Récit d’apprentissage et comédie douce-amère, le film de Firas Khoury, qui sort en France ce mercredi 30 août 2023, raconte l’éveil de la conscience politique de lycéens palestiniens vivant en Israël. Alam traite de façon légère le lourd sujet de la domination coloniale.
On pourrait croire au début qu’Alam, le premier long-métrage du cinéaste palestinien Firas Khoury, a l’indolence des garçons adolescents qui en sont les protagonistes. Pourtant ce film palestinien traitant du nationalisme et de son symbole le plus commun, le drapeau, celui qui opprime comme celui qui libère ou qui est supposé le faire, a une profondeur qui le rend tout sauf apathique. Au-delà d’un amusant scénario et de dialogues bien sentis, son véritable sujet porte sur l’Histoire, celle que l’on vit comme celle que l’on enseigne, avec son lot de dissimulations et de mensonges. Khoury a une manière en apparence peu sérieuse d’affronter une histoire lourde pour les Palestiniens, et sa caméra n’est pas loin d’évoquer la grâce de celle du jeune Truffaut des Quatre cents coups. Au-delà de la géographie et de la temporalité, mais avec le même souci du contexte social, il raconte l’histoire d’une défaite à hauteur humaine, et on aurait tort de prendre sa fantaisie pour de la nonchalance.
Prenons donc une bande de garçons passablement potaches, occupés à ne rien faire et éventuellement à fumer des pétards. Tamer (Mahmood Bakri) et ses copains Safwat (Muhammad Abed Elrahman) et Shekel (Mohammad Karaki) sont trois jeunes d’une localité quelconque, banale à pleurer. Ils sont palestiniens, mais aussi israéliens, car ils font partie de cette minorité qu’on appelait autrefois les « Arabes israéliens » et qui préfère désormais le qualificatif de « Palestiniens de l’intérieur ». Ils sont les descendants, la quatrième génération déjà, des quelques milliers de personnes qui n’ont pas pris les chemins de l’exil en 1948. Mais les villages de leurs ancêtres ont disparu ; à la place, les Israéliens ont planté une forêt dont ils adorent les arbres de façon grotesque, ce qui permet à une femme israélienne à la figure hallucinée de crier : « On n’est pas en Palestine ici ! » Tout est dit : la colonisation est une expropriation, territoriale comme mentale.
« UN COURS D’HISTOIRE, PAS D’AMNÉSIE »
Tamer, Safwat et Shekel sont chez eux, mais pas chez eux, et d’ailleurs c’est le drapeau israélien qui flotte fièrement à l’entrée de leur lycée. Pour le bac, le professeur d’histoire leur assène la version sioniste de l’indépendance d’Israël en 1948, sans évoquer la Nakba, « la catastrophe » en arabe, et ses centaines de milliers de Palestiniens expulsés de leurs villes et leurs villages, ces centaines d’autres massacrés au cours d’opérations restées le plus souvent enfouies. Safwat proteste, réclame « un cours d’histoire, pas d’amnésie », mais le professeur ne sait rien d’autre que débiter ses vérités à géométrie variable. Et d’ailleurs, visiblement, cela lui convient.
Ces trois jeunes, et particulièrement Tamer pour des raisons familiales, sont parfaitement conscients de la domination israélienne sur leurs vies, mais n’ont ni l’envie ni surtout l’énergie de se mobiliser. « Faut toujours qu’on pense à Gaza, y’en a marre », dit par exemple l’un, l’autre répliquant : « T’as qu’à pas y penser ! ».
Ça n’a l’air de rien, peut paraître un peu ridicule pour un spectateur qui ignore que l’affichage d’une manière ou d’une autre du drapeau palestinien est strictement interdit en Israël. Cette action symbolique n’est donc pas sans danger, les Israéliens n’aiment pas beaucoup qu’on touche à leur drapeau et le risque s’ils se font prendre est d’aller en prison. Les esprits de la petite bande vont vite s’échauffer autour de la pertinence de ce projet d’« opération ». « Tu te crois à Hawaï ???? » se moque l’un d’eux. « C’est quoi la prochaine étape ? Libérer Jérusalem ? » ironise le père de Tamer. Mais Maysaa ne manque pas d’arguments très persuasifs ni de conscience politique à vif pour entraîner la petite bande à la suivre envers et contre tout.
« NOUS NE SOMMES RIEN, SOYONS TOUT ».
Alam est, au fil de ses péripéties, un très bon film sur l’émergence de la conscience militante dans un contexte d’oppression, et pas seulement une charmante comédie aux accents politiques. Firas Khoury se situe à sa manière dans ce grand mouvement de la jeunesse palestinienne depuis quelques années, qui n’accepte plus les lâchetés, les abandons et les duperies de ses parents et grands-parents. Cette jeunesse veut se réapproprier une histoire occultée, refuse de se considérer partie prenante d’un pays qui a pour règle l’apartheid, cherche au-delà des contraintes de la séparation politique, juridique et territoriale à construire des ponts entre celles et ceux des frontières de 1948, de Cisjordanie et de Gaza.
« Le début de la libération, c’est quand tu peux afficher ton drapeau. La fin de la libération, c’est quand tu peux le brûler ! » tout est dit dans cette phrase tonique de Safwat, un camarade de la bande, qui entonne L’Internationale étendu dans le lit aux côtés de Tamer. Le chant sans frontières des peuples, celui qui réclame la lutte finale contre l’oppression et dont l’une des phrases correspond tout à fait au réveil lent mais réel de ces très sympathiques potaches palestiniens : « Nous ne sommes rien, soyons tout ». Et cette jolie pirouette du réalisateur, dans ce contexte israélien pétri de nationalisme, de xénophobie et de racisme, fait chanter finalement un monde sans frontières et donc sans drapeaux, qui ne devrait pas être une utopie.
Première écrivaine maghrébine à être élue à la prestigieuse Académie française, Assia Djebar s’est également imposée comme la première cinéaste maghrébine, à une époque où être femme constituait en soi un obstacle majeur en Algérie pour faire du cinéma.
C’est l’une des plus grandes « blessures » de sa vie, raconte son entourage. Une blessure jamais refermée, même si les honneurs ont plu hors des frontières algériennes. Assia Djebar, de son vrai nom Fatma-Zohra Imalhayène, a marqué de son empreinte unique la littérature mais aussi le cinéma avec deux films majeurs, les deux seuls qu’elle ait jamais pu réaliser : La Nouba des femmes du mont Chenoua (1979) et La Zerda ou les chants de l’oubli (1982).
Première écrivaine maghrébine élue à l’Académie française, elle s’est également imposée comme la première cinéaste maghrébine, un pan de son histoire encore méconnu.
Mais en Algérie, son incursion dans « l’image-son », comme elle nommait cette autre vocation, a suscité un rejet et des entraves tels qu’elle a fini par abandonner le septième art, malgré un talent indéniable, qui aurait fait de cette précurseure, voix de l’émancipation des femmes, à la fois une cinéaste de langue arabe et une romancière francophone.
Assia Djebar, qui voulait allier littérature et cinéma comme le Suédois Ingmar Bergman et l’Italien Pier Paolo Pasolini, l’a souligné avec une lucidité implacable un quart de siècle plus tard, le 22 juin 2006, dans son discours inaugural à l’Académie française : « Malgré mes deux longs métrages, salués à Venise et à Berlin, si j’avais persisté à me battre contre la misogynie des tenants du cinéma d’État de mon pays, avec sa caricature saint-sulpicienne du passé, ou ses images d’un populisme attristant, j’aurais été asphyxiée comme l’ont été plusieurs cinéastes qui avaient été sérieusement formés auparavant. Cette stérilité des structures annonçait, en fait, en Algérie, la lame de fond de l’intolérance et de la violence de la décennie quatre-vingt-dix. J’aurais donc risqué de vivre sourde et aveugle en quelque sorte, parce qu’interdite de création audiovisuelle. »
Les hostilités éclatent lors de son premier film, une heure cinquante-cinq minutes inclassables, où les genres explosent, le documentaire, la fiction, peut-être aussi l’autobiographie : La Nouba des femmes du mont Chenoua.
Assia Djebar met en scène Lila, une jeune architecte qui retourne dans ses montagnes natales du Chenoua, dans la région de Tipaza, au nord du pays, en compagnie de son mari, cloué sur une chaise roulante à la suite d’un accident, et de leur fille. Lila va et vient entre le passé et le présent, écrasée par la mémoire, l’histoire collective, la guerre de 1954 à 1962, les 132 ans d’oppression coloniale, mais aussi par l’enquête sur son frère disparu et, à travers celle-ci, la recherche de l’enfance.
