EEn 1957, les services français orchestrent un attentat contre le docteur Louis Tonellot, un directeur d’hôpital installé au Maroc et jugé trop proche des indépendantistes algériens. « Le Monde » révèle les dessous de cet « ordre de tuer » délivré par Paris, le premier connu, contre un citoyen français.
Cette nuit de juin 1957, la ville marocaine d’Oujda, frontalière de l’Algérie, devait être encore chaude du soleil de la journée. Ses habitants, dans les quartiers européens comme dans la médina, avaient dû laisser les fenêtres des chambres ouvertes, les rideaux flottant au gré de quelques souffles d’air.
Au centre de la cité, dans sa villa bourgeoise, le docteur Louis Tonellot, directeur de l’hôpital Maurice-Loustau, tardait à s’endormir, en dépit de l’heure avancée. Ce chirurgien de 46 ans était assis à son bureau. Il n’avait pas eu beaucoup de chemin à parcourir pour venir de l’hôpital. La maison familiale, entourée d’un grand jardin, se trouvait juste en face. Une rue à traverser, un bel escalier à gravir, et il arrivait chez lui, auprès des siens.
Les trois enfants du couple, deux garçons et une fille, dorment profondément. La petite dernière, Michèle, 6 ans à peine, a rejoint sa mère dans le lit parental. Tout semble paisible lorsque, tout à coup, une explosion retentit et fait trembler l’édifice. La bombe, deux kilos d’explosif plastique, était posée sur la terrasse des parents. La déflagration a soufflé les vitres, le mobilier et l’huisserie de la pièce. La fillette et sa mère ont été blessées par des éclats. Le père, lui, n’a rien, et peut donc prodiguer les premiers soins après s’être assuré que ses deux fils sont indemnes. A l’évidence, l’attentat visait à tuer. C’est un miracle si personne n’est mort. L’engin avait été mal orienté, conclueront les enquêteurs.
Peu de temps après, la police locale arrête un Marocain, un employé de maison renvoyé quelques mois plus tôt. A en croire le dossier judiciaire, il aurait agi par vengeance. Condamné à la prison, il n’en dira jamais plus sur ses motivations.
Le docteur Tonellot, lui, se dit qu’il n’a pas agi seul et que cet attentat, clairement ciblé, a sans doute un lien avec ses prises de position « politiques ». Farouche anticolonialiste, le médecin a eu le temps de se mettre du monde à dos dans les rangs des soutiens de l’Algérie française, de part et d’autre de la frontière. Il sait qu’on lui reproche, depuis deux ou trois ans, d’être « l’ami des fellagas », les Algériens engagés dans le combat pour l’indépendance.
D’autres hypothèses, plus fantaisistes, circulent à l’époque sur cette tentative d’assassinat. Des officiels français laissent ainsi entendre que le Front de libération nationale (FLN) algérien aurait pu la commanditer. Le docteur Tonellot, décédé à Montpellier en 1996, et sa famille en sont restés au stade des hypothèses. Jamais ils n’ont su la vérité.
Soixante-cinq ans après, Le Monde est en mesure de lever le voile sur cet épisode oublié : ce sont les autorités françaises elles-mêmes, prêtes à tout pour conserver l’Algérie, qui avaient autorisé cette opération contre le chirurgien, jugé gênant par Paris. Autrement dit, ce dernier a été victime d’un « ordre de tuer », le premier connu à ce jour, donné par un gouvernement français contre l’un de ses ressortissants.
La preuve ? Un document confidentiel, daté de l’été 1958, exhumé du fonds d’archives personnelles de Jacques Foccart, homme de confiance du général de Gaulle, chargé de suivre les services secrets et les affaires africaines. Cette pièce, et d’autres découvertes par Le Monde aux archives diplomatiques et dans celles du ministère des armées, montrent à quel point l’histoire du docteur Tonellot s’inscrit dans le cadre de la guerre secrète menée en Afrique du Nord entre 1956 et 1962.
« On n’a jamais su »
Pour comprendre d’où viennent ces documents, il faut revenir au printemps 1958. Tout juste de retour au pouvoir, le général de Gaulle confie à Foccart la coordination d’un programme d’opérations clandestines sur fond de conflit algérien.
Au cours de l’été, soit un an après l’attentat contre le chirurgien français d’Oujda, Foccart demande ainsi au service action du Sdece (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage, l’ancêtre de la DGSE), chargé de telles missions – menaces, attentats, sabotages, mais aussi assassinats –, de lui rendre compte de l’ensemble des « opérations réalisées depuis le 1er janvier 1956 ». Un état des lieux avant d’envisager la suite.
