la France ne reconnait pas à l’Algérien le statut d’homme, c’est pourquoi elle l’a toujours traité comme une race inférieure, c’est pourquoi elle a enseigné dans ses écoles cette conception odieusement raciste2.
UN PAUVRE ANALPHABÈTE
La déshumanisation des « indigènes » survient toujours à travers leur absence du récit historique, afin qu’ils restent des objets anonymes dans la narration de la puissance coloniale et n’accèdent jamais au rôle de sujets de leur propre histoire. Kamel Daoud, journaliste et écrivain contemporain, a essayé dans Mersault, contre-enquête (Actes Sud, 2014) d’« indemniser » ces victimes anonymes et oubliées. Ce roman complexe est une sorte de réécriture de L’Étranger d’Albert Camus publié en 1942, dans lequel le protagoniste est cette fois l’arabe anonyme tué sur la plage par le français Meursault. L’histoire est racontée du point de vue de la victime qui a finalement un nom, Moussa. Son assassin, en revanche, n’a plus le droit à la parole. Le narrateur est le frère de Moussa qui, dans l’Algérie des années 1990, raconte dans un bar d’Oran à un interlocuteur muet l’histoire de sa vie, celle de son frère et de leur mère :
Le fait est qu’il s’agit d’une histoire remontant à plus d’une moitié de siècle. On en avait beaucoup parlé. Et on en parle encore, mais tout le monde ne mentionne qu’un seul mort - et c’est honteux, tu vois, parce il y a eu deux morts. Oui, deux. La raison de cette omission ? Le premier savait raconter, si bien qu’il est parvenu à faire oublier son crime, tandis que le second était un pauvre analphabète […] un anonyme qui n’a même eu le temps d’avoir un nom. […] Il ne reste rien de lui. Il ne reste que moi pour parler à sa place, assis dans ce bar à attendre des condoléances que personne ne me fera. […] Qui est Moussa ? Mon frère. Voilà où je voulais en venir. Te raconter ce que Moussa n’a jamais pu raconter. […] Imagine, c’est un des livres les plus lus au monde, mon frère aurait pu devenir célèbre si ton auteur lui avait donné un nom H’med ou Kaddour ou Hammou, juste un nom pour l’amour du ciel ! […] Mais non, il ne lui a pas donné de nom, car sinon mon frère aurait représenté un problème de conscience pour l’assassin : ce n’est pas facile de tuer un homme qui a un nom.
Il y aura des milliers de morts anonymes et oubliés pendant la période coloniale. Le 8 mai 1945, alors qu’on fête en Europe la victoire contre l’Allemagne nazie, en Algérie, en Kabylie, dans les villes de Sétif et Guelma, des révoltes populaires revendiquant l’indépendance de la domination coloniale française sont réprimées dans le sang :
Nos 45 000 morts de Sétif à Guelma empilés Brillent comme des tomates qui nourrissent des fourmis au soleil3.
Bombardements, expéditions punitives… : un vrai massacre qui sert de toile de fond au roman Nedjma de Yacine Kateb (Seuil, 1956), événement capital pour la littérature algérienne. Nedjma (étoile), femme-mythe née d’un adultère et d’un crime est la protagoniste du roman et une incarnation de l’Algérie. Désirée et violée, victime des exactions coloniales, elle semble devoir tirer sa force de la souffrance et du sang pour lancer la construction d’une nouvelle société.
C’est la route des Vandales. C’est une route d’Algérie ou de Constantine, de Sétif ou de Guelma […]. C’est la route de Nedjma, mon étoile, l’unique artère où je veux mourir. C’est une route toujours au crépuscule, où les maisons perdent leur blancheur comme s’il y avait du sang, avec la violence des atomes au moment de l’explosion… Ici les cadavres que la police ne veut pas voir sont étendus à l’ombre ; mais l’ombre s’est mise en travers de l’unique lumière du jour, et le tas de morts reste en vie, parcouru par la dernière vague de sang.
« La révolution est par définition ennemie des demi-mesures. Le processus révolutionnaire est irréversible. L’indépendance n’est pas une concession et ne dépend pas du gouvernement français », écrivait Frantz Fanon en 1957, et la révolution algérienne après le massacre de Sétif fut inarrêtable. Au milieu des années 1950, le Front de libération nationale (FLN) nait de la fusion de deux groupes politiques et mène de 1954 à 1962 une longue bataille contre l’armée française pour l’indépendance du pays.
FANON ET LE VOILE DES FEMMES
Les femmes participent activement à la révolution algérienne avec des actions de sabotages et autres opérations clandestines. Enfin hors de chez elles, « dévoilées », notamment pour passer inaperçues dans les quartiers français des villes, les Algériennes essayent durant les années de révolution de se débarrasser de l’oppression coloniale, mais aussi de celle du patriarcat.
Le voile des femmes est frustrant pour les hommes européens, car le regard colonial n’accepte pas de limites et se fixe maladivement sur le corps féminin. Il veut voir pour imposer son autorité : « révéler » équivaut à conquérir. La femme incarne l’Algérie toute entière, la maxime du gouvernement français à l’apparition des premiers mouvements révolutionnaires semble être : « Prenons les femmes et le reste viendra ». À l’opposé, la femme voilée est pour les Algériens le refus de l’hégémonie coloniale, « elle perd sa subjectivité et individualité et endosse le rôle de symbole de la nation » : les femmes algériennes sont piégées.
L’effervescence révolutionnaire de ces années se confronte aussi à la société traditionnelle algérienne. Ce sont surtout les nouvelles générations qui comprennent que la révolution, pour être vraie et durable, doit abattre les structures patriarcales de la société ; la décolonisation doit entrer dans les maisons, rompre l’immobilisme. Ce conflit de génération et de genre est raconté dans plusieurs romans algériens, parmi lesquels Un Été africain de Mohammed Dib, écrit en 1959 (Seuil). Lors d’un été semblable aux autres par sa chaleur suffocante et sa lumière aveuglante, l’écrivain « surprend » les dialogues de divers personnages, ici dans une maison bourgeoise, là dans une maison paysanne. Sur fond de révolution, la jeune Zakya sent que son monde change, mais son père et sa mère ont décidé pour elle du traditionnel destin de femme-mère.
Maman, tu ne réponds pas, alors cela veut dire que j’ai raison. Je suis sûre que tu me comprends : je suis terriblement inquiète, je ne sais pas pourquoi. J’ai l’impression que la vie m’a déjà fanée […] Fonder une famille, avoir des enfants ? Pourquoi ? Pour qui ? Pas pour moi, je n’en veux pas. Pourquoi mettre au monde d’autres êtres vivants qui ne sauront quoi faire de leur propre vie ? […] Yamna serre sa fille contre elle. Calme-toi, trésor, calme-toi. Je n’y arrive pas. La tranquillité me fait si mal ! Yamna se tait et réfléchit. Je ne comprends plus les jeunes de ton âge […]. Autrefois, une femme n’avait même pas idée de faire des objections sur le mariage, cela n’arrivait pas et ne pouvait pas arriver ! Et du reste qui lui demandait son avis ? […] Il faut un peu de patience ma chérie. […] C’est avec cette sagesse que vous nous paralysez. Il ne nous reste plus qu’à nous habituer à ne plus respirer, puis prétendre que l’air n’existe pas. Oublier le mal, oublier la fatalité à laquelle nous sommes destinées : c’est tout ce que tu peux me proposer ? Mon Dieu !