La musique du pianiste et compositeur hongrois Béla Bartók (1881-1945), qui a vécu en Algérie en 1913 pour y étudier les chants chaouis, nourrit le film dédié à une femme libre montée au maquis en 1957 : la chahida (« martyre ») Yamina Oudaï, dite Zoulikha, héroïne oubliée de la révolution algérienne, qui sera en 2002 au cœur d’un puissant roman d’Assia Djebar, La Femme sans sépulture.
À Alger, le film, qui montre des vieilles femmes et des fillettes, dedans, dehors, est accueilli par des cris d’orfraie. Même par des féministes. L’écrivaine et militante féministe Wassyla Tamzali se souvient de ceux qui ont envahi, lors de l’avant-première, la cinémathèque, cet espace mythique au cœur de la capitale algérienne, laboratoire de la culture post-indépendance, où le cinéma du monde entier se pressait.
Elle les a consignés dans son dernier livre consacré au cinéma algérien En attendant Omar Gatlato-Sauvegarde (2023) : « Assia Djebar fut violemment attaquée par des spectatrices, des femmes, des féministes. La pensée unique que nous dénoncions dans nos critiques constructives du pouvoir se déchaîna contre elle : “Vous avez eu la chance de faire le premier film en tant que femme et vous avez fait un film personnel au lieu de parler du contexte politique et social, de la révolution agraire, de la participation des femmes à la guerre.” J’étais tellement sidérée que je suis restée sans voix. Assia, elle, écoutait silencieusement les oukases de la salle. »
La réalisatrice et écrivaine affronte, poings serrés, les invectives, comme aux Journées cinématographiques de Carthage en Tunisie, le plus ancien festival de cinéma d’Afrique et du monde arabe, où son film est programmé en sélection officielle. Les réalisateurs algériens présents menacent de quitter la salle si son film est projeté, exigent son interdiction au prétexte que le projet n’est pas celui d’un professionnel du cinéma et qu’Assia Djebar vient de Paris. Ils obtiennent gain de cause. « L’esprit de clan a fonctionné contre Assia Djebar, alors qu’en temps ordinaire, on ne pouvait pas parler de solidarité entre eux », analyse Wassyla Tamzali.
Pour l’avocate, qui des années plus tard, dans un café de Bastille, à Paris, constatera combien ce « traumatisme » hante son amie qu’elle vouvoie, cette violence contre un film et sa réalisatrice ne traduit pas seulement un conflit de genre : « Elle révèle un mal profond, celui d’un système mis en place depuis l’indépendance qui place les réalisateurs dans une concurrence féroce. »
L’écrivaine algérienne Maïssa Bey a, elle aussi, mesuré le « traumatisme » vécu par cette « artiste dans le sens complet du terme »,qu’elle admire depuis l’enfance, lors d’une rencontre à la Maison de la poésie à Paris : « Assia Djebar était encore extrêmement blessée par l’accueil réservé à son film trente ans plus tôt et par le rejet des gens de la profession : on lui a dénié le droit de toucher au cinéma, on l’a renvoyée en littérature. »
En 1979, un an après « le traumatisme » de Carthage, Assia Djebar rafle le prix de la critique internationale en tant que réalisatrice à la Biennale de Venise. « J’avoue que cette distinction, à laquelle je ne m’attendais pas, m’a fait chaud au cœur. Surtout après cette longue année de “contestation” algérienne sur le film. Cela me paraît être une réparation de Carthage. Nous l’avons bien mérité », écrit-elle dans une lettre le 14 septembre 1979 à l’un de ses rares soutiens dans le milieu cinématographique algérien, Ahmed Bedjaoui, animateur du célèbre « Télé-Ciné-Club » de 1969 à 1989, programmateur et responsable des archives à la Cinémathèque algérienne de 1966 à 1971, et un temps directeur du département de production à la RTA (Radiodiffusion-télévision algérienne).
Dans un article publié en 2016 sur la plateforme Cairn, après la mort de la cinéaste, Ahmed Bedjaoui raconte la bronca essuyée après qu’il eut diffusé dans son émission La Nouba des femmes du mont Chenoua.
« Ce soir-là, Assia, terrorisée par les déferlements de haine dont elle se sentait sourdement l’objet, avait préféré s’abstenir. On attendait cinq invités. Tous déclinèrent du haut de leur lâcheté. Un seul d’entre eux viendra, c’était le grand et regretté Abdelhamid Benhadouga [un des plus grands écrivains algériens de langue arabe – ndlr], qui a tenu à manifester son soutien et son admiration à sa consœur, à qui il voulait manifester son respect. Le lendemain, la presse (militante et autoproclamée) et les milieux spécialisés autour de l’entourage de l’Alhambra persiflaient et se moquaient. La cinéaste en fut ulcérée. »
« Un choc heureux »
Assia Djebar provoque, dérange, dépasse la hchouma (« la honte » en arabe) en son pays, « l’Algérie tumultueuse et encore déchirée ». Au cinéma comme en littérature, elle met le spectateur, le lecteur en tension, en déroute.
Lorsqu’elle la rencontre pour la première fois en 1974 alors qu’elle se lance dans le tournage de La Nouba des femmes du mont Chenoua, la militante féministe Wassyla Tamzali décrit « un choc heureux » : « Pour la première fois, une jeune femme algérienne tient devant moi un discours de liberté. »
Son film, estime-t-elle, « marque un tournant dans le cinéma algérien et nous bouscule jusque dans nos tabous » : « Le peuple algérien est plongé dans un grand silence vis-à-vis de l’intimité : même entre amis, dans les milieux progressistes, socialistes, révolutionnaires, on ne parle pas en disant “je” d’intimité, de nos amours, de nos corps. On ne parle que de la révolution. Assia vient briser cela. »
Wassyla Tamzali voit dans La Nouba des femmes du mont Chenoua un film sur l’histoire, la mémoire, mais aussi sur la maternité qu’Assia Djebar veut démythifier, sur la sexualité des femmes au travers notamment du personnage central de Lila, qui tourne autour d’un lit vide avec son mari handicapé dans la maison de son enfance.
« Enfin une écriture littéraire mais avec des images de mots étouffés,abonde, enthousiaste, Ahmed Bedjaoui dans son article. Les mâles qui avaient exprimé leur haine contre cette expression libre d’une femme d’esprit, ceux-là allaient en avoir pour leur bave. Le seul homme du film est un impotent cloué sur sa chaise roulante, dans un monde où s’ébattent des fillettes et des femmes mûres, ondulant sur la vague de liberté qui s’achève avant la puberté et recommence après la ménopause : à l’âge où le mâle lâchement se disloque devant l’image vertueuse de sa mère. »
Pour Ahmed Bedjaoui, La Nouba des femmes du mont Chenoua est, avec Nahla de Farouk Beloufa, « le film le plus intelligent et le plus prégnant d’idées cinématographiques que le cinéma algérien ait jamais produit ».
