Louisette IGHILAHIRIZ(Militante Nationaliste), auteure de l’ouvrage avec Anne Nivat, « Algérienne », Editions Calman-Levy, 2001.
Henri POUILLOT (Militant Anticolonialiste-Antiraciste) « La Villa Sesini », Editions Tirésias, 2001.
Olivier LE COUR GRAND MAISON (Universitaire français), auteur de l’ouvrage « Ennemis mortels. Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale, Editions La Découverte, 2019.
Seddik LARKECHE (intellectuel franco algérien), auteur de l’ouvrage, auteur de l’ouvrage « Le Poison français, lettre à Mr Le Président de la République », Editions Ena, 2017.
1. La reconnaissance de la responsabilité unilatérale de la France coloniale en Algérie.
La France est aujourd’hui à la croisée des chemins avec la question de savoir si elle sera capable de passer un pallier dans la gestion apaisée de ses démons mémoriels en particulier celui avec l’Algérie qui fut une des guerres les plus tragiques du 20e siècle. La problématique centrale n’est pas la repentance, les excuses ou le ni niavec une reconnaissance générique mais la question de la reconnaissance de la responsabilité française en Algérie, notion juridique, politique et philosophique.
Cette question de la responsabilité unilatérale de la France colonialeest centrale au même titre que la déclaration du Président Chirac en 1995 sur la responsabilité de l’Etat Français concernant la déportation des juifs durant la seconde guerre mondiale. Cette reconnaissance qui ouvra la voie à l’indemnisation de ces victimes.
La barbarie coloniale française en Algérie ne peut être édulcorée par quelques rapports fantasmés d’auteurs qui flirtent avec les pouvoirs politiques de droite comme de gauche depuis 40 ans. La question des massacres, crimes et autres dommages impose inéluctablement une dette incompressible de la France vis à vis de l’Algérie.
La stratégie développéedepuis toujours est de faire table rase du passé, une offense à la dignité des algériens. Cette responsabilité est impérative car elle peut sauver l’âme de la France qui est fracturée par ses démons du passé.
La reconnaissance de la responsabilité c’est admettre que la France s’est mal comportée en Algérie et qu’elle a créé de nombreux dommages avec des centaines de milliers de victimes et des dégâts écologiques incommensurables avec ses nombreuses expériences nucléaires et chimiques.
Que s’est-il réellement passé en Algérie durant près de cent-trente-deux années d’occupation ? La colonisation et la guerre d’Algérie sont considérées et classées comme les événements les plus terribles et les plus effroyables du XIXe et XXe siècle. La révolution algérienne est aussi caractérisée comme l’une des plus emblématiques, celle d’un peuple contre un autre pour recouvrer son indépendance avec des millions de victimes.
L’ignominie française en Algérie se traduit par les massacres qui se sont étalés sur près de cent-trente années, avec une évolution passant des enfumades au moment de la conquête, aux massacres successifs de villages entiers comme Beni Oudjehane, pour aller vers les crimes contre l’Humanité du 8 mai 45 sans oublier les attentats tels celui de la rue de Thèbes à Alger. La violence était inouïe à l’encontre des indigènes algériens. Entre 600 et 800 villages ont été détruits au napalm. L’utilisation par la France des gaz sarin et vx était courante en Algérie.La torture à grande échelle et les exécutions sommaires étaient très proches des pratiques nazies.
La France sait qu’elle a perdu son âme en Algérie en impliquant son armée dans les plus sales besognes. Ces militaires devaient terroriser pour que ces indigènes ne puissent à jamais relever la tête. Plus ils massacraient, plus ils avaient de chance de gravir les échelons.
La colonisation, c’est aussi la dépossession des Algériens de leurs terres où ces indigènes sont devenus étrangers sur leurs propres terres.
Le poison racisme est le socle fondateur de tout colonialisme. Sous couvert d’une mission civilisatrice, le colonisateur s’octroie par la force et en bonne conscience le droit de massacrer, torturer et spolier les territoires des colonisés. La colonisation française de l’Algérie a reposé sur l’exploitation de tout un peuple, les Algériens, considérés comme des êtres inférieurs de par leur religion, l’islam.
Il suffit de relire les illustres personnages français, Jules Ferry, Jean Jaurès, Léon Blum et tous les autres que l’on nous vante souvent dans les manuels scolaires.
La résistance algérienne sera continue, de 1830 jusqu’à l’Indépendance en 1962, même si de longues périodes d’étouffement, de plusieurs années, seront observées. Sans excès, on peut affirmer que la colonisation a abouti à un développement du racisme sans précédent et nourri la rancœur des colonisés.
Etrangement, plus on martyrisait la population algérienne, plus sa ténacité à devenir libre était grande. Sur le papier, l’Algérie était condamnée à capituler devant la cinquième puissance mondiale. Le bilan tragique n’a pas empêché les Algériens de gagner cette guerre d’indépendance avec une étrange dialectique. Les enfants des ex colonisés deviendront français par le droit du sol et continueront d’hanter la mémoire collective française.
On tente aujourd’hui de manipuler l’Histoire avec un déni d’une rare violence en continuant de présenter cette colonisation comme une œuvre positive, un monde de contact où les populations se mélangeaient et les victimes étaient symétriques. Une supercherie grossière pour ne pas assumer ses responsabilités historiques.
Colons et colonisés n’étaient pas sur un pied d’égalité, il y avait une puissance coloniale et des européens et de l’autre coté des indigènes avec des victimes principalement du côté des colonisés algériens. Cette population indigène a été décimé de 1830 à 1962 faisant des centaines de milliers de victimes, morts, torturées, violées, déplacées, spoliées et clochardisées, devenant des sujets sur leurs propres terres. Cette réalité est indiscutable et vouloir la noyer par quelques rapports dans un traitement symétrique c’est prolonger une nouvelle forme de déni et de domination sous couvert de paternalisme inacceptable.
Le monde fantasmé du Professeur Stora est une insulte à la réalité historique, d’autant plus grave qu’il la connaît parfaitement. Son rapport répond à un objectif politique qu’il a bien voulu réaliser pour des raisons étranges mais certaines : édulcorer les responsabilitésavec un entre deux savamment orchestré laissant supposer l’égalité de traitement des protagonistes pour neutraliser la reconnaissance de la responsabilité unilatérale de la France coloniale en Algérie. Le rapport est mort né car il n’a pas su répondre aux véritables enjeux de la responsabilité de la France coloniale en Algérie. Le jeu d’équilibriste pour endormir les algériens n’a pas pu s’opérer car les consciences des deux côtés de la méditerranée sont alertes. Personne n’est dupe sauf ceux qui ne veulent pas assumer les démons de la barbarie coloniale française en Algérie.
2. La France face à son démon colonial où le syndrome de l’ardoise magique.
Depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962, la France a déployé une batterie de stratagèmes pour ne pas être inquiété sur son passé colonial. La France sait précisément ce qu’elle a commis durant 132 années comme crimes, viols, tortures, famine des populations et autres.Pour se prémunir contre tous risques de poursuites, elle a exigé aux algériens d’approuver une clause d’amnistie lors du cessez le feu. D’autres lois d’amnisties furent promulguées par la suite pour tenter d’effacer toute trace de cette barbarie coloniale. La suffisance de certains est allée jusqu’a obtenir la promulgation d’une loi en 2005 vantant les mérites de la colonisation française en Algérie. Ultime insulte aux victimes algériennes qu’on torturait symboliquement à nouveau.
3. Pourquoi la Francea peur de reconnaître ses responsabilités.
Reconnaître les responsabilitésdes crimes et dommages coloniaux c’est inéluctablement accepter l’idée d’une réparation politique et financière ce que la France ne peut admettre aujourd’hui face à une certaine opinion pro Algérie française encore vivace sur ce sujet.
Mais c’est aussi accepter de revoir la nature de la relation franco algérienne ou la rente permet toujours à la France de préserver sa position monopolistique sur ce marché qui est toujours sa chasse gardée.
C’est bien sûr également la peur de perdre une seconde fois l’Algérie française mythifiée, celle du monde du contact largement développée dans le rapport Stora.
Enfin,la crainte de devoir rendre des comptes d’une manière singulière aux enfants de colonisés qui constituent le principal des populations habitant les banlieues populaires françaises où le poison racisme est omniprésent. Il suffit de lire le dernier rapport du Défenseur des droits sur les discriminations pour s’en convaincre.
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Ces dernières années, un nouveau palier s’est opéré avec l’idée que ces citoyens musulmans où les algériens sont majoritaires, sont devenus en France les ennemis de la République car ils sont souvent accusés d’être les nouveaux porteurs de l’antisémitisme français. Aujourd’hui, la majorité de cette population subit une triple peine. La première est d’être souvent considérée comme étranger dans le regard de l’autre, car enfant de la colonisation, enfants de parents qui se sont battus pour ne pas être français.
Ensuite, le fait d’être musulman dans la cité française se confronte à l’image séculaire de cette religion qui est maltraitée depuis au moins mille ans.
Enfin, cette population est suspectée d’être porteuse du nouvel antisémitisme français car solidaire du peuple palestinien. Ces palestiniens qui sont aujourd’hui parmi les derniers colonisés de la planète. Les Algériens ont connu la même colonisation et sont unis à jamais à ce peuple opprimé par un lien indicible qui s’exprime dans les tripes et le cœur. Entre Algériens et Palestiniens demeure une identité commune avec un combat similaire contre la colonisation. Dans une continuité idéologique, la France est depuis toujours l’un des plus fervents défenseurs de l’État d’Israël. En Algérie, le peuple dans sa grande majorité est palestinien de cœur car ce que subissent les Palestiniens dans le présent, il l’a subi dans le passé par la puissance coloniale française. Ce lien fraternel est aussi visible dans la diaspora algérienne qui est presque toujours pro-palestinienne, sans forcément connaître l’origine de ce lien profond.
Ce sont ces constituants qui enferment cette population comme les supposés porteurs du nouvel antisémitisme, faisant d’elle, la cible privilégiée du poison français alors que l’on aurait pu croire que le système les en aurait protégés un peu plus du fait d’un racisme démultiplié à leur encontre.Les musulmans où les algériens sont majoritaires sontsilencieux comme s’ils avaient été frappés par la foudre. Ils sont perdus dans cette société française, égaux en droit et rejetés dans les faits par un racisme structurel aggravé par une mémoire non apaisée.
À quelques très rares exceptions, les intellectuels et relais d’opinion abondent dans le sens du vent assimilationniste. Ils espèrent en tirer profit et acceptent d’être utilisés comme des « Arabes de service » faisant le sale boulot en s’acharnant à être « plus blanc que blanc ». Leurs missions sont de vanter à outrance le système assimilationniste ou le déni de mémoire est fortement présent. Ces partisans du modèle assimilationniste savent au fond d’eux-mêmes qu’ils ont vendu leurs âmes en étant du côté de l’amnésie imposée du plus fort. Leur réveil se fait souvent douloureusement lorsqu’on les relève de leur poste en politique ou dans les sphères où ils avaient été placés en tant que porte-drapeaux du modèle assimilationniste. Ils se retrouvent soudainement animés par un nouvel élan de solidarité envers leur communauté d’origine, ou perdus dans les limbes de la République qui les renvoie à leur triste condition de « musulmans » où d’enfants d »indigènes ».
La faiblesse de cette population toujours en quête d’identité et de mémoire apaisée est peut être liée à l’absence d’intellectuels capables de les éclairer pour réveiller un peu leur conscience et leur courage face à une bien-pensance très active en particulier sur ces questions mémorielles.
4. L’inéluctable réparation des crimes et dommages de la colonisation française en Algérie.
La France, via son Conseil Constitutionnel, a évolué dans sa décision n° 2017-690 QPC du 8 février 2018, en reconnaissant une égalité de traitement des victimes de la guerre d’Algérie permettant le droit à pension aux victimes civiles algériennes. Nous nous en félicitons mais la mise en œuvre a été détournée par des subterfuges juridiques rendant forclos quasi toutes les demandes des victimes algériennes. Comme si la France faisait un pas en avant et deux en arrière car elle ne savait pas affronter courageusement les démons de son passé colonial, pour apaiser les mémoires qui continuent de saigner.
Il ne peut y avoir une reconnaissance des crimes contre l’humanité commis en Algérie par la France et dans le même temps tourner le dos aux réparations des préjudices subis y compris sur le plan environnemental. La première marche du chemin de la réparation financière c’est de nettoyer les nombreux sites nucléaires et chimiques pollués par la France en Algérie ainsi que les nombreuses victimes comme le confirme l’observatoire de l’Armement. C’est une question de droit et de justice universelle car tout dommage ouvre droit à réparation lorsqu’il est certain, ce qui est le cas en Algérie. Sauf si on considère la colonisation française en Algérie comme une œuvre positive comme la France tente de le faire croire depuis la promulgation de la loi du 23 février 2005 qui est un outrage supplémentaire à la dignité des algériens.
