S’il est un moment bien oublié de l’histoire de la guerre de Libération nationale, c’est assurément l’action menée par la cellule FLN d’Es-Sénia (Oran) contre un avion d’Air France qui effectuait la liaison entre Oran et Paris.
J’exprime ici toute ma reconnaissance à Mohamed Fréha qui, il y a quelques années déjà, avait attiré mon attention sur cet événement, alors hors champ historique, personne n’en avait fait mention. En effet, ni le récit national, ni les historiens, ni les journalistes n’ont évoqué «l’explosion en plein vol d’un avion commercial d’Air France !». Mohamed FREHA est bien le seul. Dans son ouvrage J’ai fait un choix, (Editions Dar el Gharb 2019, tome 2) il lui consacre sept pages. Ses principales sources étaient la mémoire des acteurs encore en vie, celle des parents des chouhada et la presse d’Oran de l’époque, (L’Echo d’Oran en particulier). Les archives du BEA (Bureau d’enquêtes et d’analyses pour la sécurité de l’aviation civile), Fonds : Enquête sur les accidents et incidents aériens de 1931 à 1967 et plus précisément le dossier Accidents matériels de 1957 intitulé à proximité de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), Armagnac (F-BAVH) 19 décembre 1957, conservées aux Archives nationales de France, ne sont pas encore consultables. Qu’en est-il des archives de la Gendarmerie française ? Qu’en est-il de celles de la Justice civile et militaire là-bas dont celles des Tribunaux permanents des forces armées (TFPA). Et ici ? Et chez nous ? Il reste à retrouver et travailler les minutes du procès.
C’est ainsi que le jeudi 19 décembre 1957, à 14 heures, affrété par Air France, un quadrimoteur « Armagnac SE » numéro 2010, immatriculé F-BAVH appartenant à la Société auxiliaire de gérance et transports aériens (SAGETA), avait quitté l’aéroport d’Oran-Es-Sénia pour Paris qu’il devait atteindre vers 20 heures. A 18 heures 15, il fut brusquement détourné vers Lyon alors qu’il survolait Clermont-Ferrand. Une déflagration venait de se produire à l’arrière de l’avion au niveau du compartiment toilettes. Selon le témoignage d’un passager, la vue des stewards et hôtesses de l’air, qui couraient dans l’allée centrale vers la queue de l’appareil avec des extincteurs à la main, inspira un moment d’inquiétude. Le vol se poursuivit normalement malgré une coupure d’électricité et la baisse soudaine de la température dans la cabine.
Un petit travail de recherches nous apprend que l’aéronef, l’Armagnac SE, avait une excellente réputation de robustesse. Il était le plus grand avion de transport français jamais construit à ce jour et avait la réputation d’avoir «servi à de très nombreux vols entre Paris et Saïgon (actuellement Ho-Chi-Minh-Ville) lors de la guerre d’Indochine, principalement dans le rapatriement des blessés et des prisonniers». A-t-il été repéré et choisi pour cela ?
Il n’en demeure pas moins que le commandant de bord décida alors de se poser à l’aéroport de Lyon-Bron, rapporte le journaliste du Monde (édition datée du 21 décembre 1957). Toujours selon le commandant de bord : «La robustesse légendaire de l’Armagnac nous a sauvés, car d’autres appareils dont la queue est plus fine auraient certainement souffert davantage ». Une photographie montre bien cette brèche de deux mètres carrés.
Débarqués, les passagers comprennent qu’ils ne sont pas à Orly et l’un d’entre eux remarque une « grande bâche qui recouvre le flanc droit du fuselage ». Ils apprennent qu’ils sont à Lyon et qu’il y avait eu une explosion dans l’arrière de l’avion. Ils sont tous interrogés par les enquêteurs de la police de l’Air. L’hypothèse d’un accident technique est écartée et celle d’une action (un attentat, disent-ils) du FLN s’impose, ce qui provoque l’intervention des agents du SDECE. Et pour cause, c’est bien une bombe qui avait explosé.
Mais il y avait aussi le fait que cet avion transportait 96 passagers et membres d’équipage parmi lesquels 67 étaient des militaires de tous grades, venus en France pour les fêtes de Noël. L’enquête reprend à l’aéroport d’Es-Sénia qui se trouvait, à cette époque encore, au sein d’une base de l’armée de l’Air. Elle est confiée dans un premier temps à la gendarmerie d’Es-Sénia et s’oriente vers le personnel civil algérien, femmes de ménage comprises. Mais les soupçons se portent vers les bagagistes qui étaient dans leur grande majorité des Algériens. Elle aboutit à la découverte d’une cellule FLN à Es-Sénia à laquelle appartenaient, entre autres, des bagagistes.
Dans son récit construit sur la base des témoignages, Mohamed Fréha nous donne des noms et un narratif assez détaillé de l’action de ces militants. Le chef de l’Organisation urbaine FLN d’Oran avait transmis à un membre de la cellule dormante d’Es-Sénia, un ordre du chef de Région. Ils devront exécuter «une action armée spectaculaire.» Lors d’une réunion, le 15 décembre, la décision fut prise de «détruire un avion de ligne en plein vol». Mais il fallait «trouver une personne insoupçonnable de préférence avec un faciès européen». Ce fut un Européen, Frédéric Ségura, militant du Parti communiste, bagagiste à l’aéroport. Mohamed Fréha nous donne six noms des membres de la cellule auxquels il ajoute un septième, Frédéric Ségura. Madame Kheira Saad Hachemi, fille d’Amar Saad Hachemi el Mhadji, condamné à mort et exécuté pour cette affaire, nous donne treize noms dont celui de F. Ségura et présente un autre comme étant le chef du réseau. Ce dernier n’est pas cité par Mohamed Fréha.
Lorsque les militants du réseau avaient été arrêtés l’un après l’autre suite à des dénonciations obtenues après de lourdes tortures, Frédéric Ségura, qui avait placé la bombe, est torturé et achevé dans les locaux de la gendarmerie. Selon un policier algérien présent lors de l’interrogatoire, Ségura n’avait donné aucun nom. «Je suis responsable de mes actes !» avait-il déclaré à ses tortionnaires du SDECE. Son corps n’a jamais été retrouvé. Après l’indépendance, le statut de martyr lui fut certes reconnu, mais son sacrifice n’est inscrit nulle part dans l’espace public d’Es-Sénia. Rien non plus sur cette action. La mémoire est impitoyable quand elle est courte et qu’elle laisse la place à l’oubli. Quant au chef de la cellule, Lakhdar Ould Abdelkader, il aurait trouvé la mort au maquis.
Lors du procès, fin mai 1958, Amar Saad Hachemi el Mhadji, gardien de nuit à l’aéroport, fut condamné à mort et guillotiné le 26 juin 1958. Il avait introduit la bombe, crime impardonnable. Dehiba Ghanem, l’artificier, qui avait fabriqué la bombe artisanale, fut condamné à la prison à perpétuité. Les quatre autres impliqués, Kermane Ali, Bahi Kouider, Zerga Hadj et Salah Mokneche, furent condamnés à de lourdes peines de prison. Quant aux quatre autres, la justice a condamné trois à des peines légères et en a acquitté un. Non seulement ils étaient dans l’ignorance de ce qui leur était demandé (transporter la bombe ou la cacher dans leur local) mais de plus ils n’étaient pas membres de la cellule FLN. Des questions restent en suspens faute d’avoir accès aux archives : l’avion a-t-il été choisi à dessein, à savoir le fait qu’il transportait des militaires ? L’objectif était-il vraiment de donner la mort aux passagers ? Sur cette question, Mohamed Fréha rapporte que, réprimandé par sa hiérarchie, l’artificier répondit : « Non seulement que le dosage n’était pas conforme à la formule, mais également la poudre utilisée était corrompue par l’humidité».
Pourtant, Le correspondant du Monde à Lyon avait alors écrit : «Des dernières portes de la cabine jusqu’à la cloison étanche, le parquet était éventré. Il s’en fallait d’une dizaine de centimètres que les gouvernes n’eussent été touchées, ce qui eut entraîné la perte du quadrimoteur». Enfin et curieusement, le passager avait conclu son témoignage en établissant un lien avec un autre événement survenu une année plus tôt: «Réagissant à la piraterie de la «France coloniale» le 22 octobre 1956, lorsqu’un avion civil qui conduisait Ahmed Ben Bella du Maroc à la Tunisie, en compagnie de Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed, Mohamed Khider et Mostefa Lacheraf est détourné par les forces armées françaises, le FLN voulait une réciprocité spectaculaire».