En retour, Jacques Foccart reçoit du Sdece un tableau classé « secret-défense » indiquant, pour chaque action conduite par les agents français, le « but à atteindre », le lieu, les moyens utilisés et le résultat. Sur les trente-huit opérations mentionnées, dix-sept ont été réussies, dix-sept ont été annulées, notamment « sur ordre supérieur » ou pour « sécurité douteuse », et quatre sont qualifiées d’« échec[s] ». Au titre des projets d’assassinats, on relève, parmi les cibles, des noms d’Européens, souvent des Allemands membres de réseaux de soutien du FLN, de chefs de la rébellion algérienne ou de trafiquants d’armes étrangers.
En regardant attentivement, un seul patronyme à consonance française figure dans ce tableau : « Tonnelot ». Les informations qui y sont attachées, à part l’orthographe – Tonellot prend un seul « n » et deux « l » –, corroborent les événements vécus par la famille du médecin un an plus tôt. Il est écrit : « Tonnelot – Oujda – Juin 1957 – Dépose d’une charge sur la terrasse de l’objectif – La famille est atteinte ». Le Sdece qualifie cette opération de « réussite partielle », une appréciation assez flatteuse au regard de la réalité. Ce document, désormais accessible, atteste donc la responsabilité des services français dans cet attentat.
« Nous n’avons jamais cru que l’ancien employé de maison avait fait ça tout seul, raconte aujourd’hui Michèle Cayot-Tonellot, blessée ce soir-là. On se disait que cela pouvait avoir un lien avec le fait que papa était favorable à l’indépendance de l’Algérie et qu’il soignait tout le monde sans distinction, y compris des gens du FLN qui traversaient la frontière. Plus tard, on a pensé à l’OAS [Organisation armée secrète, un groupe armé clandestin pro-Algérie française], mais on n’a jamais su. » Elle poursuit : « J’avais à peine 6 ans. On a eu l’impression que la bombe avait été lancée du toit. J’ai aussi le souvenir d’un impact au pied du lit où j’étais avec maman. J’ai été blessée, mais cela aurait pu être beaucoup plus grave. »
Confrontée aux archives de Jacques Foccart prouvant la responsabilité de l’Etat français, Michèle Cayot-Tonellot confie que cette information a réveillé de douloureux souvenirs chez certains membres de la famille, notamment ses frères. « J’ai été plus protégée qu’eux, même si au lycée, des camarades me traitaient de “fille de fellaga”. »
Sur les éventuels griefs de la France contre son père, elle s’insurge : « C’était un gaulliste, un anticolonialiste et un homme qui faisait peu de compromis avec ses convictions, c’est vrai, mais il n’était pas encarté au FLN ».
Médecin atypique
Louis Tonellot naît le 19 avril 1911, à Oran, une ville portuaire située dans le nord-ouest de l’Algérie. Il se marie avec Yvonne Sendra, qui a, pour sa part, grandi à Sidi Bel Abbès. Dès le début des « événements », la famille de la jeune femme prend fait et cause pour le maintien de ce territoire dans le giron français, ce qui ne facilite pas les relations.
L’activisme de son époux ne se limite pas au conflit algérien. Louis Tonellot, c’est d’abord un tempérament. En 1943, alors qu’il faisait passer des visites médicales aux futurs goumiers, ces soldats de l’armée d’Afrique qui participeront, notamment, à la libération de la Corse puis à la campagne d’Italie, un aspirant lui aurait lancé, sous forme de boutade, qu’il ne prenait guère de risques installé derrière son bureau. En guise de réponse, Louis Tonellot s’est engagé et il a intégré comme médecin-chef l’état-major du IVe tabor goum, rattaché, en juin 1943, à la VIIe armée américaine du général Patton. Nommé lieutenant, il a débarqué en Sicile à l’été 1943. « On nous a toujours dit que papa avait été décoré de la Silver Star par l’armée de Patton, mais nous ne l’avons jamais retrouvée », glisse sa fille.
Le lieutenant Tonellot n’ira pas plus loin. Il retrouve la vie civile auprès des siens à Midelt, une ville du centre du Maroc, où il exerce en tant que médecin jusqu’en 1953, s’occupant notamment des ouvriers employés dans les mines d’Aouli.