IMPOSITION D’UNE LANGUE ET D’UNE CULTURE
Le roman autobiographique Les Hommes qui marchent de l’auteure Malika Mokedem (Grasset, 1997) démarre lui aussi dans les années 1950. À la maison de Leïla, jeune protagoniste du récit, de nouveaux objets apparaissent : le réfrigérateur, mais surtout la radio qui sera, par La voix de l’Algérie libre et combattante émise par le FLN, un instrument essentiel de la diffusion des idées révolutionnaires et indépendantistes. Leïla, obligée de s’occuper de ses jeunes frères, est perturbée par les grossesses incessantes de sa mère et lutte contre son père pour pouvoir continuer ses études. Les conflits familiaux deviennent à l’école des « conflits » coloniaux. Ce sentiment d’aliénation et de distanciation causé par l’imposition de la langue et de la culture française pour essayer d’anéantir la mémoire et l’histoire algérienne grandit en Leïla :
La vie de Leïla, la petite écolière, était pleine de mensonges et de contradictions. L’arabe, sa langue maternelle […] elle ne l’écrivait pas. À l’école, elle étudiait le français. […] Comme elle aurait aimé apprendre à lire et à écrire l’arabe ! À l’école ils lui infligeaient obstinément une nationalité française, des ancêtres gaulois. […] La gamine vivait dans le désert, aux pieds du Barga, sa dune, et à l’école on lui demandait de dessiner un chalet de montagne ou une maison de campagne. Des choses qu’elle n’avait jamais vues. Quelle aberration ! Cela l’emplissait d’une étrange sensation d’irréalité qui faisait sonner dans sa tête des cloches dissonantes… […] et sa petite maison arabe, blanche coquille échouée sur les rives de la mer de sable ? Et ses palmiers, longs rappels verts lancés vers le ciel, qui n’ont jamais vu d’herbe à leurs pieds ? […] Et l’incendie des couchers de soleil qui dans sa poitrine consumait sa peur, qui depuis le ksar calmait tous les bruits et auquel, du haut minaret lointain, se vissait la voix gutturale du muezzin. Tout ceci, personne ne demandait à Leïla de le raconter, comme si cette autre vie n’existait pas. […] Une dualité naissait déjà en elle, avec ses joies aigres-douces, avec ses conflits douloureux, avec ses perfides petits désirs de revanche.
La situation en Algérie est désormais hors de contrôle et les colons se plaignent de la faiblesse de l’aide militaire de la part du gouvernement français pour réprimer les révoltes. En 1959, Charles de Gaulle est élu président de la Ve République française. Après une première période de soutien à la politique coloniale, il change radicalement de voie et s’exprime favorablement pour l’autodétermination de l’Algérie. Des négociations secrètes débutent deux ans plus tard entre le gouvernement français et le gouvernement provisoire de la République algérienne de Ferhat Abbas, créé par le FLN en 1958 et basé à Tunis.
LE SILENCE COMME ARME
Les colons et les « pieds-noirs » jugent cette nouvelle attitude du gouvernement français comme une trahison. En 1960 est créée l’Organisation de l’armée secrète (OAS), une organisation paramilitaire opposée à l’indépendance algérienne, et ses membres commettent durant les deux années suivantes de nombreux attentats terroristes sanglants en Algérie et en France. Le roman Regard blessé de l’écrivain Rabah Belamri (Gallimard, 1987) prend place dans cette nouvelle période de terreur. C’est une double tragédie qui y est racontée, personnelle et collective. Le jeune Hassan, protagoniste du livre, perd progressivement la vue, notamment à cause des méthodes archaïques utilisées par sa famille pour le guérir ; tandis qu’autour de lui la torture et la mort se répandent :
Les jours et les nuits étaient scandés par le crépitement des armes automatiques et le hurlement des sirènes des ambulances. Les « commandos Delta » [Formations armées de l’OAS] étaient déchainés, en proie à une folie assassine. Depuis les hauteurs de la ville, on tirait sur les quartiers arabes. On mitraillait des camions pleins d’ouvriers de retour des chantiers. On abattait à bout portant des enfants qui continuaient à jour sur les trottoirs. On torturait dans les sous-sols et jetait les corps mutilés dans la rue. On dévalisait les bureaux de poste. On mettait le feu à des bureaux de l’administration publique.
Le roman se déroule en 1962, quelques mois avant l’indépendance algérienne, juste au moment où les affrontements deviennent plus sanglants. Hassan, trop jeune et malade peut seulement mettre en acte sa « résistance passive » pendant les visites à l’hôpital pour essayer de guérir sa cécité, en refusant de répondre au médecin en langue française. Le silence, comme l’explique bien Ian Chambers, est une des armes des colonisés : « Refuser de répondre équivaut à nier la langue dans laquelle on est interpellé ».
Dans les dernières pages du livre, l’enthousiasme pour l’indépendance tout juste conquise est immédiatement obscurci par de nouvelles violences et vengeances, comme si l’histoire de l’Algérie ne pouvait pas échapper à un destin sanglant.
« FIDÈLE À LA DOULEUR ET AU DEUIL »
Dans Meursault, contre-enquête, la mère de Moussa incarne justement l’Algérie de la période post-indépendance. Femme oppressante, « fidèle à la douleur et au deuil », elle pousse son fils à venger le meurtre de son frère. Pour apaiser sa folie, le protagoniste narrateur, frère de Moussa, tuera au hasard un « Français quelconque », encore une fois un anonyme.
Au lendemain de 1962, le pays est secoué par des luttes internes entre diverses factions qui amènent finalement Ahmed Ben Bella à être désigné premier président de l’Algérie indépendante. Dans ses trois années de gouvernement, Ben Bella mène des réformes de type socialiste, mais, le 19 juin 1965, le vice-président et ministre de la défense Houari Boumediene entreprend un « redressement révolutionnaire », un coup d’État, destituant le président accusé de ne pas être en mesure de réaliser une gestion de l’État similaire à celle du socialisme soviétique.
L’indépendance est le premier pas pour la décolonisation, mais n’est pas toujours suffisante à la création réelle d’une « humanité neuve » à la pensée décolonisée. La plupart des politiques de nationalisation mises en œuvre par le nouveau gouvernement ne firent rien d’autre que de céder aux élites militaires autochtones les privilèges de la vieille bourgeoisie coloniale, même si, par exemple, la nationalisation du pétrole de 1971 permit une décisive et significative croissance économique du pays. En outre, l’imposition de la politique du parti unique ne tint pas compte de la complexité de l’histoire algérienne, et surtout ne fut pas en mesure d’entamer un processus de liquidation des pratiques coloniales, acte indispensable pour la réalisation de sociétés réellement démocratiques.
La Répudiation, de l’écrivain Rachid Boudjedra, écrit en 1969, raconte l’Algérie des années post-indépendance. Le protagoniste Rachid est profondément malade, schizophrène, exactement comme son pays devenu désormais un « immense hôpital ». La répudiation immédiate de sa jeune mère amène Rachid, héros négatif et désacralisé, à renier son père et tout le monde patriarcal, hypocrite et décadent. Le protagoniste évolue entre le sang et les fumeurs de kif dans une Algérie dans laquelle la « faune rose », les Européens expulsés en 1962, fait son retour avec des projets de coopération de type néocolonial. Raconter son histoire à sa jeune compagne semble être la seule thérapie efficace pour Rachid, ainsi que pour tant d’autres Algériens : « se vider de cette folie discursive » pour essayer de retrouver une conscience de soi dans une continuité spatio-temporelle.
CEUX QUI « PRATIQUAIENT LA POLITIQUE »
En 1978, à la mort de Houari Boumediene, Chadli Bendjedid accède au pouvoir et amorce une politique libérale, démantelant les appareils étatiques et anéantissant les efforts des précédents gouvernements dans le champ économique. Le Code de la famille est promulgué en 1984, considérant la femme algérienne comme une mineure à vie, sujette aux décisions du père et puis du mari.