Assia Djebar n’est pas passée de la littérature au cinéma pour y adapter la littérature mais bien pour créer un langage nouveau. « Ses films ne ressemblent en rien à ses livres. C’est du cinéma expérimental, avec une musique omniprésente, personnage à part entière, parfois, un film muet, une succession de tableaux, remarque l’écrivaine franco-algérienne Kaouther Adimi, qui place l’immortelle de l’Académie française dans son panthéon. Elle est l’écrivaine dont je me sens la plus proche. »
La première fois qu’il a vu les films d’Assia Djebar, Sofiane Hadjadj, cofondateur des éditions Barzakh à Alger, avait une vingtaine d’années et n’a pas « tout compris ». « Elle est une cinéaste de la modernité qui s’inscrit dans le cinéma moderne, la nouvelle vague, le cinéma soviétique, tchèque, etc., avec une œuvre météore, charnière et choc concentrée en deux films. On n’est pas face à un cinéma grand public mais proche de l’essai cinématographique, avec une dimension documentaire. La forme de montage heurté, où parfois le son et l’image sont désynchronisés, sert à rendre compte de la violence de l’histoire, de la colonisation. »
« Quand Assia Djebar part en tournage, elle ne prépare aucun plan, aucune prise,écrit dans La Plume francophone le poète et essayiste algérien Ali Chibani. Il n’y a même pas de synopsis. Tout doit émerger de l’instant réel désigné pour être filmé. Parfois, Assia Djebar provoque elle-même cette réalité. Il suffit d’un élément qui lui rappelle son passé pour donner lieu à une séquence. »
Un roman clé s’impose pour comprendre l’essence cinématographique djébarienne : Vaste est la prison, troisième volet du quatuor algérien, avec L’Amour, la fantasia, Ombre sultane et Nulle part dans la maison de mon père, fresque fascinante et complexe d’une vie, sur l’histoire des femmes de son pays et de l’Algérie où se déploient la femme, la mère, l’épouse, l’enfant, l’écrivaine, l’historienne, la réalisatrice…
L’artiste multidisciplinaire y expose notamment dans la troisième partie son expérience de cinéaste. Page 173, elle s’émerveille du « premier plan de [sa] vie » : « Un homme assis sur une chaise de paralytique regarde, arrêté sur le seuil d’une chambre, y dormir sa femme. Il ne peut entrer : deux marches qui surélèvent ce lieu font obstacle à sa chaise d’infirme. »
Elle jouit de son premier « Moteur » : « J’ai dit : “Moteur.” Une émotion m’a saisie. Comme si, avec moi, toutes les femmes de tous les harems avaient chuchoté “Moteur”. Connivence qui me stimule. D’elles seules, dorénavant, le regard m’importe. [...] Ce regard, je le revendique mien. Je le perçois “nôtre”. »
Tourner, pour Assia Djebar, écrit encore Ali Chibani en la citant, c’est « faire une fiction qui n’[est] pas une vraie fiction, qui [est] une reconstitution de ce qui avait travaillé [la] mémoire. C’est un retour à la réalité, mais à la réalité qu’a conservée la mémoire douloureuse des femmes. La caméra participe donc à la quête cathartique de la réalisatrice qui veut donner un corps et une âme à la femme effacée par la domination masculine. [...] La caméra est le lieu où s’effectue l’inversion des rapports homme-femme. La femme, hier interdite de voir et d’être vue, place son œil dans le viseur et observe le monde par “rétroprojection” ».
Un regard libéré et libérateur
Dans une passionnante interview reproduite dans l’ouvrage En attendant Omar Gatlato-Sauvegarde, Assia Djebar explique avoir « conscience d’avoir écrit La Nouba en cinéaste », mais « la chair du film, peut-être pas la structure, a été trouvée sur le terrain. En partant des sons des voix des paysannes [qu’elle] a enregistrées. Et puis, ce qui a été important, c’est l’œil et l’espace ».
Dans le même entretien, elle explicite « deux manières de procéder quand vous faites un film ou un livre d’ailleurs ». « Soit vous prenez une situation de fait et vous l’affrontez en la critiquant – par exemple, vous prenez une héroïne étouffée par la société et vous montrez jusqu’à quel point on peut l’étouffer –, soit vous montrez ce qui devrait être. Moi, au lieu de montrer une dizaine de femmes en train de papoter dans leur cuisine, j’ai pris une jeune femme que j’ai libérée dans l’espace, car c’est là le vrai changement, elle est libérée par mon imagination et par mon espoir, car je souhaite que la majorité des femmes algériennes circulent librement et qu’elles soient bien dans leur peau en circulant – c’est le deuxième problème : bien circuler pour voir et entendre, et n’avoir pas à échapper toujours au regard espion de l’autre. Et pendant que ma caméra circule dans l’espace avec mon héroïne, au fur et à mesure le documentaire est là pour montrer ce qui existe, c’est-à-dire des femmes. »
Assia Djebar a souvent parlé de sa caméra comme d’un œil. « Parce qu’elle est enfermée, la femme observe l’espace interne, mais elle ne peut pas regarder l’espace extérieur, ou seulement si elle porte le voile et si elle regarde d’un seul œil. Donc je me suis proposé de faire de ma caméra l’œil de la femme voilée. » Et l’œil de l’histoire de son peuple. Un regard libéré et libérateur.
Le cinéma, ou plutôt « l’image-son » pour reprendre ses termes favoris, est pour Assia Djebar un outil de dénonciation de l’enfermement des femmes, du patriarcat, mais aussi du colonialisme.
Son deuxième film, La Zerda ou les chants de l’oubli, moins médiatisé que le premier, écrit avec la collaboration du poète Malek Alloula (qui était alors son deuxième mari) à partir d’archives coloniales achetées au prix fort par la RTA auprès de Gaumont et Pathé, en est emblématique.
Présenté en 1982 à Alger puis au premier festival du cinéma arabe à Paris en 1983, prix du meilleur film historique au Festival de Berlin la même année, il déconstruit de manière magistrale le regard colonialiste, orientaliste.
Portée par une bande-son extraordinaire qui donne à entendre, en arabe et en français, cris de révolte, chants, poésies, paroles anonymes ou imaginées de Maghrébins ainsi qu’Assia Djebar en voix off, La Zerda ou les chants de l’oubli fait revivre, au travers des images de propagande coloniale française de 1912 à 1942, les zerdas et les fantasias, la violence de la domination des peuples d’Afrique du Nord, l’humiliation et la folklorisation par le colonisateur de leurs cultures.
La parenthèse cinématographique d’Assia Djebar aura duré dix ans. Seulement dix ans durant lesquels la romancière cesse d’écrire, concentrée sur la caméra comme Kateb Yacine avait choisi le théâtre. Une étape fondatrice de son parcours qui laisse un legs immense et influencera son écriture romanesque. Rien que dans le quatuor, les correspondances, prolongements sont multiples, de L’Amour, la fantasia à Vaste est la prison.
« Depuis que j’ai réalisé le film La Nouba, ma manière d’écrire a changé, disait-elle. J’ai alors appris comment écouter les femmes algériennes. »
Plusieurs fois, Assia Djebar a tenté de revenir à la réalisation, présenté des projets de films aux autorités culturelles et politiques algériennes de l’époque : une adaptation du livre de Fatma Ait Mansour Amrouche, une trilogie sur Mohammed Dib, un scénario sur Youssef Seddik... En vain.
En 2003, elle est invitée à participer à « Djazaïr, l’année de l’Algérie en France », événement culturel initié par feu les présidents français Jacques Chirac et algérien Abdelaziz Bouteflika, visant à « renforcer les liens » entre les deux pays.
Elle accepte. L’occasion de renouer avec son pays, elle qui s’est réfugiée dans l’écriture littéraire et l’exil après tant d’entraves. Elle propose de présenter son opéra, Les Filles d’Ismaël. L’affaire est entendue, Assia Djebar se lance dans la préparation. Peine perdue.
« Au moment de la production, on l’informe que son opéra ne peut pas se faire, car on ne peut pas montrer les femmes du Prophète dans une œuvre algérienne », raconte Ahmed Bedjaoui au quotidien algérien El Watan.
De nouveau la brutalité. De nouveau l’incompréhension de voir une immense artiste davantage reconnue et respectée ailleurs que chez les siens. Écrivaine et cinéaste, première autrice du Maghreb à siéger sous la Coupole.
« Dans tout autre pays, l’admission d’un auteur national à l’Académie française aurait entraîné la rediffusion des deux films pour montrer notre fierté de voir une Algérienne consacrée internationalement. Ailleurs oui, mais pas encore chez nous », se désole encore Ahmed Bedjaoui.
Près d’un demi-siècle après La Nouba des femmes du mont Chenoua et huit ans après la disparition d’Assia Djebar, immortelle pionnière, la blessure reste béante et collective.
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La Nouba des femmes du mont Chenoua, production de la Télévision algérienne, 1978, 1 h 55 min.
La Zerda et les chants de l’oubli, production de la Télévision algérienne, 1982, 59 min.
« Les séries qui ont changé notre regard » (2/6). Début 1977, le réseau ABC redoutait l’insuccès. Réunissant plus de 100 millions de téléspectateurs, la saga d’une famille africaine, de la déportation depuis la Gambie aux plantations du Sud esclavagiste, fut un triomphe.
Par Thomas Sotinel
Publié aujourd’hui à 16h00https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2023/08/22/avec-la-serie-racines-les-etats-unis-face-a-la-realite-de-l-esclavage_6186201_3451060.html.
En 2003, le Pentagone organise une projection du film La Bataille d'Alger pour tenter de comprendre quelle stratégie adopter dans la lutte contre le terrorisme insurrectionnel pendant la guerre d'Irak. Réalisé initialement en 1965 par Gillo Pontecorvo avec une volonté anticolonialiste affirmée, le film a fait l'objet de réappropriations hétérogènes et a été réutilisé à contre-emploi. Histoire du film deGillo Pontecorvo, La Bataille d'Alger : de l'anticolonialisme à la lutte anti-terroriste.