La France ne peut échapper à cette réparation intégrale car sa responsabilité est pleinement engagée.D’une part c’est une question de dignitéet d’identité des algériens qui ne s’effacera jamais de la mémoire collective de cette nation.
C’est pourquoi les jeunes générations contrairement à l’espérance de certains ne cesseront d’interpeler la France et l’Algérie sur cette question mémorielle.
Sur la nature de cette réparation, la France devra suivre le chemin parcouru par les grandes nations démocratiques comme l’Italie qui, en 2008, a indemnisé la Lybie à hauteur de 3.4 milliards d’euros pour l’avoir colonisé de 1911 à 1942, mais aussi : l’Angleterre avec le Kenya, les Etats unis et le Canada avec les amérindiens ou encore l’Australie avec les aborigènes. L’Allemagne a accepté, depuis 2015, le principe de responsabilité et de réparation de ses crimes coloniaux avec les Namibiens mais butte sur le montant de l’indemnisation. Avec le risque pour l’Allemagne d’une action en justice devant la Cour Pénale Internationale du gouvernement Namibien, avec l’assistance d’un groupe d’avocats britanniques et la demande de 30 milliards de dollars de réparations pour le génocide des Ovahéréro et des Nama.
La France elle même s’est fait indemniser de l’occupation allemande durant la première et seconde guerre mondiale à hauteurs de plusieurs milliards d’euros d’aujourd’hui. Au même titre, l’Algérie indépendante doit pouvoir être réparée des crimes contre l’humanité et dommages qu’elle a subi de 1830 à 1962.
Cette dimension historique a un lien direct avec le présent car les évènements semblent se répéter, les banlieusards d’aujourd’hui sont en grande partie les fils des ex-colonisés. On continue à leur donner, sous une autre forme, des miettes avec comme point culminant cette nouvelle forme de discrimination,poison ou racisme invisible, matérialisé dans toutes les strates de la société.
L’Histoire ne doit pas se répéter dans l’hexagone, les miettes accordées ici et là sont révélatrices d’un malaise profond de la République française. En particulier, son incapacité à fédérer tous ses citoyens, poussant certains à la résignation, au retranchement et parfois aux extrémismes.
Paradoxalement, c’est le modèle français qui produit le communautarisme alors qu’il souhaite le combattre.
Comme un exercice contre-productif, il lui explose au visage car il ne sait pas comment l’aborder. C’est aussi ce modèle qui pousse un grand nombre de ces citoyens franco algériens à ne pas être fier d’être français. Cette révolution algérienne fait partie de l’Histoire de France à la fois comme un traumatisme à plus d’un titre, mais aussi comme un lien sensible entre les Français quelles que soient leurs origines. Le cœur de cette double lecture est lié à cette singularité algérienne qui n’a jamais démenti ses attaches à l’islam. Cet islam a été utilisé par la France comme porte d’entrée pour coloniser l’Algérie et soumettre sa population. Il a aussi donné la force à cette population algérienne de faire face au colonialisme français, comme porte de sortie de la soumission.
En France et ailleurs, cette religion semble interpeller les sociétés dans lesquelles elle s’exprime. A l’heure d’une promulgation d’une loi sur le séparatisme qui risque de stigmatiser un peu plus cette population musulmane ou les algériens sont nombreux, l’enlisement semble se perpétuer comme si l’apaisement des mémoires tant voulue était un peu plus affaibli car nous sommes toujours incapable d’expliquer à nos enfants le traitement différencié à l’égard des victimes de cette tragédie historique.
5. L’Algérie face à ses responsabilités historiques.
Le silence de l’Algérie est lourd car elle n’a pas su appréhender la question de sa mémoire d’une manière énergique et l’illégitimité de ses gouvernances successives a maintenu des revendications peu soutenues à l’égard de la France. Pire, les problématiques algériennes ont trop souvent, surfé sur cette fibre mémorielle pour occulter leurs inefficiences à gérer d’une manière performante le pays.Aujourd’hui, L’Algérie ne peut plus faire table rase du passé colonial français et se contenter de quelques mesurettes ou gestes symboliques. L’Algérie au nom de ses chouadas doit assumer une revendication intégrale, celle de la reconnaissance pleine et entière de la responsabilité des crimes et dommage de la colonisation en Algérie.
L’objectif de cette réparation n’est pas de diaboliser l’ex-puissance coloniale, mais au contraire de lui permettre de se réconcilier avec elle-même afin d’entrer définitivement dans une ère d’amitié et de partenariat. L’Algérie a laissé perdurer une approche minimaliste comme si elle était tenue par son ex puissance coloniale, tenu par le poison corruption qui la gangrènede l’intérieur et qui la fragilise dans son rapport avec la France. Comme si l’Algérie enfermée dans une position toujours timorée avait peur de franchir la ligne de l’officialisation de sa demande de réparation alors que la France l’avait faite de son coté en légiférant en 2005 sur les bienfaits de la colonisation française en Algérie. Aujourd’hui, au nom de la mémoire des chouadas, l’Algérie doit également assumer ses responsabilités historiques.
6. L’urgence d’agir.
Sur la question mémorielle, reconnaître la responsabilité de la France sur les crimes et les dommages coloniaux y compris écologiques et les réparer financièrement au même titre que les principales grandes puissances mondiales. Abroger la loi de 2005 sur les bienfaits de la colonisation, la loi Gayssot et la loi sur l’antisémitisme pour déboucher sur une seule loi générique contre tous les racismes permettant de rassembler au lieu de diviser. Nettoyer les sites pollués nucléaires et chimiques et indemniser les victimes. Restituer la totalité des archives algérienne. Signer un traité d’amitié avec l’Algérie et suppression des visas entre les deux pays.
A deux reprises, il a donc été un témoin et un acteur de la relation, «compliquée» dit-il, franco-algérienne . Cette relation, s'interroge-t-il, «serait-telle une «histoire sans fin, en ce sens que les mêmes problèmes, les mêmes questions sans réponses, les mêmes demandes sont toujours et encore l'agenda diplomatique franco-algérien».
L'auteur, cette fois-ci, peu diplomate, certainement délivré de son obligation de réserve ou lesté d'un «bon à dire», n'y est pas allé de main morte, abordant beaucoup d'aspects, et vidant tout son sac. Tout y passe : Comment l'Algérie («qui prend plaisir à jouer de la stratégie de la tension alors que le président Macron affiche sa bonne volonté» ) voit la France, le «système», les décideurs, la mémoire et l'histoire (l'insistance venant, bien sûr des Algériens), la presse et les journalistes, l'Eglise d'Algérie, une «Eglise algérienne», l'Islam et les islamistes, l'anniversaire de l'indépendance, l'influence française, la langue et la culture française, les relations économiques, le problème du visa pour la France ( «La seule chose qui intéressera les Algériens, ce seront toujours et uniquement les visas»... le «coeur du réacteur de la relation bilatérale»)... et, bien sûr, l'incontournable Hirak.
On ne peut pas dire qu'il a tout fait (et dit), à travers son recueil de souvenirs de ses deux passages à Alger pour qu'il y ait, soixante ans après l'indépendance, la construction d'une «relation normale» et un «partenariat d'exception»... comme si ceux-ci pouvaient, en ce nouveau Monde, exister. Pour lui, en effet, désormais, c'est à l'Algérie (qui «manie de manière très politique la «question française») et «pas seulement à la France» à «(leur) donner de la substance et de la chair». Raison invoquée ! Des «intérêts à défendre... et une opinion publique». Oubliant que l'Algérie les a... aussi... en plus d'une douloureuse histoire de cent trente deux années d'occupation coloniale française... une occupation impossible à oublier.
Une révélation : En 2001, l'Elysée avait travaillé sur un projet de lettre du président Sarkozy évoquant les «regrets» de la France (p144)
Une affirmation récoltée dans on ne sait quel réseau social ou rencontre : «Aujourd'hui, paradoxe suprême, nombreux sont ceux qui regrettent le régime de Bouteflika malgré la corruption et ses défauts» (p121)
Des erreurs concernant la presse étrangère... qui obligatoirement, et cela se pratique dans tous les pays du monde, dits démocratiques ou non, doit être «accréditée», la carte professionnelle de leur pays suffisant. Ce qui nest pas le cas pour les journalistes algériens. Quant au quotidien public «El Moudjahid» (créé en juin1965), traité de «Pravda» de l'ex-Urss, il n'a rien à voir avec El Moudjahid, l'hebdo historique du Fln/Aln alors géré par le Gpra.
L'Auteur : Sciences Po' et Ena (Paris). Diplomate et haut fonctionnaire français (Ancien collaborateur d'Alain Juppé, Consul général à Sydney, ambassadeur en Malaisie, directeur général de l'administration, chef de l'inspection générale des Affaires étrangères). Ambassadeur de France à Alger de 2008 à 2012 (Sous Sarkozy) et de 2017 à 2020 (sous Macron).
Extraits : «Il faut, dans ce pays (l'Algérie) un ou deux ans pour comprendre le mode de fonctionnement du «système».Il arrive que certains, parmi mes collègues, quittent même Alger sans avoir très bien compris ce pays, ni les ressorts de la politique intérieure, ni la complexité de la relation avec la France» (p13), «Au Maghreb, seul l'ambassadeur à Alger est «haut représentant» (p19), «Les autorités algériennes savent aussi comment parler à nos politiques, dérouler le tapis rouge quand il le faut, les froisser ou les humilier lorsque cela est nécessaire» (p73), «Du côté français, nous sommes toujours sur cette ligne de crête, entre la reconnaissance et la repentance. Reconnaître l'histoire n'est pas se repentir ou présenter des excuses (... ). Le piège est bien là aller au-delà de la reconnaissance, c'est inévitablement frôler la repentance» (pp 140-141),
Avis : Un livre «fourre-tout» (le propre d'un recueil de «chroniques») écrit par un diplomate qui semble en vouloir aussi bien à sa hiérarchie «métropolitaine», qui ne l'a pas assez écouté et suivi, qu'aux Algériens qui ont «raté» leur Hirak
Citations : «L'Algérie, pour la France, mais aussi pour un diplomate, c'est autant de la diplomatie que de la politique intérieure française (...).C'est le seul pays (du Maghreb) où l'ambassadeur doit non seulement réfléchir à l'avenir, mais aussi gérer le passé» (p59), «La France, pour l'Algérie, c'est donc à la fois la référence, le modèle, le point d'entrée sur le monde, mais aussi le bouc émissaire, le repoussoir, l'adversaire» (p84), «Le «système», ce n'est ni une structure, ni une organisation, c'est plutôt un mode de fonctionnement du pouvoir» (p122), «Chacun a la mémoire de son histoire «(p134), «Les politiques n'aiment pas trop aborder les sujets qui fâchent et préfèrent les choses agréables à dire» (p235)
Quatre nuances de France, quatre passions d'Algérie. Essai de Rachid Arhab, Karim Bouhassoun, Xavier Driencourt, Nacer Safer (préface de Jean-Louis Debré. Avant-propos de Jean-Pierre Chevènement). Editions Frantz Fanon, 2016. 270 pages, 900 dinars (Fiche de lecture déjà publiée. Pour rappel)
Un ancien ambassadeur de France à Alger, catholique pratiquant, un sanspapiers venu d'Algérie il y a plus d'une décennie, un enfant de banlieue devenu conseiller technique et qui, lui, a acquis la double nationalité française et algérienne après avoir découvert le pays de ses ancêtres... et un journaliste célèbre d'origine algérienne mais Français de nationalité. Des rencontres, des discussions, des voyages en pays profond, et cela a donné un livre écrit, écrit à quatre mains et à quatre voix, à la veille des attentats du 13 novembre 2015. Par quatre personnes venues de formations et d'horizons différents mais, peu à peu, liés par une amitié sincère et fraternelle.
Une véritable contre-histoire de France «dans un pays qui doute de lui-même, de son identité, de ses lendemains» (R. Arhab)... Un «voyage ensemble», mais aussi un puzzle «construit à quatre, chacun détenant plusieurs morceaux». Immigration, Identité nationale, (Bi-nationalité, Intégration, Laïcité, Islam, l'Algérie profonde... Tous les sujets sensibles. Tout y passe.
Ils nous entraînent à mieux connaître la France, pas toute la France, pas la France «réelle», celle de la pleine propriété, rancunière, oublieuse du passé colonialiste, bien noir de certains de ses pères, raciste même, excluant toute idée de co-propriété, mais celle de «Liberté, Egalité, Fraternité» sûrement.
Ce qui est sûr, c'est que Rachid Arhab est devenu «plus diplomate», Xavier «plus à l'écoute», Karion a changé et Nacer comprend mieux les positions des uns et des autres. S'entendre et se respecter... une belle leçon pour les partis politiques.
Les Auteurs :
- Rachid Arhab est né en Algérie en 1955. Journaliste de formation, il a été présentateur sur France 2 et grand reporter. Membre du Conseil supérieur de l'Audiovisuel durant six ans. Né français, devenu Algérien puis redevenu Français, en 1992, sans être Algérien.