La chute du prix du pétrole au milieu des années 1980 fait littéralement exploser l’économie algérienne, obligeant le gouvernement à pratiquer une politique d’austérité qui sera la cause du début des révoltes de 1988 durement réprimées par l’armée. Camping (2002) d’Abdelkader Djemaï raconte à travers les yeux d’un enfant de onze ans l’été précédant les affrontements de 1988, affrontements qui eux-mêmes précèdent l’éclatement de la guerre civile. Les vacances paisibles en camping à la mer, évoquant l’atmosphère des vacances italiennes des années 1980, seront le prélude à quelque chose de terrifiant dont le sombre présage flotte dans les pages du livre.
Même les piles pour les transistors, les machines à laver, les cuisinières électriques et les réfrigérateurs étaient tous d’importation. On en trouvait pour des sommes raisonnables dans les magasins d’état, dont certains seront incendiés au cours des troubles de l’octobre 1988. Sans que nous nous y attendions, la ville, le pays nous tombèrent sur la tête du 25e étage. Je me rappelle la chaussée, les trottoirs parsemés de paquets de lessive éventrés, les vitrines brisées. Bien vite, je fêtais mes douze ans. C’était les secondes vacances de ma vie. Et les dernières. L’été qui suivit fut un été de cendres.
Tempêtes de l’ile aux oiseaux (Marinoor, Alger, 1998 ; en arabe) de l’écrivain Djilali Khellas débute également lors des événements de cette année. Le narrateur est un journaliste qui, arrêté par les forces de l’ordre, raconte depuis sa cellule la longue Histoire algérienne en partant depuis 1492, année de la chute de l’Andalousie, en passant par les périodes ottomane, coloniale puis post-indépendance. L’écrivain souligne de cette manière comment les événements historiques sont toujours interprétés comme divers moments d’une séquence unique, et non comme des événements en soi. Khellas raconte les tortures subies, le suicide de la disparition et de l’émigration des intellectuels et écrivains, des événements qui feront partie à la longue de l’Histoire du pays :
Le fil qui unit tous ces cas de disparition est que les victimes ‟pratiquaient la politique”, comme disent en murmurant les habitants de la ville. […] Ils m’ont arrêté et conduit dans une étrange cachette les yeux bandés et les mains liées. Électricité. Forcé à m’asseoir sur des bouteilles savonnées. […] les accusations sont claires. Je suis un journaliste qui a outrepassé les limites de sa profession, parler au ‟peuple” est interdit.
Les affrontements de 1988 poussent le gouvernement à promulguer une nouvelle Constitution qui met fin au parti unique et ouvre la voie du multipartisme. Les élections de 1991 voient la nette victoire du Front islamique du salut (FIS), mais, en 1992, un coup d’État militaire ramène le pouvoir dans les mains du « Comité suprême d’État », composé notamment d’un militaire et de militants du FLN. S’ouvre alors une longue saison de censure, d’arrestations et de tortures aux dépens des membres du FIS. La réponse des mouvements islamiques est la création de groupes armés, opposés entre eux, parmi lesquels le Mouvement islamique armé (MIA), proche du FIS, et le Groupe islamique armé (GIA) formé en grande partie des ex-combattants antisoviétiques en Afghanistan. L’Algérie est secouée par de nombreux affrontements entre l’armée et les groupes armés, mais aussi de violents actes terroristes des mouvements islamiques ciblant intellectuels laïcs et journalistes, qui décident de quitter en nombre le pays.
À cette période, écrire devient une urgence pour essayer de comprendre ce qui se passe dans la vie réelle. Beaucoup d’écrivains décident de le faire en arabe, comme Khellas, tandis que d’autres continuent d’écrire en français. Comme l’affirme Jolanda Guardi, pour quelques intellectuels algériens la « castration du sens » causée par la violence « insensée » de ces années est impossible à raconter en arabe tandis que, pour d’autres, l’arabe est la seule langue pouvant l’exprimer4. La question de la langue redevient cruciale ; le français, la langue de l’oppression coloniale, mais aussi « trésor de guerre », comme l’avait défini Kateb Yacine, est désormais une langue interdite, la langue de la trahison pour les mouvements terroristes de matrice islamique.
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L’ARABE, LE FRANÇAIS ET... L’ITALIEN
Dans la nouvelle « La femme en morceaux » (in Oran, langue morte, Actes Sud, 1997) d’Assia Djebar, Atika, jeune enseignante de français au lycée d’Alger, est égorgée devant ses élèves alors qu’elle raconte à sa classe justement le « conte de la femme aux mains coupées », un récit des Mille et une nuits. La « professeure », comme elle est appelée par un des terroristes qui font interruption dans la classe, est coupable d’avoir choisi plusieurs langues, de vouloir être « perméable » à plusieurs langues et plusieurs cultures ; bien que sa tête ait été coupée, sa voix continue à raconter.
Je serai professeure de français. Mais vous verrez, avec des élèves réellement bilingues, le français me servira pour aller et revenir : dans tous les espaces et dans divers idiomes.
La guerre civile dure jusqu’en 2002, mutilant le peuple algérien et poursuivant également les écrivains en exil. Par exemple, les romans d’Amara Lakhous ou d’Amor Dekhis, écrits en italien, et qui ne semblent pas avoir de rapport avec l’histoire algérienne, comme l’affirme Paola Rotolo dans sa thèse, cachent pourtant l’indicible « dans les plis de l’écriture » : le traumatisme causé par la violence, mais aussi le sentiment de culpabilité envers ceux restés au pays. La nausée, l’angoisse, les ulcères qui affligent les divers personnages, la présence dans les romans d’animaux féroces, ne sont rien d’autre que le reflet de ce monstre créé et alimenté par les années de violence coloniale, de violence d’État et de violence terroriste.
Depuis 1999, Abdelaziz Bouteflika, ex-membre du FLN, est président de l’Algérie. Malgré la fin de la guerre civile, le pays ne semble pas avoir encore trouvé une vraie libération. En 2001, les grandes manifestations en Kabylie, autre grande question irrésolue, ont été réprimées comme celles des « printemps arabes » de 2011. À la mi-septembre 2018, le président français Emmanuel Macron a reconnu pour la première fois les actes de torture commis par l’armée française sur le peuple algérien pendant la période coloniale. Et s’il a fallu presque deux cents ans pour cette reconnaissance, qui ne peut encore être appelée justice, le parcours de l’Algérie vers une réelle pacification et un gouvernement démocratique est encore long. La narration reste, comme souvent, le seul antidote à la déshumanisation, au piège de la violence et de l’unique. Le dernier salut est dans les livres qui racontent les histoires en plusieurs langues.
Le 26 mars 1962 à 14h50, des soldats du 4ème régiment de tirailleurs placés face à plusieurs milliers de manifestants pieds-noirs favorables à l’Algérie française, tirent dans la foule rue d’Isly, dans le centre d’Alger, faisant plus de 80 victimes. Les médias n’ont pas cru devoir consacrer à ce massacre des études en rapport avec la gravité de l’événement. L’invité de Philippe Conrad, Jean Monneret, docteur en Histoire et spécialiste du conflit algérien, s’emploie à détailler les signes déclencheurs de cette tuerie.
Une ténébreuse affaire : la fusillade du 26 mars 1962 à Alger par Jean Monneret – L’Harmattan – 160 p. – 15,50 €
EEn 1957, les services français orchestrent un attentat contre le docteur Louis Tonellot, un directeur d’hôpital installé au Maroc et jugé trop proche des indépendantistes algériens. « Le Monde » révèle les dessous de cet « ordre de tuer » délivré par Paris, le premier connu, contre un citoyen français.