Le milieu du cinéma algérien a réagi de façon bien plus épidermique. Une réalisatrice et productrice algérienne contactée par Le Monde, et qui a requis l’anonymat, s’interroge, quant à elle : « Si le film a été dans un premier temps programmé, c’est qu’il avait obtenu un visa d’exploitation de la part de la commission du visionnage,l’organe qui autorise la diffusion des films. Je trouve donc scandaleux de déprogrammer un film. C’est triste de déclarer la guerre à une poupée. »
La réalisatrice Sofia Djama a été l’une des premières à élever la voix : « Comme d’habitude, l’Algérie a agi par mimétisme. Le film a été censuré au Koweït et au Liban et voilà que l’Algérie s’est réveillée d’un seul coup en disant qu’il faut que ça soit le cas ici aussi. » Dans une vidéo de sept minutes diffusée sur ses réseaux, la réalisatrice a dénoncé « une infantilisation de la société algérienne ». « [Les dirigeants algériens] ont cédé à la voix du populisme, de la bigoterie de l’intégrisme et des réactionnaires. Dire que le film ne représente pas [les] valeur[s] algérienne[s]… comme si le peuple algérien était un peuple monolithique où ne règne qu’une seule pensée. »
Une histoire d'amour impossible entre Dahmane et Amélie, deux personnages que tout oppose, qui vont se lier...
Après dix longues années de labeur, le tournage du film Les amants d'Alger adapté du roman Les amants de Padovani de l'écrivain-essayiste et poète Youcef Dris est enfin terminé, a indiqué ce dernier, hier. «Clap de fin pour Les Amants d'Alger, inspiré de mon roman Les Amants de Padovani», a annoncé Youcef Dris qui attendait ce moment avec une grande impatience, son roman ayant déjà connu un immense succès en librairie et ayant été réédité plusieurs fois. Youcef Dris a précisé qu'après dix longues années de déboires, de problème de planning et on ne sait quels autres, le tournage du film est enfin terminé. Désormais, le film va partir en post-production afin d'assembler toutes les scènes et de mettre en place tous les effets spéciaux nécessaires, a-t-il ajouté. Après avoir décalé la fin du tournage du film il y a quelques mois encore, Les amants d'Alger a officiellement terminé sa production. Le film en question a été réalisé par Mohamed Ketita. Ce dernier a, d'ailleurs, confirmé, également, que le tournage est terminé tout en révélant que, désormais, le film est dans la boîte... après des années de production! «Le réalisateur a mis en ligne des photos des acteurs qui ont participé au tournage, accompagnées d'un message de remerciements à destination de l'équipe technique, pour son travail dévoué, surtout que le tournage qui a été suspendu depuis de longs mois a aussi été très largement impacté par la pandémie», souligne en outre Youcef Dris. Ce dernier a indiqué que» maintenant c'est fini, c'est un sentiment doux-amer: ça fait des années qu'on espère, et on est épuisés, mais c'est surtout merveilleux d'arriver au bout de l'aventure. C'est la fin d'une ère que nous ne sommes pas prêts à recommencer à moins que... Évidemment, c'est complexe et on ne veut pas se tromper. Personne n'a envie de faire un film dans ces conditions, bien que l'objectif soit que l'on donne au public ce qu'on pense qu'il veut, tout en ajoutant des nouveautés et en surprenant les gens», a enchaîné Youcef Dris. Pour ce dernier, « Les Amants d'Alger sera sans doute différent des précédents films réalisés en Algérie, car les difficultés rencontrées sont désespérantes. Mais ce film a une grande portée émotionnelle qui nous fait oublier les déboires qu'il nous a causés. La volonté des personnes en charge de cette mission presque impossible a été inébranlable. La volonté est un facteur-clé au cinéma, sans celle-ci le projet paraîtrait impossible», ajoute Youcef Dris qui rappelle qu'en Algérie, le tournage d'un film est une aventure complexe qui met en jeu un grand nombre de corps de métiers afin d'obtenir le résultat attendu: choix des acteurs, choix du lieu, choix des costumes et mise en place, bref, il s'agit d'une véritable machinerie, où rien n'est laissé au hasard. «Tous ces paramètres ont été autant de difficultés rencontrées tout le long du tournage, et rares sont ceux qui nous ont aidés à les surmonter», regrette l'écrivain originaire de Tizi Ouzou, mais qui réside dans la ville d'Oran depuis plus de deux décennies. Il faut rappeler que le roman Les amants de Padovani» a été publié en 2004. Il s'agit d'une histoire d'amour impossible entre Dahmane et Amélie, deux personnages que tout oppose, qui vont se lier d'amitié, ils vont grandir, jouer, voyager ensemble, partager les mêmes passions aussi, Mais...
Depuis le printemps dernier, l’icône du cinéma français est accusée de violences sexuelles et sexistes sur plusieurs femmes. Toutes rejoignent ainsi la parole de Charlotte Arnould, une comédienne qui a porté plainte pour viols contre Gérard Depardieu en 2018.
Par Manon Bernard
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Dans les témoignages qui s’enchaînent, l’acteur français de 74 ans a désormais tous les traits d’un prédateur sexuel. Autrefois incontournable au cinéma, Gérard Depardieu est accusé par au moins seize femmes d’agressions sexuelles ou viols. Toutes décrivent le rire graveleux, les regards insistants et les propos sexuels vulgaires de l’acteur.
Vendredi, une nouvellevictime présuméetémoignait sur France-Inter. Il y a une dizaine d’années, la jeune femme, alors âgée de 30 ans, se fait embaucher sur un tournage comme technicienne. Elle raconte avoir été prise pour cible par Gérard Depardieu. « Il faisait rire le plateau en me prenant à partie. Il a commencé à dire : “Je vais t’emmener manger, je vais t’enivrer, on va passer une bonne soirée”, toujours avec des grognements. Il me mettait au centre de l’attention pendant que j’étais en train de travailler. J’ai compris que j’étais dans sa ligne de mire », se souvient-elle.
Une semaine plus tard, alors qu’elle règle une caméra, Gérard Depardieu profite de l’occasion. « J’ai senti sa grande main, sa grosse main dans mon entrejambe, me choper l’entrejambe avec volonté, en laissant échapper un gros rire graveleux », raconte-t-elle.
« Officiellement, je ne suis plus seule ! »
Autre décor, autre tournage : le 10 juillet dernier, une autre jeune femme accusait l’acteur, toujours sur la radio publique. « Il a baissé son pantalon et il m’a bloquée contre le mur », avait-elle raconté. En avril dernier, le site d’investigation « Médiapart » dévoilait 13 témoignages de femmes« affirmant avoir subi des gestes ou des propos sexuels inappropriés ». Comédiennes, maquilleuses ou encore techniciennes, elles décrivent toutes les propos déplacés, les « mains dans leur culotte, à leur entrejambe, à leurs fesses ou bien sur leur poitrine », écrit le site d’investigations.
« Officiellement, je ne suis plus seule ! » : ces mots sont ceux de Charlotte Arnould, comédienne, la première dénoncer les agissements de Gérard Depardieu. « C’est triste d’en arriver là, mais ça donne aussi du poids à mon histoire et à mon dossier », réagissait-elle le 26 avril dernier dans « Elle » après la publication de l’article de Mediapart. « Parmi celles qui ont parlé à Mediapart, il y en a pour qui les faits ne sont pas prescrits. J’espère que certaines seront prêtes à porter plainte », avait-elle ajouté.
En 2018, Charlotte Arnould a 22 ans, et elle rêve de devenir comédienne. Elle demande conseil à Gérard Depardieu, un ami de ses parents, hôteliers. L’acteur l’invite chez lui à Paris, dans son hôtel particulier. La jeune femme s’y rend à deux reprises. Elle affirme y avoir été violée les deux fois. De son côté, Gérard Depardieu n’a pas nié avoir eu des relations sexuelles avec elle. Selon « le Monde », l’acteur assure que Charlotte Arnould « n’a pas opposé de résistance ». Il dit avoir vu dans son regard « un mélange d’étonnement et de complicité ». Une précision qui pourrait avoir son importance pour la justice, puisque la « surprise » fait partie des éléments constitutifs de la définition juridique du viol.
Une plainte pour viols
Pour Khadija Azougach, avocate spécialisée dans les affaires de violences sexistes et sexuelles, les mots de l’acteur révèlent qu’il a lui même estimé que Charlotte Arnould était consentante. « A aucun moment le fait qu’elle soit tétanisée et en état de choc ne l’inquiète, voire ne le questionne », s’indigne-t-elle, estimant que la notion de consentement doit être inscrite dans la loi.