-Karim Bouhassoun, 35 ans, est Français de naissance. Diplômé de Sciences Po' Paris, il est fonctionnaire au Conseil régional de Franche-Comté à Besançon.
-Xavier Driencourt, 60 ans, Français de souche, catholique pratiquant, inspecteur général au Quai d'Orsay, ancien ambassadeur de Franc en Algérie (2008-2012). -Nacer Safer, 37 ans, Algérien sans-papiers durant douze ans. Régularisé par la suite.
Extraits : «Il y a trop d'excès et de facilité avec la double nationalité : ici Français, là Algérien, ailleurs Australien ou Marocain. On ne prend jamais le «menu complet» mais on choisit à la carte les avantages de chaque nationalité» (R. Arhab, p 79), «Il est faux de dire que l'on peut indifféremment être attaché à deux Etats et servir deux pays. On aime un pays, son histoire, on s'identifie à son avenir, on souhaite être un acteur (et non un simple spectateur) du pays dont on a la nationalité» (R. Arhab, p 79)
Avis : Destiné surtout aux Français de souche et d'adoption... ainsi qu'aux candidats à la «harga»
Citations : «L'Islam en tant que tel n'est pas un problème. Mais, c'est plutôt son assimilation et son acceptation qui constituent un véritable défi» (pp 99 et 100), «Les banlieues, c'est comme un «archipel urbain» que personne ne revendique» (p 130), «Être libre, c'est créer des richesses, des services, être utile, créer, rencontrer, vivre ses rêves» (R. Arhab, p 150), «L'Algérie et la France sont un vieux couple séparé mais qui doit garder des liens, pour ne pas laisser à l'abandon tous ses nombreux enfants» (p 215).
Une histoire d’immigration toute en poésie entre l’Algérie et la France, en mettant en scène le parcours des Asraoui le temps d’une balade sur la Seine.
C’est une histoire d’amour entre la tour Eiffel et une Kabyle. Une idylle que Fatima a su préserver toute sa vie dans un coin de son cœur. Pourtant, depuis qu’elle a quitté l’autre rive de la Méditerranée en 1962, juste après la guerre, pour s’installer près de Paris, cette Berbère, au corps et à l’esprit fatigués, n’avait jamais eu l’occasion de rendre visite à la « Dame de fer ».
Difficile de trouver du temps quand on s’occupe de dix minots à la fois. Alors, pour son 70e anniversaire, le 29 octobre 2005 – deux jours après le début des émeutes dans les banlieues –, ses enfants lui ont préparé une surprise : une balade en péniche sur la Seine avec un passage devant le monument.
C’est Kader, le plus fortuné et vaniteux de la fratrie, qui a préparé « l’événement », comme il dit. Un mot un peu prétentieux qui révulse Malik parce que c’était « le nom donné à la guerre d’Algérie » et que son aîné ne devrait pas l’utiliser pour désigner une fête consacrée à leur mère. Dans la fratrie, Malik est l’éternel garçon incompris, le rêveur qui a quitté, cinq ans plus tôt, son métier lucratif d’analyste financier pour devenir romancier sans le sou.
Cette vocation, il la doit à son père Mohand qui avait l’habitude de conter à son épouse des histoires dans une clairière reculée de leur Kabylie natale. Et depuis que Malik fréquente une certaine Kahina – le même prénom que la légendaire reine berbère –, il s’est mis à apprendre le tamazight, la langue parlée par ses parents. Une initiation qui va bouleverser sa vie et lui permettre de percer le secret le plus intime de sa mère.
Remonter les années
Car ce roman est aussi une histoire d’amour entre une Kabyle et un bandeau de Brigitte Bardot. Il y a un longtemps, Mohand avait soufflé à sa femme qu’avec le fichu qu’elle portait sur la tête, elle était « le portrait craché » de l’actrice aux cheveux dorés. Il lui avait promis qu’un jour, il lui offrirait le même bandeau.
Fatima, elle, trouvait qu’avec son air sombre, Mohand ressemblait à Alain Delon. Elle l’avait choisi après avoir réussi à dire non à un mariage arrangé. C’est cet amour qui la portera quand son époux rejoindra dès 1954 la « métropole » – l’Algérie étant encore française – pour travailler comme ouvrier. C’est sur cette nouvelle terre qu’il va construire sa vie, loin de la guerre, loin des montagnes de son village, loin de ses racines.
Tous les mots qu’on ne s’est pas dits raconte avec poésie une histoire d’immigration entre l’Algérie et la France en mettant en scène le parcours des Asraoui le temps d’une échappée sur la Seine. Le temps, il en est beaucoup question dans le neuvième ouvrage de Mabrouck Rachedi. Au fil du fleuve, l’auteur tisse la saga de cette famille à travers les âges où les mémoires blessées de chacun se mélangent et s’entremêlent.
A chaque fois que la péniche franchie un pont, c’est l’occasion de remonter les années, de revenir sur l’enfance de Kader ou de Malik en banlieue parisienne ; de parler de la guerre d’indépendance et du jour où Fatima a croisé la route d’un soldat français ; d’évoquer la joie de Mohand quand François Mitterrand est devenu président de la République en 1981 et l’instant où il a échappé à la répression policière lors de la manifestation du 17 octobre 1961 ; de se souvenir de l’oncle français Gérard qui s’est battu contre le racisme et le capitalisme ; de pointer la montée inéluctable du Front national…
Voyage sans retour
Avec délicatesse et justesse, l’écrivain – lui-même Franco-Algérien – relate l’indicible dans les familles, comme celle des Asraoui, où les non-dits et les silences ont souvent été de mise. Par pudeur ou à cause des blessures toujours à vif, il a été difficile, pour des parents comme Mohand et Fatima, de raconter leur propre histoire, celle d’un départ qui a fini par ressembler à un exil et de parler de toutes les douleurs qui ont pu découler de ce voyage sans retour.
Mabrouck Rachedi interroge, aussi, l’identité profonde qui tourmente ses personnages au point d’en être schizophrènes et met en majesté le parcours héroïque de ces pères et ces mères qui n’ont jamais baissé la tête malgré des salaires de misère et les remarques hostiles aux « étrangers ».
Ce roman bouleversant a quelque chose d’un Forrest Gump – de Winston Groom – où chaque protagoniste a traversé les moments politiques, sociaux et sociétaux les plus marquants entre la France et l’Algérie depuis la seconde guerre mondiale. « Il nous fallait être meilleur que les Français », rappelle Malik. « Un jour, ce sera vous les chefs », répétait Mohand à ses enfants qui ont réussi. Mais au prix de combien de sacrifices et de concessions ?
Tous les mots qu’on ne s’est pas dits, de Mabrouck Rachedi, éd. Grasset (216 pages, 18,50 euros).
C’est en publiant, en 2006, son premier roman Le Poids d’une âme, un conte moral jubilatoire, que Mabrouck Rachedi s’est fait connaître. Son nouvel opus, Tous les mots qu’on ne s’est pas dits est une saga familiale inspirée de l’histoire de l’immigration algérienne en France, sur fond d’inexorable montée de l’extrême droite. À travers la quête identitaire de son héros, le romancier réussit à transmettre dans ces pages l’ambiance d’une époque, ses menaces et sa poésie.
Journaliste, animateur d’ateliers d’écriture, essayiste, romancier, nouvelliste, écrivain pour la jeunesse, le Franco-Algérien Mabrouk Raachedi est un homme aux nombreux talents. Auteur d’une dizaine d’ouvrages, il vient de publier son nouveau roman Tous les mots qu’on ne s’est pas dits, un récit autofictionnel, grave et tendre à la fois.
Pour Mabrouk Rachedi, l'écriture est un antidote contre le stress de la vie moderne. « Mes livres sont ma façon de poser ma voix dans le brouhaha du monde », aime-t-il à répéter. Et d'expliquer: « Je trouve qu'on est saturé aujourd'hui d'informations. On est enjoint parfois à réagir très vite aux événements. Écrire des romans permet d'être maître du tempo et de poser une voix apaisée par rapport à cette agitation. C’est pour ça aussi, à côté de mes activités journalistiques, que j’aime bien aussi prendre ce temps, ce temps où je suis maître des destins de mes personnages. C’est vraiment un moyen privilégié d’être en dehors du temps et en dehors de cette agitation. »
Désir d’écriture
La vie de Mabrouk Rachedi est un roman, riche en mutations et revirements. Né en France dans une famille d’origine algérienne, le futur romancier a grandi dans la banlieue de Paris, au sein d’une fratrie nombreuse. Sa vocation d’écrivain, il la doit à son père qui, tout en étant analphabète lui-même, poussait ses enfants vers la lecture et les études afin qu’ils soient, disait-il, « meilleurs que les Français ».
Pour le jeune Mabrouck, le chemin de la concrétisation du désir parental passait par la lecture des classiques, dont Le Père Goriot de Balzac. L’écrivain dit avoir été « ébloui par la langue et la puissance de la narration » du grand maître du roman français. « Cela m’a donné envie d’écrire », se souvient-il. L’ébauche de son premier roman date, en effet, de ces années d’adolescence, mais le désir d’écriture ne fera pas long feu face à la brûlante ambition de réussir socialement et professionnellement. Fils d'un manœuvre immigré, l’adolescent avait une revanche à prendre sur la société.
« Nous étions issus de couches sociales plutôt modestes et j'ai couru après ce que je n'avais pas : l'argent. Et je suis devenu analyste financier dans une société de Bourse. À un moment, la question du sens s'est posée pour moi. Oui, je gagne de l'argent. Et après? J’'ai donc convoqué l'adolescent qui sommeillait en moi et il m'a soufflé de poursuivre ce roman que j'avais commencé à écrire il y a des années de cela. C'est comme ça que je me suis lancé dans l'écriture du Poids d’une âme, mon premier roman. »
Récit initiatique
Cette « question du sens » est au cœur du nouveau roman de Mabrouck Rachedi, qui est à la fois une saga familiale inspirée de l'expérience d'immigration de la famille de l'auteur et un récit de quête identitaire. Cette quête est incarnée par le narrateur-personnage Malik, le fils cadet de la famille Arsaoui dont le roman raconte les aventures et le double littéraire de l’auteur. Tout comme l'auteur, Malik a, lui aussi, envoyé valser sa carrière lucrative dans le monde des finances afin de se consacrer à l’écriture.
L’intrigue de Tous les mots qu’on ne s’est pas dits est construite autour du personnage de la mère. Elle avait autrefois défié la tradition ancestrale afin d’épouser l’homme qu’elle aimait. Son mari Mohand qui est ouvrier à Paris depuis les années 1950, la fera venir à son tour en France, après la guerre d’indépendance algérienne. Ensemble, ils élèveront leurs dix enfants dans une ville de la grande banlieue parisienne, sur fond de montée inéluctable de l’extrême droite. Rien n’illustre mieux cette « lepénisation » des esprits dans la France des années 1980-90 que l’élection à la députation du fils du plus proche collègue de Mohand, sous les couleurs du Front national. Véritables frères d’âme, Gérard et Mohand militaient ensemble autrefois à la CGT et chantaient à tue-tête L’Internationale, parfois jusque tard dans la nuit !
Conteur hors pair, Rachedi livre avec Tous les mots qu’on ne s’est pas dits un récit poétique, souvent nostalgique, raconté dans un désordre narratif savamment organisé. La narration commence in media res. Mohand est mort depuis belle lurette. Ses enfants ont prospéré, se sont mariés et sont devenus parents à leur tour.
Le récit s’ouvre le 29 septembre 2005, une journée particulière. Les Arsaoui sont au grand complet, réunis autour de la matriarche de leur famille. « C'est une famille nombreuse qui, pour les 70 ans de la mère Fatima, décide de lui offrir un voyage en péniche, raconte l'auteur résumant les grandes lignes de son roman. Et le terme de ce voyage, c'est la tour Eiffel. En remontant la Seine, de pont en pont, il va y avoir des va-et-vient entre le passé et le présent. Tantôt des épisodes feront référence à des tournants historiques de l'histoire franco-algérienne. On parle de la guerre d'Algérie. On parle aussi du 17 octobre 1961, le massacre de 1961. On parle aussi du mythe du retour dans les années ‘70, les espoirs de l’élection de François Mitterrand. Mais il y a aussi, dans ces aller-retours entre présent et passé, des épisodes très personnels. Il y a la grande Histoire, il y a aussi la petite histoire. Et cette petite histoire, c'est elle aussi qui fonde l'identité de ces personnages. »
« Identité » : le mot est lâché. C’est le thème central de Tous les mots qu'on ne s'est pas dits. Née de la confrontation de la grande et la petite histoire, l'identité n’est ni heureuse ni malheureuse. Elle est surtout diverse, comme le rappelle le héros-narrateur Malik, comparant l’identité à la tour Eiffel.