Cette nuit de juin 1957, la ville marocaine d’Oujda, frontalière de l’Algérie, devait être encore chaude du soleil de la journée. Ses habitants, dans les quartiers européens comme dans la médina, avaient dû laisser les fenêtres des chambres ouvertes, les rideaux flottant au gré de quelques souffles d’air.
Au centre de la cité, dans sa villa bourgeoise, le docteur Louis Tonellot, directeur de l’hôpital Maurice-Loustau, tardait à s’endormir, en dépit de l’heure avancée. Ce chirurgien de 46 ans était assis à son bureau. Il n’avait pas eu beaucoup de chemin à parcourir pour venir de l’hôpital. La maison familiale, entourée d’un grand jardin, se trouvait juste en face. Une rue à traverser, un bel escalier à gravir, et il arrivait chez lui, auprès des siens.
Les trois enfants du couple, deux garçons et une fille, dorment profondément. La petite dernière, Michèle, 6 ans à peine, a rejoint sa mère dans le lit parental. Tout semble paisible lorsque, tout à coup, une explosion retentit et fait trembler l’édifice. La bombe, deux kilos d’explosif plastique, était posée sur la terrasse des parents. La déflagration a soufflé les vitres, le mobilier et l’huisserie de la pièce. La fillette et sa mère ont été blessées par des éclats. Le père, lui, n’a rien, et peut donc prodiguer les premiers soins après s’être assuré que ses deux fils sont indemnes. A l’évidence, l’attentat visait à tuer. C’est un miracle si personne n’est mort. L’engin avait été mal orienté, conclueront les enquêteurs.
Louis Tonellot, dans les années 1960, dans son bureau de directeur de l’hôpital Avicenne, à Rabat, au Maroc. COLLECTION PERSONNELLE.
Peu de temps après, la police locale arrête un Marocain, un employé de maison renvoyé quelques mois plus tôt. A en croire le dossier judiciaire, il aurait agi par vengeance. Condamné à la prison, il n’en dira jamais plus sur ses motivations.
Le docteur Tonellot, lui, se dit qu’il n’a pas agi seul et que cet attentat, clairement ciblé, a sans doute un lien avec ses prises de position « politiques ». Farouche anticolonialiste, le médecin a eu le temps de se mettre du monde à dos dans les rangs des soutiens de l’Algérie française, de part et d’autre de la frontière. Il sait qu’on lui reproche, depuis deux ou trois ans, d’être « l’ami des fellagas », les Algériens engagés dans le combat pour l’indépendance.
D’autres hypothèses, plus fantaisistes, circulent à l’époque sur cette tentative d’assassinat. Des officiels français laissent ainsi entendre que le Front de libération nationale (FLN) algérien aurait pu la commanditer. Le docteur Tonellot, décédé à Montpellier en 1996, et sa famille en sont restés au stade des hypothèses. Jamais ils n’ont su la vérité.
L’hôpital Maurice-Loustau, à Oujda, au Maroc. COLLECTION PARTICULIÈRE.
Soixante-cinq ans après, Le Monde est en mesure de lever le voile sur cet épisode oublié : ce sont les autorités françaises elles-mêmes, prêtes à tout pour conserver l’Algérie, qui avaient autorisé cette opération contre le chirurgien, jugé gênant par Paris. Autrement dit, ce dernier a été victime d’un « ordre de tuer », le premier connu à ce jour, donné par un gouvernement français contre l’un de ses ressortissants.
La preuve ? Un document confidentiel, daté de l’été 1958, exhumé du fonds d’archives personnelles de Jacques Foccart, homme de confiance du général de Gaulle, chargé de suivre les services secrets et les affaires africaines. Cette pièce, et d’autres découvertes par Le Monde aux archives diplomatiques et dans celles du ministère des armées, montrent à quel point l’histoire du docteur Tonellot s’inscrit dans le cadre de la guerre secrète menée en Afrique du Nord entre 1956 et 1962.
« On n’a jamais su »
Pour comprendre d’où viennent ces documents, il faut revenir au printemps 1958. Tout juste de retour au pouvoir, le général de Gaulle confie à Foccart la coordination d’un programme d’opérations clandestines sur fond de conflit algérien.
Au cours de l’été, soit un an après l’attentat contre le chirurgien français d’Oujda, Foccart demande ainsi au service action du Sdece (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage, l’ancêtre de la DGSE), chargé de telles missions – menaces, attentats, sabotages, mais aussi assassinats –, de lui rendre compte de l’ensemble des « opérations réalisées depuis le 1er janvier 1956 ». Un état des lieux avant d’envisager la suite.
En retour, Jacques Foccart reçoit du Sdece un tableau classé « secret-défense » indiquant, pour chaque action conduite par les agents français, le « but à atteindre », le lieu, les moyens utilisés et le résultat. Sur les trente-huit opérations mentionnées, dix-sept ont été réussies, dix-sept ont été annulées, notamment « sur ordre supérieur » ou pour « sécurité douteuse », et quatre sont qualifiées d’« échec[s] ». Au titre des projets d’assassinats, on relève, parmi les cibles, des noms d’Européens, souvent des Allemands membres de réseaux de soutien du FLN, de chefs de la rébellion algérienne ou de trafiquants d’armes étrangers.
En regardant attentivement, un seul patronyme à consonance française figure dans ce tableau : « Tonnelot ». Les informations qui y sont attachées, à part l’orthographe – Tonellot prend un seul « n » et deux « l » –, corroborent les événements vécus par la famille du médecin un an plus tôt. Il est écrit : « Tonnelot – Oujda – Juin 1957 – Dépose d’une charge sur la terrasse de l’objectif – La famille est atteinte ». Le Sdece qualifie cette opération de « réussite partielle », une appréciation assez flatteuse au regard de la réalité. Ce document, désormais accessible, atteste donc la responsabilité des services français dans cet attentat.
Louis Tonellot, au centre, alors directeur de l’hôpital d’Oujda, au Maroc, assiste à une cérémonie de remise de diplôme d’infirmière, en présence du docteur Youssef Belabbès, futur ministre et ambassadeur. COLLECTION PERSONNELLE
« Nous n’avons jamais cru que l’ancien employé de maison avait fait ça tout seul, raconte aujourd’hui Michèle Cayot-Tonellot, blessée ce soir-là. On se disait que cela pouvait avoir un lien avec le fait que papa était favorable à l’indépendance de l’Algérie et qu’il soignait tout le monde sans distinction, y compris des gens du FLN qui traversaient la frontière. Plus tard, on a pensé à l’OAS [Organisation armée secrète, un groupe armé clandestin pro-Algérie française], mais on n’a jamais su.» Elle poursuit : « J’avais à peine 6 ans. On a eu l’impression que la bombe avait été lancée du toit. J’ai aussi le souvenir d’un impact au pied du lit où j’étais avec maman. J’ai été blessée, mais cela aurait pu être beaucoup plus grave. »
Confrontée aux archives de Jacques Foccart prouvant la responsabilité de l’Etat français, Michèle Cayot-Tonellot confie que cette information a réveillé de douloureux souvenirs chez certains membres de la famille, notamment ses frères. « J’ai été plus protégée qu’eux, même si au lycée, des camarades me traitaient de “fille de fellaga”. »
Sur les éventuels griefs de la France contre son père, elle s’insurge : « C’était un gaulliste, un anticolonialiste et un homme qui faisait peu de compromis avec ses convictions, c’est vrai, mais il n’était pas encarté au FLN ».