A la fin de l’été 2018, Charlotte Arnould dépose plainte pour viols. Sa plainte est classée sans suite. Mais la jeune femme dépose une nouvelle plainte avec constitution de partie civile, ce qui déclenche la nomination, obligatoire, d’un juge d’instruction. En décembre 2020, Gérard Depardieu est mis en examen pour viols et agressions sexuelles. « L’information judiciaire relative aux faits dénoncés par Charlotte Arnould se poursuit », confirme le parquet de Paris à « l’Obs ». Une commission rogatoire et des auditions sont en cours, précise-t-on.
Dans ces multiples témoignages, Khadija Azougach, avocate spécialiste des violences sexistes et sexuelles, voit un mécanisme bien rodé qu’elle compare aux accusations visant le journaliste Patrick Poivre d’Arvor. « Dans ces milieux, le journalisme comme le cinéma, ces hommes usent de leur pouvoir et abusent de leur position. Ils considèrent leurs victimes comme des proies. Par ailleurs, ils pensent que les victimes ont besoin d’eux pour avancer, que c’est du donnant-donnant », détaille-t-elle.
« Le procureur de la République devrait s’en emparer »
Dans un des articles du « Monde » consacrés à l’acteur, Sophie Marceau raconte le tournage du film « Police », de Maurice Pialat, dans lequel elle joue aux côtés de Gérard Depardieu. A cette époque, « le réalisateur et l’acteur principal peuvent se permettre, sans que personne ne dise rien dans ce monde ultra-hiérarchisé du cinéma, des comportements considérés ailleurs comme inadmissibles », rapporte-t-elle.
Selon le parquet de Paris, aucune autre plainte n’a été déposée et enregistrée contre Gérard Depardieu à ce jour. « Toutefois, les témoignages ont été portés à la connaissance du magistrat instructeur », ajoute-t-on.
« Le procureur de la République devrait s’en emparer et essayer d’engager des poursuites. L’article 40 du Code de procédure pénal dit qu’il peut apprécier la suite à donner à de simples dénonciations. Malheureusement, on a l’impression qu’il se réfugie derrière la plainte de Charlotte Arnould qui s’est constituée partie civile », juge Khadija Azougach.
Contactés par « l’Obs », les avocats de Gérard Depardieu n’ont pas répondu. En avril, ils avaient assuré à Mediapart que l’acteur démentait « formellement l’ensemble des accusations susceptibles de relever de la loi pénale ».
Traitant de la prostitution et de ses impasses sans jamais être moralisateur, Les damnés ne pleurent pas, du réalisateur d’origine marocaine Fyzal Boulifa est bourré de références mélodramatiques. Magnifiquement mis en images, ce film qui sort dans les salles françaises mercredi 26 juillet 2023 scrute la relation entre une mère et son fils adolescent, et l’échec de leurs propres passions.
Les damnés ne pleurent pas
avec Aïcha Tebbae et Abdellah El Ajjouji
Mélodrame sur la prostitution et les différentes formes qu’elle peut prendre, les mensonges et les non-dits qui l’accompagnent, le film du réalisateur britannique d’origine marocaine Fyzal Boulifa, Les damnés ne meurent pas, se situe clairement dans un contexte, celui du Maroc et de son rapport au sexe, mais aussi, et de façon toute aussi claire, dans une histoire spécifique du cinéma, celle dont les personnages vendent leurs corps de diverses façons. Il y a du Mamma Roma dans le rôle de Fatima-Zahra, l’héroïne du film, une femme subtile et complexe d’une quarantaine d’années, tout autant heureuse que malheureuse de son sort, selon les jours et les tours qu’il lui joue. Il y a du Henri de L’homme blessé dans celui de son fils, Selim, qui à 17 ans va se vendre d’une façon différente que celle qui est sa mère à l’écran.
L’essentiel de l’histoire de ce film beau et âpre porte sur le destin qui semble s’acharner contre Fatima-Zahra (Aïcha Tebbae) et Selim (Abdellah El Ajjouji). Il est plus triste que joyeux, et pourtant porté par une forme de grâce qui confine à l’optimisme, car si le désir n’est pas contradictoire avec l’intérêt, sa nature même ne peut être vendue. Le corps, lui, peut être vendu, pas l’esprit. Malgré les moments de cynisme et de désespoir, le film va traiter de pièges bien plus terribles qu’un monnayage de la chair, plus tristes aussi. Que vaut le désir quand pour Fatima-Zahra et Selim il est central alors que pour leurs partenaires la mère et son fils ne sont que des moins-que-rien, des seconds rôles, une deuxième épouse, un amant de passage délocalisé.
PASOLINI ET CHÉREAU SOURCES D’INSPIRATION
Mamma Roma a été écrit et réalisé par Pier Paolo Pasolini en 1962 et est incarné par Ana Magnani, que le poète communiste, catholique et homosexuel qu’était Pasolini filme comme jamais en femme forte et fragile entre deux mondes, celui de la déchéance et celui de la rédemption. Le récit pasolinien porte sur une prostituée qui tente de s’en sortir avec son fils adolescent Ettore, qui ignore tout de son passé, dans les nouveaux quartiers de la périphérie romaine, tandis que L’homme blessé, film de Patrice Chéreau réalisé en 1983 co-scénarisé par Hervé Guibert et joué par Jean-Hugues Anglade, est centré sur un prostitué masculin de la gare du Nord à Paris. Henri se prostitue par amour d’un homme.
Fyzal Boulifa, le réalisateur du film, qui a grandi au Royaume-Uni, ne peut évidemment ignorer ces références, pas plus qu’une tendance récente du cinéma et de la littérature marocaine à affronter la question de la prostitution et plus généralement celle du sexe. On peut ainsi penser à Much Loved de Nabil Ayouch, à plusieurs récits d’Abdallah Taïa ou encore au récent Le Bleu du caftan de Maryam Touzani. Mais au-delà de la prostitution et de l’homosexualité, il y a dans la mise en scène de Fyzal Boulifa quelque chose de très neuf, pas tant dans le propos que dans la progression du récit, avec une dramatisation très cinématographique, une bande originale intense de Nadah El Shazly, une façon de prendre les personnages à gros traits, de les placer face à leur destinée sans échappatoire possible.
LA VILLE DE TOUS LES POSSIBLES
Fatima-Zahra quitte dans la précipitation la petite ville où elle vivote modestement avec son fils Selim à la suite d’une violente agression. C’est une petite femme ronde qui voit le monde de façon enfantine, surtout quand elle essaye de renouer avec une famille qui ne fait que la juger. Maquillage et bijoux semblent le centre de son monde, et défier la misère un objectif permanent. Il faut se débrouiller, et pour cela elle peut compter sur son fils, qui parait d’abord bien plus raisonnable qu’elle. Selim ne la quitte pas des yeux ou presque, travaille pour deux, veut qu’elle soit belle, désirable, avec des bijoux dignes d’elle.
Chassée par sa famille, Fatima-Zahra prend la route de Tanger. Elle veut refaire sa vie dans cette ville de tous les possibles, se fait d’abord embaucher dans une usine textile, d’où elle est vite renvoyée parce qu’elle se maquille trop (« pour être honnête » selon la formule consacrée des braves gens). Elle se laisse séduire par un père de famille pieux, qui cherche une deuxième épouse parce que sa première femme divague. Selim lui va rapidement côtoyer ce Tanger interlope, où les maquereaux sont avides de chair fraiche. Il se fait embaucher comme homme à tout faire dans un riyad de la médina, ses rencontres vont le rapprocher du métier de sa mère, alors même que celle-ci semble tourner casaque et se dévoue à la religion pour satisfaire son mari promis. Rien ne va se passer comme prévu ni pour l’un ni pour l’autre, aggravant leurs déchirements. Fatima Zahra, roublarde et naïve et Selim, rebelle et soumis, s’aiment et se détestent, ont besoin l’un de l’autre tout en cherchant sans cesse à s’émanciper de cette relation que des « psys » qualifieraient de toxique, mais qui n’est finalement que de la passion.
Les damnés de Boulifa ne pleurent effectivement pas, mais ont souvent le cœur gros. Les bouffées d’émotion des acteurs principaux, formidables, Aïcha Tebbae et Abdellah El Ajjouji, tous les deux non professionnels, sont filmées de près par la cheffe-opératrice Caroline Champetier qui a travaillé avec Jean-Luc Godard, Xavier Beauvois et Leos Carax (Holy Motors et Annette notamment). À gros grains, avec des cadres serrés dans une lumière d’entre-deux, elle leur donne une densité qui fait le charme de ce film d’une amplitude exceptionnelle, dans la mesure où il réussit à donner une forme nouvelle à une histoire éternelle.