« Lors d'une de de ces milliers de lectures sur tout et n'importe quoi que j'ai accumulées dans ma vie, raconte Malik, j'ai découvert que le fer utilisé pour la tout Eiffel venait en partie des mines de Zacar et Rouïna, en Algérie. Le monument le plus célèbre du monde est comme notre famille,français avec des bouts d’Algérie dedans ». Cette prise de conscience sur laquelle se clôt le beau roman de Mabrouk Rachedi, saura-t-elle apaiser les colères et les ressentiments de Malik et les siens, tous assoiffés de reconnaissance ?
Tous les mots qu’on ne s’est pas dits, par Mabrouck Rachedi. Éditions Grassset, 203 pages, 18,50 euros.
Alger demeure la princesse éternelle du Grand Maghreb. Une princesse berbéro-barbaresque qui refuse les liftings, contrairement aux putes orientales qui se donnent au premier touriste low cost venu.
Ah Alger, comment elle était belle et comme elle est devenue… On connaît la rengaine, elle se transmet de génération en génération, de guerre en guerre: Alger n’est plus ce qu’elle était, Ya Hasrah comme disent ses habitants qui cultivent l’art presque inné de la nostalgie, car c’est bien connu les Algérois ne sont pas les derniers à déplorer l’état de délabrement de leur ville et à pleurer son âge d’or sans cesse réinventé…
Aux étrangers égarés ou aux hommes d’affaires appâtés par l’odeur des hydrocarbures, Alger souhaite la bienvenue à sa manière. La plus modeste chambre du dernier des ses hôtels miteux coute au moins le prix d’une suite trois Etoiles à Agadir. C’est comme ça! Les Garçons de café font la gueule, partout le service, c’est un peu à la tête du client et beaucoup selon l’humeur du moment. Pour les taxis, l’administration, les hôpitaux c’est kif kif bourricot. «Normal» rétorquent les autochtones quand un étranger s’avise à faire des remarques déplacées. Oui, tout le monde trouve sa place dans ce grand souk de fous, et tout est normal. Ne dit-on pas qu’Alger est une ville qui se mérite?
Je m’appelle donc Mezghana en berbère; Al-Jazaïr, les îlots en arabe; Alger en français et c’est vrai que je me laisse aller comme dans la chanson de Charles Aznavour le crooner bien aimé des algérois qui continuent à penser, à rêver et à parler en français.
Corsaires et déchets
De l’époque des Frères corsaires Barberousse à celle des Frères Dark-Vador Bouteflika, au fond je suis resté la même: un beau repère des flibustiers et des brigands de tous poils, une ville qui se prend facilement mais qui n’abdique jamais. Je suis la demi-clocharde mi-rêve mi-cauchemar, épicentre des séismes en tous genres, terre tremblante de tous les impossibles, les nuits les plus glauques du monde se confondant avec les plus beaux levers du jour de l’univers.D’après ce qu’on dit ici et là, j’ai une bonne réputation. Je suis la ville punk par excellence, un rêve pour les Mad Max du 21ème siècle. Personne ne me conteste le record absolu du désordre urbain par exemple.
Selon le célèbre magazine «The Economist», je suis classée parmi les 5 villes les moins vivables de la planète… Moi je demande à voir, quelles sont ces villes qui prétendent être plus infernales que moi? Lagos (Nigeria), Karachi (Pakistan) ou Dhaka (Bangladesh)? Je parie que dans quelques années je vais les surpasser… Je peux faire mieux, avec mes tonnes de déchets qui jonchent les trottoirs, les marchés informels qu’aucune police n’arrive à contrôler, et l’enfer des transports publics dans des routes cabossées où les feux ne servent qu’à faire joli quand ils fonctionnent … Pour l’incivisme, je crois que ça va, personne ne peut prétendre arriver à ma cheville.
Un port sans accès à la mer
Aussi décatie que la Havane, je la joue austère comme dans une banlieue de Djeddah. Je suis la bâtarde de l’Occident arrogant et de l’Orient décadent. Je fais la misère aux réalisateurs de cinéma attirés par mes décors improbables et je ne leur facilite jamais la vie.L’enfant de Notre Dame d’Afrique, Merzak Allouache qui ne cesse de me filmer, de «Omar Gatlato» (1977) à son dernier opus «Les Terrasses», dit que je ne suis pas une ville mais «une fournaise». Si ce n’est pas un compliment, je ne sais pas ce que c’est.
Je suis la seule ville côtière où l’accès à la mer est quasi impossible, «Dans ma ville la mer n’est qu’un poster, on la voit de partout, mais elle nous tourne le dos» comme le résume si bien la plasticienne de Bologhine Amina Ménia. Comme dans un film, le bonheur n’est qu’un leurre.
J’attire à leurs risques et périls les poètes maudits, les dandy pervers et les aventuriers de mauvaise foi. À cet effet on a beaucoup écrit sur moi, le livre d’Alger comporte que des signatures prestigieuses: Camus, Gide, Montherland, Fromentin, Daudet, Maupassant… Je ne compte pas les peintres, de Dinet à Delacroix, qui venaient chercher les éclats étincelants de mes lumières particulières, à ceux-là aussi je leur au réservé les plus mauvais tours du Mektoub, le destin d’Alger.
Dans le dernier livre qui m’est consacré, «Alger, le cri» aux éditions Barzach, l’auteur Samir Toumi, un des descendants du prince fondateur de la ville Salim El-Toumi- celui qui au 16ème siècle fit appel aux frères corsaires Barberousse pour libérer Alger des Espagnols- me traite comme j’aime et je me retrouve dans son soliloque désespéré « Le coeur se serre encore, je la sens en moi, elle est là, je la respire, j’allume une cigarette. Les voitures roulent à toute vitesse, les immeubles et les paraboles défilent, la ville ne se dévoile pas, elle fait sa timide, cachée dans la brume polluée. Je sens son odeur, je la sens respirer, je la déteste, elle me déteste, je l’aime, je la déteste encore plus, je me déteste, le coeur se serre. Sur la Route Moutonnière, des solitudes en silhouettes errent sur la promenade des sabelettes, un véhicule comme accablé, est échoué sur la bande d’arrêt d’urgence. La brume se dissipe peu à peu et dévoile la colline, face à moi. Salope de ville, je t’aime! Chienne de ville, Khamdja!»
Une ville sale et salope
Khamdja, qui veut dire tout à la fois sale et salope. Khamdja, mon titre de noblesse. Oser me comparer à Brigitte Bardot, quel mauvais goût, encore quelqu’un qui est resté scotché à mon passé français, je suis mieux que ça voyons! Quitte à être réduite à une star de cinéma, je préfère Bette Davis dans «L’Argent de la vieille», car je suis misérable mais riche, une des villes les plus riches de la rive sud. Ou alors à Gloria Swanson dans «Sunset Boulevard», car dans ma belle déchéance on ne peut ne pas voir ma beauté intérieure -ou refoulée, comme vous voulez.
Un de mes lieux porte un nom qui me va à ravir: le Ravin de la Femme Sauvage. Qui veut venir défier chez elle la Femme Sauvage? Oh, ne ricanez pas, il y a encore quelques bonnes raisons de venir tel un Ulysse des temps modernes visiter Alger la noire, la ville la plus inhospitalière du monde, mais aussi la plus étrange, la plus envoûtante des cités de la Méditerranée.
Voici dix raisons d’être déraisonnable, de céder au le plus beau chant des sirènes et de s’échouer dans la ville qui ne ressemble à aucune autre…
1- Flâner au Jardin D’Essai. Créé dès le début de la colonisation française, ce grand parc botanique est un des plus beau du monde. Il s’étend sur une superficie de 32 hectares, et tous les amoureux d’Alger peuvent y trouver un peu de quiétude si rare dans cette ville.
2- Se perdre à l’Aéro-Habitat. Un des plus beau immeuble français d’Alger, construit dans l’esprit corbusien par Louis Miquel et José Ferrer-Laloë entre 1952 et 1955, composé de quatre immeubles liant le quartier Télemly du centre-ville .La position en éperon des deux plus grands bâtiments permet une double exposition des logements en duplex, ce qui leur offre une vue sur l’étendue du paysage algérois et sur la baie d’Alger. Une rue intérieure dévolue au commerce est savamment aménagée en fonction de la déclivité du terrain.
3- Chercher la spiritualité au Mausolée de Sidi-Abderahmane. En pleine ville «arabe», entre la Casbah et Bab El Oued, le petit mausolée du Saint patron d’Alger, Sidi Abderhamane, un havre de paix dans le vacarme de la ville.
4- Comprendre le chant du Meknine à Bab-el-Oued. Ni chat, ni chien, les Algérois n’aiment que les oiseaux chanteurs, et le plus vénéré d’entre eux est le chardonneret. Au coeur du Marché de Bab-el-Oued, le marché des «Meknines» est une place stratégique où se racontent mille et une légendes sur ce petit oiseau chanteur.
5- Voir changer les couleurs du ciel à partir du balcon Saint Raphaël. Un petit parc avec vue sur la baie d’Alger, on peut s’y faire dépouiller les jours de pas de chance, certes, mais il y a des jours où l’on peut juste contempler les couleurs magnifiques du ciel d’Alger (d’octobre à avril, c’est la bonne saison)
6- Rejouer Pépé le Moko à la Casbah d’Alger. Vous avez aimé Jean Gabin dans le film de Julien Duvivier, voyou au grand coeur recherché par la police, planqué dans la vieille médina? Vous pouvez rejouer le film dans ce repère de tous les interlopes de la ville cosmopolite. Ne craignez pas d’être déçus, la Casbah tombe en ruine, mais ses bandits sont toujours à l’affut…
7- Découvrir les trésors cachés du Musée National des Beaux- Arts. Avec ses 8 000 œuvres, c’est le plus grand musée d’art du Maghreb et du continent africain. Inauguré en 1932 pour le centenaire de la colonisation française, il s’ouvre avant la fin de la colonisation aux peintres algériens.
8- Déguster les petites sardines à Chéraga. C’était jadis le premier village à la sortie d’Alger, aujourd’hui c’est un quartier de la grande ville qui ne cesse de s’étendre. Dans la place de l’ancien village, «Le Roi de la sardine» mérite amplement son titre. Pas d’alcool, mais que du bon poisson frais et des sardines cuisinées de différentes manières, à la pied-noir, à la kabyle, à l’algéroise… Quel régal! Ne faites pas circuler trop cette adresse, c’est tellement dur de trouver une bonne gargote à Alger…
9- Faire la petite ballade de Télémly. Un chemin ombragé, long et sinueux qui permet de quitter le centre ville pour aller sur les hauteurs de la ville. Quand les automobilistes se calment un peu, on peut flâner dans ce chemin serpentant et pittoresque et admirer entre deux beaux immeubles la magnifique baie. Anciennement appelé le chemin des Aqueducs car il suivait en partie le tracé des conduites turques restaurées et améliorées, et qui servaient à l’adduction des eaux pour la Casbah. Télemly viendrait du berbère thala oumlil signifiant la source blanche
10- Tomber amoureux comme les amants de Notre Dame D’Afrique. La basilique d’Alger surplombe la ville car est a été construite sur un promontoire dominant la mer de 124 m. Accessible par un taxi ou téléphérique depuis le quartier de Bologhine (ex-Saint Eugène), elle offre aux algérois une des plus belles esplanades de la ville. Les enfants viennent y jouer au foot, les vieux tuent le temps pour qu’il ne les tue pas et les amoureux qui se retrouvent ici n’ont jamais été si proches du ciel.
Par cette invitation en apparence légère, Stéphane Gsell nous propose une visite très synthétique et illustrée de trois sites archéologiques algériens majeurs : trois promenades menées par un spécialiste très au fait de ces fouilles.
Le sociologue et anthropologue linguistique, qui publie un livre en derdja, milite pour que l’arabe algérien, considéré comme un dialecte, devienne une langue littéraire et académique
Dans l’école algérienne, « l’enfant est mis en situation d’apprentissage contraint d’une nouvelle langue, comme l’arabe conventionnel », explique Rabeh Sbaa (AFP/Ryad Kramdi)
Pour son deuxième roman, Rabeh Sbaa a choisi d’innover. Ce sociologue et anthropologue des langues a publié un roman, Fahla, entièrement écrit en langue algérienne, l’arabe dialectal, la plus parlée en Algérie devant le berbère et le français.
L’auteur, également professeur des universités, a utilisé une double graphie, latine et arabe, en attendant la codification de ce qu’il considère comme une « langue à part entière ».
Et pour plaider sa cause, il met en scène une femme, Fahla (femme courage en arabe algérien), dans une société conservatrice qu’elle défie, tout comme la langue algérienne défie les deux langues dominantes dans la littérature algérienne : l’arabe classique et le français.
Middle East Eye : Votre deuxième roman, Fahla, a été écrit en algérien, l’arabe utilisé en Algérie. Pourquoi un tel choix ?
Rabeh Sbaa : Au commencement, il y a le constat d’une absence. L’absence de la langue algérienne du paysage littéraire national, composé seulement de trois formes d’expression dominantes, une littérature d’expression arabe, une littérature d’expression française et, plus récemment, une littérature d’expression amazighe, notamment kabyle.
