Enquête« Le cas Depardieu » (2/6). Un retour sur la carrière de l’acteur aide à comprendre l’homme, ses excès et les accusations portées aujourd’hui contre lui. Le film « Les Valseuses », sorti en 1974, incarne ces changements d’époque, dans le cinéma comme en dehors.
A 24 ans, Gérard Depardieu semble en avoir dix de plus. Sa carrure est impressionnante. De l’embrasure de la porte, on croirait une statue de Rodin, se dit Bertrand Blier. Le réalisateur, installé dans les bureaux de la production, boulevard des Invalides, à Paris, où il vient de commencer le casting de son troisième film, Les Valseuses, se demande s’il ne faut pas pousser les murs pour permettre au colosse d’entrer.
Avec Depardieu, Bertrand Blier a le sentiment d’être propulsé dans une zone inconnue. Il y a sa gueule : nez vallonné, menton en forme de théière, cheveux blonds, très longs, si raides. Il y a aussi la tenue. L’acteur apparaît dépenaillé, le torse offert, comme si, en ce mois de mars 1973, il échappait aux rigueurs de l’hiver. Les hippies sont en vogue et l’acteur en a adopté tous les oripeaux. Il y a enfin la silhouette étrange. Un buste massif posé sur une aiguille, constate le réalisateur. Une taille de guêpe. En principe, ce corps devrait s’écrouler, s’il n’y avait ces bottes en fourrure montant jusqu’aux genoux.
Bertrand Blier a découvert l’acteur, deux ans plus tôt, au Théâtre de la Madeleine, dans une pièce de Jean Chatenet, Galapagos. Le jeune réalisateur venait voir son père, Bernard Blier, et jeter un coup d’œil sur une certaine Nathalie Baye. On lui a aussi parlé d’un jeune type, Gérard Depardieu. Sans doute en raison de la distance imposée par la scène, il découvre un bon acteur, rien de plus.
Manifeste transgressif
Mais à hauteur d’homme, les yeux dans les yeux, avec le scénario des Valseuses sur la table, Bertrand Blier se trouve face à une apparition. Elle ne se négocie pas. Depardieu entre sans frapper et se porte candidat à un casting auquel il n’est pas invité, mais dont tous les jeunes comédiens de Paris connaissent l’existence. Il n’a pas encore tenu un rôle de vedette au cinéma, mais il sent qu’il arrive au bon moment, se trouve au bon endroit, que ce film peut bouleverser la carrière de tous ceux qui seront de l’aventure.
Le prétendant tient dans les mains un exemp
laire des Valseuses, le livre de Blier sorti l’année précédente et qui est devenu un succès de librairie. C’est une sorte de roman picaresque post-soixante-huitard où s’entrechoquent l’esprit libertaire de la nouvelle jeunesse et cette France profonde qui ne sait pas encore qu’elle va disparaître. L’histoire de deux marginaux qui rêvent d’argent facile et de filles, qui veulent échapper aux flics et jouir sans entrave. Blier en a fait une sorte de manifeste transgressif de l’époque, drolatique et très masculin.
« Putain, le personnage de Jean-Claude, c’est moi !, hurle Depardieu en jetant le livre à la figure de son auteur. Ces deux mecs qui se font chier, qui harcèlent les filles, qui volent des bagnoles, qui se bourrent la gueule tous les soirs, c’est ma vie, ça ! C’est ma vie ! » Ce personnage ne ressemble en rien aux étudiants gauchistes qui ont fait Mai 68 ni aux jeunes bourgeois qui porteront bientôt Valéry Giscard d’Estaing au pouvoir. Mais ces paumés dont Blier a fait ses héros ont un sacré air de famille avec lui.
Depardieu a le flair pour saisir que cette histoire peut devenir une sorte d’emblème des seventies. Et il a surtout le culot de ceux qui n’ont rien à perdre. Depuis ce jour de 1966 où il a largué les amarres d’une existence sans avenir à Châteauroux, il a effacé l’idée d’échec. Après tout, que se serait-il passé s’il n’avait pas sauté, à 18 ans, dans un train pour rejoindre à Paris cet ami d’enfance, Michel Pilorgé, qui venait de lui parler d’un cours d’art dramatique et de lui donner la moitié de son argent pour payer son billet ? Ce parcours, dans Les Valseuses, d’un petit loubard qui rêve d’échapper à une vie terne, c’est le sien.