Spectaculaire ? C’est bien ce qu’avait demandé le chef FLN de la Région. L’action le fut et à un point tel qu’aujourd’hui rares sont ceux qui croient qu’elle a vraiment eu lieu. Il est triste de constater que cette opération qui a causé la mort de deux militants : Frédéric Ségura et Amar Saad Hachemi, n’est inscrite ni dans notre récit national ni dans la mémoire locale. Il nous faut visiter le musée créé par Mohamed Fréha au boulevard Emir Abdelkader à Oran pour y trouver des traces. Ces martyrs et leurs frères du réseau d’Es-Sénia méritent la reconnaissance de la Nation. Peut-être alors que leurs frères d’Es-Sénia et d’Oran leur rendront hommage à leur tour. Inch’a Allah !
par Fouad Soufi
Sous-directeur à la DG des Archives Nationales à la retraite - Ancien chercheur associé au CRASC Oran
Le 17 octobre, selon que l’on est une identité de droite, une identité de gauche, voire un islamiste, la date ne renvoie pas à la même référence. En revanche, l’objectif est similaire : désigner l’ennemi et appeler subliminalement à la vengeance. “L’affrontement” s’est déroulé de manière virtuelle et symbolique sur les réseaux sociaux, ce 17 octobre 2022, l’extrême droite tentant d’opposer le #17 octobre 1961, particulièrement cher sur la toile aux islamistes et islamo-gauchistes, la mémoire d’Octobre 17 1995.
La mise en lumière du 17 octobre 1995 par l’extrême droite vise à réveiller un traumatisme collectif enfoui. En ressuscitant l’attentat commis dans le RER C en 1995, l’objectif ici est de rappeler qu’une série d’attentats islamistes ont déjà eu lieu en France avant leur résurgence actuelle. Ces attentats, qui se sont déroulés entre juillet et octobre 1995, ont fait dix morts et près de 200 blessés. Ils sont liés au contexte de la guerre civile qui se déroulait à l’époque en Algérie et sont attribués au GIA (Groupe Islamique Armé) qui avait lancé le jihad sur le territoire français. Pour Damien Rieu, lier cette mémoire collective à la date du 17 octobre est donc l’occasion de faire le lien entre violences, attentats et immigration dans un contexte où l’assassinat atroce de Lola par un ressortissant algérien a traumatisé les Français. C’est tout le sens de son tweet qui remplace la date du 17 octobre 1961 par celle du 17 octobre 1995 : [sic] ” Le 17 octobre 1995, Smaïn Aït Ali Belkacem fait exploser une bombe dans le RER C. 30 blessés. Ni @EmmanuelMacron ni @Anne Hidalgo n’en parleront : cette attaque n’aide pas à faire diversion Lola “. Le tweet suppose donc que la mobilisation des islamistes, natifs de la République et autres La France insoumise autour de la date du 17 octobre 1961 est là pour faire oublier le meurtre de la jeune Lola et encore une fois, se substituer à une véritable horreur et immédiat, un événement historique que les islamistes ont longtemps exploité pour attiser la haine entre musulmans. Il faut malheureusement reconnaître que nous avons tous été gênés par le nombre de fois où, après des attentats atroces, islamistes et islamo-gauchistes ont tenté d’axer le débat sur les risques de représailles contre les musulmans comme pour évacuer plus rapidement la réalité des victimes, même bien que les Français n’aient pas fait d’amalgames douteux.
En revanche, pour l’extrême gauche et les islamistes, cette date fait référence au 17 octobre 1961. A l’époque, le contexte était lourd, la guerre d’indépendance se déroulait en Algérie. A Paris, entre fin août et début octobre, des commandos du FLN (Front de libération nationale) algérien ciblent les forces de l’ordre. Au cours de 33 attaques, 13 policiers ont été tués. Ils sont exécutés lorsqu’ils sont isolés, rentrent chez eux ou partent travailler. C’est dans ce contexte que se déroule la manifestation du 16 octobre, alors que la police exaspérée nourrit un fort ressentiment contre les militants algériens. Le FLN veut faire de cette parade contre le couvre-feu imposé aux seuls Algériens, une démonstration de leur force et de leur emprise sur la communauté algérienne de France. Le 17 octobre, le nombre de participants à la manifestation est très élevé, environ 50 000 personnes. La répression sera terrible et le nombre d’Algériens tués est estimé à une centaine de personnes. Cette date, purgée de tout élément de contexte, est devenue une référence pour l’extrême gauche et les islamistes. Elle permet de faire passer l’Etat français en justice en laissant entendre que depuis rien n’a changé et que la France et sa police continuent d’assassiner en toute impunité. Ceci est exprimé sans détour par le
de Sihame Assbague, militante raciste proche des islamistes : Ce sont des crimes de la République. Un massacre colonial perpétré par l’État FR. Le 17 octobre 1961, des milliers d’Algériens qui manifestent contre les mesures racistes de la Préfecture sont raflés, tabassés, des dizaines d’entre eux noyés dans la Seine par la police. Nous n’oublions pas les victimes du 17 octobre ni celles qui sont venues allonger la longue et désastreuse liste des tués par l’Etat FR. Leur rendre hommage, c’est dire les choses correctement, répondre aux revendications des collectifs du 17Oct & ne pas cacher la continuité de ces crimes “.
On peut bien sûr compter sur La France insoumise pour jeter de l’huile sur le feu et reprendre cette dialectique qui n’a pour but que d’ancrer l’idée que les musulmans ne sont pas seulement persécutés mais que leurs souffrances sont aujourd’hui ignorées. aujourd’hui comme hier. Clémentine Autain en rajoute donc une couche à l’instrumentalisation de cette affaire en faisant comme si aucun travail historique n’avait été mené en France et comme si cette histoire était occultée et niée : « Ce qui s’est passé il y a 61 ans, dans la nuit du 7 au 17 octobre 1961, porte un nom : crime d’État. Le massacre des manifestants algériens à Paris entache l’histoire de notre République. Contre l’oubli, exigeons vérité et justice “. Mais c’est faux. Il n’y a pas d’oubli. Depuis les années 90, la datte est étudiée et fait l’objet d’articles, d’études historiques, de documentaires. Le procès Papon, préfet de police à l’époque, relance les études sur cette période et nombre de débats ont lieu autour de cet événement. En revanche, essayez de voir si les massacres d’Européens après l’accession à l’indépendance de l’Algérie, comme les massacres d’Oran, font l’objet d’études historiques approfondies en Algérie comme en France et vous risquez d’être surpris de la différence en traitement.
Le plus significatif est que le tweet de Sihame Assbague réagit à une prise de position officielle du président Macron, qui dénonce clairement la répression de la manifestation du 17 octobre 1961. François Hollande l’avait déjà fait en 2012. Cette histoire est également mise à l’honneur dans le cadre de la Musée de l’histoire de l’immigration.
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Que les deux dates méritent d’être rappelées et replacées dans leur contexte historique est correct. En faire des tisons pour réveiller secrètement les haines politico-raciales est en revanche un jeu dangereux. Mais la quête de la vérité historique est la dernière chose que recherchent les identitaires et les islamistes de droite et de gauche. Seuls certains événements les intéressent car ils sont passés dans la mémoire collective de certains groupes et leur permettent de réveiller haines, frustrations et désirs de vengeance. La date du 17 octobre en fait partie. Mais La Guerre des souvenirs, si elle est virtuelle, parle malheureusement d’une volonté de confrontation réelle sous couvert de victimisation orchestrée. Hélas, en l’absence d’un gouvernement perçu comme protecteur, ce type de raisonnement finit par toucher ses cibles. Ce n’est jamais une bonne nouvelle pour la démocratie.
Antoine et Lila ont 20 ans et des poussières, et l’avenir devant eux. Quand Lila apprend qu’elle est enceinte, leur vie bascule. Nous sommes en 1960, le jeune homme est appelé en Algérie. « L’Algérie, ce n’est pas la même chose qu’une guerre », dit le médecin genevois qui examine Lila. À l’époque, on parle encore des « événements » et d’opérations de « pacification ». Antoine partira donc pour cette guerre qui ne dit pas son nom. Refusant de porter un fusil, il devient infirmier à l’hôpital de Sidi Bel Abbès, après de brèves classes à Bar-le-Duc. En Algérie, les infirmiers soignent les vivants et enterrent les morts, il en fera la douloureuse expérience.
Née à Sidi Bel Abbès, Brigitte Giraud est l’enfant qui va naître, la petite Lucie du roman. Elle a porté longtemps cette fiction sensible et juste, qui tend un fil ténu entre la mort et la vie à venir. Comment être père si jeune, alors qu’on voit tous les jours des cadavres ? Comment se réjouir d’une naissance alors que les soldats deviennent fous ou se suicident, hantés par les scènes de torture ? Construit en trois parties, le récit suit l’itinéraire d’Antoine, de son arrivée, en mars 1960, à sa démobilisation, en 1961, après le oui au référendum sur l’autodétermination de l’Algérie.
