LA VOIX D’UN PROLÉTAIRE COLONISÉ
En pleine guerre d’Algérie, Ahmed, ouvrier algérien rebelle, « raconte sa vie » dans la revue marxiste Socialisme ou barbarie. Les éditions Niet ! rééditent son témoignage, qui remet en perspective la dimension socio-économique de la lutte indépendantiste.
Soixante ans après l’indépendance de l’Algérie, son histoire est aplatie à l’intérieur de la grande épopée mondiale de la décolonisation. D’une multiplicité de destins n’émergent globalement que deux prismes de lecture : d’un côté, le colonisateur européen qui s’empare de territoires, opprime les populations et exploite cyniquement les ressources ; de l’autre, des peuples qui paient de leur sang le prix de la liberté. À l’intérieur de ce schéma, la société algérienne est plus complexe : aucune autre colonie n’a été aussi « intégrée » à sa métropole, tandis que sur place les Européens représentent plus de 10 % de la population. Publié en 1959-60 dans la revue marxiste antistalinienne Socialisme ou barbarie sous le titre « Un Algérien raconte sa vie », réédité en mai chez Niet ! sous la forme d’un petit livre sous-titré « Tribulations d’un prolétaire à la veille de l’indépendance », le témoignage d’Ahmed redonne chair à la condition des dominés de l’Algérie coloniale.
Les origines d’Ahmed ne sont pas les plus confortables, mais lui fournissent un sacré poste d’observation. Son père meurt quand il est bébé et sa mère doit retourner dans sa famille, issue de la bourgeoisie locale, qui la maltraite. Alors que ses cousins, la raie sur le côté, vont à l’école, Ahmed, on l’y envoie à peine : ce grand écart social est le tissu qui fait les révolutionnaires. Tout gosse, il en chie, est envoyé trimer chez des artisans qui le roulent et lui mettent sur la gueule ; presque aussi vite, il se rebiffe. À 13 ou 14 ans, il arrête sa main au moment où elle va foutre un grand coup de marteau sur la nuque de son patron. Plus aguerri, il sabote méthodiquement la production chez ses employeurs véreux. Cet instinct de révolte, on ne sait jamais exactement d’où il vient, mais il confère au témoignage d’Ahmed son côté explosif, affûté, transversal.
RACISME À LA PAPA
L’Algérie de sa jeunesse, dans les années 1930-1940 – et qui survit surtout, dans l’imaginaire collectif, par les récits des pieds-noirs, aux premiers rangs desquels Albert Camus – est un monde contrasté. Ahmed rapporte des récits écœurants de petits cireurs escroqués par des Européens, de minots qui fraudent le tramway et dont un Français s’amuse à balancer le béret sur les rails… Celui qui râle finit en garde à vue, c’est la routine, même à 11 ans. Mais le racisme n’est pas seul en jeu. Au bal, les « Arabes corrompus », les riches qui collaborent avec le colonisateur, tirent leur épingle du jeu. La différence ethno-religieuse est le faux nez de la domination sociale. Une « donnée cruciale du système colonial », explique la postface, est « sa capacité à s’appuyer sur (ou à reconfigurer) des modes de domination qui lui préexistent ».
En 1945, las de la passivité de ses camarades exploités dans des boulots subalternes, Ahmed débarque en France. Le tableau n’est pas joli-joli. Bien avant la guerre d’Algérie, le racisme est partout. Ahmed, dont « [la] physionomie ne montre pas qu’[il est] algérien », a ses entrées dans tous les bars : ce qu’il y entend, c’est un racisme à la papa, ouvert, injurieux, gratuit, méchant, systématique. Quand, avec sa femme (française) et leur bébé, il veut prendre l’avion pour le bled, on le fait attendre toute la journée qu’il y ait assez d’Arabes pour remplir un vol.
LUTTES SOCIALES & LUTTES NATIONALES
Ahmed traverse les combats politiques comme sa vie de travailleur : le regard aiguisé, saisissant tout de suite les failles, empoignant toutes les opportunités. Encore en Algérie, il est proche du Parti communiste, le seul à s’agiter en défense des prolétaires. Mais les militants européens, ultra majoritaires, se foutent pas mal de ce que subissent les Arabes. La lutte nationaliste, c’est le constat quotidien de l’injustice qui l’y conduit. S’il sympathise, c’est, là encore, de l’extérieur. La répression sanglante des manifestations de mai 1945 – le « massacre de Sétif », avec ses 15 000 à 30 000 morts – lui inspire cette réflexion : « La plus belle connerie qu’ils ont faite, c’est d’oublier que malgré cette population qu’ils avaient massacrée, il y avait encore les enfants. » Des témoins innocents des exactions, qui grandiront dans le souvenir et la haine.
Pour Socialisme ou barbarie, le témoignage d’Ahmed permet de mettre en perspective luttes sociales et luttes nationales. Côté français, des ouvriers « nationalisés » par le Parti communiste, shootés à la haine du boche. Côté algérien, dit la postface, « une communauté dont les antagonismes en gestation excèdent les énoncés unificateurs imposés par le FLN » – l’arnaque aura duré jusqu’au Hirak. De part et d’autre de la Méditerranée, les constructions nationales balaient artificiellement la réalité de la conflictualité sociale. Reste à le faire comprendre à ceux qui commémorent ces jours-ci le souvenir de l’Algérie coloniale – de ses injustices et de ses crimes.
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