« Je suis un animal »
Bertrand Blier, qui, à 34 ans, n’a tourné que deux films confidentiels, ne perçoit pas que son personnage se matérialise sous ses yeux. « Je ne vois rien », se dit-il, sans conviction. Pour son Jean-Claude, il imagine un homme plus petit, fluet, un courant d’air. Or, ce comédien prend tant de place… Il est trop aride et sec. Trop paysan. « Un caillou », estime-t-il.
Pour Patrick Dewaere, puis Miou-Miou, il a une sorte de coup de foudre. Dewaere a un faux air de Marcello Mastroianni, son idole de jeunesse. Et cette manière d’exhaler le malheur aussi, qui le rend bouleversant et donne envie de le protéger. Rien de cela avec Depardieu. « Je ne suis pas un grand animal domestique », lui lance le comédien. Mais il ajoute ces mots qui, encore aujourd’hui, frappent le réalisateur : « Je suis un animal tout court, un animal qui mord si jamais quelqu’un essaye un peu de le ferrer. On appelle ça un Depardieu. » A cet instant, le timbre de la voix de l’acteur devient étonnamment doux, contrastant avec le corps minéral. « Tout s’est ouvert, détaille Bertrand Blier. Les portes se sont ouvertes. Les fenêtres se sont ouvertes. Gérard tenait à ce rôle car c’était sa langue, écrit par quelqu’un s’exprimant comme lui. Il a les pieds dans la merde et pourtant, c’est la grâce littéraire. C’est absolument inexplicable. »
Depardieu a déjà compris comment attirer les regards. A-t-il développé cet instinct dès l’enfance, pour exister parmi cinq frères et sœurs, une mère débordée et un père mutique qui passe ses soirées au bistrot ? La première fois qu’il monte sur scène, dans le cours de Jean-Laurent Cochet, à Paris, il fait sensation. L’apprenti comédien doit réciter un poème en vers de Jules Laforgue. Autour de lui, la plupart des élèves sont des enfants de la bourgeoisie ou de ces classes moyennes montantes qui profitent à plein des « trente glorieuses ». Même les deux copains de Châteauroux, Michel Pilorgé et Michel Arroyo, venus à Paris pour faire du théâtre, ne lui ressemblent pas : ils sont fils de médecins.
Petit loubard de province
Gérard prend son poème et s’en imprègne toute la nuit au domicile de Pilorgé, rue de la Glacière, où il réside depuis son arrivée dans la capitale. A cette époque, il ne récite pas. Il ânonne. « Il ne comprend pas les mots qu’il lit », constate son ami. Gérard a arrêté l’école à 12 ans. Son père (« le Dédé », comme il l’appelle) est analphabète. Il n’y a jamais eu ni livre ni même de vraie conversation dans cette maison un peu excentrée de Châteauroux qui, aujourd’hui encore, est habitée par sa famille à quelques pas d’un lycée qu’il n’a jamais fréquenté. « On ne savait pas parler. On ne pouvait pas parler. On braillait, on se criait dessus. Mais pour les choses importantes, les idées, les sentiments, c’était la loi du silence », dira-t-il, un jour, au Monde. Alors, la poésie…
Au bout de la nuit, il parvient pourtant à restituer les vers. En comprend-il le sens ? Sans doute pas. Mais quand il monte sur la scène de l’école, c’est une autre histoire. « Il récite avec une telle sensibilité, dans ce corps, avec ce plaisir à dire les mots, les ressentir. C’était très, très beau », se souvient Michel Pilorgé. Jean-Laurent Cochet se lève : « Je ne te dis rien. C’est parfait. » Ce metteur en scène le fera débuter sur les planches en 1967, alors qu’il a 19 ans.