L’impossible récit de la guerre d’Algérie
Refusant l’attente passive, Lila quitte son travail à Lyon et part rejoindre son mari, malgré le danger. Alimentées par la propagande de l’armée française qui lance de vastes campagnes de vaccination pour rallier les populations algériennes, la peur et la défiance s’installent, rendant impossible la cohabitation entre les populations civiles. À la présence solaire de Lila s’oppose la douleur muette d’Oscar, un soldat amputé d’une jambe. Entre l’infirmier et le patient « psychiatrique » qu’il est chargé de sortir de son mutisme, se nouent des conversations fraternelles et secrètes qui vont accoucher d’un voyage au bout de l’horreur.
Alliant la précision des archives à une écriture des sensations, Un loup pour l’homme est un roman des origines sur l’impossible récit de la guerre d’Algérie, la fracture au sein des familles, la gangue de silence qui a entouré le retour des appelés. Héritière de cette mémoire trouée, Brigitte Giraud rend hommage au courage de ses parents, à qui la guerre a volé leurs 20 ans.
Le 2 novembre, la Faculté des arts et des sciences organise une conférence sur les traumatismes qui affectent les personnes qui ont vécu la guerre comme les générations qui les suivent.
Organisée par la Faculté des arts et des sciences, en collaboration avec le Centre d'études et de recherches internationales de l’UdeM, l’activité propose le regard croisé de quatre experts sur les traumatismes dont souffrent les personnes ayant vécu la guerre et la déportation et la transmission de ces traumatismes à leurs enfants, voire à leurs petits-enfants.
Ainsi, trois professeurs de l’UdeM prendront la parole, soit Roxane Caron, de l’École de travail social, Catherine Mavrikakis, du Département des littératures de langue française, et Steve Geoffrion, de l’École de psychoéducation, de même que Laura-Julie Perreault, journaliste et chroniqueuse aux affaires internationales à La Presse.
Vivre pendant deux ans dans un camp de réfugiés
Roxane Caron s’intéresse depuis près de 20 ans au sort réservé aux personnes qui vivent dans des camps de réfugiés. Après avoir travaillé un an en coopération internationale à titre d'intervenante au Kazakhstan, elle a séjourné pendant six mois dans le camp de Bourj el-Barajneh, au Liban, au cours de ses études de maîtrise en travail social. Elle y est retournée pendant 18 mois pour y mener ses travaux de recherche doctorale.
«Je m’intéresse plus particulièrement aux réalités des femmes dans les camps de réfugiés et, pour saisir leur quotidien et le rapport qu’elles entretiennent avec leur espace, il était important pour moi d’aller vivre à leurs côtés», explique la professeure.
Certaines des femmes qu’elle a côtoyées au cours de ces deux années sont installées dans le camp de Bourj el-Barajneh depuis des décennies, voire depuis un demi-siècle… «On parle ici d’un exil pérenne au cours duquel ces femmes ont construit leur habitation de leurs propres mains dans un environnement qui change sans cesse», dit-elle.
Roxane Caron se préoccupe aussi du sort des réfugiés qui parviennent à se poser après avoir transité par plusieurs camps ou pays au fil des ans.
«Lorsqu’on intervient en travail social, il faut tenir compte des étapes de vie qu’ont traversées ces gens qui, par exemple, peuvent avoir eu des enfants pendant leur exil ou vécu une séparation ou encore un deuil», illustre-t-elle.
Professeure à l’École de travail social de l’UdeM depuis 2013, Roxane Caron est restée en contact avec les autorités du camp de réfugiés palestiniens au Liban, où elle retourne, souvent accompagnée d’étudiantes et d’étudiants, pour mener ses travaux.
«En travail social international, c’est important de connaître les réseaux avec lesquels on agit, car c’est ce qui permet de mieux intervenir en collaboration avec les organismes locaux et internationaux», insiste Roxane Caron. S’engager dans des organismes communautaires fait aussi partie du travail pour mieux comprendre les réalités officielles et celles du terrain des camps de réfugiés.
L’inconscient intergénérationnel de la guerre à travers la littérature
Catherine Mavrikakis a elle-même «hérité» des séquelles de deux guerres, sans les avoir vécues.
«Je suis hantée par la Deuxième Guerre mondiale en raison des histoires d’horreur et des cauchemars que m’a racontés ma mère qui, enfant, a vécu le débarquement de Normandie ainsi que l’exode, et par le silence de mon père, qui a fui la guerre d’Algérie», confie la professeure et auteure.
Aussi, bien qu’elle se penche sur une grande diversité de sujets dans ses travaux de recherche en littérature, Catherine Mavrikakis est particulièrement intéressée par les œuvres qui traitent des séquelles de la guerre.
«Quand on écrit sur la guerre, on ne connaît pas toujours la vérité du passé et la littérature permet de mettre en mots ce qui reste dans l’ombre, en utilisant la fiction pour imaginer d’autres possibles», indique-t-elle.
«Je pense à Patrick Modiano, qui est né en 1945 d’un père juif italien et qui raconte la guerre à travers des personnages de la génération de ses parents, poursuit-elle. Il parvient à faire entendre les personnes disparues après s’être imposé une recherche sur le passé dont les trous sont comblés par la fiction.»
C’est aussi le cas de Svetlana Alexandrovna Alexievitch, née de parents d’origine biélorusse et ukrainienne et dont l’œuvre a pour thème central la guerre et ses sédiments. Prix Nobel de littérature en 2015, elle a notamment publié en 1985 La guerre n’a pas un visage de femme, un ouvrage qui retrace le parcours de soldates de l’Armée rouge durant la Deuxième Guerre mondiale.
Par ailleurs, Catherine Mavrikakis porte une attention particulière à ses étudiantes et étudiants «qui viennent d’un monde moins paisible que l’Amérique du Nord: en création, les histoires des gens sont parfois simplement trop violentes pour être dites et la littérature sait aussi accueillir le silence et le syndrome de la page blanche».
«Aller ailleurs pour mieux éclairer chez soi»
Ayant arpenté plus de 40 pays et traversé de nombreuses zones de guerre au cours de sa carrière, Laura-Julie Perreault est, elle aussi, à même de témoigner des traumatismes intergénérationnels causés par la guerre.
Récemment, la journaliste publiait d’ailleurs une chronique dans laquelle elle raconte avoir revu la traductrice et fixeuse qui l’avait accompagnée en 2014 lors d’un reportage sur le régime de Vladimir Poutine, quelques mois après l’annexion de la Crimée.
«Elle m’avait fait rencontrer sa grand-mère – sa babouchka –, qui l’avait élevée pendant sa petite enfance, relate la journaliste. Et sa grand-mère – une pro-Poutine – nous avait expliqué comment elle avait survécu au siège de Leningrad pendant 900 jours et autant de nuits… Ce fut un moment de grande intensité, car ma traductrice ignorait tout de ce récit, qu’elle me traduisait avec beaucoup d’émotion…»
C’est ainsi que le traumatisme, à la fois individuel et collectif, est devenu intergénérationnel dans ce cas. Et lorsque Mme Perreault a revu sa traductrice il y a quelques semaines à Istanbul, celle-ci lui a dit ressentir une résonance dans l’éducation reçue de sa grand-mère, qui a ensuite vécu le régime oppressif de l’URSS, qui s’est étendu sur 70 ans: «Se conformer pour ne pas attirer les regards, pour ne pas se mettre dans le pétrin, pour survivre.»
Cette chape de plomb, Laura-Julie Perreault l’a observée dans d’autres pays où les gestes commis par les pouvoirs en place sont demeurés impunis.
Et c’est ce qui lui a permis de faire le parallèle avec la situation vécue par les peuples autochtones au Canada.
Selon elle, la justice internationale semble adopter une autre tangente, notamment en documentant ce qui se passe en Syrie et en Ukraine, et les gestes de réparation qui pourraient en résulter serviront d’exemple ici comme ailleurs pour exorciser les traumatismes.
Apprendre à vivre avec le traumatisme
Pour sa part, Steve Geoffrion oriente ses recherches sur la symptomatologie, les facteurs de risque et l’efficacité des traitements des symptômes post-traumatiques, en particulier auprès des militaires et des journalistes de guerre.
«Parmi les militaires qui ont combattu, ces symptômes ont un effet sur leur santé mentale en raison d’actes qu’ils peuvent avoir commis et qui allaient à l’encontre de leurs valeurs», mentionne le professeur.
Or, l’efficacité des traitements proposés à cette clientèle atteint tout au plus 25 %, indique Steve Geoffrion. «Aujourd’hui, les thérapies offertes aux soldats et soldates ayant été à la guerre consistent davantage à leur apprendre à vivre avec le traumatisme au lieu de tenter de l’éliminer, et c’est pareil pour les journalistes de guerre, note-t-il. Déterminer et comprendre les déclencheurs, ainsi que les manifestations de l’horreur, permet de mieux les maîtriser».
«Chez les personnes réfugiées, on observe des réactions semblables à celles des militaires, mais les causes sont différentes et beaucoup plus complexes, ajoute-t-il. Dans leur cas, les traitements sont plus difficiles à offrir en raison de cette complexité et aussi parce que ces gens peuvent ne pas être disposés à revenir sur leur traumatisme… Et dans bien des cas, ils n’ont malheureusement pas les moyens de se payer une thérapie.»