Médecin atypique
Louis Tonellot naît le 19 avril 1911, à Oran, une ville portuaire située dans le nord-ouest de l’Algérie. Il se marie avec Yvonne Sendra, qui a, pour sa part, grandi à Sidi Bel Abbès. Dès le début des « événements », la famille de la jeune femme prend fait et cause pour le maintien de ce territoire dans le giron français, ce qui ne facilite pas les relations.
L’activisme de son époux ne se limite pas au conflit algérien. Louis Tonellot, c’est d’abord un tempérament. En 1943, alors qu’il faisait passer des visites médicales aux futurs goumiers, ces soldats de l’armée d’Afrique qui participeront, notamment, à la libération de la Corse puis à la campagne d’Italie, un aspirant lui aurait lancé, sous forme de boutade, qu’il ne prenait guère de risques installé derrière son bureau. En guise de réponse, Louis Tonellot s’est engagé et il a intégré comme médecin-chef l’état-major du IVe tabor goum, rattaché, en juin 1943, à la VIIe armée américaine du général Patton. Nommé lieutenant, il a débarqué en Sicile à l’été 1943. « On nous a toujours dit que papa avait été décoré de la Silver Star par l’armée de Patton, mais nous ne l’avons jamais retrouvée », glisse sa fille.
Louis Tonellot, en juin 1962, directeur de l’hôpital Avicenne, à Rabat, au Maroc, saluant la livraison de médicaments par un officier de la marine américaine. US NAVY
Le lieutenant Tonellot n’ira pas plus loin. Il retrouve la vie civile auprès des siens à Midelt, une ville du centre du Maroc, où il exerce en tant que médecin jusqu’en 1953, s’occupant notamment des ouvriers employés dans les mines d’Aouli.
Là aussi, son passage laissera des marques. A l’époque, ce pays ne reconnaît pas encore la silicose comme une maladie professionnelle. Or, en auscultant d’anciens mineurs, le docteur Tonellot constate les graves affections pulmonaires provoquées par cette maladie. Lors d’un congrès de médecins, il s’indigne : « Niant l’évidence avec une mauvaise foi consommée, les cadres de la mine assuraient qu’il s’agissait de cas de tuberculose. (…) Proposition me fut faite d’être muté pour un poste de mon choix. Inutile de dire que je refusais. Je n’acceptais que lorsque le diagnostic que j’avais établi fut finalement confirmé en 1953, entraînant la reconnaissance officielle de cette maladie. »
En 1955, on lui confie la direction d’un petit hôpital de province, à Berkane, puis d’un autre à Mogador (l’actuelle Essaouira). Alors que le pays vient d’accéder à l’indépendance, il affiche sa volonté de participer à la naissance d’un « Nouveau Maroc ». Cet engagement le rapproche des dirigeants du pays, comme le président du conseil marocain, son ami Ben M’Barek Lahbil Bekkaï, lequel le promeut, le 31 mars 1956, directeur de l’hôpital Maurice-Loustau d’Oujda et, par la même occasion, chef du service régional de la santé publique. Début avril, voici Tonellot installé sur place.
Louis Tonellot montre l’exemple, dans les années 1960, afin de vanter l’excellence des personnels soignants de l’hôpital Avicenne, à Rabat, qu’il dirige alors. COLLECTION PERSONNELLE
Sa prise de fonctions n’échappe pas aux services de renseignement français, ni au consulat de France dans cette ville. L’ambassade, à Rabat, s’agace vite, elle aussi. Dès l’automne suivant, une longue « note de renseignement sur l’hôpital Maurice-Loustau et sur la situation médicale dans la province d’Oujda » remonte à Paris.
Y sont relatés dans le détail les bouleversements entraînés par la nomination de ce directeur atypique. Ces précisions notamment : « Appartenant au mouvement Conscience française, adhérent au mouvement France-Maghreb, affilié au Parti communiste, le docteur Tonellot, précédemment chef de l’hôpital Hudde à Berkane, avait été muté à Mogador pour des raisons politiques et professionnelles. » Le courroux naissant des autorités françaises est, dans un premier temps, lié au fait, selon cette même note, qu’« il s’attache à faire de Loustau un centre hospitalier exclusivement marocain, où pourraient être soignés et traités les rebelles blessés en Algérie ».
« Lutte ouverte contre les autorités »
Trois mois suffisent pour que Louis Tonellot réforme en profondeur le fonctionnement de l’établissement. Il renouvelle le personnel soignant et provoque la démission de cinq des huit médecins en poste. Les services de renseignement y voient une manœuvre pour « les remplacer par des médecins choisis uniquement en fonction de leurs convictions politiques ». D’après la note, cette affirmation est en partie fausse. Ainsi, le docteur Bonnel, chirurgien et « ex-militant du Parti communiste, acquis à la cause des rebelles algériens », opérait déjà des rebelles blessés avant l’arrivée du docteur Tonellot.
L’ambiance à l’hôpital est tendue. Le directeur pousse les mandarins vers la sortie. Le docteur Benhaïm, chargé du service de médecine générale, refuse de partir. Il finit par accepter quand il est menacé d’être privé de salaire à compter du 30 juin 1956. Le chef du service d’oto-rhino-laryngologie et d’ophtalmologie, le docteur Veyrier, tente de plaider sa cause auprès de la Direction de la santé et de l’hygiène publique, à Rabat. En vain. Il part aussi le 30 juin. Le docteur Massonneau, responsable du service de phtisiologie, visé par une pétition signée par des malades qui demandent son départ, obtient un congé administratif de quatre mois, dans l’espoir de revenir. La pédiatre, le docteur Benoit-Jeanette, part d’elle-même, remplacée par le docteur Rahal, « un Français musulman d’Algérie », mentionnent les services de renseignement. Les recours des exclus devant l’ordre des médecins n’aboutissent pas. Des médecins algériens, les docteurs Saïd de Marnia et Haddam, rejoignent le docteur Rahal.
Louis Tonellot recrute également des adjoints de santé marocains à Rabat et à Casablanca pour, dit-il, « remettre l’hôpital d’aplomb ». Sa stratégie de recrutement, localement ou dans d’autres hôpitaux de la région, énerve ses collègues européens. Le renseignement français relaie ce sentiment : « Le personnel musulman, fort de l’appui qui lui est ainsi accordé, n’accepte plus ni ordres ni remarques de la part de ses supérieurs français. Ces derniers sont souvent l’objet de plaintes injustifiées de la part de malades marocains poussés par des meneurs tolérés ou protégés par le docteur Tonellot. »
Au mois d’avril 1956, à l’entrée en fonctions du nouveau directeur, l’hôpital Maurice-Loustau compte 600 lits. Jusqu’en mars, 500 d’entre eux étaient occupés par des Marocains et une centaine par des Européens. Le nombre de ces derniers tombe à une dizaine après l’arrivée du docteur Tonellot. L’une des explications de cette soudaine désertion, à en croire la note de renseignement, serait « les vexations dont sont victimes les Européens dans leur amour-propre ». Derrière cette formulation se cache une raison que même le « secret-défense » qui frappe ces documents ne saurait totalement dissimuler. Avant le changement de direction, les malades, selon qu’ils soient français de souche ou marocains, étaient logés dans des services distincts, « cela non dans un esprit raciste, précise la note, mais pour respecter les différents modes de vie des Européens et des musulmans ». Jugeant cette séparation contraire à ses valeurs et à l’esprit du « Nouveau Maroc », le docteur Tonellot a rassemblé les patients dans les mêmes salles et fait servir à tous la même nourriture marocaine.