« Les Algériens ont trouvé dans leur derdja une langue radicale qui a permis d’élever le plafond des revendications »
J’ai constaté que le grand absent de ce triptyque était paradoxalement la langue la plus parlée, la langue du plus grand nombre, la langue algérienne.
J’ai attendu longtemps qu’un de nos littérateurs prenne la décision de combler cette absence. En vain. J’ai alors décidé de le faire et cet acte s’inscrit dans le prolongement de mes préoccupations académiques et de mes recherches universitaires dans le domaine de l’anthropologie linguistique.
C’est de là que provient l’observation à la base de cette genèse. Après de longues années de recherche, d’enseignement et après la publication de plusieurs ouvrages dans ce même domaine, je suis parvenu à la conclusion que la langue algérienne est apte à devenir une langue littéraire et académique. Une langue d’écriture et d’enseignement.
Au même titre que le maltais, l’hébreu ou d’autres langues qui ont quitté leur statut de langues minoritaires ou minorées pour évoluer vers le statut de langues nationales et officielles.
La langue algérienne est capable d’évoluer vers ce statut. Un roman de près de 300 pages écrit dans cette langue est le meilleur gage de cette possible évolution.
La langue algérienne est apte à devenir une langue littéraire et académique. Une langue d’écriture et d’enseignement. Au même titre que le maltais, l’hébreu
D’ailleurs il faudra à l’avenir cesser de parler « d’arabe algérien » car l’algérien n’est pas un arabe acclimaté. L’algérien n’est pas un dialecte. Encore moins un arabe dégradé.
Je ne le répéterai jamais assez : l’algérien est une langue à part entière, avec sa grammaire, sa syntaxe, sa sémantique et toute sa personnalité linguistique. Une personnalité historique qui a été injustement minorée pour des raisons idéologico-politiques.
Il est temps, à présent, de se débarrasser de cette langue d’opacité mortifère ou plus précisément mortifiante. Une langue à la fois mystificatrice et castratrice, qui veut asexuer la langue algérienne. Comme elle l’a fait pendant des décennies pour les langues de matrice amazighe.
MEE : Vous faites partie des rares écrivains algériens et maghrébins à recourir à cette langue, après Kateb Yacine qui l’utilisait dans le théâtre. N’est-il pas judicieux de commencer par la codifier, comme l’a fait par exemple Mouloud Mammeri pour le berbère ?
RS : Nous sommes quelques-uns à travailler depuis plusieurs années sur cette question de la codification. Autant le dire franchement, elle ne se fait pas sans problèmes. Comme c’est également le cas pour la standardisation du tamazight.
Mouloud Mammeri [écrivain et linguiste spécialiste de la langue et de la culture berbère] avait une autre vision et une autre approche de la question linguistique. Il ne s’embarrassait pas des contraintes institutionnelles comme le fait le Haut Commissariat à l’amazighité.
Algérie : cette graphie arabe que l’on veut imposer au tamazight
Les langues algériennes natives doivent briser leurs suffocantes muselières. Les langues de souche amazighe comme la langue algérienne sont vivantes et entières. Et doivent évoluer vers leur objectivation.
L’algérien est incontestablement une langue d’avenir. Car il est d’une souplesse syntaxique et d’une capacité d’absorption lexicale très rare. Il suffit d’entendre la multiplicité colorée de ses sonorités. La plupart des autres langues sont prisonnières de la rigidité de leurs règles grammaticales et syntaxiques. Ce n’est pas le cas de l’algérien.
L’algérien est ouvert à toutes les réceptions, à toutes les variations et à toutes les déclinaisons. Les linguistes avertis savent que dans l’algérien, il existe des mots de l’époque punique, libyque, des mots arabes, turcs, espagnols, italiens, français et beaucoup de vocables puisés dans les différents idiomes berbères.
C’est dans cette perspective que s’inscrit le projet de réhabilitation de la langue algérienne, dont la publication de ce premier roman en algérien constitue l’un des jalons d’une littérature d’expression algérienne. La question de la codification se réglera dans le même mouvement que celui de l’officialisation.
MEE : Vous plaidez pour l’officialisation de cette langue. A-t-on justement les instruments pour cela ? Surtout que dans votre roman, vous utilisez la version oranaise de cette langue, ce qui est légèrement différent des variantes utilisées ailleurs dans le pays.
RS : Il y a quelques années, on disait la même chose à propos du tamazight. L’argument du manque d’instruments n’a pas tenu la route puisque la langue amazighe est, à présent, langue nationale et officielle. Sans que les « instruments pour cela » ne soient tout à fait réglés. Les discussions sont toujours en cours. Je ne pense pas que ce soit un handicap insurmontable. Beaucoup de langues dans le monde l’ont surmonté.
Par ailleurs, vous parlez de « version oranaise » de cette langue. Il faut préciser qu’il s’agit de la même langue dans toutes les régions du pays avec des accents et quelques lexiques qui diffèrent. Pour l’essentiel, il s’agit de la même langue avec la même morphologie, les mêmes constructions syntaxiques, la même sémantique.
Dans toutes les langues du monde, il existe des accents propres à telle ou telle région. Prenez l’accent marseillais, toulousain ou du nord pour la langue française, on ne dit pas qu’il s’agit de plusieurs versions de langues.
La langue algérienne, comme les langues de souche amazighe, sont des langues natives. Les langues natives, maternelles, premières ou encore langues de socialisation réfèrent au même objet, en l’occurrence la ou les langues apprises et parlées à la prime enfance. L’usage habituel du singulier pour ces langues est indubitablement réducteur, dans la mesure où l’on peut apprendre deux, voire trois ou plusieurs langues maternelles.
La situation se complique quand la langue de l’apprentissage scolaire en Algérie n’est aucune de celles-ci. L’enfant est mis en situation d’apprentissage contraint d’une nouvelle langue, comme l’arabe conventionnel pour l’école algérienne. Au détriment de toutes les langues minorées, cet apprentissage linguistique a pour finalité l’accès à des contenus de connaissance, sous forme de messages pédagogiques.
Dans ce cas de figure, la ou les langues maternelles déjà acquises sont en situation de relégation, c’est-à-dire frappées d’inutilité voire de « fautivité » pour l’accès au message pédagogique. Leur minorisation volontairement institutionnelle ou institutionnellement volontaire crée une situation de double contrainte.
La vie de tous les jours, les peines, les joies, les rêves, les amours, les mouvements citoyens, comme le hirak, se vivent en algérien, en français ou dans l’éventail des langues amazighes
La contrainte d’une mise en situation de double apprentissage simultané : apprentissage de langue et apprentissage de contenus de savoir. Apprendre une langue pour pouvoir exprimer des contenus de savoir scolaire, eux-mêmes soumis à l’apprentissage. Un double processus qui contrarie le développement de l’intelligence et de la personnalité de l’enfant et, par conséquent, le développement de son langage.
C’est donc tout l’intérêt d’enseigner dans cette langue et non pas d’enseigner cette langue, comme nous sommes en train de le faire avec le tamazight. L’apprentissage d’une langue est un processus différent de l’enseignement dans cette même langue. C’est pour cela que l’officialisation de la langue algérienne signifie son accession au statut de langue d’enseignement.
MEE : En lisant votre livre, on a l’impression que vous faites un lien entre le personnage de Fahla, la femme iconoclaste qui casse les tabous, et l’usage de votre langue maternelle dans l’écriture. Est-ce le cas ?
RS : Tout à fait. Il existe d’ailleurs dans le corps du roman un véritable plaidoyer pour l’usage de cette langue algérienne dans les institutions scolaires.
J’ai consacré un ouvrage aux dégâts causés par ce qu’on a appelé l’arabisation et qui continue à causer des dégâts. On a voulu sacrifier la sensibilité de l’algérien à une supposée souveraineté de l’arabe. Alors qu’en Algérie, il a toujours existé une multiplicité ethnique, religieuse, culturelle et linguistique.
« Le français est inscrit dans l’humus social algérien » : le match contre-nature de l’arabe contre le français
On a voulu étouffer les langues de la quotidienneté au profit d’une langue de la formalité. Jusqu’à présent, la langue arabe est la langue formelle et rien d’autre.
La vie de tous les jours, les peines, les joies, les rêves, les amours, les mouvements citoyens, comme le hirak [vaste mouvement populaire ayant conduit à la démission d’Abdelaziz Bouteflika], se vivent en algérien, en français ou dans l’éventail des langues amazighes.
Le fait qu’il n’existe aucun roman écrit en algérien indique le poids et la force de l’interdit qui a frappé cette langue, la force matérielle des instruments institutionnels, opposée à la fragilité des élans littéraires, poétiques et imaginationnels.
Un combat inégal ayant pour objectif de confiner les élans libres et désordonnés de la création et de l’imagination hors de toute possibilité de promotion. Une politique délibérée de la castration.
MEE : Dans le fond, Fahla est connue dans la société comme étant une femme courage, une battante. Au-delà de la fiction, est-ce l’idée que vous avez de la femme algérienne ?
RS : Parfaitement. Les femmes algériennes ont toujours été présentes dans les moments fondateurs de la société comme dans ses pires moments de malheur et de douleur.
Nous avons bien des héroïnes qui ont précédé la guerre de libération et celles qui l’ont poursuivie et qui la poursuivent encore. Dans le cas de figure de Fahla, qui s’inspire d’un fait réel et daté, en l’occurrence l’assassinat d’un poète incarnant l’image du narrateur sociétal, par les propagateurs des ténèbres, il s’agit d’un événement majeur qui donne l’occasion aux femmes de forcer la porte du cimetière pour assister à son enterrement. Chose inédite dans la société algérienne.
Commence alors un combat, sans répit, contre toutes les formes d’oppression déguisées en morale ou en religion. Les pulsions de vie pour toute une société prennent alors leur départ et leur détermination à partir du lieu de la mort.
Nabil Wakim : « Il y a en France une confusion qui est faite entre l’arabe et l’islam »
Fahla, en compagnie de Zahra et Lila, va braver toutes les menaces que charrie la tentative forcenée d’assombrissement de la société au nom de fausses valeurs religieuses, érigées en dogmes.
À ces valeurs mortifères, elles opposent la propagation du Beau. La beauté comme antidote de l’horreur charriant la hideur. Le combat de la beauté contre la laideur. Un combat pour une société où il est possible de vivre dignement et bellement, de penser librement, d’aimer démesurément, et de rêver indéfiniment.
Entre le récit et le roman historique, ce texte est le premier rédigé en algérien dans les deux graphies, arabe et latine.
Fahla ambitionne de jeter les bases de la littérature d’expression algérienne, enrichissant celles qui existent déjà en français, en tamazight et en arabe. Un acte fondateur.
MEE : Votre roman s’articule autour d’une cérémonie funéraire à laquelle des femmes assistent, ce qui est une transgression. N’est-ce pas un clin d’œil à la présence de plus en plus pesante de l’obscurantisme religieux dans la société ?
RS : Plus qu’un clin d’œil. Une dénonciation en règle de l’armée des ténèbres. Le premier chapitre du roman a pour titre « Âskar eddlam zad ghiam âala ghiam », ce qui signifie : l’armée des ténèbres a ajouté un nuage sur un autre nuage.
Fahla est bien entendu le nom du personnage principal, un mot symbole de l’endurance et de la résistance, mais aussi une métaphore pour désigner le courage de tout un pays, « blad fahla », qui ne plie pas devant une succession d’agressions et de forfaitures de toute nature, qui s’acharnent à lui bander les yeux et à lui obturer tous les pores de respiration.
Fahla est bien entendu le nom du personnage principal, un mot symbole de l’endurance et de la résistance, mais aussi une métaphore pour désigner le courage de tout un pays
Ces femmes symbolisent la force, la vigueur et la puissance du combat pour le désir de vivre. Une lutte pour le droit d’exister dans la dignité et la liberté, mais elles luttent également pour une réhabilitation de la beauté. Un combat pour le droit de cité de la beauté. La beauté de vivre, d’aimer, d’écrire et de rêver. Le droit à la joie.
D’ailleurs, Fahla est l’anagramme de hafla, qui signifie fête. Ces femmes luttent pour que la vie soit une fête. Et pour que leur pays respire la fête et non pas la désolation que veulent lui imposer les propagateurs des ténèbres au nom d’une religion qu’ils sont les seuls à connaître et à vouloir imposer. Toute la symbolique signifiante consiste à impulser la vie à partir d’une cérémonie funéraire et d’un lieu de mort.
MEE : Quel est aujourd’hui le poids de cette idéologie dans notre pays ?
RS : Elle ne s’est jamais estompée. Elle est pernicieusement diffuse. Elle s’est insidieusement incrustée dans les institutions, dans le système éducatif et en grande partie dans les esprits. Ce qui rend très difficile son éradication complète.
Mais en contrepartie, la société algérienne a su faire preuve d’une grande résilience.