C’est pourquoi Steve Geoffrion préconise une approche communautaire de solidarité envers les personnes réfugiées. «Le soutien de proximité pour les sécuriser d’abord et avant tout est le travail de tout le monde», conclut-il.
Va-t-on vers le déblocage par le ministère des Moudjahidine du biopic consacré par le cinéaste Bachir Derrais à l’immense Larbi Ben M’hidi ? Rien n’est encore sûr. A la veille du 1er Novembre, la censure de l’histoire des valeureux libérateurs sévit encore sur la création.
Bachir Derrais s’est en tout cas montré optimiste, affirmant sur sa page Facebook que le dialogue avec les producteurs étatiques a repris récemment et qu’on va probablement vers l’autorisation de sortie du film bloqué depuis quatre ans (il est mis en boîte en 2018, ndlr) par la commission de visionnage et de sélection du ministère des Moudjahidine.
« Beaucoup d’entre vous m’ont demandé si le film « Ben M’hidi » est officiellement débloqué. Je réponds qu’il y a une intention d’autoriser sa diffusion, le contact est renoué après quatre ans de rupture avec les -Moudjahidines », annonce le cinéaste qui affirme avoir été accueilli « avec respect » par les coproducteurs (le ministère de la Culture et celui des Moudjahidines).
« La ministre de la culture m’a consacré plus de quatre heures de son temps », affirme-t-il avant d’émettre un petit bémol. « Rien n’est encore officiel. Nous avons encore quelques détails à régler sur des dates et deux petites choses techniques », reconnaît le réalisateur. Il s’est voulu intransigeant sur les principes qu’il a toujours défendus face aux membres de la commission de visionnage et de sélection dépendant du ministère des Moudjahidines.
« Ceux qui me connaissent savent très bien que je ne ferai aucune concession qui pourrait porter atteinte ou modifier le contenu du film. Je n’ai pas résisté pendant quatre ans pour abdiquer aujourd’hui », tente-t-il de rassurer.
Le film, dont le scénario est écrit par le journaliste et écrivain, Mourad Bourboune, retrace la vie et le parcours révolutionnaire du colonel Larbi Ben M’hidi depuis son engagement au sein du mouvement national, en revenant sur les faits les plus marquants de son parcours, en particulier sa participation et son rôle dans le congrès de la Soummam.
Le biopic dont le budget est le fruit d’un montage financier, une coproduction entre Les films de la Source, le ministère des Moudjahidines et le ministère de la Culture a atteint trois millions d’euros.
Finalisé en 2018, les autorités via le ministère des Moudjahidine qui a contribué au financement de l’œuvre à hauteur de 29% ont émis un veto pour sa diffusion en Algérie. Une cinquantaine de réserves ont été émises par le Centre national d’études et de recherches sur le mouvement national (Cnermn), un organe dépendant du ministère des Moudjahidine, rapporte un média algérien qui cite la lettre adressée par l’organisme au réalisateur.
« Il est strictement interdit de projeter le film ou de l’exploiter sous une quelconque forme, jusqu’à la levée des réserves et à l’accord final sur son contenu ». Ajoutant que le ministère de la Culture, géré à l’époque par Azzedine Mihoubi, avait émis de son côté des réserves portant l’existence d’une incompatibilité entre le scénario originel écrit par Mourad Bourboune et la version du film présenté.
Revenu à de meilleurs sentiments après avoir longtemps fait de la résistance, Bachir Derrais accepte de revoir la première version de son film, en supprimant de nombreuses séquences. Au total, rapporte le journal, douze versions du film ont été comptabilisées avant que les autorités ne donnent leur OK.
« Le ministère des Moudjahidine a demandé de supprimer certaines scènes qu’il a jugées controversées et qui touchent l’image du martyr et ses compagnons d’armes. J’ai fait de mon mieux pour les remarques raisonnables sans pour autant dénaturer mon film », a confié Derrais à un média étranger cité par le journal algérien. Bachir Derrais a dû faire preuve d’ingéniosité et de résilience pour aboutir aune copie qui soit acceptable pour lui et pour les autorités
Les raisons du blocage ou la petite phrase qui a failli tuer « Ben M’hidi »
Dans la lettre qu’il a reçue le 2 septembre 2018 de la commission de visionnage et de sélection du ministère des Moudjahidines chargée de superviser le film, il est reproché au réalisateur de s’éloigner de la réalité de la lutte armée du peuple algérien.
« Tu te crois chef parce que tu as pris un café avec Abdel Nasser ?!” Cette réplique extraite du dialogue du film et adressée par Ben M’hidi à Ahmed Ben Bella est celle qui a, sans doute, le plus provoqué le courroux des superviseurs de la commission de visionnage et de sélection du ministère des Moudjahidines. Une commission communément appelée de censure où ne figurent ni artistes ni cinéastes mais seulement des historiens et des administrateurs.
Les motivations ou ce qui serait présenté comme arguments par ces censeurs sont à chercher dans les préjugés de la pensée unique biberonné à un patriotisme de façade et d’une lecture univoque de l’histoire de la révolution nationale dominée par le dogme d’une idéologie uniciste et exclusive.
Le réalisateur dénonce le blocage et la fermeture du champ de la création
Dans une déclaration diffusée, en septembre 2018, sur les ondes de la radio française, RFI, Bachir Derrais dénonce le blocage de son film et la fermeture du champ de la création et de la pensée libre. Il affirme : « C’est difficile pour le créateur. C’est pour cela que vous constatez aujourd’hui que la majorité des jeunes Algériens viennent en France pour demander les financements, ils vont ailleurs. Les derniers films, que ce soit de Sofia Djama, Karim Moussaoui, Merzak Allouache, ils sont obligés d’aller se débrouiller ailleurs pour faire des films, ce qui est un peu honteux pour un pays indépendant depuis un demi-siècle et qui a beaucoup d’argent. Cela ne devrait pas arriver. Parce qu’ils bloquent tout ! Mais confier le sort d’un film à une commission opaque qui travaille dans l’ombre, qui envoie des rapports qu’elle ne signe pas, qu’elle n’assume pas, c’est très dangereux pour leur création, c’est très dangereux ! C’est absurde, ce n’est pas normal. C’est-à-dire que sort de ce film dépend d’un agent administratif qui peut-être n’a jamais vu un film dans sa vie. Aujourd’hui, il y a un problème de décalage. Aujourd’hui, ceux qui gouvernent l’Algérie sont en retard par rapport au développement, à l’évolution de la société. Ils sont très très en retard. Aujourd’hui, la société algérienne, elle bouillonne, elle est ouverte. Il y a des nouvelles générations. Mais le pouvoir aujourd’hui fonctionne avec la mentalité des années 50, 60. Il y a une coupure aujourd’hui entre la société et ceux qui gouvernent. Il y a un décalage énorme. »
En Algérie, la mission coloniale se fixait pour but de créer une nouvelle nation « civilisée », mais elle a passé sous silence l’entreprise de destruction que cela supposait. La spoliation légalisée des terres mise en place par l’administration coloniale a entraîné une dispersion de la population autochtone et la destruction de la structure sociale tribale.
[…] le véritable but de l’entreprise africaine, celui qui seul promet une récompense à nos efforts, de la gloire à notre pays, c’est de peupler le nord de l’Afrique, de le féconder par le travail européen, d’ouvrir à la nation française, aux autres peuples civilisés, surtout à ceux de langue romane, comme l’Italie et l’Espagne, un champ nouveau d’activité, et peut-être un moyen de régénération !
La France a donc pour mission de présider à la formation d’une nouvelle nation civilisée, chrétienne, en regard de ses rivages […].
Quant aux moyens qui doivent conduire à ce résultat, ils se résument en deux principaux, malgré leur infinie diversité : et ces deux moyens sont la guerre et la colonisation.
Ces lignes d’Eugène Buret tirées de son exposé De la double conquête de l’Algérie par la guerre et la colonisation (1842, réed. Collection XIX, 2016) résument le projet colonial engagé par la France en Algérie dès 1830. Si le sieur Buret décrit fort bien ce que la colonisation doit construire, il s’abstient néanmoins d’évoquer ce qu’elle doit détruire pour parvenir à son but. Cet angle mort de sa pensée marque largement l’historiographie de la colonisation.
L’entreprise décrite par Eugène Buret, nous la désignons aujourd’hui par le concept de « colonisation de peuplement » (settler colonialism), terme emprunté aux travaux des chercheurs australiens Patrick Woolf et Lorenzo Veracini, qui ont fourni aux historiens un puissant instrument pour l’analyse de situations coloniales caractérisées par l’arrivée en masse de colons exogènes, et le transfert des terres des mains des populations autochtones aux immigrants. Ce qui se passe dès 1830 s’inscrit bien plus dans la perspective de ce qui s’est passé en Amérique du Nord et en Australie que dans celle des colonisations extractives de la fin du XIXe siècle. Il faut insister sur ce point, car cela permet de mieux comprendre l’origine et la fonction du peuplement colonial et son rôle dans la formation de la société qui, au-delà de la décolonisation, continue de travailler nos imaginaires, nos comportements et notre être social.