Enquête« Le cas Depardieu » (2/6). Un retour sur la carrière de l’acteur aide à comprendre l’homme, ses excès et les accusations portées aujourd’hui contre lui. Le film « Les Valseuses », sorti en 1974, incarne ces changements d’époque, dans le cinéma comme en dehors.
A 24 ans, Gérard Depardieu semble en avoir dix de plus. Sa carrure est impressionnante. De l’embrasure de la porte, on croirait une statue de Rodin, se dit Bertrand Blier. Le réalisateur, installé dans les bureaux de la production, boulevard des Invalides, à Paris, où il vient de commencer le casting de son troisième film, Les Valseuses, se demande s’il ne faut pas pousser les murs pour permettre au colosse d’entrer.
Avec Depardieu, Bertrand Blier a le sentiment d’être propulsé dans une zone inconnue. Il y a sa gueule : nez vallonné, menton en forme de théière, cheveux blonds, très longs, si raides. Il y a aussi la tenue. L’acteur apparaît dépenaillé, le torse offert, comme si, en ce mois de mars 1973, il échappait aux rigueurs de l’hiver. Les hippies sont en vogue et l’acteur en a adopté tous les oripeaux. Il y a enfin la silhouette étrange. Un buste massif posé sur une aiguille, constate le réalisateur. Une taille de guêpe. En principe, ce corps devrait s’écrouler, s’il n’y avait ces bottes en fourrure montant jusqu’aux genoux.
Bertrand Blier a découvert l’acteur, deux ans plus tôt, au Théâtre de la Madeleine, dans une pièce de Jean Chatenet, Galapagos. Le jeune réalisateur venait voir son père, Bernard Blier, et jeter un coup d’œil sur une certaine Nathalie Baye. On lui a aussi parlé d’un jeune type, Gérard Depardieu. Sans doute en raison de la distance imposée par la scène, il découvre un bon acteur, rien de plus.
Manifeste transgressif
Mais à hauteur d’homme, les yeux dans les yeux, avec le scénario des Valseuses sur la table, Bertrand Blier se trouve face à une apparition. Elle ne se négocie pas. Depardieu entre sans frapper et se porte candidat à un casting auquel il n’est pas invité, mais dont tous les jeunes comédiens de Paris connaissent l’existence. Il n’a pas encore tenu un rôle de vedette au cinéma, mais il sent qu’il arrive au bon moment, se trouve au bon endroit, que ce film peut bouleverser la carrière de tous ceux qui seront de l’aventure.
Gérard Depardieu, Jeanne Moreau et Bertrand Blier sur le tournage des « Valseuses ». BERNARD ALLEMANE / INA VIA AFP
Le prétendant tient dans les mains un exemp
laire des Valseuses, le livre de Blier sorti l’année précédente et qui est devenu un succès de librairie. C’est une sorte de roman picaresque post-soixante-huitard où s’entrechoquent l’esprit libertaire de la nouvelle jeunesse et cette France profonde qui ne sait pas encore qu’elle va disparaître. L’histoire de deux marginaux qui rêvent d’argent facile et de filles, qui veulent échapper aux flics et jouir sans entrave. Blier en a fait une sorte de manifeste transgressif de l’époque, drolatique et très masculin.
« Putain, le personnage de Jean-Claude, c’est moi !, hurle Depardieu en jetant le livre à la figure de son auteur. Ces deux mecs qui se font chier, qui harcèlent les filles, qui volent des bagnoles, qui se bourrent la gueule tous les soirs, c’est ma vie, ça ! C’est ma vie ! » Ce personnage ne ressemble en rien aux étudiants gauchistes qui ont fait Mai 68 ni aux jeunes bourgeois qui porteront bientôt Valéry Giscard d’Estaing au pouvoir. Mais ces paumés dont Blier a fait ses héros ont un sacré air de famille avec lui.
Depardieu a le flair pour saisir que cette histoire peut devenir une sorte d’emblème des seventies. Et il a surtout le culot de ceux qui n’ont rien à perdre. Depuis ce jour de 1966 où il a largué les amarres d’une existence sans avenir à Châteauroux, il a effacé l’idée d’échec. Après tout, que se serait-il passé s’il n’avait pas sauté, à 18 ans, dans un train pour rejoindre à Paris cet ami d’enfance, Michel Pilorgé, qui venait de lui parler d’un cours d’art dramatique et de lui donner la moitié de son argent pour payer son billet ? Ce parcours, dans Les Valseuses, d’un petit loubard qui rêve d’échapper à une vie terne, c’est le sien.
« Je suis un animal »
Bertrand Blier, qui, à 34 ans, n’a tourné que deux films confidentiels, ne perçoit pas que son personnage se matérialise sous ses yeux. « Je ne vois rien », se dit-il, sans conviction. Pour son Jean-Claude, il imagine un homme plus petit, fluet, un courant d’air. Or, ce comédien prend tant de place… Il est trop aride et sec. Trop paysan. « Un caillou », estime-t-il.
Pour Patrick Dewaere, puis Miou-Miou, il a une sorte de coup de foudre. Dewaere a un faux air de Marcello Mastroianni, son idole de jeunesse. Et cette manière d’exhaler le malheur aussi, qui le rend bouleversant et donne envie de le protéger. Rien de cela avec Depardieu. « Je ne suis pas un grand animal domestique », lui lance le comédien. Mais il ajoute ces mots qui, encore aujourd’hui, frappent le réalisateur : « Je suis un animal tout court, un animal qui mord si jamais quelqu’un essaye un peu de le ferrer. On appelle ça un Depardieu. » A cet instant, le timbre de la voix de l’acteur devient étonnamment doux, contrastant avec le corps minéral. « Tout s’est ouvert, détaille Bertrand Blier. Les portes se sont ouvertes. Les fenêtres se sont ouvertes. Gérard tenait à ce rôle car c’était sa langue, écrit par quelqu’un s’exprimant comme lui. Il a les pieds dans la merde et pourtant, c’est la grâce littéraire. C’est absolument inexplicable. »
Gérard Depardieu et Jean-Laurent Cochet, metteur en scène de « Boudu sauvé des eaux » de René Fauchois au théâtre des Capucines, à Paris, en décembre 1967. STUDIO LIPNITZKI / ROGER-VIOLLET
Depardieu a déjà compris comment attirer les regards. A-t-il développé cet instinct dès l’enfance, pour exister parmi cinq frères et sœurs, une mère débordée et un père mutique qui passe ses soirées au bistrot ? La première fois qu’il monte sur scène, dans le cours de Jean-Laurent Cochet, à Paris, il fait sensation. L’apprenti comédien doit réciter un poème en vers de Jules Laforgue. Autour de lui, la plupart des élèves sont des enfants de la bourgeoisie ou de ces classes moyennes montantes qui profitent à plein des « trente glorieuses ». Même les deux copains de Châteauroux, Michel Pilorgé et Michel Arroyo, venus à Paris pour faire du théâtre, ne lui ressemblent pas : ils sont fils de médecins.
Petit loubard de province
Gérard prend son poème et s’en imprègne toute la nuit au domicile de Pilorgé, rue de la Glacière, où il réside depuis son arrivée dans la capitale. A cette époque, il ne récite pas. Il ânonne. « Il ne comprend pas les mots qu’il lit », constate son ami. Gérard a arrêté l’école à 12 ans. Son père (« le Dédé », comme il l’appelle) est analphabète. Il n’y a jamais eu ni livre ni même de vraie conversation dans cette maison un peu excentrée de Châteauroux qui, aujourd’hui encore, est habitée par sa famille à quelques pas d’un lycée qu’il n’a jamais fréquenté. « On ne savait pas parler. On ne pouvait pas parler. On braillait, on se criait dessus. Mais pour les choses importantes, les idées, les sentiments, c’était la loi du silence », dira-t-il, un jour, au Monde. Alors, la poésie…
Au bout de la nuit, il parvient pourtant à restituer les vers. En comprend-il le sens ? Sans doute pas. Mais quand il monte sur la scène de l’école, c’est une autre histoire. « Il récite avec une telle sensibilité, dans ce corps, avec ce plaisir à dire les mots, les ressentir. C’était très, très beau », se souvient Michel Pilorgé. Jean-Laurent Cochet se lève : « Je ne te dis rien. C’est parfait. » Ce metteur en scène le fera débuter sur les planches en 1967, alors qu’il a 19 ans.
Avant même d’affirmer à Blier : « Jean-Claude, c’est moi ! », Gérard raconte son adolescence à Châteauroux à ses copains du cours de théâtre. Les Rastignac s’inventent souvent un passé glorieux. Lui magnifie ses aventures de petit loubard de province en une succession de faits d’armes. Il pousse comme une herbe folle devant des parents regardant ailleurs. Il ne connaît pas la contrainte. Il a l’habitude de voler une Mobylette le matin avant de la reposer le soir au même endroit. Il a trafiqué whisky et cigarettes et lorgne les prostituées qui débarquent le week-end pour les milliers de GI postés à Châteauroux, une ville devenue, en 1951, base militaire de l’OTAN.