Mais c’est une autre raison qui va convaincre les autorités françaises et leurs agents d’essayer de l’assassiner : le nombre croissant de combattants du FLN soignés dans cet hôpital. « Ils accueillent des individus en lutte ouverte contre les autorités françaises en Algérie, se plaignent les services, et, grâce à des diagnostics volontairement erronés, font admettre les rebelles blessés àl’hôpital Loustau. » En mai 1956, la fiche d’un patient reçu par le médecin algérien Abdesslam Haddam indique : « Syndrome abdominal aigu. » Un autre médecin, français, constate, lui, deux blessures par balles et refuse de signer le bulletin d’hospitalisation, pour ne pas être complice.
Les synthèses des services
Le 16 juin 1956, sous les yeux d’un infirmier français qui joue les indicateurs pour le consulat de France à Oujda, le même docteur Haddam « a rendu visite à quinze rebelles admis la veille, les a accueillis comme des amis retrouvés et les a embrassés ». Le lendemain, le médecin algérien accompagne cinq d’entre eux, à 18 h 45, en salle de traumatologie. « Le docteur Haddam paraît être l’un des principaux organisateurs de l’aide apportée aux rebelles algériens », assurent les services, avant d’ajouter : « Depuis le mois d’avril 1956, le nombre de rebelles algériens blessés, soignés ou opérés à l’hôpital Loustau s’élèverait à une centaine. » La seule journée du 15 juin, dix blessés par balles sont hospitalisés.
Pour les services français, l’action des docteurs Tonellot, Bonnel, Haddam et « du personnel hospitalier qui leur est dévoué répond, en premier lieu, à celle dictée par le Parti communiste, dont ils sont tous militants ou sympathisants ». Puis, ces services abattent ce qu’ils pensent être leur meilleur argument : « Les précautions prises par ces médecins montrent d’ailleurs qu’ils n’ignorent rien du caractère illicite de leur activité, malgré une attitude qu’ils prétendent dictée par un sentiment purement humanitaire et par leur devoir de médecin. »
Les synthèses du Sdece et des autorités consulaires françaises au Maroc sur l’activité de l’hôpital Maurice-Loustau continuent d’alimenter, en 1956 et début 1957, le commandement militaire en Algérie. « Les soins donnés aux fellagas algériens blessés nécessitent un trafic complexe tant matériel qu’administratif pour dissimuler au maximum le nombre d’entrées, l’identité des entrants et justifier en malades marocains fictifs le nombre de malades algériens admis en fraude. Les individus ainsi hospitalisés sont d’ordinaire en possession de faux papiers d’identité et tous sont inscrits comme ressortissants marocains. »
Dès le mois de mai 1956, le renseignement français a signalé l’aménagement, à Oujda, à des fins de discrétion, d’une salle d’urgence dans le centre de santé attenant à l’hôpital, rue Jules-Colombani. Une décision prise, indiquent les rapports, pour « pratiquer des interventions chirurgicales sans attirer l’attention des médecins et du personnel français travaillant à l’hôpital et soustraire les hospitalisés à toutes les formalités administratives nécessaires pour entrer à l’hôpital ».
De fait, cet établissement joue un rôle très précis dans le circuit de prise en charge des blessés du FLN. Ces derniers sont soignés soit sur place en Algérie, soit au Maroc dans des zones contrôlées par l’armée de libération, telle celle de Béni-Snassen où se trouve un centre d’hébergement et un hôpital de campagne. Mais si leur état nécessite une intervention chirurgicale plus lourde, ils sont transportés à Oujda par les ambulances de l’hôpital de Berkane, dont les déplacements ne sont pas surveillés.
Début 1957, l’activité de l’hôpital Maurice-Loustau s’intensifie. Le renseignement militaire français au Maroc s’en fait l’écho dès le 4 janvier : « Afflux fellagas blessés à l’hôpital Loustau, Oujda, augmente suite aux accrochages récents région Tlemcen. » Le 13 février, nouveau message : « Un PC est installé à l’hôtel Marakech, à Oujda, où tout rebelle blessé est contrôlé avant et après hospitalisation à Loustau. Grosse circulation véhicules aux environs, avec appui autorités marocaines, flux de 400 rebelles soignés à Oujda, les grièvement atteints à Loustau, les autres chez des particuliers par des médecins itinérants de l’hôpital. Un asile d’aliénés désaffecté du quartier de Lazaret à Oujda sert depuis six semaines de centre de convalescence. »
La rancœur de Paris
L’attentat de juin 1957 contre le docteur Tonellot et sa famille ne change en rien la politique d’accueil et de soins du médecin en faveur des blessés algériens du FLN. Le 23 avril 1958, l’état-major français est ainsi informé par des chefs rebelles capturés par les forces de l’ordre que « les malades atteints de maux sérieux sont toujours hospitalisés à l’hôpital Loustau à Oujda, où ils reçoivent des soins des docteurs Haddam, Boukli, Sauvaget et Tonellot ».
Dans un premier temps, les autorités françaises ont cherché un biais juridique pour contrer le soutien des équipes de Tonellot au FLN. En vain. « Aucune poursuite ne semble actuellement possible au Maroc, à l’encontre des individus apportant leur aide à la rébellion algérienne avec l’accord tacite du gouvernement marocain, regrette un diplomate dans un autre document secret. La seule solution propre à stopper cette activité anti-française réside dans un renforcement des mesures de surveillance de la frontière algéro-marocaine. »
Le Sdece ne cache pas non plus sa rancœur contre le Maroc. Il le dit dans une note sur les « activités FLN au Maroc et sur l’aide marocaine à la rébellion algérienne » adressée, le 25 juillet 1957, au président du Conseil français de l’époque, le radical Maurice Bourgès-Maunoury. Pour le Sdece, les protections dont bénéficie le réseau Tonellot correspondent « au désir du gouvernement marocain d’apporter indirectement et sans se compromettre une aide effective à l’armée de libération algérienne ». Les agents français soulignent qu’« en dépit de sa prudence, le gouvernement marocain (…) apporte un soutien diplomatique à la cause algérienne » et œuvre pour le « financement » et le« recrutement d’Algériens résidant au Maroc, ou même des Marocains », voire pour du « trafic d’armes ».
Trop exposé, malgré la présence de gardes armés devant sa maison, le docteur Tonellot finit par quitter Oujda en 1959. A Rabat, il prend la tête de l’hôpital Avicenne (devenu Ibn Sina) à la demande du roi Mohammed V, dont il devient l’un des médecins. « Jusqu’en 1962, précise sa fille Michèle, nous avons été bannis de notre ambassade à Rabat et nous ne pouvions pas rentrer en France ».
Les choix de Louis Tonellot ont aussi eu des répercussions dans son cercle familial. Le mari de sa sœur est membre de l’OAS, organisation engagée dans une sale guerre contre les réseaux de soutien au FLN. Pourtant, l’engagement du docteur Tonellot va sortir ce même beau-frère d’un très mauvais pas. « Vers la fin de la guerre, raconte sa fille, le FLN a arrêté cet oncle et interrogé ma tante, sa femme. Ils se sont aperçus qu’elle avait comme nom de jeune fille le même que celui de mon père. Ils ont laissé la vie sauve à son mari. Autrement, ils l’auraient fusillé. »
Louis Tonellot, en mai 1986, lors de sa retraite à Montpellier. COLLECTION PERSONNELLE
Spectateur privilégié des luttes de pouvoir au sein du régime chérifien, ce père à la vie tumultueuse et riche prendra peu à peu ses distances avec Hassan II, notamment après la mort, le 16 août 1972, de Mohamed Oufkir, son ministre de l’intérieur, puis de la défense. Selon le pouvoir, qui l’accuse d’avoir fait partie d’un coup d’Etat raté, Oufkir s’est suicidé. « La femme d’Oufkir a demandé à papa, qui était ami avec son mari, de venir constater les causes de la mort par lui-même, se rappelle Michèle Cayot-Tonellot. Il n’a pas été long àdécouvrir la trace d’un impact de balle dans le dos… » Se reconnaissant de moins en moins dans les nouvelles générations au pouvoir, Louis Tonellot finit, en 1977, par rentrer en France, ce pays qui avait tenté de l’assassiner une nuit de juin 1957.