SPOLIATIONS ET DÉPOSSESSIONS
L’arrivée des colons et la spoliation des terres sont des phénomènes interdépendants. Par le séquestre, le cantonnement, les lois foncières, l’administration coloniale réussit entre 1830 et 1930 à s’emparer de plus de 14 millions d’hectares, soit 66 % des terres utiles de l’Algérie. Un million six cent mille hectares sont concédés aux migrants européens, généralement à titre gracieux. Ils forment les 975 centres de colonisation créés ou agrandis entre 1840 et 1937. Ce processus de spoliation violente s’accompagne de l’accroissement du peuplement colonial, dont le nombre passe de 7 000 en 1836 à 881 000 en 1931.
L’histoire de cette dépossession, avec l’agriculture européenne, ses performances, en un mot ce que la colonisation a construit en Algérie, a fait l’objet d’une prolifique littérature, qui d’ailleurs continue à être alimentée par des études, des récits, des films, etc. Ce que nous connaissons moins, c’est ce qui a été détruit et ce que sont devenues les victimes de cette destruction.
En travaillant sur l’histoire de la Kabylie orientale, nous avons mis au jour, au service des archives de la wilaya de Constantine, des documents rescapés du transfert des archives coloniales en France. Ils concernent les tribus de la région de Djidjelli (aujourd’hui Jijel, dans le nord-est du pays). Accusées d’avoir activement participé à l’insurrection de 1871, celles-ci ont été « punies » par une confiscation collective de leurs terres, comme 306 autres collectivités dans le reste de l’Algérie. C’est cette documentation, complétée par des archives conservées aux Archives nationales d’outre-mer (ANOM) d’Aix-en-Provence, que nous avons exploitée pour exposer le cas de trois tribus de Djidjelli emportées par la tempête des spoliations.
LE MONDE D’AVANT LA DÉBÂCLE
En avril 1872, le gouverneur général Louis Henri de Gueydon, en visite à Djidjelli, ordonne d’entamer les travaux de création de deux centres de peuplement, Duquesne et Strasbourg, destinés à accueillir en urgence des Alsaciens-Lorrains et des immigrés français. Le territoire des Ouled Belafou, Bni Amrane et Cheddia est retenu pour ce projet. Les trois tribus doivent donc immédiatement quitter leurs terres. Mais qui sont ces expulsés ?
Une enquête de 1868 présente la tribu des Ouled Belafou comme la plus prospère de la région. Sa population de 1 588 individus occupe 384 maisons formant plusieurs hameaux ou kharrouba. La terre est possédée à titre privé, mais elle reste souvent indivise entre les membres d’une même famille ou de plusieurs familles alliées. Mille sept cent soixante-dix hectares sont réservés aux cultures, 201 autres aux parcours. On y trouve cinq cimetières, quatre mosquées, une forêt de 43 hectares à usage collectif, etc. Tirant avantage d’un pays de montagnes, les cultures s’adaptent judicieusement à la variété du paysage et au climat.
La tribu d’Ouled Belafou possède en outre 86 chevaux, 231 juments, 75 poulains, 27 mulets, 2 479 bœufs, 1 442 moutons, 877 chèvres et 71 ruches. C’est un patrimoine considérable si on le rapporte au nombre d’habitants. Ils élèvent une race de petits chevaux très estimés (aujourd’hui disparue), et sont renommés pour leur travail du cuir.
Leurs voisins, les Bni Amrane, tribu de 2 337 individus, possèdent 3 000 hectares de terres en propriété et habitent 464 gourbis formant 28 hameaux. Leur patrimoine est constitué de 244 chevaux ou juments, 73 mulets, 2 739 bœufs, 2 430 moutons, 2 222 chèvres et 36 ruches. Manifestation de leur profond et ancien enracinement au sol, ils possèdent 18 cimetières, dont 11 jouxtent des massala (lieux de prière).
Les Cheddia occupent quant à eux un territoire utile de 2 419 ha, possèdent 3 982 oliviers, 900 arbres fruitiers et 230 maisons.
Dans ce monde plutôt austère, voire ascétique, l’olivier est l’alpha et l’oméga de la vie. Si l’homme se consacre à son entretien, la femme recueille son fruit, en tire l’huile, essentielle à la vie. Qui n’a pas d’olivier n’a pas de place dans la djemaa (assemblée du village). Les trois tribus en possèdent 11 506 plants, soit plus de deux oliviers par habitant. Issues de la grande confédération des Kutuma, localisée dans ce pays depuis la haute antiquité, les trois tribus représentent un chainon essentiel de la culture et de l’histoire de la Kabylie orientale.
L’ESPOIR DU RETOUR
En vertu du séquestre apposé à leur terre, les trois tribus sont sommées de quitter les lieux. Dès septembre 1872, le chef du cercle de Djidjelli commence à réunir les 1 300 mulets pour transporter les déplacés. Il sera nécessaire de faire plusieurs voyages à travers un pays rude, forestier, montagneux pour atteindre le Ferdjioua (90 kilomètres au sud de Djidjelli) où les déplacés ont reçu des terres de compensation.
Malgré les ordres formels, les gens espèrent toujours rester sur leurs terres : « Ils se disent trop pauvres pour aller cultiver dans un pays où ils auront tout à créer, même les abris. Toutes les raisons données pour les décider à partir n’ont pu vaincre leur résistance », admet le colonel chef du cercle de Djdijelli, s’adressant à ses supérieurs de la subdivision de Constantine. « Ils cèderont évidemment devant la force », sans aller bien sûr jusqu’à « l’incendie des gourbis et la destruction des villages » qu’il faut impérativement préserver au profit des colons.
Plus la date du départ approche, plus la fièvre s’empare des habitants. Les familles vendent leurs bestiaux, leur blé, leurs volailles, tentent de placer leurs meubles chez les voisins des autres tribus. C’est que tous croient dur comme fer qu’ils vont bientôt revenir. Alors, on cherche à préserver l’essentiel, on entoure le jardin de haies de ronces, on bouche les issues. D’autres au contraire tentent de tout couper, tout brûler, ne rien laisser debout derrière eux. Pour échapper à la réquisition, des familles se réfugient dans la forêt, s’enferment dans leurs maisons et refusent d’en sortir. Le colonel avoue employer « des manières de rigueur » pour remettre de l’ordre.
En septembre, début de la saison des pluies, dans une ambiance dramatique et en présence d’un déploiement considérable de forces armées, l’évacuation commence. Elle s’achèvera quatre mois plus tard.
« Aujourd’hui l’évacuation est aussi complète que possible », annoncera triomphal le colonel, « mais sur ce territoire aujourd’hui désert, sauf le petit centre de Duquesne, il est nécessaire d’avoir une surveillance constante et journalière. Les patrouilles amènent chaque jour des arrestations, il s’agit de délits spéciaux, tels retour pour s’occuper des récoltes abandonnées, destruction d’immeubles par les anciens propriétaires, etc. ». Faisant le bilan des évacuations, il constate « qu’outre les 800 hectares compris dans le périmètre de Strasbourg et Duquesne, l’évacuation avait porté sur 1 200 hectares qui ne sont point compris dans les terrains à affecter immédiatement à la colonisation ». De plus, « il y a 1 500 gourbis vacants qu’il importe de conserver, conformément aux vœux que vous m’avez donnés ». Les colons peuvent les occuper, la moitié d’entre eux « sont immédiatement habitables ».
ZOUAVES OU CAÏD, PAS D’EXCEPTION
Dans le désordre général, les évacuations ont également touché des indigènes exemptés du séquestre. Voici ce qu’écrit à ce propos écrit le colonel Loverey :
La commission d’enquête avait reconnu en principe que les indigènes restés fidèles à notre cause ne seraient point atteints par le séquestre […]. Néanmoins, conformément aux ordres reçus, j’ai dû leur faire suivre le mouvement de leur tribu […].
C’est le cas du zouave Salah Ben Ali Ben Kaafous qui a défendu Paris en 18701. Fait prisonnier par les Prussiens, il est amputé d’une jambe à la suite d’une blessure lors de la bataille de Frœschwiller-Woerth (le 6 août 1870 en Alsace). Libéré après sept mois de captivité, il rentre dans sa tribu et se retrouve, avec sa famille, parmi les évacués pour Ferdjioua. En outre, il doit payer à la djemaa 65 francs par an, sa quote-part du tribut de guerre. Il y a aussi le cas de Ben Si Khalfa, qui écrit au préfet de Constantine pour se plaindre de l’injustice dont il est l’objet :
Tous les habitants qui se sont révoltés, le gouvernement leur a enlevé leurs terres… Et moi, monsieur le préfet, je ne me suis pas révolté et qui ai combattu contre ma patrie, le gouvernement m’a enlevé ma terre.
