Le 8 février, six musulmans sont morts dans la répression d’une émeute provoquée par la destruction d’une mosquée à Haldwani, dans le nord de l’Inde. Près de trois mois plus tard, la population musulmane de la ville est encore sous le choc et peine à croire au retour d’une coexistence apaisée avec la majorité hindoue.
C’était normal, avant le 8 février. »
Ce jour-là, les violences ont éclaté à Haldwani, ville d’un million d’habitants de l’État d’Uttarakhand, dans le nord de l’Inde, lorsque des bulldozers ont rasé une mosquée et une école coranique de Banbhoolpura, au prétexte qu’elles auraient été construites illégalement. Indignée, une foule de musulmans jette des pierres sur les engins et leur escorte policière, et incendie une station de police.
Au même moment, une centaine d’hindous de Gandhinagar s’en prennent aux habitations des musulmans de la rue de Nazim Hussain. Un de ses voisins, sorti protéger sa moto et sa camionnette, est tué par balles. Pour réprimer l’émeute, la police décide d’ouvrir le feu sur les musulmans. Cinq d’entre eux tombent sous les balles et une dizaine d’autres sont blessés.
Politique d’éviction
Le père de Mohammad Suhail fait partie de ceux qui ont été mortellement touchés par la police le 8 février. « Il ne participait pas à l’émeute, il était simplement ressorti de la maison avec mon frère pour garer sa voiture, raconte ce mécanicien de 22 ans dans la maison exiguë où il vit avec sa famille sous un toit de tôle. Peu après qu’ils sont sortis, mon frère m’a appelé pour me dire que notre père avait pris une balle dans la tempe droite. Je me suis précipité dehors pour le trouver. Il respirait encore. » Âgé de 53 ans, son père agonisera pendant six jours à l’hôpital avant de succomber à ses blessures le 13 février, à 9 h 13 du matin.
Mohammad Suhail n’est pas le seul à faire état de tirs indiscriminés. « Mon père était sorti acheter du lait pour ma nièce quand quelqu’un m’a téléphoné pour me dire qu’il avait été touché, raconte Mohammad Aman, 21 ans. Quand je l’ai trouvé, il était étendu dans une mare de sang. Je l’ai hissé sur un chariot pour l’emmener à l’hôpital, mais une dizaine de policiers me sont tombés dessus et m’ont frappé. Je les ai suppliés de me laisser emmener mon père, mais ils n’écoutaient pas. Ils m’ont tellement frappé que mes mains étaient enflées. »
Mohammad Aman parviendra à emmener son père à l’hôpital, mais trop tard pour lui sauver la vie. Les obsèques ont lieu le lendemain, alors qu’un couvre-feu drastique vient d’être instauré. Seuls cinq membres de la famille seront autorisés à y assister, sous étroite surveillance policière. À Haldwani, certains mettent en cause la violence des manifestants. « Évidemment que c’est mal de jeter des pierres aux policiers et de brûler une station de police, mais est-ce que c’est juste que seuls les lieux de prière et les maisons des musulmans sont ciblés par les démolitions ? », s’indigne un activiste local, qui préfère rester anonyme par crainte de représailles.
Les musulmans dénoncent fréquemment le fait que les destructions de bâtiments construits sans autorisation, très nombreux en Inde, concernent de façon disproportionnée leur communauté. En 2023 déjà, il s’en était fallu de peu que les autorités ne fassent raser pour ce motif plus de 4 000 logements dans le quartier de Banbhoolpura. La décision avait finalement été suspendue par la Cour suprême.
« Ils sont partis, comme pendant la Partition »
Cette politique d’éviction n’en reste pas moins fermement promue par les autorités locales, sous la houlette de Pushkar Singh Dhami, chef de l’exécutif de l’Uttarakhand. Ce membre de longue date du BJP, le parti nationaliste hindou du premier ministre Narendra Modi, est tout particulièrement engagé dans une campagne visant à détruire les sanctuaires et lieux de culte musulmans construits de façon « non réglementaire », une expression selon lui du « Land Jihad » (« djihad terrestre », en anglais, NDLR) que mèneraient supposément les musulmans dans l’État.