Quand je dis de l’Algérie que c’est un blad fahla, c’est une métaphore pour dire que la société algérienne, grâce à ses femmes et ses hommes, a réussi à faire reculer cette idéologie sinistre qui voulait la dénaturer en lui imposant des dogmes mortifères et mortifiants.
En Algérie, l’anglais est de nouveau lancé à l’assaut de la francophonie
Mais quand je dis faire reculer, cela ne veut pas dire faire disparaître. Cette idéologie est toujours présente, de façon rampante et sérieusement menaçante. Les derniers cas de prêches scolaires dans plusieurs écoles du pays l’illustrent bien.
Des enseignants qui se transforment en prêcheurs zélés dans les classes mêmes où ils sont supposés dispenser un programme scolaire sont un signe inquiétant. Un signe de la forte survivance de cette idéologie sinistre.
Heureusement, le poids de la conscience des Algériennes et Algériens est bien présent pour lui faire barrage. De ce point de vue, la société algérienne a beaucoup gagné en vigilance et en maturité. Mais le danger guette toujours.
MEE : Peut-on s’attendre à d’autres publications de ce genre dans l’avenir ?
RS : Non seulement j’ai largement entamé l’écriture d’un roman dans la même langue, mais j’encourage vivement d’autres à le faire. Il existe bien des chansons, des pièces de théâtre et de la poésie, en l’occurrence le melhoun, dans cette langue, mais elles n’ont malheureusement pas la visibilité qu’elles méritent.
Ces grands canaux de communication [que sont le théâtre et le cinéma] sont nécessaires pour la promotion de nos langues, toutes nos langues
Beaucoup de contes du terroir sont lus, depuis peu, dans cette langue aux enfants, qui réagissent très positivement. Car il s’agit de voyages dans l’imaginaire par le moyen de leur langue native. L’usage de la langue algérienne pour la lecture de ces contes pour enfants remplace la figure légendaire de la grand-mère conteuse qui a bercé nos enfances.
Il y aura donc non seulement des publications de ce genre à l’avenir, mais nous étudierons avec des partenaires sérieux la possibilité d’adapter Fahla au théâtre et au cinéma. Ces grands canaux de communication sont nécessaires pour la promotion de nos langues, toutes nos langues.
Par
Ali Boukhlef
Published date: Vendredi 3 juin 2022 - 07:26 | Last update:2 days 3 hours ago
Événement-phare de la saison touristique en Tunisie et symbole de sa réputation de terre de tolérance, le pèlerinage juif a pu reprendre cette année sur l’île de Djerba après deux ans d’interruption pour cause de covid, sous haute sécurité.
Un pèlerin juif lit la Torah dans la synagogue de la Ghriba, sur l’île tunisienne de Djerba, le 18 mai 2022 (AFP/Fethi Belaïd)
Cette année, après deux ans d’interruption en raison du covid-19, la synagogue de la Ghriba accueille à nouveau ses pèlerins. L’édition 2022 a lieu du 14 au 22 mai. Durant une semaine, des centaines de fidèles juifs affluent du monde entier sur l’île de Djerba, souvent en faisant escale à l’aéroport de Tunis. L’importance de l’événement est telle qu’un dispositif de sécurité renforcé a été mis en place, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’aérogare.
Arrivant en provenance de Rome, Haïm Attoum, 82 ans, dit avoir attendu ce voyage pendant trois ans, lui qui ne ratait quasiment aucune édition. « Malgré mon âge, c’est toujours un plaisir pour moi de revenir à Djerba. C’est à chaque fois un grand moment d’émotion », déclare-t-il à Middle East Eye.
Il est vrai que la fête de la Ghriba constitue un moment de recueillement et de ressourcement pour des milliers de juifs, pour la plupart originaires d’Afrique du Nord, qui y prennent part souvent en famille. Certaines éditions ont rassemblé jusqu’à 8 000 personnes dans cette synagogue, la plus ancienne d’Afrique, faisant de cette fête religieuse un événement-phare de la saison touristique en Tunisie.
Important dispositif sécuritaire
Dans les rues de Djerba, une forte présence policière est remarquée. Des barrages de contrôle sont mis en place aux principaux ronds-points, plus particulièrement sur le chemin menant à la synagogue de la Ghriba.
Amir, un chauffeur de taxi, est impressionné. « On a rarement vu circuler autant de véhicules des forces de sécurité sur l’île de Djerba. On dirait que c’est la visite d’un chef d’État », dit-il à MEE.
De nombreux bus transportant des touristes font des allers-retours entre les hôtels de l’île et la synagogue, escortés par les voitures de police. « On parle de plus de 5 000 touristes venus spécialement pour cette cérémonie. C’est vrai que ça encombre les routes, mais ça rapporte beaucoup pour l’économie locale », commente Amir.
En effet, une majorité d’hôtels affiche complet, à tel point que de nombreux visiteurs se rabattent sur les rares auberges de jeunesse qu’abrite l’île. « Les prix des hôtels sont revus à la hausse durant la période du pèlerinage de la Ghriba car la demande est très forte et les chambres sont souvent réservées à l’avance », confie un hôtelier.
« On parle de plus de 5 000 touristes venus spécialement pour cette cérémonie. C’est vrai que ça encombre les routes, mais ça rapporte beaucoup pour l’économie locale »
- Amir, chauffeur de taxi
Aux abords de la synagogue, à plus de 200 mètres de la porte d’entrée, un énorme barrage filtrant est érigé. Contrairement aux éditions des années précédentes, l’accès est très restreint. Une invitation officielle est exigée pour les visiteurs non juifs. « Ce sont les instructions ! », lance un officier de police visiblement tendu.
Le 11 avril 2002, le lieu de culte avait été la cible d’un attentat meurtrier, revendiqué par al-Qaïda, qui avait entraîné la mort de 21 personnes.
Partage et convivialité
De leur côté, les pèlerins juifs affluent parés de leurs habits de fête. Les chemises de soie et les colliers de perles sont souvent de mise. D’aucuns arrivent avec des sacs de nourriture, notamment des fruits, et des boissons à la main.
La fête de la Ghriba est aussi un moment de partage et de convivialité entre des fidèles venus du monde entier, d’autant plus que les retrouvailles se font cette année après deux ans de suspension due à la pandémie.
Le pèlerinage consiste aussi à suivre en procession une grande menorah, le chandelier (ou candélabre) juif, montée sur trois roues et décorée de tissus colorés.
Cette année, pour des raisons de sécurité, la procession a été limitée à un périmètre réduit à l’intérieur de la synagogue, alors qu’elle n’hésitait pas, dans le passé, à sillonner certaines autres parties du Hara Sghira (le « petit quartier », où les juifs ne sont pas majoritaires, contrairement au « grand quartier », le « Hara Kbira ») .
Beaucoup de pèlerins se contentent ainsi de se recueillir et de prier à l’intérieur de la synagogue. Des prières rythmées par des chants mystiques séfarades, souvent interprétés par des personnes âgées.
Djerba, terre de tolérance
Avant son indépendance en 1956, la Tunisie comptait pas moins de 100 000 juifs. Aujourd’hui, ils sont environ un millier, installés essentiellement sur l’île de Djerba.
Bien que leur nombre soit en net déclin, la présence juive sur l’île de Djerba demeure un témoin de la tolérance dont jouissent les membres de cette communauté sur cette île qui constitue un dernier îlot de coexistence confessionnelle en Afrique du Nord.
Conscients de la fragilité de cet équilibre, les autorités de l’île multiplient les initiatives pour le protéger. La dernière en date est le dépôt du dossier d’inscription de l’île de Djerba au patrimoine mondial auprès de l’UNESCO. Un dossier qui a été accepté en janvier 2022 après plusieurs tentatives infructueuses.
Une liste de 24 monuments implantés partout sur l’île, dont la synagogue de la Ghriba, sont ainsi proposés à l’inscription. L’objectif de cette démarche est la consécration de ces monuments en tant que patrimoine de l’humanité, qu’il importe de protéger et de transmettre aux générations futures.
Bien entendu qu’il y rit, l’indigène du malheur ! N’était-il pas ce Méditerranéen hilare et nonchalant ? Et, à cet égard, il se riait du trop plein d’humiliations qui s’engrangeait dans la grange de la patience et ce, jusqu’au choc de la rupture de l’éternel Novembre 1954.
Une saga algéroise. Sur le fil du rasoir. Roman de Mohamed Ifticène. Editions Frantz Fanon, Alger 2022, 399 pages, 1200 dinars. Voilà un hasard qui fait très bien les choses... littéraires. Au départ, confiait l'auteur à la presse, il y avait un scénario. Et, pour ne pas changer (dans notre champ audiovisuel... et tout particulièrement en ce qui concerne les réalisateurs peu ou prou iconoclastes et Ifticène en fait partie ), rude est (fut et sera) l'accession en Ligue 1, c'est-à-dire ceux qui arrivent à avoir accès aux financements soit étatiques soit autres. De plus, avec un marché national de la diffusion quasi-fermé et de la consommation contractée (peu de salles), il y a de quoi décourager les meilleurs volontés du monde. Tout particulièrement chez les «anciens» qui vivent encore sur les réalisations des «glorieuses» années 60 et 70. A quelque chose malheur est bon. Le scénario est transformé en... livre... et un jour, peut-être, en film («peut-être avec l'étranger, car il y a plus de moyens»). Le contenu ? Presque en souvenir d'un vécu à Alger, de la vie à Alger... à l'époque de la colonisation... et juste après. Une famille habitant La Casbah d'Alger (celle de Lyès, le très beau gosse, garçon blond aux yeux bleus, presque un «roumi» égaré dans l'école indigène, bagarreur, pas peureux ni timide pour un «sourdi», tisseur impénitent de relations intimes avec les filles, les femmes et les maîtresses des puissants, préparant sa vengeance contre ceux qui ont assassiné son père...)... une famille avec des racines (au départ un peu oubliées) en Kabylie. Une famille qui, n'oublions pas que c'est le temps de la domination coloniale dont les effets sont ressentis parfois directement à l 'intérieur de La Casbah elle-même. Une ville dans la ville avec des familles honorables mais aussi ses truands musulmans... et européens, parfois s'acoquinant, ses maisons dites de «tolérance» et de jeux clandestins, ses règlements de comptes et ses trafics... plus pour survivre que pour bien vivre ! Il y a donc de la politique, de l'amour, de la bagarre, de la mort violente, de la joie, de la peine... tout ce qui fait la vie d'un individu et d'une communauté. Une cité devenue forteresse assiégée et martyrisée durant la guerre de Libération nationale, avec ses héros et héroïnes, ses traîtres, ses lâches et ses «observateurs». C'est à la fois la vie d'une famille mais aussi d'une communauté, durant toute cette période. Une période à la fois exaltante et douloureuse. Les premières années de lIndépendance apporteront certes un vent de liberté mais, aussi, hélas, pas mal de désillusions avec ses «marsiens», la lutte au sommet pour le pouvoir, les dérapages sécuritaires et sociétaux... et à la base, avec la course aux avantages matériels immédiats. La «grande désillusion» et l'échec des utopies ! On ne pouvait moins attendre, d'un jeune Algérien devenu adulte avant l'âge. L'Auteur : Né en 1943 à Bir-Djebah en Haute Casbah (Alger). Réalisateur et scénariste de cinéma... et enseignant en audiovisuel. Etudes à Alger (Institut national du cinéma) et en Pologne (Lodz). Une vingtaine de films (fiction) à son actif (dont Qorine, Jalti le gaucher, Les rameaux de feu, Le grain dans la meule, Le sang de l'exil, «Les enfants du soleil, Les marchands de rêves...) et autant de documentaires. C'est là son premier roman. Extraits : «Les musulmans ne savent pas aimer. Avant le mariage, ils courent les maisons closes, vite fait mal fait, ils en sortent soulagés, mais frustrés. Une fois mariés, ils saillent leurs épouses et exigent des garçons alors que c'est l'homme qui porte la semence» (p17), «Zakya dénonça l'alliance entre les colons qui limitent la scolarité des indigènes au cycle primaire afin qu'ils sachent peu et les musulmans qui l'interdisent à leurs filles afin qu'elles ne sachent rien» (p82), «L'entrée triomphale de l'armée des frontières à Alger annonça les tyrannies à venir «(p244) «La vie à Alger en ces premières années dindépendance était entièrement vouée au culte de la personnalité et aux activités du rais» (p 57) Avis : Passionnant. Une fin d'ouvrage un peu trop «accélérée». Il est vrai que l'écriture cinématographique prend souvent le dessus chez l'auteur. Mille et une vérités. Vivement une ou plusieurs suites... avec un titre plus court. «Une saga algéroise» suffisait Citations : «La voyance est un monde de ténèbres où la raison et la lumière ne rentrent pas» (p17), «Terribles sont les mœurs des Kabyles, effrayant est leur code d'honneur. Ils condamnent à mort des amoureux et baissent la tête devant des assassins» (p107), «Les chemins de l'amour sont pavés de grands renoncements «(p123), «L'amour est la plus belle des libertés.... mais il ne faut pas en faire une obsession» (p203), «Quand une seule personne souffre d'illusion, on dit qu'elle est folle mais quand c'est des millions qui en souffrent, on dit qu'elles sont croyantes. Les religions sont des fabriques de fous» (p205), «Se taper la femme d'un grand voleur qui tape dans les caisses du trésor public est un bras d'honneur adressé à tous les corrompus de son pays» (p398) Nomade brûlant. Roman de Amina Mekahli. Anep Editions, Alger 2017. 