« Il nous racontait ses séjours en prison… C’était une vie si différente des fils de bourgeois que nous étions », se souvient Jean-Christophe Bouvet, qui, plus tard, incarnera le diable face à Depardieu dans Sous le soleil de Satan (1987), de Maurice Pialat. Il décrit par le menu une incarcération de trois semaines, à l’âge de 16 ans, pour vol de voiture. « A peine un vol, d’ailleurs, un “emprunt” pour une soirée », nuance-t-il, en 2014, dans son autobiographie, Ça s’est fait comme ça (XO éditions). Au cachot, écrit l’acteur, il reçoit la visite d’un psychologue. Frappé par les mains du jeune détenu, des mains de sculpteur, le thérapeute lui aurait prédit un destin d’artiste. « Tu te croyais enfermé, prisonnier, raconte Depardieu dans son livre, tu pensais que le mur était infranchissable, et soudain tu découvres que la Terre vient de trembler et qu’une brèche est apparue à travers laquelle tu vas pouvoir te glisser, t’envoler vers la lumière. »
Une masse inerte sur le béton
Ni dans sa famille, ni parmi ses amis, ni même à Châteauroux on ne trouve trace de ce séjour en prison. Michel Pilorgé se souvient tout juste d’une garde à vue, en 1968. Une histoire de képi de gendarme jeté à terre, croit savoir Michel Arroyo. Ou d’un « mort aux cons » écrit sur la voiture de François Gerbaud, le candidat gaulliste à l’Assemblée nationale, se souvient sa veuve Lydie. Alain Depardieu, le frère aîné, s’emporte carrément : « Mon frère n’est jamais allé en prison ! C’est du baratin tout ça. » Les Valseuses, voilà l’occasion de fixer sur grand écran une légende à laquelle Depardieu a fini par croire. S’il ressemble au Jean-Claude de Bertrand Blier, c’est par son sans-gêne, sa façon de picoler sec, une sexualité qui s’impose aux femmes et un instinct de survie qui le rend attachant.
Patrick Dewaere, Miou-Miou et Gérard Depardieu dans « Les Valseuses » (1974), de Bertrand Blier. UNITED ARCHIVES/FILMPUBLICITYARCHIVE/GETTY
Cette biographie qui ne ressemble à aucune autre et cette voix douce dans un corps de brute suscitent déjà l’attention des équipes de tournage de ses treize premiers films, au tout début des années 1970, alors qu’il y tient uniquement des petits rôles. Sur le plateau d’Un peu de soleil dans l’eau froide (1971), de Jacques Deray, le maquilleur Jean-Pierre Eychenne se souvient d’une apparition faisant cesser le brouhaha des murmures. « Lorsque Romy Schneider arrivait sur un plateau, tout se figeait. Même phénomène avec Alain Delon. C’était le même silence pour Depardieu. »
C’est qu’il y a, chez lui, un sens de l’observation, de la manipulation et même une forme de cabotinage dont il a mesuré l’attraction, deux ans avant Les Valseuses, face au plus grand monstre sacré de l’époque : Jean Gabin. En 1972, Depardieu est engagé pour jouer un petit indic dans Le Tueur, de Denys de La Patellière. Gabin est le commissaire. A près de 70 ans, le patriarche du cinéma français est trop âgé pour un rôle qui, d’ailleurs, lui déplaît. Le jeune acteur n’en mène pas large pour tourner la scène de leur rencontre, dans un quartier des Halles de Paris en pleine mutation. Alors, dans l’attente du mot « Action ! » et pour desserrer l’étau de son angoisse, il tombe par terre. Une masse inerte qui heurte d’un coup le béton puis se relève aussitôt et lâche à Gabin : « Ah, ça décontracte ! » Amusé puis séduit, l’acteur de La Grande Illusion imposera Depardieu dans deux films sortis en 1973 : L’Affaire Dominici, de Claude Bernard-Aubert, et Deux hommes dans la ville, de José Giovanni. « Je veux le môme avec moi », demande-t-il, assurant, durant les longues pauses déjeuner, l’éducation de son successeur.
Des garçons qui « ne pensent qu’à ça »
Mais voilà, Les Valseuses, pour Depardieu, c’est autre chose. L’irruption du nouveau monde au cœur de l’ancien. Un choc pour la société française. Son premier grand rôle, aussi. Pour comprendre la bourrasque et le scandale monstre que constitue le film de Bertand Blier, autant partir des dernières images, lorsque la DS volée, embarquant le trio infernal, incarné par Miou-Miou, Patrick Dewaere et Gérard Depardieu, franchit le col de l’Izoard et plonge dans l’inconnu, sans destination mais avec un projet de vie, que Gérard/Jean-Claude, au volant, définit en quelques mots devenus cultes : « On va pas se faire un trou au cul, on en a déjà un… On n’est pas bien ?… Paisibles, à la fraîche, décontractés du gland… Et on bandera quand on aura envie de bander… »
S’ébat sur grand écran un tandem de garçons qui « ne pensent qu’à ça », épuise les virtualités de sa libido, y compris les plus transgressives. On y trouve des scènes de triolisme et d’homosexualité : « Mais non, t’es pas humilié, entre copains, c’est normal ! », assène Depardieu à Dewaere après l’avoir sodomisé. Du côté des femmes, Blier se montre moins audacieux. Alors que les mouvements féministes manifestent et revendiquent liberté sexuelle et droit d’avorter, les filles des Valseuses n’ont presque jamais le beau rôle, toujours soumises et souvent violées. La « copine », interprétée par Miou-Miou, qui accompagne les deux héros, est à la fois passive et peu farouche, frigide et indifférente : « Elle crie pas, elle mord pas, elle écarte. Tranquille… », explique, fataliste, Jean-Claude (Depardieu).
ssi dans le film une fille de 16 ans, jouée par Isabelle Huppert. Ils couchent avec une femme mûre sortie de prison, Jeanne Moreau, l’icône de la Nouvelle Vague dont la seule présence a permis de financer le film. Ils agressent dans un train une mère de famille avec son bébé, jouée par Brigitte Fossey, et Dewaere lui tête les seins. « Je lisais tout Henry Miller à l’époque, se souvient la comédienne, je n’étais pas dépaysée en lisant Les Valseuses. C’est une traversée de la nuit qui va vers la nuit. »
Brigitte Fossey, Patrick Dewaere et Gérad Depardieu dans « Les Valseuses » (1974), de Bertrand Blier. SIPA
La fameuse sentence de Depardieu pour décrocher le rôle – « Jean-Claude, c’est moi ! » – colle surtout à l’ouverture du film, quand les deux larrons surgissent dans les rues désertes d’une ville de Picardie, pourchassent une femme, mettent leurs mains sur elle et emportent son sac à main. « Cette scène, qui n’était pas dans le scénario, raconte notre enfance, à Gérard et moi », assure Alain Depardieu, le frère de l’acteur.
Seul dans son monde
Du reste, Gérard paraît englouti dans cette histoire qui semble confondre réalité et fiction. A la ville, il mène une vie apparemment stable. Marié depuis 1970 avec Elisabeth Guignot, une comédienne de sept ans son aînée rencontrée au cours de théâtre, il a déjà un fils de 2 ans, Guillaume, et vient d’avoir une fille, Julie. Mais, sur le tournage, il déborde. Brigitte Fossey connaît Depardieu depuis qu’il a travaillé avec Marguerite Duras en 1972. Mais elle découvre un nouveau visage, à la fois ange et monstre, « d’une humanité extensible », dit-elle. Un matin, il disparaît. On le cherche en vain, l’inquiétude se transformant bientôt en affolement. Soudain, au milieu des vignes avoisinantes, il apparaît. Ivre. Seul dans son monde.
Depardieu n’est pas seulement bousculé par ce personnage de Jean-Claude qui lui rappelle son passé. Il doit composer avec son partenaire et rival. Ils ont débuté tous les deux au Café de la Gare, mais Patrick Dewaere, fils d’une comédienne et d’un chanteur lyrique, a pris d’emblée les rôles de beau gosse, à la fois drôle et fragile. « Patrick avait un humour grave et cinglant, alors que Gérard montrait une forme d’indiscipline joyeuse, mais aussi une intuition diabolique de l’autre », décrit Bruno Nuytten, alors directeur de la photo des Valseuses.