Avant même d’affirmer à Blier : « Jean-Claude, c’est moi ! », Gérard raconte son adolescence à Châteauroux à ses copains du cours de théâtre. Les Rastignac s’inventent souvent un passé glorieux. Lui magnifie ses aventures de petit loubard de province en une succession de faits d’armes. Il pousse comme une herbe folle devant des parents regardant ailleurs. Il ne connaît pas la contrainte. Il a l’habitude de voler une Mobylette le matin avant de la reposer le soir au même endroit. Il a trafiqué whisky et cigarettes et lorgne les prostituées qui débarquent le week-end pour les milliers de GI postés à Châteauroux, une ville devenue, en 1951, base militaire de l’OTAN.
« Il nous racontait ses séjours en prison… C’était une vie si différente des fils de bourgeois que nous étions », se souvient Jean-Christophe Bouvet, qui, plus tard, incarnera le diable face à Depardieu dans Sous le soleil de Satan (1987), de Maurice Pialat. Il décrit par le menu une incarcération de trois semaines, à l’âge de 16 ans, pour vol de voiture. « A peine un vol, d’ailleurs, un “emprunt” pour une soirée », nuance-t-il, en 2014, dans son autobiographie, Ça s’est fait comme ça (XO éditions). Au cachot, écrit l’acteur, il reçoit la visite d’un psychologue. Frappé par les mains du jeune détenu, des mains de sculpteur, le thérapeute lui aurait prédit un destin d’artiste. « Tu te croyais enfermé, prisonnier, raconte Depardieu dans son livre, tu pensais que le mur était infranchissable, et soudain tu découvres que la Terre vient de trembler et qu’une brèche est apparue à travers laquelle tu vas pouvoir te glisser, t’envoler vers la lumière. »
Une masse inerte sur le béton
Ni dans sa famille, ni parmi ses amis, ni même à Châteauroux on ne trouve trace de ce séjour en prison. Michel Pilorgé se souvient tout juste d’une garde à vue, en 1968. Une histoire de képi de gendarme jeté à terre, croit savoir Michel Arroyo. Ou d’un « mort aux cons » écrit sur la voiture de François Gerbaud, le candidat gaulliste à l’Assemblée nationale, se souvient sa veuve Lydie. Alain Depardieu, le frère aîné, s’emporte carrément : « Mon frère n’est jamais allé en prison ! C’est du baratin tout ça. » Les Valseuses, voilà l’occasion de fixer sur grand écran une légende à laquelle Depardieu a fini par croire. S’il ressemble au Jean-Claude de Bertrand Blier, c’est par son sans-gêne, sa façon de picoler sec, une sexualité qui s’impose aux femmes et un instinct de survie qui le rend attachant.
Cette biographie qui ne ressemble à aucune autre et cette voix douce dans un corps de brute suscitent déjà l’attention des équipes de tournage de ses treize premiers films, au tout début des années 1970, alors qu’il y tient uniquement des petits rôles. Sur le plateau d’Un peu de soleil dans l’eau froide (1971), de Jacques Deray, le maquilleur Jean-Pierre Eychenne se souvient d’une apparition faisant cesser le brouhaha des murmures. « Lorsque Romy Schneider arrivait sur un plateau, tout se figeait. Même phénomène avec Alain Delon. C’était le même silence pour Depardieu. »
C’est qu’il y a, chez lui, un sens de l’observation, de la manipulation et même une forme de cabotinage dont il a mesuré l’attraction, deux ans avant Les Valseuses, face au plus grand monstre sacré de l’époque : Jean Gabin. En 1972, Depardieu est engagé pour jouer un petit indic dans Le Tueur, de Denys de La Patellière. Gabin est le commissaire. A près de 70 ans, le patriarche du cinéma français est trop âgé pour un rôle qui, d’ailleurs, lui déplaît. Le jeune acteur n’en mène pas large pour tourner la scène de leur rencontre, dans un quartier des Halles de Paris en pleine mutation. Alors, dans l’attente du mot « Action ! » et pour desserrer l’étau de son angoisse, il tombe par terre. Une masse inerte qui heurte d’un coup le béton puis se relève aussitôt et lâche à Gabin : « Ah, ça décontracte ! » Amusé puis séduit, l’acteur de La Grande Illusion imposera Depardieu dans deux films sortis en 1973 : L’Affaire Dominici, de Claude Bernard-Aubert, et Deux hommes dans la ville, de José Giovanni. « Je veux le môme avec moi », demande-t-il, assurant, durant les longues pauses déjeuner, l’éducation de son successeur.