750 dinars, 222 pages (Fiche de lecture déjà publiée. Pour rappel) Une histoire compliquée d'un tout jeune enfant de nomades, ni orphelin, ni abandonné, «enlevé» à ses parents biologiques durant la guerre de Libération pour être «adopté»... «enlevé» - grâce (?) à un jeune soldat aux yeux bleux (l'officier de Sas) l'ayant choisi au détriment des autres de sa classe... une véritable «roulette russe»- par une famille européenne de France. Plutôt par une institutrice stérile raciste sur les bords et nymphomane (Claire). Le temps passe, mais l'enfance est là, avec ses souvenirs et avec ses déchirures profondes. On n'arrache pas impunément une jeune pousse de sa terre naturelle. Bien sûr, les fruits paraissent beaux, tout particulièrement au jardinier (la mère adoptive). Ainsi, le hasard a fait que l'enfant devenu grand s'est transformé en illustre médecin psychiatre... et comme tout bon psy', il ne manque pas de s'auto-psychanalyser. Il se découvre apatride, exilé, damné, ayant changé de nom et de langue, oubliant (obligé !) presque tout : sa mère biologique (Dhawya) qui, elle, ne l'a pas oublié, sa dune, son désert, son palmier... toute son identité profonde. C'est là tout le drame d'un pan tragique de la colonisation et de sa «lutte» contre les combattants pour la libération du pays. En enlevant leurs enfants pour les transplanter ailleurs. Un pan qui commence seulement à être abordé, écrit et décrit par des Algériens (voir le dernier ouvrage de Slimane Zeghidour... édité en France et présenté dernièrement in Médiatic)«.Celui des «Centres de regroupement» ! Car l'enfant des étoiles et du soleil a connu, avec ses parents et bien d'autres nomades, de véritables camps de «concentration» ne disant par leur nom: «attachés comme des chiens avec des chaînes longues comme un village et hautes comme un mirador»... Des prisons à ciel ouvert («limité par des frontières, des vraies, par-delà lesquelles la mort seulement guette ceux qui osent les franchir sans autorisation..»)... que même les anciens officiers (des Sas) n'ont osé aborder. Trop de remords certainement. comme le personnage de Serge, l'officier qui a organisé le «kidnapping». A la fin, il y a bien un retour au pays... mais le «regroupement», volontaire cette fois-ci, ne s'est pas passé comme prévu... L'Auteure : Née à Mostaganem. Romancière, chroniqueuse, poète, traductrice. Plusieurs ouvrages. Premier roman, «Le secret de la girelle». Note complémentaire : Décédée suite à une longue maladie, dimanche 8 mai 2022, à l'âge de 55 ans. Extraits : «Je n'y comprends rien à ces phénomènes de mode. Tous ces types sont pareils pour moi; ils utilisent la réalité des autres pour devenir célèbres et puis hop ! Ils se coupent de cette même réalité«en s'en éloignent le plus possible en faisant appel à nous pour faire barrière entre eux et ceux qui les aiment» (Un agent de sécurité, p 16), «Le mode de vie nomade de la plus grande partie de la population a été le plus grand obstacle que la France ait rencontré en Algérie, pour asseoir sa domination et prendre «possession des meilleures terres cultivables... Le première étape a été«de tenter de déstabiliser ces nomades en modifiant leurs modes de vie ancestrales» (p. 138),«Les camps de regroupement... n'ont fait qu'achever le processus de «dépossession» commencé en 1830» (p 140), «La France ne nous a pas seulement enfermés dans des camps nous et nos familles non ! Elle a enfermé l'Algérie tout entière pendant 130 ans dans son passé avec ses ancêtres. Pendant 130 ans, personne«n'a eu de présent et encore moins de futur, personne n'a évolué normalement comme l'a fait le reste du monde entretemps. Et, nous voilà aujourd'hui décalés et tiraillés entre ces ancêtres qui nous ont quand même aidés à survivre à l'horreur et un avenir qu'on ne sait pas dessiner. Et, c'est le pauvre présent qui trinque et qu'on veut fuir» (p 200) Avis : Ecriture au parcours «nomadisant», difficile à suivre, tout particulièrement au début. Un véritable cours de psy' clinique ! Un peu trop, peut-être ? Citations : «Brûler son identité n'est pas du tout facile à faire, c'est un suicide plus laborieux, plus lent et plus définitif que la mort elle-même. Mais brûler l'identité d'un peuple est le crime ultime : celui qui tue par-delà la mort elle-même» (p 69), «Le désert, c'est un peu comme Dieu, personne ne demande ce que c'est, car tout le monde croit le connaître. C'est pratique, c'est comme Dieu : tu n'as rien à expliquer. Sans doute parce qu'il est, lui aussi, grand devant la douleur des hommes» (p 80), «Nous utilisons«souvent des expressions entières pour dire de petites choses insignifiantes... C'est cela aussi le mystère de notre langue. Les sens cachés, suggérés, insinués, les évocations subtiles. Notre langage est un exercice du mystère» (p 87)
L’islamologue américaine de renom, dont l’œuvre clé, Le Coran et la femme, vient d’être traduite en français 30 ans après sa parution initiale aux États-Unis, analyse la question du genre dans le contexte coranique et les ressorts de l’identité musulmane.
« Je porte le foulard quand je veux et je l’enlève quand je veux. Chaque femme devrait pouvoir choisir. Lorsque l’État choisit pour une femme, il fait de cette dernière un enfant qui doit se voir dicter ce qu’il met sur son corps » - Amina Wadud (University of Kentucky)
« Qu’est-ce que cela signifie être une femme dans le contexte coranique ? Qu’est-ce que l’identité – qu’elle soit féminine ou masculine – signifie dans le Coran ? »
Ces questions, Amina Wadud y a longtemps songées avant de tenter d’y répondre en s’appuyant sur sa propre trajectoire, d’abord. En comblant un océan de recherches asséché, ensuite.
« Je n’avais pas toutes ces connaissances à l’époque de la publication de ma thèse. Tout simplement, parce qu’il n’existait pas encore de recherches combinant les études de genre et l’islam. »
C’est un livre court, vif, et incontournable. En 1992, Amina Wadud, connue comme « The Lady Imam », publie Qur’an and Woman, aujourd’hui traduit en français par les éditions Tarkiz.
Dans ce texte, la chercheuse propose une lecture, inédite et audacieuse pour l’époque, de la question du genre (à savoir la dimension identitaire, historique, politique, sociale, culturelle et symbolique des identités sexuées) et des rapports hommes-femmes, à l’aune de l’exégèse coranique.
Si son analyse est source de dissensus, Amina Wadud a été l’une des premières – sinon la première – à poser les bases théoriques du féminisme musulman, fondé sur le Coran. Et c’est bien là que réside la puissance de la pensée de Wadud, puisqu’elle prend appui sur l’exégèse du texte sacré lui-même.
Autre apport fondamental du travail d’Amina Wadud, la perspective qu’il offre aux lecteurs, musulmans notamment, de dissocier la compréhension historique des textes religieux de leur portée universelle et temporelle. D’en faire des outils pour appréhender le présent.
Un enjeu qui résonne avec acuité dans le contexte de crise que traverse la pensée musulmane aujourd’hui, mais aussi l’ensemble des sociétés concernées par la présence musulmane.
À bien des égards, Le Coran et la femme trace une voie d’apaisement au sein des populations musulmanes elles-mêmes. Car il semble évident que la façon de vivre et pratiquer la foi musulmane (ou autre, d’ailleurs) au XXIe siècle constitue un nœud gordien, à l’origine de nombreuses crispations dans les sociétés dites sécularisées.
Pourtant, Amina Wadud se garde bien de proposer un chemin unique pour construire une identité musulmane qui se conformerait à un modèle. Son ouvrage comme son enseignement scientifique et intellectuel dessinent les contours singuliers de l’identité musulmane. Et si cet ouvrage fait autorité, c’est aussi parce qu’il rappelle à sa manière les vertus de la dispute intellectuelle.
Middle East Eye : Avant d’entrer dans le vif du sujet, pourriez-vous nous expliquer pourquoi il a fallu attendre 30 ans avant de lire la version française de votre livre Le Coran et la femme ?
Amina Wadud : C’est une question intéressante. J’ai des hypothèses sur le fait que la version française a pris 30 ans avant d’être disponible. Le livre Qur’an and Woman a été publié, pour la première fois, en 1992. Il s’agit de mon travail de thèse, qui a été soutenue en 1988. C’est un livre maintenant daté pour moi. Mais je suis curieuse de voir que ce livre est une nouveauté dans d’autres pays.
La spécificité de ce livre est qu’il s’intéresse à une branche bien précise d’une discipline particulière, à savoir le tafsir ou exégèse coranique. Le champ de l’analyse coranique n’a pas été favorable aux femmes-interprètes jusqu’au XXe siècle. Nous n’avons pas d’archives ou de traces écrites des interprétations du Coran menées par des femmes.
Malika Hamidi : « Il existe bel et bien un féminisme musulman »
En réalité, pendant des années, l’on pensait que cette absence du tafsir fait par les femmes n’était pas un enjeu. Quelle différence cela faisait-il ? Pour comprendre et apprécier la valeur de ce qu’il se passe dans ce livre, vous devez d’abord comprendre où se situe le Coran au sein de l’islam et de son histoire politique, géographique et spirituelle.
Ensuite, vous devez envisager cette nouvelle approche qui consiste à impliquer le genre en tant que courant de pensée. Une démarche qui est vraiment très récente et qui a émergé il y a une vingtaine d’années.
La France compte une minorité musulmane importante et, si vous souhaitez la saisir, votre réflexe naturel ne va pas consister à promouvoir un livre qui décrit une trajectoire particulière au sein d’une branche d’une science religieuse, à savoir le tafsir. Ce n’est que lorsque vous avez pu lire la traduction que vous vous rendez compte qu’il y a des idées pertinentes dans le contexte français.
MEE : Votre livre est le fruit de vos recherches mais aussi de votre conversion à l’islam. Comment le chemin personnel a-t-il croisé la carrière scientifique ?
AW : Je me suis convertie à l’islam quand j’avais 20 ans. En tant qu’étudiante en licence universitaire, j’étais sensible à la vérité. La recherche de la vérité m’a été inspiré par mon propre père, un pasteur méthodiste dont la trajectoire de vie s’est fondée sur la recherche de la vérité à la lumière de la foi.
Moi, qui suis finalement devenue une « voyageuse du monde », je n’arrivais pas à me satisfaire de l’idée que la vérité ne relèverait que d’une religion. Après une tendre relation avec mon père, qui m’a élevée dans l’amour de Dieu, je suis devenue bouddhiste pratiquante et je continue de pratiquer la méditation, encore aujourd’hui.
Le féminisme musulman en France : « Ne me libérez pas, je m’en charge ! »
Lorsque j’ai commencé à me documenter sur l’islam, j’étais déjà ouverte à la possibilité d’une conversion. Je suis devenue musulmane le jour de Thanksgiving 1972 et, en mars 1972, je suis, littéralement, tombée amoureuse du Coran. Je suis très chanceuse car je suis encore amoureuse de ce texte.
À cette époque, j’ai décidé, en tant qu’étudiante, que j’embrasserais le chemin de la connaissance. Cela a d’abord consisté à ôter tout ce qui pouvait se trouver entre le Coran et moi-même, tout ce qui pourrait entraver une lecture directe et personnelle de ce texte. Quand j’ai découvert ce texte, je ne lisais que des traductions. J’ai donc décidé d’étudier la langue arabe lors de la décennie suivante.
À partir de cet apprentissage, je me suis mise à étudier le Coran en lui-même dans le cadre de ma thèse de doctorat. Apprendre l’arabe tout en faisant une thèse de doctorat est une démarche singulière et je ne la recommanderais vraiment pas… Je l’ai fait car j’étais animée par le désir de comprendre ce texte au-delà des très mauvaises traductions anglaises.
MEE : Compte tenu de l’image dégradée de l’islam, notamment en France, pensez-vous qu’une trajectoire comme la vôtre serait encore possible à notre époque ?
AW : Vous savez, personne n’est capable de vous dire qui vous allez aimer. Dans mon cas, ma trajectoire s’explique aussi par le fait que j’étais une « nerd » [« intello »] et que la lecture était mon hobby. Lire était pour moi une aventure me permettant d’expérimenter d’autres univers ou de comprendre différentes dimensions de certains univers qui m’étaient familiers, d’autres cultures divergentes.