Là aussi, son passage laissera des marques. A l’époque, ce pays ne reconnaît pas encore la silicose comme une maladie professionnelle. Or, en auscultant d’anciens mineurs, le docteur Tonellot constate les graves affections pulmonaires provoquées par cette maladie. Lors d’un congrès de médecins, il s’indigne : « Niant l’évidence avec une mauvaise foi consommée, les cadres de la mine assuraient qu’il s’agissait de cas de tuberculose. (…) Proposition me fut faite d’être muté pour un poste de mon choix. Inutile de dire que je refusais. Je n’acceptais que lorsque le diagnostic que j’avais établi fut finalement confirmé en 1953, entraînant la reconnaissance officielle de cette maladie. »
En 1955, on lui confie la direction d’un petit hôpital de province, à Berkane, puis d’un autre à Mogador (l’actuelle Essaouira). Alors que le pays vient d’accéder à l’indépendance, il affiche sa volonté de participer à la naissance d’un « Nouveau Maroc ». Cet engagement le rapproche des dirigeants du pays, comme le président du conseil marocain, son ami Ben M’Barek Lahbil Bekkaï, lequel le promeut, le 31 mars 1956, directeur de l’hôpital Maurice-Loustau d’Oujda et, par la même occasion, chef du service régional de la santé publique. Début avril, voici Tonellot installé sur place.
Sa prise de fonctions n’échappe pas aux services de renseignement français, ni au consulat de France dans cette ville. L’ambassade, à Rabat, s’agace vite, elle aussi. Dès l’automne suivant, une longue « note de renseignement sur l’hôpital Maurice-Loustau et sur la situation médicale dans la province d’Oujda » remonte à Paris.
Y sont relatés dans le détail les bouleversements entraînés par la nomination de ce directeur atypique. Ces précisions notamment : « Appartenant au mouvement Conscience française, adhérent au mouvement France-Maghreb, affilié au Parti communiste, le docteur Tonellot, précédemment chef de l’hôpital Hudde à Berkane, avait été muté à Mogador pour des raisons politiques et professionnelles. » Le courroux naissant des autorités françaises est, dans un premier temps, lié au fait, selon cette même note, qu’« il s’attache à faire de Loustau un centre hospitalier exclusivement marocain, où pourraient être soignés et traités les rebelles blessés en Algérie ».
« Lutte ouverte contre les autorités »
Trois mois suffisent pour que Louis Tonellot réforme en profondeur le fonctionnement de l’établissement. Il renouvelle le personnel soignant et provoque la démission de cinq des huit médecins en poste. Les services de renseignement y voient une manœuvre pour « les remplacer par des médecins choisis uniquement en fonction de leurs convictions politiques ». D’après la note, cette affirmation est en partie fausse. Ainsi, le docteur Bonnel, chirurgien et « ex-militant du Parti communiste, acquis à la cause des rebelles algériens », opérait déjà des rebelles blessés avant l’arrivée du docteur Tonellot.
L’ambiance à l’hôpital est tendue. Le directeur pousse les mandarins vers la sortie. Le docteur Benhaïm, chargé du service de médecine générale, refuse de partir. Il finit par accepter quand il est menacé d’être privé de salaire à compter du 30 juin 1956. Le chef du service d’oto-rhino-laryngologie et d’ophtalmologie, le docteur Veyrier, tente de plaider sa cause auprès de la Direction de la santé et de l’hygiène publique, à Rabat. En vain. Il part aussi le 30 juin. Le docteur Massonneau, responsable du service de phtisiologie, visé par une pétition signée par des malades qui demandent son départ, obtient un congé administratif de quatre mois, dans l’espoir de revenir. La pédiatre, le docteur Benoit-Jeanette, part d’elle-même, remplacée par le docteur Rahal, « un Français musulman d’Algérie », mentionnent les services de renseignement. Les recours des exclus devant l’ordre des médecins n’aboutissent pas. Des médecins algériens, les docteurs Saïd de Marnia et Haddam, rejoignent le docteur Rahal.