Dewaere séduit. Depardieu inquiète. C’est à ce dernier qu’incombe la charge sexuelle, amplifiée par le vocabulaire le plus cru. Le producteur Paul Claudon le pressent et le dit à Bertrand Blier dès le début du tournage, à la fin de l’été 1973 : « Cet acteur va faire peur aux femmes. »
Depardieu fait même parfois peur à toute l’équipe. D’autant qu’au-delà du scénario le réalisateur laisse aux acteurs une part d’improvisation. « Gérard était compliqué à l’époque, car insaisissable, confirme Bertrand Blier. Il y avait du Depardieu à droite, du Depardieu à gauche, on ne savait jamais où il se trouvait, mais face à la caméra, il trouvait d’instinct sa place, comme Alain Delon. »
Le comédien n’est ni malléable, ni prévisible, ni même raisonnable. Doit-il, pour une scène, conduire une 2 CV et suivre un trajet précis ? Il part au volant et plus personne ne le revoit. « A la fin de la journée, raconte Blier, il m’appelle et m’annonce que la 2 CV est dans un ravin. Il cassait un peu tout à l’époque, les voitures et les mentons. » Dans ce tournage joyeux qui prend quinze jours de retard, Bertrand Blier constate aujourd’hui que si ses trois acteurs principaux, Depardieu, Dewaere et Miou-Miou, sont difficiles à gérer, « les deux garçons, surtout, continuaient d’être leur personnage après leur journée de travail » : « Je rentrais à mon hôtel, mais eux dormaient dans leur costume. »
« Une véritable bombe atomique »
Alors que le film sort en salle, le 20 mars 1974, Depardieu tourne au même moment l’une des dernières scènes de Vincent, François, Paul et les autres. Claude Sautet, mieux que d’autres cinéastes, comprend l’irrésistible fragilité et les failles de l’acteur, lui offrant un beau rôle de jeune boxeur, aux côtés de noms consacrés, Yves Montand, Michel Piccoli et Serge Reggiani. En voyant son acteur partir quelques jours pour faire la promotion des Valseuses, Claude Sautet sait qu’il quitte un comédien et retrouvera une star. « Une véritable bombe atomique », dira-t-il. D’autant que Depardieu plonge avec délectation, tout comme Blier, dans le scandale qui accompagne la sortie du film.
Yves Montand, Serge Reggiani et Gérad Depardieu dans « Vincent, François, Paul et les autres » (1974), de Claude Sautet. SIPA
A cause du sexe – images et mots –, l’Eglise catholique s’indigne. Le quotidien L’Aurore réclame que le film soit interdit. La Croix parle d’« une décharge publique ». Le Figaro évoque une « œuvre marquée du sceau de la bassesse ». Même Libération, compagnon de route de l’esprit Mai 68, prend ses distances avec un film qui se proclame symbole de la liberté sexuelle, jugeant « phallocrate » la représentation des femmes. L’acteur, lui, partage intuitivement l’avis du critique du Monde, qui salue « un film bourrasque auquel on ne résiste pas ». Il faut dire que le journaliste appuie essentiellement son enthousiasme sur les comédiens, et notamment sur Depardieu, « dont la présence remplit l’écran » et dont il prédit déjà que ce long-métrage « va le hisser au premier rang ».
Aujourd’hui, le sexisme des Valseuses saute aux yeux. Mais, dès ces années 1970 et au cours des suivantes, il devient un film-culte. Il s’inscrit dans la lignée d’œuvres cinématographiques à la sexualité ostensible et à la violence affirmée qui séduisent alors le public : Orange mécanique, de Stanley Kubrick (1971), Le Dernier Tango à Paris, de Bernardo Bertolucci (1972), La Grande Bouffe, de Marco Ferreri (1973), et bientôt Emmanuelle, de Just Jaeckin (1974). C’est une période – elle ne durera pas – où films traditionnels et films pornographiques sont diffusés dans le même circuit, et parfois dans les mêmes cinémas.
Après avoir frôlé la censure pure et simple, Les Valseuses est interdit aux moins de 18 ans. Il triomphe cependant, favorisé par le soufre qu’il porte : près de 6 millions d’entrées. Dans un paysage dévasté de cités-dortoirs annonçant la crise économique, Bertrand Blier fait habilement de jeunes décomplexés les enfants tardifs de Mai 68, les porte-parole d’un esprit libertaire, l’annonce d’un nouveau monde. Symbole ultime, le président Georges Pompidou meurt dix jours après la sortie en salle. « On a mis le paquet à la France de Pompidou », ose alors déclarer le réalisateur. Quarante ans plus tard, lors d’une projection au festival Premiers Plans d’Angers, en 2015, Depardieu l’envisage toujours ainsi : « La France était coincée du cul dans ces années-là ! On ne voyait pas beaucoup de femmes aussi libres que celle interprétée par Miou-Miou. »
En attendant, l’acteur brosse sa légende. Il répète, d’interview en interview, combien il ressemble au petit voyou dérivant au cœur de la France profonde. Il superpose son rôle et son passé, rajoute des détails qui en réalité n’existent pas. Quelle importance ? Le cinéma est devenu sa vraie vie.
Par Raphaëlle Bacqué et Samuel Blumenfeld
Publié aujourd’hui à 05h00, modifié à 06h34https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2023/07/18/les-valseuses-ou-le-surgissement-depardieu-putain-le-personnage-de-jean-claude-c-est-moi_6182398_3451060.htm...
Le film relate les derniers moments du premier militant algérien, Ahmed Zabana, guillotiné en juin 1956. 15 février 1956: Le gouvernement vote l’usage de la guillotine contre les nationalistes algériens, condamnés à la peine capitale.
Mercredi 05 juillet à 21h
La Bataille d’Alger (1966)
Le nettoyage d’Alger en 1959, par les paras du colonel Matthieu (en réalité le général Massu), des réseaux F.L.N. Le dernier sursaut d’un colonialisme bientôt défait, reconstitué à travers une magistrale mise en scène empruntant ses images au cinéma d’actualité.
Vendredi 07 juillet à 21h
L’Opium et le Bâton (1969)
C’est l’histoire de Thala, village kabyle, pendant la guerre. Avec d’un coté la présence de l’armée française, de l’autre un village avec des habitants engagés dans la vie dure des champs. Peu à peu, ils se trouvent entraînés dans la lutte pour la libération du pays.
Samedi 08 juillet à 21h
Ils ont rejoint le front (2012)
Annie Steiner, Felix Colozzi, Pierre Chaulet et Roberto Muniz nous expliquent ce qui les a amenés à se solidariser avec le combat des faibles, des humiliés et à risquer leur liberté et leur vie. Ces quatre grands témoins qui vivent toujours en Algérie, nous montrent ce qu’a été réellement cette colonisation, qu’ils ont, eux, perçue comme l’oppression d’un peuple par un autre.
Lundi 10 juillet à 21h
Hors-la-loi (2010)
Chassés de leur terre algérienne, trois frères et leur mère sont séparés. Messaoud s’engage en Indochine. A Paris, Abdelkader prend la tête du mouvement pour l’Indépendance de l’Algérie et Saïd fait fortune dans les bouges et les clubs de boxe de Pigalle. Leur destin, scellé autour de l’amour d’une mère, se mêlera inexorablement à celui d’une nation en lutte pour sa liberté.
Mercredi 12 juillet à 21h
Le Vent des Aurès (1967)
L’histoire se passe pendant la guerre d’Algérie. La paix des longues journées de travaux rituels d’une famille, le père, la mère et le fils qui fils vaque aux travaux domestiques pendant la journée et parcourt la nuit les montagnes pour ravitailler les maquisards de l’armée de libération nationale.
Jeudi 13 juillet à 21h
Les Portes du Silence (1987)
Amar, un jeune algérien sourd et muet assiste impuissant aux exactions de l’armée française coloniale dans son village. Contraint de fuir, il sera poussé à la vengeance, lui qui était jusque là enfermé dans « Les portes du silence ».
Vendredi 14 juillet à 21h
Octobre à Paris (1973)
Documentaire retraçant la préparation, l’organisation et les conséquence de la manifestation parisienne du 17 octobre 1961, visant à protester contre le couvre-feu imposé aux Algériens.
Samedi 15 juillet à 21h
La Montagne de Baya (1997)
En Kabylie au début du XX e siècle, un village entier est contraint de fuir l’oppression française pour se réfugier dans une montagne aride. Baya, la fille du saint patron du village, reçoit une bourse de louis d’or : la ddiya, le prix de l’assassinat de son époux par son rival Saïd, fils du bachagha.
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