Je ne crois pas au cheminement unique. Je pense plutôt que l’on prend des détours qui permettent de donner du sens à la route que l’on emprunte et qui fondamentalement visent à répondre aux questions suivantes : qu’est-ce que cela veut dire être un humain ? Pourquoi sommes-nous là ? Qui sommes-nous et où allons-nous ? Que faisons-nous de cette chose qu’est la vie ? Par conséquent, je ne crois pas à une seule manière d’être musulman. Je ne crois pas que chaque musulman devrait être amoureux du Coran. J’ai été privilégiée.
MEE : Votre livre, comme vous l’écrivez, ne parle ni des femmes musulmanes, ni de l’islam et des femmes. Il traite du genre et de ce qu’en dit ou non le Coran. Pourquoi cette question est-elle un sujet de crispation ?
AW : Pour un grand nombre d’individus, le fait de questionner son identité n’a pas lieu d’être. Tout change quand émerge un conflit entre notre perception de nous-mêmes et ce que le monde – famille ou détracteurs – projette sur ce que nous sommes. Évidemment en tant que cisgender female [femme dont l’identité de genre est en phase avec le genre assigné à la naissance], j’ai assimilé le fait d’être une femme comme un acquis.
On ne cesse de renforcer les extrêmes en raison de l’attention qu’on leur accorde, alors qu’on ignore les musulmans pacifiques, épris de vivre-ensemble, éduqués, altruistes et ouverts, qui pratiquent leur religion sereinement
Quand je suis devenue musulmane, j’ai pris pour acquis le fait d’être une femme musulmane. Cependant, quand j’ai commencé à voyager et à étudier, j’ai réalisé qu’il fallait prendre du recul pour saisir le rôle du genre, en particulier comment ses différentes significations sont appréhendées.
Je me suis alors posé des questions sur ma situation de femme cisgenre, afro-américaine et musulmane aux États-Unis. J’avais des questions auxquelles je devais répondre. Qu’est-ce que cela signifie être une femme musulmane ? Fallait-il suivre la voie malaisienne, saoudienne, sud-africaine ? Parmi ces projections de l’identité musulmane, laquelle faisait sens pour moi ?
J’ai décidé que la meilleure source d’information pour moi afin de répondre à ces questions était de m’en remettre à la parole d’Allah, c’est-à-dire le Coran.
Constater des disparités entre ce que je comprenais du Coran et ce que je voyais en pratique m’a conduite à adopter une attitude de remise en cause d’une sorte d’autorité naturelle.
Comme j’ai vécu la partie la plus significative de ma vie en tant que musulmane, j’ai tendance à considérer que cet aspect de mon identité est fondamental dans ma manière de poser des questions et de comprendre les réponses qu’on me fait. Il s’agit vraiment d’un exercice d’équilibriste entre tous les aspects de mon identité.
Le féminisme laïc étouffe les voix du féminisme islamique
D’ailleurs, ceci explique pourquoi je dis souvent que si j’avais écrit Le Coran et la femme aujourd’hui, je l’aurais appelé Le Coran et le genre. En effet, être une femme n’est pas un genre, il y a des hommes qui ont également un genre.
C’est pourquoi quand je dis qu’il faut lire le Coran en utilisant le genre comme catégorie de pensée, c’est pour bien signifier qu’il ne s’agit pas uniquement des femmes, ce qui explique pourquoi le titre du livre est Qur’an and Woman et non pas Qur’an and Women.
Qu’est-ce que cela signifie être une femme dans le contexte coranique ? Qu’est-ce que l’identité – qu’elle soit féminine ou masculine – signifie dans le Coran ? Je n’avais pas toutes ces connaissances à l’époque de la publication de ma thèse. Tout simplement, parce qu’il n’existait pas encore de recherches combinant les études de genre et l’islam.
MEE : Vous parliez tout à l’heure de l’apprentissage de la langue arabe. En France, une grande partie des musulmans n’est pas forcément arabophone. La pratique de l’islam peut-elle faire, selon vous, l’économie de la langue arabe ?
AW : Je ne suis pas d’accord avec cette idée qu’être un bon musulman passe par la connaissance de l’arabe. En réalité, les arabophones constituent une part minoritaire des musulmans dans le monde.
Le plan de Dieu – théologique ou ontologique – est pour toute l’humanité. Un plan pensé uniquement pour ceux qui maîtrisent la langue arabe serait très réducteur. Il y a tellement de langues et tellement de peuples que penser que l’islam serait exclusivement destiné aux Arabes et que le reste serait secondaire est justement démenti dans le Coran, dans le verset 13 de la sourate 49.
En réalité, la langue arabe est davantage un outil. Quand vous avez un texte en arabe aussi magnifique, qui fait un usage aussi éloquent de l’arabe, si vous voulez vous approprier et comprendre le texte, la maîtrise de cette langue est nécessaire. Mais il n’est pas requis d’être un spécialiste du texte pour être musulman. La nuance est importante.
MEE : Dans le contexte européen, l’islam est une question délicate pour les pouvoirs publics. Avec internet, les jeunes générations sont confrontées à ce que l’on a appelé « Cheikh Google ». Comment ces jeunes musulmans peuvent-ils se prémunir d’une approche dévoyée de l’islam ?
AW : Ma réponse prend un peu le contre-pied de ceci. Et comme je l’ai dit à plusieurs reprises, je pense que l’on accorde trop de place aux extrémistes. Tout cela au détriment de la majorité des musulmans du quotidien, dont on devrait parler davantage, notamment en Europe, où ils représentent une minorité religieuse.
Aucun musulman de France n’est identique. Accepter et respecter les différences à l’intérieur de cette communauté fait partie de la solution au problème plus large de la diabolisation des musulmans
D’une certaine façon, on ne cesse de renforcer les extrêmes en raison de l’attention qu’on leur accorde, alors qu’on ignore les musulmans pacifiques, épris de vivre-ensemble, éduqués, altruistes et ouverts, qui pratiquent leur religion sereinement.
C’est un enjeu qui concerne aussi les pays musulmans. Je vis dans un pays musulman, l’Indonésie, et la question de l’extrémisme existe aussi, mais comme la majorité de la société penche vers un islam compassionnel, inclusif, dans le cadre d’une société démocratique, cela a tendance à éclipser la petite fraction d’extrémistes.
Je ne dis pas qu’il faut faire comme s’ils n’existaient pas et ne pas se doter d’un arsenal juridique adapté, mais à trop mettre l’accent sur eux, comme on le fait en Amérique du Nord ou en Europe, on produit l’effet inverse et on exacerbe le problème.
Il faut donner plus d’attention aux musulmans lambda. Oui, je sais que ce n’est pas sensationnel. Mais ils sont des citoyens comme les autres et quand ils seront reconnus comme tels par les États où ils résident, ils deviendront les garde-fous de l’extrémisme.
MEE : Le manque de structuration des Français de confession musulmane est flagrant et a de lourdes conséquences dans la façon dont les politiques les manipulent. Comment cette communauté peut-elle prendre ses responsabilités pour avancer ?
AW : Avant tout, je ne pense pas qu’unité rime avec uniformité. Je travaille sur la notion de diversité d’un point de vue philosophique, spirituel et politique. Évidemment, aucun musulman de France n’est identique. Accepter et respecter les différences à l’intérieur de cette communauté fait partie de la solution au problème plus large de la diabolisation des musulmans.
Franck Frégosi : « La France a une vision jacobine de l’organisation de l’islam »
Il est moins important de deviser sur les différentes sensibilités et pratiques que de bien comprendre en quoi cette minorité est une cible dans le débat public. Dans ce contexte, même le « bon » musulman peut être assimilé à un « mauvais » musulman. Il faut travailler sur nos différences et accepter qu’elles font la beauté de l’islam. Le vieil adage « diviser pour mieux régner » est bien plus fort qu’on ne le croit.
Dans le contexte américain, le « white man » est ravi de voir les noirs se quereller entre eux sur des bisbilles, car c’est autant de temps qu’ils ne consacrent pas à contester son pouvoir et ses privilèges, ce qu’on appelle le suprémacisme blanc.
Comme je l’ai dit, unité ne veut pas dire uniformité. Faisons de nos différences une force pour aller de l’avant et améliorer les sociétés dans lesquelles les musulmans vivent pour eux-mêmes, mais aussi pour les autres personnes qui y vivent, que ce soit en France ou ailleurs.
MEE : Kahina Bahloul, qui se définit comme la première imam française, a été l’objet d’une véritable vague de harcèlement à la fois de l’extrême droite mais aussi de certains musulmans. Le dissensus entre musulmans est-il un passage obligé pour avancer ?
AW : Je pense vraiment qu’on peut avancer sans avoir de consensus entre musulmans. Une grande partie de mes travaux a été consacrée à ces communautés subalternes, c’est-à-dire ces groupes marginalisés dans la communauté musulmane. Je pense par exemple aux communautés LGBTQ. Nous n’avons pas à être tous d’accord entre nous mais nous devons faire de notre mieux.
Kahina Bahloul, ou le combat pour un islam érudit et décliné au féminin
Je m’identifie comme « The Lady Imam » [« l’imam femme »]. En tant que telle, je m’intéresse et travaille sur les questions de leadership et d’autorité dans la communauté musulmane, tout en ayant conscience que je suis moi-même minoritaire. Mais cette minorité grandit de jour en jour.
Pour résumer, je n’attends pas que tout le monde soit d’accord avec moi. Et surtout, je n’attends pas leur accord. Je ne suis pas le type de personne qui va attendre un consensus de la communauté pour agir. Je dirais que je suis une anarchiste et le resterai jusqu’à ce que je voie un système politique qui sert les intérêts de tous.
MEE : En tant que femme afro-américaine et musulmane, quel regard portez-vous sur les attaques régulières contre les femmes voilées proférées par certains politiques français ?
AW : Mes ancêtres étaient des musulmans d’Afrique. Ce qui signifie que les mères de ma mère ont été dépouillées de leurs vêtements pour être transformées en marchandises pour le regard de l’homme blanc. J’ai choisi de ne porter que des manches longues et des vêtements longs avant même d’être musulmane. Comme beaucoup de femmes noires aux États-Unis.
Chaque femme devrait pouvoir choisir. Lorsque l’État choisit pour une femme, il fait de cette dernière un enfant qui doit se voir dicter ce qu’il met sur son corps
Après être devenue musulmane, j’ai choisi des styles pour mon foulard qui étaient plus identifiables comme étant « musulman ». Ainsi, je ne portais plus de « turbans » comme mes sœurs africaines le font.
J’ai également choisi de me couvrir le visage pendant quatre ans lorsque je vivais aux États-Unis, puis en Libye. Je suis revenue au foulard plus court et même au port du pantalon, que j'avais abandonné pendant ces quatre années où j’étais enseignante dans une école primaire.
Pendant plus de 30 ans, je ne suis jamais apparue dans aucun espace public, même à la plage ou à la salle de sport, sans me couvrir la tête et porter des manches longues.
Puis j’ai essayé pendant un an de ne pas porter de foulard. J’ai détesté cela. Alors maintenant, je le porte quand je veux et je l’enlève quand je veux. Chaque femme devrait pouvoir choisir. Lorsque l’État choisit pour une femme, il fait de cette dernière un enfant qui doit se voir dicter ce qu’il met sur son corps. Ce n’est pas à l’État d’appuyer sur un bouton on ou off.
Par
Nadia Henni-Moulaï
Published date: Lundi 9 mai 2022 - 07:30 | Last update:7 hours 1 min ago
“This film, in the form of a nouba, is dedicated, posthumously, to Hungarian musician Béla Bartók, who had come to a nearly mute Algeria to study its folk music in 1913; and to Yaminai Oudai, known as Zoulikha, who organised a resistance network in the city of Cherchell and its mountains in 1955 and 1956. She was arrested in the mountains when she was in her forties. Her name was subsequently added to the list of the missing. Lila — the protagonist in this film — could be Zoulikha’s daughter. The six other talking women of Chenoua recount fragments of their lives. The Nouba of the Women is their moment. But the Nouba is also the Nouba of the Andalusian music in its particular rhythmic movements.“
Tourné au printemps 1976, La Nouba des femmes du mont Chenoua met en scène Lila, une architecte de trente ans de retour dans ses montagnes natales du Chenoua, en compagnie de sa fille et de son mari handicapé des jambes après un accident. Entre fiction, images documentaires et incursions littéraires, ce premier film de l’écrivaine documente et orchestre un va-et-vient incessant entre mémoire, histoire et présent, nourri de la musique de Béla Bartók (1881-1945) qui séjourna en Algérie en 1906 et surtout en 1913 afin d’y étudier la musique populaire. Ce film lui est dédié en même temps qu’à Zoulikha, une héroïne de la guerre d’indépendance à laquelle Assia Djebar consacrera La Femme sans sépulture en 2002.
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