Louis Tonellot recrute également des adjoints de santé marocains à Rabat et à Casablanca pour, dit-il, « remettre l’hôpital d’aplomb ». Sa stratégie de recrutement, localement ou dans d’autres hôpitaux de la région, énerve ses collègues européens. Le renseignement français relaie ce sentiment : « Le personnel musulman, fort de l’appui qui lui est ainsi accordé, n’accepte plus ni ordres ni remarques de la part de ses supérieurs français. Ces derniers sont souvent l’objet de plaintes injustifiées de la part de malades marocains poussés par des meneurs tolérés ou protégés par le docteur Tonellot. »
Au mois d’avril 1956, à l’entrée en fonctions du nouveau directeur, l’hôpital Maurice-Loustau compte 600 lits. Jusqu’en mars, 500 d’entre eux étaient occupés par des Marocains et une centaine par des Européens. Le nombre de ces derniers tombe à une dizaine après l’arrivée du docteur Tonellot. L’une des explications de cette soudaine désertion, à en croire la note de renseignement, serait « les vexations dont sont victimes les Européens dans leur amour-propre ». Derrière cette formulation se cache une raison que même le « secret-défense » qui frappe ces documents ne saurait totalement dissimuler. Avant le changement de direction, les malades, selon qu’ils soient français de souche ou marocains, étaient logés dans des services distincts, « cela non dans un esprit raciste, précise la note, mais pour respecter les différents modes de vie des Européens et des musulmans ». Jugeant cette séparation contraire à ses valeurs et à l’esprit du « Nouveau Maroc », le docteur Tonellot a rassemblé les patients dans les mêmes salles et fait servir à tous la même nourriture marocaine.
Mais c’est une autre raison qui va convaincre les autorités françaises et leurs agents d’essayer de l’assassiner : le nombre croissant de combattants du FLN soignés dans cet hôpital. « Ils accueillent des individus en lutte ouverte contre les autorités françaises en Algérie, se plaignent les services, et, grâce à des diagnostics volontairement erronés, font admettre les rebelles blessés à l’hôpital Loustau. » En mai 1956, la fiche d’un patient reçu par le médecin algérien Abdesslam Haddam indique : « Syndrome abdominal aigu. » Un autre médecin, français, constate, lui, deux blessures par balles et refuse de signer le bulletin d’hospitalisation, pour ne pas être complice.
Les synthèses des services
Le 16 juin 1956, sous les yeux d’un infirmier français qui joue les indicateurs pour le consulat de France à Oujda, le même docteur Haddam « a rendu visite à quinze rebelles admis la veille, les a accueillis comme des amis retrouvés et les a embrassés ». Le lendemain, le médecin algérien accompagne cinq d’entre eux, à 18 h 45, en salle de traumatologie. « Le docteur Haddam paraît être l’un des principaux organisateurs de l’aide apportée aux rebelles algériens », assurent les services, avant d’ajouter : « Depuis le mois d’avril 1956, le nombre de rebelles algériens blessés, soignés ou opérés à l’hôpital Loustau s’élèverait à une centaine. » La seule journée du 15 juin, dix blessés par balles sont hospitalisés.
Pour les services français, l’action des docteurs Tonellot, Bonnel, Haddam et « du personnel hospitalier qui leur est dévoué répond, en premier lieu, à celle dictée par le Parti communiste, dont ils sont tous militants ou sympathisants ». Puis, ces services abattent ce qu’ils pensent être leur meilleur argument : « Les précautions prises par ces médecins montrent d’ailleurs qu’ils n’ignorent rien du caractère illicite de leur activité, malgré une attitude qu’ils prétendent dictée par un sentiment purement humanitaire et par leur devoir de médecin. »
Les synthèses du Sdece et des autorités consulaires françaises au Maroc sur l’activité de l’hôpital Maurice-Loustau continuent d’alimenter, en 1956 et début 1957, le commandement militaire en Algérie. « Les soins donnés aux fellagas algériens blessés nécessitent un trafic complexe tant matériel qu’administratif pour dissimuler au maximum le nombre d’entrées, l’identité des entrants et justifier en malades marocains fictifs le nombre de malades algériens admis en fraude. Les individus ainsi hospitalisés sont d’ordinaire en possession de faux papiers d’identité et tous sont inscrits comme ressortissants marocains. »
Dès le mois de mai 1956, le renseignement français a signalé l’aménagement, à Oujda, à des fins de discrétion, d’une salle d’urgence dans le centre de santé attenant à l’hôpital, rue Jules-Colombani. Une décision prise, indiquent les rapports, pour « pratiquer des interventions chirurgicales sans attirer l’attention des médecins et du personnel français travaillant à l’hôpital et soustraire les hospitalisés à toutes les formalités administratives nécessaires pour entrer à l’hôpital ».
De fait, cet établissement joue un rôle très précis dans le circuit de prise en charge des blessés du FLN. Ces derniers sont soignés soit sur place en Algérie, soit au Maroc dans des zones contrôlées par l’armée de libération, telle celle de Béni-Snassen où se trouve un centre d’hébergement et un hôpital de campagne. Mais si leur état nécessite une intervention chirurgicale plus lourde, ils sont transportés à Oujda par les ambulances de l’hôpital de Berkane, dont les déplacements ne sont pas surveillés.