« Quand j’étais jeune, ça ne posait aucun problème d’être musulman, mais maintenant on vit dans la peur », poursuit l’activiste. D’après lui, plus d’une centaine de familles auraient quitté au moins temporairement Haldwani après la levée du couvre-feu. « Ils ont pris ce qu’ils ont pu, et ils sont partis, comme pendant la Partition », dit-il, en référence à la séparation violente de l’Inde et du Pakistan dans la foulée de l’Indépendance en 1947.
« Le gouvernement alimente tout ça, c’est clair qu’ils veulent que ces violences entre communautés aient lieu », affirme Mohammad Suhail, le jeune mécanicien dont le père a été tué. D’après lui, la tension resterait palpable en ville entre musulmans et hindous. « Quand je traverse Gandhinagar pour aller au travail, je vois les hindous me dévisager, je ne me sens pas en sécurité. » La veille de notre entretien, alors qu’il se trouvait à la mosquée, « quatre ou cinq hindous » ont crié vers les fidèles « Jai Shri Ram ! » (« Gloire au Seigneur Ram ! » en hindi), le mot de ralliement des nationalistes hindous, avant de décamper à moto. Du jamais-vu, selon lui, avant le 8 février.
Drapeaux safran contre drapeaux verts
Ces mots-là, Nazim Hussain se souvient les avoir entendus le jour de l’émeute, scandés par la foule, encore et encore, pendant que ses enfants pleuraient, barricadés à l’intérieur de cette maison où il est né. Ce jour de violence marque une cassure pour lui. Alors qu’il avait toujours voulu passer sa vie à Haldwani, il envisage désormais de déménager ailleurs, quelque part où sa famille ne se sentirait pas en danger. « Je ne veux rien dire de mal à propos des hindous », déclare-t-il à l’étage de la maison, dans la chambre aux murs vert pomme où il a installé sa vieille machine à coudre.
Depuis le 8 février, ses clients hindous se font rares. « Pour nous, le problème était avec les autorités, pas avec les hindous. Mais maintenant, la confiance est rompue. » Sur son téléphone, il montre les photos prises l’an dernier à l’occasion de Holi, la fête des couleurs, sur lesquelles on le voit avec un ami hindou de Gandhinagar, hilares et recouverts de poudre colorée. Depuis l’émeute, les deux hommes ne se sont presque pas parlé. Célèbrera-t-il Holi cette année ? Il sourit un instant, avant que son visage ne se ferme. « Nos sentiments sont blessés, dit-il en pointant son index sur son cœur. Il nous faudra du temps pour guérir.
De l’autre côté de la rue, un groupe de garçons hindous joue au cricket. Frappée trop fort, une balle file dans les airs et vient rebondir dans un fracas métallique sur l’auvent de tôle de leurs voisins musulmans, qu’encombrent encore les pierres jetées deux mois plus tôt par les émeutiers. Les femmes sortent, l’air anxieux. La rue qui sépare les deux quartiers ne fait que cinq mètres de large, mais la distance paraît considérable, encore creusée par les drapeaux safran qui se sont multipliés sur les toits et aux fenêtres des maisons de Gandhinagar. Symboles du nationalisme hindou, ils flottent ici depuis l’inauguration en grande pompe en janvier du grand temple d’Ayodhya, dans la région voisine d’Uttar Pradesh.
À l’endroit même où se tenait auparavant une mosquée détruite par des extrémistes hindous en 1992, le premier ministre Narendra Modi y a annoncé « l’avènement d’une nouvelle ère ». Par jeu de miroirs, les musulmans de Banbhoolpura ont hissé des drapeaux verts lorsque a commencé le mois de Ramadan. Les deux quartiers, piqués d’étendards, semblent désormais se toiser comme des citadelles ennemies.
https://www.la-croix.com/international/on-vit-dans-la-peur-maintenant-a-haldwani-la-detresse-des-indiens-musulmans-20240427
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