Même le caïd Salah Ben Sedira, fidèle allié des Français, perd une partie de ses terres à Cheddia. Au total, plus de 300 indigènes se retrouvent, pour des raisons diverses, logés à la même enseigne.
DES PAYSANS SANS TERRE
Les déplacés dans la région de Mila reçoivent en compensation un territoire de 5890 ha d’où d’autres tribus ont été chassées, et que l’administrateur du Ferdjioua décrit en ces termes :
Les portions qui ont servi de compensation ont une configuration accidentée et mouvementée. À de rares exceptions, la déclivité des pentes est telle que la charrue arabe seule peut y fonctionner. On y compte un certain nombre de sources, mais elles sont éloignées les unes des autres et aucune d’elle n’offrirait un débit suffisant pour alimenter un centre européen.
Pour l’administrateur, « sauf sur quelques parties peu étendues, les terres sont de qualité médiocre ».
Plus grave encore, les terrains ne sont pas lotis. Les évacués cherchent des solutions individuelles. Un mouvement de dispersion s’engage. Il y a, note le chef militaire, « une tendance des indigènes qu’on venait d’installer au Ferdjioua à abandonner leurs nouvelles propriétés pour retourner au cercle de Djidjelli ». Ce mouvement est total pour les Ouled Belafou et le douar Bni Amrane : « Presque tous les intéressés ont obstinément refusé de souscrire tout engagement, malgré les démarches pressantes faites auprès d’eux par les autorités locales. Ils n’ont du reste jamais occupé effectivement les terrains qui leur étaient accordés dans le Ferdjioua ». À la fin de 1879, seules sept familles des Ouled Belafou et quatorze des Bni Amrane sont demeurées sur place. Mille quarante-quatre familles se sont dispersées à travers la Kabylie orientale ou ailleurs, sans laisser de traces. De nombreuses familles sont revenues sur leurs anciens territoires où elles ont pu difficilement se placer chez les nouveaux colons, ou sur les terres des autres tribus. Devenus des paysans sans terre, sans bétail, sans abris, n’ayant que la force de leurs bras à vendre, ils vont alimenter la masse des candidats à toutes les servitudes.
UN FUTUR FOYER DE RÉSISTANCE
Le centre Duquesne accueille ses premiers colons en 1873. Il occupe 2 500 hectares répartis en 70 concessions agricoles, et des lots de ferme, concédés à 34 Alsaciens-Lorrains, deux métropolitains et 30 locaux. Sa population atteint 180 habitants en 1881, et passe à 184 en 1902. Seulement 766 hectares sont cultivés, le reste des terres est loué à des paysans sans terre. L’enquête sur les résultats de la colonisation officielle menée par le haut fonctionnaire Henri de Peyerimhoff explique l’échec de Duquesne par l’inaptitude des Alsaciens-Lorrains à tirer parti des terres : « la proximité de Djidjelli était une tentation d’abandonner à la première crise. L’abus du crédit a fait le reste ».
Le sort de Strasbourg n’est pas meilleur : sur les 3 555 hectares attribués à 80 colons, seuls 410 hectares sont cultivés en 1902. Le même rapport indique que le centre est en dépérissement jusqu’en 1900. « Les causes de son insuccès sont dues en grande partie à la qualité assez médiocre des terreset à la petite superficie de chaque attribution ».
En 1902, il n’y a plus que 325 Européens dans ces centres devenus des communes de plein droit. Les Algériens sont revenus en masse pour occuper le territoire de la commune, ils sont passés de 0 à 4 535 habitants, soit presque le niveau de peuplement de 1871. Locataires chez les colons ou occupants tolérés, ils constituent une source d’impôt arabe (sur les cultures et le bétail, exclusivement payés par les Algériens), indispensables pour le budget des communes. Mais dans sa recomposition, la population n’est plus qu’un rassemblement des « débris » des anciennes tribus que les hasards des aventures individuelles et familiales ont fait se rencontrer sur un territoire recomposé. Il est facile d’imaginer le désastre culturel et sociologique accompagnant cette métamorphose.
En s’attaquant de manière brutale et inconsidérée aux zones montagneuses (Dahra et les trois Kabylies), région densément peuplée et où l’agriculture s’est adaptée par un travail long et laborieux à un milieu écologique très particulier, la colonisation a détruit des équilibres démographiques et sociaux fragiles, et du même coup ruiné un écosystème vital pour le tiers de la population algérienne. Est-ce un hasard si le nationalisme libérateur a trouvé dans ces zones le foyer inextinguible de sa résistance ?
Soixante ans après l’indépendance, et 151 ans après le séquestre des tribus de Djidjelli, les terres continuent d’être l’objet de très nombreux litiges et de revendications de la part des descendants des familles spoliées qui veulent se réapproprier un espace plus symbolique qu’économique. Mais comment le faire après les chamboulements qu’a connus le pays, et l’absence de toute trace écrite du changement de propriété ? Comment le faire en outre quand on a perdu jusqu’au nom patronymique de ses ancêtres par suite de l’application de la loi sur l’état civil (23 mars 1882) qui a démembré les anciennes grandes familles en de multiples branches, auxquelles ont été accolés d’autorité des patronymes inventés de toutes pièces par les recenseurs ?
En dépit de tout cela, un désir obscur et tenace semble animer ces nostalgiques d’un monde perdu, celui du temps où les magnifiques chevaux des Ouled Belafou tenaient encore leur légendaire réputation.
Paris, 20 octobre 1961. Des Algériennes rassemblées dans un centre de rétention où elles ont été emmenées par la police parisienne - AFP Archives
Trois jours après le massacre du 17 octobre 196
vénement dans l’événement, le 20 octobre 1961, date de mobilisation des Algériennes de la région parisienne contre la répression et en faveur de l’indépendance, reste peu connu. Subordonné sur le plan historique et mémoriel au massacre du 17 octobre 1961, il est pourtant marqué par le nombre record d’arrestations de femmes manifestantes en une seule journée en France métropolitaine au XXe siècle. Cette journée rappelle ainsi que l’histoire des femmes algériennes en France est aussi une histoire politique.
Les mobilisations du 20 octobre 1960 appartiennent à une séquence historique qui débute avec les manifestations urbaines pro-indépendantistes de décembre 1960 en Algérie. De nombreuses femmes ont participé aux manifestations du 17 octobre, parfois en tête de cortège. Certaines se sont trouvées dans des endroits ciblés par la répression meurtrière de la police. Le lendemain, journée de grèves des commerçants algériens, ces violences se reproduisent à plus petite échelle. Les 17 et 18 octobre, certaines femmes sont blessées ou arrêtées.
Le 20 octobre, des milliers d’Algériens sont toujours retenus dans différents lieux de détention à Paris. Inquiètes pour leur sort, les femmes se mobilisent dans ces rassemblements interdits et inédits. Elles protestent contre le couvre-feu et la répression des 17 et 18 octobre, et soutiennent à leur tour les négociations du FLN visant à obtenir l’indépendance. Cette manifestation constitue la dernière phase des mobilisations nationalistes dans Paris ville-vitrine, telles que voulues par la Fédération de France du Front de libération nationale (FF-FLN). Des mobilisations devaient ensuite se tenir dans d’autres villes de France. Enfin, la grève de la faim des prisonniers FLN, prévue pour novembre 1961, devait constituer la troisième étape des mobilisations nationalistes en métropole.
« DES VAUTOURS CHERCHANT LEURS PROIES »
Comme lors du 17 octobre, la police réussit à empêcher de nombreuses manifestantes de rejoindre Paris intra muros. Cette surveillance extrêmement stricte explique le nombre élevé d’arrestations - 984 adultes accompagnées de 595 enfants à Paris. Une grande rafle est en effet organisée par la police, et aucun rassemblement de taille - c’est-à-dire au-delà de deux cents femmes environ - ne peut se former dans les endroits stratégiques de la capitale qu’essayent d’investir des manifestantes, comme la place de la République, la place d’Italie, la place du Châtelet, la préfecture de police ou le parvis de l’Hôtel de ville. Djidjéga, une des manifestantes, n’hésite pas à décrire le regard des forces de l’ordre comme celui de « votours [sic] cherchant leur proie ».1 Toutefois, certaines femmes réussissent à déployer des banderoles en scandant « Indépendance totale de l’Algérie ! »,« Libérez nos maris ! » et « À bas le couvre-feu ! ». Souvent détenues dans des commissariats avant d’être transférées dans des cars de police et des bus de la société de transports à Paris et en Île-de-France (RATP) vers des centres médicaux-sociaux, voire des hospices ou des hôpitaux psychiatriques, les fauteuses de trouble regagnent enfin leur domicile dans la nuit.