Par Jacques FollorouPublié le 12 mai 2022 à 03h14 - Mis à jour le 19 mai 2022 à 11h37
Le juriste Massensen Cherbi estime que l’amélioration économique du pays est significative depuis l’indépendance, le 5 juillet 1962, mais que le maintien de la primauté des militaires dans le système demeure une source de frustration pour la population.
Spécialiste de l’évolution constitutionnelle de l’Algérie, Massensen Cherbi est docteur en droit, diplômé de l’université Paris-Panthéon-Assas. Il est attaché temporaire d’enseignement et de recherche en droit public à Sciences Po Grenoble.
Soixante ans après l’indépendance de l’Algérie, quel bilan en faites-vous ?
Je vais commencer par une anecdote. Un jour, j’ai posé la question du bilan de l’indépendance à un Algérien à la retraite qui avait exercé la profession d’ingénieur et devait avoir autour de 18 ans en 1962. Il m’a répondu : « Quand j’étais jeune, on s’éclairait à la bouse de vache. » Aujourd’hui, il vit dans une belle villa sur les hauteurs d’Annaba, dans l’Est algérien. Il est incontestable que, sur le plan de l’économie ou de l’éducation, l’Algérie a enregistré des avancées en comparaison avec l’époque coloniale. Il y avait environ 15 % d’Algériens scolarisés à l’école de la République en 1954. Ils le sont pratiquement tous aujourd’hui.
On entend parfois, chez des nostalgiques de l’Algérie française, dire que la France avait construit une quinzaine de barrages en cent trente-deux ans de colonisation. Soixante ans après l’indépendance, l’Algérie en possède près de quatre-vingts. Ce qui n’a pas empêché les frustrations et le sentiment de « mal-vie ».
D’un côté, la rente pétrolière, qui a permis d’acheter la paix sociale, a contrarié la diversification de l’économie et a approfondi la dépendance aux hydrocarbures. D’un autre côté, l’enrichissement relatif n’a pas comblé des aspirations à l’épanouissement. Il y a même l’impression d’un grand gâchis au regard du potentiel dont le pays disposait et dispose toujours et qui aurait dû lui permettre d’aller vers l’avant.
La prééminence des militaires dans le système politique a été fortement contestée durant le Hirak, en 2019. Quelle est la réalité de cette emprise ?
Cette question s’est posée dès la guerre d’indépendance. Le congrès du Front de libération nationale (FLN) de la Soummam, en 1956, avait posé le principe de la primauté du politique sur le militaire. Néanmoins, son instigateur, Abane Ramdane, a été assassiné en 1957.
Les trois colonels, Krim Belkacem, Abdelhafid Boussouf et Lakhdar Bentobal ont alors pris le dessus au sein du FLN. Ils ont ensuite été eux-mêmes écartés par un autre colonel, Houari Boumédiène, qui a pris le pouvoir, durant l’été 1962, contre les wilayas [collectivités territoriales] de l’intérieur et le gouvernement provisoire de la République algérienne, par la force dont il disposait grâce à l’armée des frontières.
Un « système politique militarisé », selon la formule du juriste Madjid Benchikh, s’est ainsi mis en place, même si le régime avait une apparence civile à l’indépendance, avec le nouveau président Ahmed Ben Bella. Ce système est devenu encore plus ouvertement militaire après le coup d’Etat de Boumédiène, en 1965.
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Ce système est-il toujours en place ?
Les années 1980 avaient, certes, été marquées par une dépolitisation de l’armée, comme l’a montré la politologue Myriam Aït-Aoudia, avec une Constitution de 1989 qui avait enlevé à l’armée son rôle de bouclier de la révolution socialiste.
L’institution militaire s’est toutefois repolitisée à l’occasion de la montée en puissance du Front islamique du salut (FIS), qui a débouché sur la suspension du processus électoral, en janvier 1992. L’avènement du président Abdelaziz Bouteflika, en 1999, s’inscrivait ainsi dans une certaine continuité, puisqu’il avait lui-même été le protégé du colonel Boumédiène, auquel il devait sa carrière. Et c’est finalement l’armée qui l’a renversé, le 2 avril 2019. Car les manifestants du Hirak avaient beau scander « Non au cinquième mandat », Bouteflika restait en place.
Les mécanismes institutionnels étaient en effet impuissants à en permettre la destitution et il n’a démissionné qu’après un communiqué de l’armée l’appelant à quitter ses fonctions « immédiatement ». Et, durant toute cette année 2019, le pouvoir réel de l’armée ne s’est jamais fait autant ressentir.
C’est à ce moment-là qu’est apparue, au sein du Hirak, cette revendication d’un « Etat civil, non militaire », qui renvoie à la prééminence du politique sur le militaire, déjà formulée lors du fameux congrès de la Soummam ou encore dans le projet de Constitution de la fédération de France [du FLN], en 1962. En guise de réponse, l’armée l’a diabolisée avant d’introduire dans la Constitution amendée le 1er novembre 2020 une nouvelle disposition lui conférant la mission de défendre « les intérêts vitaux et stratégiques du pays » (article 30, alinéa 4). C’est-à-dire qu’elle ade jure constitutionnalisé ce qui, jusque-là, relevait du de facto. Le « pouvoir réel » de l’armée est désormais dans la Constitution.
Lors de son émergence, le 22 février 2019, on avait qualifié ce mouvement de « révolution du sourire ». Et, pour l’avoir vécu in situ, je peux témoigner que le terme était bien approprié. Les manifestants étaient heureux de pouvoir exprimer leur souveraineté, leur joie d’être Algériens, leur volonté de faire nation.
Puis est arrivée la répression, le 19 juin, avec le prétexte du drapeau amazigh [berbère] déployé dans les marches qui a ouvert la voie à la répression tous azimuts contre le Hirak. L’enthousiasme a alors cédé la place à une désillusion inversement proportionnelle. Je me souviens avoir enseigné, en décembre 2019, à Alger, à des étudiants, relativement privilégiés par ailleurs, qui me disaient : « Monsieur, on a tous envie de partir. »
Aujourd’hui, le sentiment prévaut d’un grand gâchis. Après l’enthousiasme populaire qui rappelait la joie de la libération de 1962, on avait l’impression de revivre le retournement de situation de l’été 1962. Comme s’il y avait un parallèle entre un Hirak « confisqué » et ce que Ferhat Abbas avait qualifié d’« indépendance confisquée ». L’ « indépendance » était d’ailleurs l’un des slogans-phares du Hirak, je me souviens même d’une pancarte sur laquelle il était écrit « 1962, indépendance du pays, 2019, indépendance du peuple ».
Mais cet échec du Hirak n’est-il pas également dû à ses propres faiblesses, et notamment à son incapacité à s’auto-organiser ?
Il y a eu, en fait, tout un arsenal répressif qui a empêché cette organisation. Le Hirak a dû faire face à un appareil constitutionnel et législatif liberticide, en matière de droits à manifester, à créer des associations ou des partis politiques. Et il y a eu aussi cette propagande visant à créer des ennemis de l’intérieur.