Début 1957, l’activité de l’hôpital Maurice-Loustau s’intensifie. Le renseignement militaire français au Maroc s’en fait l’écho dès le 4 janvier : « Afflux fellagas blessés à l’hôpital Loustau, Oujda, augmente suite aux accrochages récents région Tlemcen. » Le 13 février, nouveau message : « Un PC est installé à l’hôtel Marakech, à Oujda, où tout rebelle blessé est contrôlé avant et après hospitalisation à Loustau. Grosse circulation véhicules aux environs, avec appui autorités marocaines, flux de 400 rebelles soignés à Oujda, les grièvement atteints à Loustau, les autres chez des particuliers par des médecins itinérants de l’hôpital. Un asile d’aliénés désaffecté du quartier de Lazaret à Oujda sert depuis six semaines de centre de convalescence. »
La rancœur de Paris
L’attentat de juin 1957 contre le docteur Tonellot et sa famille ne change en rien la politique d’accueil et de soins du médecin en faveur des blessés algériens du FLN. Le 23 avril 1958, l’état-major français est ainsi informé par des chefs rebelles capturés par les forces de l’ordre que « les malades atteints de maux sérieux sont toujours hospitalisés à l’hôpital Loustau à Oujda, où ils reçoivent des soins des docteurs Haddam, Boukli, Sauvaget et Tonellot ».
Dans un premier temps, les autorités françaises ont cherché un biais juridique pour contrer le soutien des équipes de Tonellot au FLN. En vain. « Aucune poursuite ne semble actuellement possible au Maroc, à l’encontre des individus apportant leur aide à la rébellion algérienne avec l’accord tacite du gouvernement marocain, regrette un diplomate dans un autre document secret. La seule solution propre à stopper cette activité anti-française réside dans un renforcement des mesures de surveillance de la frontière algéro-marocaine. »
Le Sdece ne cache pas non plus sa rancœur contre le Maroc. Il le dit dans une note sur les « activités FLN au Maroc et sur l’aide marocaine à la rébellion algérienne » adressée, le 25 juillet 1957, au président du Conseil français de l’époque, le radical Maurice Bourgès-Maunoury. Pour le Sdece, les protections dont bénéficie le réseau Tonellot correspondent « au désir du gouvernement marocain d’apporter indirectement et sans se compromettre une aide effective à l’armée de libération algérienne ». Les agents français soulignent qu’« en dépit de sa prudence, le gouvernement marocain (…) apporte un soutien diplomatique à la cause algérienne » et œuvre pour le « financement » et le « recrutement d’Algériens résidant au Maroc, ou même des Marocains », voire pour du « trafic d’armes ».
Trop exposé, malgré la présence de gardes armés devant sa maison, le docteur Tonellot finit par quitter Oujda en 1959. A Rabat, il prend la tête de l’hôpital Avicenne (devenu Ibn Sina) à la demande du roi Mohammed V, dont il devient l’un des médecins. « Jusqu’en 1962, précise sa fille Michèle, nous avons été bannis de notre ambassade à Rabat et nous ne pouvions pas rentrer en France ».
Les choix de Louis Tonellot ont aussi eu des répercussions dans son cercle familial. Le mari de sa sœur est membre de l’OAS, organisation engagée dans une sale guerre contre les réseaux de soutien au FLN. Pourtant, l’engagement du docteur Tonellot va sortir ce même beau-frère d’un très mauvais pas. « Vers la fin de la guerre, raconte sa fille, le FLN a arrêté cet oncle et interrogé ma tante, sa femme. Ils se sont aperçus qu’elle avait comme nom de jeune fille le même que celui de mon père. Ils ont laissé la vie sauve à son mari. Autrement, ils l’auraient fusillé. »
Spectateur privilégié des luttes de pouvoir au sein du régime chérifien, ce père à la vie tumultueuse et riche prendra peu à peu ses distances avec Hassan II, notamment après la mort, le 16 août 1972, de Mohamed Oufkir, son ministre de l’intérieur, puis de la défense. Selon le pouvoir, qui l’accuse d’avoir fait partie d’un coup d’Etat raté, Oufkir s’est suicidé. « La femme d’Oufkir a demandé à papa, qui était ami avec son mari, de venir constater les causes de la mort par lui-même, se rappelle Michèle Cayot-Tonellot. Il n’a pas été long à découvrir la trace d’un impact de balle dans le dos… » Se reconnaissant de moins en moins dans les nouvelles générations au pouvoir, Louis Tonellot finit, en 1977, par rentrer en France, ce pays qui avait tenté de l’assassiner une nuit de juin 1957.
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