Ces manifestations publiques ne représentent toutefois que la partie émergée de l’iceberg quant à la participation des Algériennes en France métropolitaine aux luttes pour l’indépendance. Les fonctions essentielles – et clandestines - des Algériennes, celles de la collecte des cotisations, de l’hébergement de militants, du transport d’argent, de messages et d’armes, de soutien aux détenus et de secrétariat méritent d’être approfondies. Si les mobilisations de la semaine du 17 octobre appartiennent aux répertoires genrés bien établis par le FLN en Algérie – soutien des femmes aux hommes assassinés, blessés, disparus et détenus -, où chacun a sa place, ces rassemblements de rue assurent « l’auto-visibilisation » des Algériennes dans ce combat.
DES MANIFESTATIONS MULTIGÉNÉRATIONNELLES
L’histoire de la journée du 20 octobre peut s’écrire grâce aux nombreux rapports rédigés dans les semaines suivantes par des militant·e·s de la FF- FLN à destination des cadres. Certains de ces rapports sont saisis par la police parisienne en novembre 1961, d’autres circulent depuis les années 1970 dans des milieux anticolonialistes. Ces documents constituent autant de comptes-rendus individuels d’une prise de parole collective. En les croisant avec les rapports de police, les articles de presse et les travaux d’historiens, il est possible de dégager le rôle des Algériennes et de dessiner les contours de leur imaginaire politique.
Ces rapports, souvent écrit dans un français approximatif, sont rédigés par des femmes dont le capital culturel est plus important que la moyenne. Leur profil est révélateur de la sociologie complexe de l’émigration féminine en 1961. De nombreux enfants algériens sont arrivés en France juste avant ou durant la guerre d’indépendance (1954 – 1962). Cette génération connaît relativement bien la société française et a bénéficié d’une certaine scolarisation. Ces textes attestent du renversement générationnel partiel produit par le fait migratoire et le contexte de la guerre, qui fait une place plus importante à la jeunesse. D’autres rapports sont visiblement rédigés par des femmes plus âgées, ce qui montre l’aspect multigénérationnel des manifestations. Par ailleurs, certaines auteures de rapports sont des Métropolitaines mariées à des Algériens qui ont, elles aussi, reçu l’ordre de manifester.
En effet, comme pour le 17 octobre, participer à la manifestation du 20 est une obligation. Certaines femmes veulent toutefois s’y soustraire, notamment par crainte des violences policières, mais également à cause de la difficulté d’assurer la garde des enfants en très bas âge. Mais la répression du 17 pouvait aussi nourrir un désir de riposte. Certaines manifestantes ont pu crier tout le ressentiment qu’elles ont accumulé depuis des années, et plus particulièrement depuis le début de la répression accrue à la fin de l’été 1961. La mobilisation en revêt presque une dimension cathartique, comme le souligne Fatima, une manifestante du 20 octobre : « Nous étions heureuses de pouvoir dire ce qu’on pensait. Comment sans cela aurions-nous eu cette occasion ? ». Ceci explique en partie la satisfaction, mais aussi la fierté qu’elles tirent de leur participation. Des sentiments qui tiennent aussi au fait d’avoir bravé les interdits symboliques, qui excluent souvent les Algériens – et surtout les Algériennes – des espaces les plus visibles de la capitale. Car pour se rassembler le 20 octobre, elles doivent souvent se déplacer depuis la banlieue pauvre, avec ses logements vétustes, ses taudis, ses bidonvilles ; « l’antichambre de la France », comme le formula une habitante algérienne.
DES GRAFFITIS FAITS AU ROUGE À LÈVRES
Le 20 octobre, les Algériennes n’occupent pas seulement la rue. Détenues, les femmes réussissent à politiser des lieux a priori apolitiques comme les hôpitaux, les hospices et les centres médicaux-sociaux – autant d’espaces « semi-publics » dans lesquels la police les emmène. Celle-ci a reçu la consigne d’éviter l’emploi du terme « arrestation » pour ces femmes représentées dans le discours officiel français et la presse de droite comme des victimes (du FLN), et dépourvues de toute capacité d’agir. Pourtant, si les rapports des militantes illustrent parfois une rhétorique nationaliste exagérée, ils révèlent surtout tout autre chose que de la passivité. Au fil des arrivées d’autres détenues, les sentiments initiaux de vulnérabilité cèdent à la solidarité, qui s’exprime par les chants, les slogans, les youyous, les drapeaux, les écharpes... Les femmes utilisent également ces méthodes lors de déplacements forcés en bus ou en cars de police, vécus comme autant de moments de protestation. Des militantes relatent les réactions des Parisiens – hostiles, indifférentes, ou enthousiastes - qui regardent quelque peu stupéfaits ces femmes crier leurs slogans à travers Paris. Les lieux de détention sont ensuite l’occasion de faire preuve d’actes de désobéissance obstinée, comme le refus de manger, la destruction de verres et d’assiettes, ou les graffitis faits au rouge à lèvres. Les femmes refusent surtout le silence et veulent défier les policiers. Celles détenues à la Maison départementale de Nanterre, menacées d’expulsion vers l’Algérie, n’ont pas peur de répondre : « C’est tout ce qu’on demande, c’est intenable ici, ça nous éviterait de payer le voyage ».
Toutefois, des policiers ont également infligé des violences physiques aux Algériennes le 20 octobre 1961 – coups de matraques, coup de pieds, gifles -, notamment lors des transferts en bus ou en cars de police. Selon Nadira, « On ouvrait les vitres pour pouvoir crier mais les agents nous arrachaient des vitres et nous bousculaient. Ils m’ont donné un coup de poing et une gifle à une de mes sœurs. Nous avons mis un foulard à la vitre. Ils l’ont arraché en nous bousculant ». Certaines Algériennes n’hésitent pas à en venir aux mains avec la police. La violence policière n’épargne pas non plus les Métropolitaines qui ont participé à ces rassemblements, souvent des femmes en couple avec des Algériens.
PARIS, ALGER ET AILLEURS
Il y a une « double présence » chez les Algériennes de Métropole, dont la lutte politique tout comme la vie sociale se situe à Paris, mais qui s’inspirent des mobilisations politiques en Algérie, notamment des manifestations de décembre 1960. Celles-ci permettent une comparaison intéressante à plus d’un titre avec les journées des 17 et 20 octobre à Paris, du fait de la présence importante et remarquée d’adolescentes et de femmes adultes, des formes de mobilités intra-urbaines qu’elles ont pratiquées et de la répression rencontrée, de même qu’en Algérie, de nombreuses femmes sont tuées par balles. Or, si le FLN encadre très fortement les manifestations parisiennes du 17 octobre, les arrestations massives (plus de 10 000) conduisent à l’absence des « petits » ou « moyens » cadres – tous des hommes - durant les manifestations du 20 octobre. L’année précédente, du côté d’Alger, le FLN ne commence à « reprendre en main » les manifestations qu’à partir du 11 ou 12 décembre. Jusque-là (les 10 et 11 décembre), l’organisation est débordée par sa base. Ainsi, à Paris comme à Alger, ces absences d’encadrement nationaliste créent des possibilités inédites de négociation des formes et des niveaux de participation de la base militante2.
Pour les Algériens des autres grandes villes de France, ce regard porté sur l’Algérie se double d’une sensibilité particulière aux événements parisiens. Comment expliquer sinon les nombreuses manifestations de femmes – surtout - et d’hommes dès le 18 octobre, mais aussi le 20 octobre, pour exprimer leur solidarité avec ce qui se passe dans la capitale ? Ces mobilisations de soutien qui sont le résultat d’initiatives locales se tiennent dans au moins 18 villes le 20 octobre. Les plus importantes se déroulent à Forbach (jusqu’à 400 femmes), Lille, Rouen et Thionville, devant des préfectures, des sous-préfectures et des prisons, avec un nombre élevé de refoulements et d’arrestations, comme à Paris.
Le 9 novembre, les femmes se rassemblent devant des prisons de la région parisienne, afin d’attirer l’attention médiatique sur les grèves de la faim dont le but est d’obtenir le statut de prisonnier politique. Le scénario du 20 octobre se répète avec leur dispersion ou leur interpellation, le transport mouvementé de 367 détenues adultes dans des centres sociaux, et, de nouveau, des cas de violences policières. Ailleurs, des rassemblements analogues se déroulent dans au moins dix villes, souvent les mêmes que le 20 octobre. À Lyon, des centaines de manifestantes algériennes sont arrêtées.
Bien qu’obéissant à l’appareil masculin du FLN, les manifestantes du 20 octobre 1961 ont souvent pu décider pour elles-mêmes des formes précises de leur participation, en l’absence fréquente de militants hommes. Cette capacité d’agir se voit en particulier dans les lieux de détention et dans les « manifestations » qui ont lieu dans les bus et les cars de police. « Toutes heureuses d’avoir manifesté comme des hommes », comme l’écrit une manifestante, et d’avoir rempli un devoir nationaliste, les femmes l’ont surtout fait à leur manière : elles se sont approprié ces occasions pour gagner une visibilité inédite en France métropolitaine, bien loin de l’image des Algériennes dont la présence serait garante de la paix sociale des travailleurs algériens.