Bouteflika est parti, mais le système politique est resté en place durant tout le Hirak. C’est ce qui fait la différence avec la Tunisie, où le démantèlement du système Ben Ali [1987-2011] a pu autoriser une transition démocratique en 2011. Il est un peu facile d’accuser les faiblesses du Hirak alors qu’il a dû affronter un système répressif demeuré intact.
Cette emprise de l’armée n’est-elle pas due, au fond, aux circonstances de la naissance de l’Etat algérien, dans la violence d’une guerre coloniale ?
Je ne pense pas qu’il y ait de fatalité. Si l’on fait du droit comparé, on observe que la Ve République française est née d’un coup d’Etat militaire, le 13 mai 1958 à Alger, et cet événement fondateur n’a pas pour autant produit de système politique militarisé en France.
L’ex-URSS est issue d’une révolution armée, mais Staline, un civil, a rapidement pris le dessus sur le fondateur de l’Armée rouge, Trotski, jusqu’à purger une grande partie des officiers soviétiques. Il n’y a pas nécessairement de lien de cause à effet entre la mainmise des militaires et le fait d’être issu d’une révolution armée.
En Algérie même, l’armée avait accepté en 1989 d’accompagner la transition démocratique, processus remis en cause par la montée du FIS. Or ce péril islamiste a aujourd’hui disparu, on l’a bien vu lors du Hirak. Il n’y a pas d’irréversibilité, il est possible d’en sortir. L’armée elle-même gagnerait à la dépolitisation qui lui permettrait de renforcer ses attributs traditionnels de défense des frontières.
Qu’en est-il de l’idée de pluralité – linguistique, régionale, religieuse – de la société algérienne après soixante ans d’indépendance ?
C’est tout l’enjeu autour de l’identité. Doit-elle être enfermée, définie, ou doit-elle rester ouverte ? La difficulté s’était posée dès le mouvement national, notamment avec la définition d’une identité centrée uniquement sur l’islam et l’arabité tandis qu’un autre courant proposait que l’Algérie soit plus généralement qualifiée d’algérienne. Cette notion d’Algérie algérienne, qui a créé une crise en 1949 au sein du mouvement national, signifie que l’identité est diverse, vivante et qu’elle est susceptible d’évolutions. En 1962, le projet de Constitution de la fédération de France faisait ainsi simplement référence à une « culture nationale authentique » non définie, c’est-à-dire ouverte.
C’est pourtant la conception d’un enfermement sur l’islamité et l’arabité qui a fini par prévaloir dans les textes constitutionnels ou les chartes nationales. Face aux mouvements de contestation berbère – le « printemps berbère » de 1980 ou le « printemps noir » de 2001 –, l’amazighité va toutefois finir par être reconnue. La langue, le tamazight, va ainsi être constitutionnalisée comme langue nationale en 2002 puis langue officielle en 2016. Mais l’arabe demeure « la » langue nationale et officielle « de l’Etat », tandis que le tamazight est « une » langue nationale et officielle, sans préciser de quoi. Il y a donc une certaine ouverture au pluralisme linguistique mais celle-ci demeure assez limitée, formelle. La proportion d’Algériens scolarisés en tamazight n’excède pas quelques pour cent.
Et la diversité religieuse ?
Alors là, c’est le grand tabou. L’islam est religion d’Etat depuis 1963 et, sur le pluralisme religieux, l’Algérie s’est tantôt ouverte tantôt refermée.
En réalité, il y a toujours eu une certaine tolérance vis-à-vis des catholiques. Il y a même une reconnaissance des cultes – catholique, protestant et juif– dans la législation algérienne. Mais force est de constater que, avec le départ après 1962 des Européens et des juifs d’Algérie, le pays a perdu de cette diversité, ces dispositions législatives sont restées assez largement théoriques. Les Algériens ont ainsi vécu progressivement dans un entre-soi musulman, même si cet islam algérien a connu des rebondissements.
Après l’indépendance, l’islam réformiste a été promu contre l’islam traditionnel, confrérique et maraboutique. Puis, avec la montée de l’islam politique dans les années 1980, les autorités ont effectué une marche arrière, cette fois-ci en faveur de l’islam confrérique et maraboutique. Evoluant dans cet entre-soi musulman, les Algériens ne sont pas habitués à l’altérité religieuse. On le voit avec l’ordonnance de 2006 condamnant le « prosélytisme » à l’égard des musulmans, qui vise les néo-évangéliques mais aussi les catholiques.
Malgré les ouvertures, comme l’insertion dans les programmes scolaires de saint Augustin – né à Souk-Ahras (à l’époque Thagaste), en Algérie –, il y a toujours cet enfermement institutionnel. La liberté de conscience a ainsi été supprimée de la Constitution lors de la révision de 2020.
Cela signifie-t-il qu’il y a un approfondissement de l’islamisation de la société algérienne ?
C’est plus compliqué. En réalité, on a plutôt l’impression d’une sécularisation progressive de la société algérienne, comme ailleurs dans le monde. Les manifestations du Hirak, où les revendications islamistes étaient quasi nulles, l’ont bien montré. Il y a, en quelque sorte, un paradoxe entre un enfermement institutionnel dans une identité mono-confessionnelle et une sécularisation progressant lentement mais sûrement dans la société elle-même.
Comment les rapports avec la France ont-ils évolué depuis l’indépendance ?
Il faut faire la différence entre les rapports institutionnels entre Etats et la manière dont la population les perçoit. Quand l’amitié officielle est au plus haut, il y a la perception, au sein de la population, que la France soutient le régime.
Ainsi lors de la visite de Jacques Chirac à Alger, après la réélection de Bouteflika en 2004, le journal El Watan titra : « La caution de Paris » et Le Matin : « Chirac blanchit Bouteflika ». Puis, quand Emmanuel Macron a « salu[é] », en mars 2019, la décision de Bouteflika de renoncer à sa candidature à un cinquième mandat, ou quand il a exprimé son soutien au président Abdelmadjid Tebboune – déclarant, en novembre 2020 à Jeune Afrique, qu’il ferait tout son « possible pour [l’]aider » – l’impression a dominé, dans les rangs du Hirak, que la France manipulait les dirigeants d’Alger, qu’elle continuait de tirer les ficelles en coulisse, qu’elle n’avait, en fait, jamais quitté l’Algérie depuis 1962.
A contrario, si Paris critique les autorités algériennes, alors fuse l’accusation de la « main de l’étranger ». La difficulté pour la France est que, quoi qu’elle fasse, elle se trouve dans une position embarrassante.
J’ajoute un autre élément qui façonne la perception algérienne de la France. Il s’agit des chaînes françaises d’information en continu qui sont très regardées en Algérie. Or nombre de ces émissions donnent la parole sans contradiction à des tenants de la « nostalgérie »[nostalgie de l’Algérie française] énonçant des énormités sur la conquête et le passé colonial. Sans compter une couverture obsessionnelle des histoires de voile ou de burkini. Quand le public algérien voit et entend tout cela, il finit par se convaincre que la France demeure hostile à l’Algérie et aux Algériens vivant en France.
Conseiller honoraire à la Cour de cassation, ancien membre du collège de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, Grégoire Finidori, retrace le contexte historique français à la fin de la IVème République, puis le retour de De Gaulle. Il explique le revirement de la politique algérienne du chef de l’Etat qui va susciter une série de crises conduisant, à partir de 1961, à la création de juridictions de pure circonstance comme le Haut Tribunal militaire ou la Cour militaire de justice. C’est un regard professionnel sur ces juridictions et sur la façon dont les affaires ont été jugées qu’il nous délivre, tout en faisant revivre les figures marquantes de cette époque, des généraux putschistes au lieutenant-colonel Bastien-Thiry.
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