Dans le cadre du 60e anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie s’est tenue une exposition, le week-end dernier, au manoir de l’Isle.
Les nombreux panneaux richement illustrés avaient été fournis par l’Office national des anciens combattants (Onac) de Caen. L’association philatéliste de Lisieux nous a prêté de nombreuses enveloppes et cartes postales envoyées dans les familles par les appelés à cette époque », détaille Bernard Dorio, le président de l’Association des anciens combattants (ACPG-CATM) de Livarot.
Parmi les visiteurs, des adhérents de l’association livarotaise mais aussi des Lexoviens présents en Algérie durant le conflit. Il y a dix millions de personnes en France concernées par la guerre d’Algérie car un membre de leur famille y était sur le terrain. On s’aperçoit que les anciens combattants parlent peu de leur campagne », analyse le général Joël Coignard.
À travers ces panneaux, l’Office national des anciens combattants pose le problème de la mémoire. Il rappelle l’inauguration le 5 décembre 2002 du mémorial du Quai Branly. J’ai été l’un des derniers militaires français présents en Algérie, dans le Sahara jusqu’en 1967 », confie le général Coignard.
Le ministère de la Culture et des Arts annonce un riche programme d'activités culturels et de festivals à travers les 58 wilayas du pays et les établissements sous tutelle, à l'occasion de la commémoration du 68e anniversaire du déclenchement de la Guerre de libération nationale, a-t-on appris auprès du ministère.
Ces célébrations qui coïncident également avec la tenue du 31e Sommet arabe à Alger comptent, tout au long du mois de novembre, sept festivals, de très nombreuses projections cinématographiques, une centaine d'expositions et une soixantaine de spectacles dans différentes villes du pays.
Les festivals nationaux du théâtre amazighe à Batna, du théâtre féminin d'Annaba, du monologue et du théâtre à Tindouf, de la poésie féminine à Constantine, ou encore celui dédié aux étudiants des Ecoles d'Arts à Oran, se tiendront du 4 au 30 novembre, en plus du festival local de la chanson Aâroubi à Blida et du Festival international de l'enluminure et de la calligraphie, prévu à Tlemcen.
L'Office national pour la culture et l'information (Onci) prévoit un riche programme dans ses salles à Alger, Constantine, Oran, Boumerdes, Tipasa et Sétif comportant de nombreuses exposition de photographies d'archives, des projections de films historiques et des spectacles et opérettes.
Pour sa part l'Office Ryadh El Feth (Oref) propose une large choix de films historiques et de documentaires en plus d'un salon du livre et de nombreux ateliers pour enfants, alors que l'Agence algérienne pour la rayonnement culturel (Aarc) prévoit des expositions et des projections à la villa Dar Abdeltif.
Dans ce même cadre l'Opéra d'Alger Boualem-Bessaih abrite de nombreux spectacles à l'instar de l'opérette "Ala Fa Achehadou", et les "Journées de la chanson révolutionnaire", alors que le Théâtre national algérien a entamé lundi son programme quotidien de spectacles et de théâtre de rue.
Le Palais de la Culture Moufdi-Zakaria à Alger, devra abriter un salon arabe du livre, du 27 octobre au 4 novembre, en plus de deux exposition sur le patrimoine culturel immatériel algérien et sur la préhistoire, alors que la Palais de la Culture de Tlemcen ouvrira ces locaux pour des expositions, une rencontre universitaire sur la poésie populaire, et les 8e Journées du court métrage.
Expositions, salon locaux du livre, rencontres, conférences, projections et spectacle sont également au programme de toutes les directions locales de la Culture et des Arts pour la commémoration du déclenchement de la Guerre de libération nationale.
Le 18 octobre, à l’occasion de l’hommage aux combattants de la guerre d’Algérie, l’Élysée a publié un communiqué dans lequel il est précisé « Nous reconnaissons avec lucidité que dans cette guerre il en est qui, mandatés par le gouvernement pour la gagner à tout prix, se sont placés hors la République. » Le mot clé du communiqué est « mandaté ».
Le 23 septembre, Médiapart publiait l’Appel à la reconnaissance des responsabilités de l’État dans le recours à la torture durant la guerre d’Algérie lancé le 1er septembre par l’Association des Combattants de la Cause Anticoloniale.
Le recourt à la torture comme système durant la guerre d’Algérie ne pouvant être nié devant le nombre de témoignages, de preuves et de documents révélés dans le cours des événements et après 1962, l’Appel de l’ACCA pose une fois encore la question : Comment, dix ans après la libération du nazisme, l’État, les instances gouvernementales, militaires et judiciaires n’ont-elles pas réagi quand des officiers français ont théorisé le recours à la torture sous le concept de « guerre révolutionnaire » ?
Comment ces théories ont-elles pu recevoir l’aval de l’État et être propagées et enseignées dans les écoles militaires ?
Comment l’État a-t-il pu autoriser et couvrir la torture, définie comme crime de guerre dans les Conventions de Genève ?
Comment l’État a-t-il pu promouvoir et décorer des tortionnaires et, d’un autre côté, juger, condamner, mettre à pied, des Français, citoyens, journalistes, intellectuels, rappelés, officiers supérieurs et hauts fonctionnaires pour avoir dénoncé la torture ?
Il ne s’agit pas là d’une démarche historienne, qui consiste à étudier et à écrire les faits et les événements, mais citoyenne : connaître et comprendre l’engrenage qui peut conduire un État de droit, par ses décisions et par son autorité, jusqu’à faire commettre l’innommable.
Le 18 octobre, à l’occasion de l’hommage aux combattants de la guerre d’Algérie, l’Élysée a publié un communiqué dans lequel il est précisé : « Entre 1954 et 1962, la France envoya près d’un million et demi d’hommes et de femmes se battre pour elle en Algérie. Plus de 23 000 y trouvèrent la mort. 60 000 au moins furent blessés. Tous furent marqués à vie par ce conflit où, à la violence des combats, s’ajoutait la cruauté des attentats. Nous reconnaissons avec lucidité que dans cette guerre il en est qui, mandatés par le gouvernement pour la gagner à tout prix, se sont placés hors la République. Cette minorité de combattants a répandu la terreur, perpétré la torture, envers et contre toutes les valeurs d’une République fondée sur la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen… »
Le mot clé du communiqué de l’Élysée est mandaté. Robert Lacoste, au nom du gouvernement, a mandaté le général Salan commandant en chef et les paras du général Massu de gagner la guerre par tous les moyens (« à tout prix »). Quand le communiqué dit « Il en est qui mandatés, se sont placés hors la République… Cette minorité a répandu la terreur », c’est admettre qu’une minorité dans l’armée a « semé la terreur. »
C’est admettre qu’ils ont agi mandatés par le gouvernement, mandat qu’ils ont exécuté en appliquant la théorie de la « guerre contre-révolutionnaire », qui théorise le recours à la torture ? C'est admettre la responsabilité de l’État dans son usage.
Le communiqué précise : « Reconnaître cette vérité ne doit jamais nous faire oublier que l’immense majorité de nos officiers et de nos soldats refusa de violer les principes de la République française. Ces dérives criminelles, ils n’y ont pas souscrit, ne s’y sont pas soumis, et s’y sont même soustraits. En conscience, avec courage, certains prirent la parole ou la plume pour les condamner publiquement. »
Oui, l’immense majorité des officiers et des soldats n’ont pas « semé la terreur ». Jamais il n’a été dit « toute l’armée », cela serait faire injure à une génération traumatisée envoyée faire cette guerre et ignorer que ce sont des rappelés qui, témoins des exactions, furent les premiers à alerter sur la pratique de la torture comme système lors de la guerre d’Algérie.
S’engager dans la voie de la compréhension de cet engrenage répressif n’est pas un acte de contrition ou de repentance, mais un besoin, une nécessité pour répondre à la question posée par Pierre Vidal-Naquet dans La Raison d’État[1] : « Comment déterminer le rôle, dans l’État futur, de la magistrature ou de l’armée ou de la police si nous ne savons pas d’abord comment l’État, en tant que tel, s’est comporté devant les problèmes posés par la répression de l’insurrection algérienne, comment il a été informé par ceux dont c’était la mission de l’informer, comment il a réagi en présence de ces informations, comment il a informé à son tour les citoyens ? »
Une démarche qui peut être engagée en s’appuyant sur le grand nombre de témoignages, de documents et dossiers accessibles, publiés et révélés par ceux - pour reprendre les termes du communiqué de l’Élysée -, qui ont eu le courage de condamner publiquement la torture dans le cours de la guerre d’Algérie.
Le présent s’inscrit dans le passé, il est donc chargé de déchirures, d’où l’importance que cette démarche de vérité, de cicatrisation, d’entendement, soit conduite avec sérénité.
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