Des garçons qui « ne pensent qu’à ça »
Mais voilà, Les Valseuses, pour Depardieu, c’est autre chose. L’irruption du nouveau monde au cœur de l’ancien. Un choc pour la société française. Son premier grand rôle, aussi. Pour comprendre la bourrasque et le scandale monstre que constitue le film de Bertand Blier, autant partir des dernières images, lorsque la DS volée, embarquant le trio infernal, incarné par Miou-Miou, Patrick Dewaere et Gérard Depardieu, franchit le col de l’Izoard et plonge dans l’inconnu, sans destination mais avec un projet de vie, que Gérard/Jean-Claude, au volant, définit en quelques mots devenus cultes : « On va pas se faire un trou au cul, on en a déjà un… On n’est pas bien ?… Paisibles, à la fraîche, décontractés du gland… Et on bandera quand on aura envie de bander… »
S’ébat sur grand écran un tandem de garçons qui « ne pensent qu’à ça », épuise les virtualités de sa libido, y compris les plus transgressives. On y trouve des scènes de triolisme et d’homosexualité : « Mais non, t’es pas humilié, entre copains, c’est normal ! », assène Depardieu à Dewaere après l’avoir sodomisé. Du côté des femmes, Blier se montre moins audacieux. Alors que les mouvements féministes manifestent et revendiquent liberté sexuelle et droit d’avorter, les filles des Valseuses n’ont presque jamais le beau rôle, toujours soumises et souvent violées. La « copine », interprétée par Miou-Miou, qui accompagne les deux héros, est à la fois passive et peu farouche, frigide et indifférente : « Elle crie pas, elle mord pas, elle écarte. Tranquille… », explique, fataliste, Jean-Claude (Depardieu).
ssi dans le film une fille de 16 ans, jouée par Isabelle Huppert. Ils couchent avec une femme mûre sortie de prison, Jeanne Moreau, l’icône de la Nouvelle Vague dont la seule présence a permis de financer le film. Ils agressent dans un train une mère de famille avec son bébé, jouée par Brigitte Fossey, et Dewaere lui tête les seins. « Je lisais tout Henry Miller à l’époque, se souvient la comédienne, je n’étais pas dépaysée en lisant Les Valseuses. C’est une traversée de la nuit qui va vers la nuit. »
La fameuse sentence de Depardieu pour décrocher le rôle – « Jean-Claude, c’est moi ! » – colle surtout à l’ouverture du film, quand les deux larrons surgissent dans les rues désertes d’une ville de Picardie, pourchassent une femme, mettent leurs mains sur elle et emportent son sac à main. « Cette scène, qui n’était pas dans le scénario, raconte notre enfance, à Gérard et moi », assure Alain Depardieu, le frère de l’acteur.
Seul dans son monde
Du reste, Gérard paraît englouti dans cette histoire qui semble confondre réalité et fiction. A la ville, il mène une vie apparemment stable. Marié depuis 1970 avec Elisabeth Guignot, une comédienne de sept ans son aînée rencontrée au cours de théâtre, il a déjà un fils de 2 ans, Guillaume, et vient d’avoir une fille, Julie. Mais, sur le tournage, il déborde. Brigitte Fossey connaît Depardieu depuis qu’il a travaillé avec Marguerite Duras en 1972. Mais elle découvre un nouveau visage, à la fois ange et monstre, « d’une humanité extensible », dit-elle. Un matin, il disparaît. On le cherche en vain, l’inquiétude se transformant bientôt en affolement. Soudain, au milieu des vignes avoisinantes, il apparaît. Ivre. Seul dans son monde.
Depardieu n’est pas seulement bousculé par ce personnage de Jean-Claude qui lui rappelle son passé. Il doit composer avec son partenaire et rival. Ils ont débuté tous les deux au Café de la Gare, mais Patrick Dewaere, fils d’une comédienne et d’un chanteur lyrique, a pris d’emblée les rôles de beau gosse, à la fois drôle et fragile. « Patrick avait un humour grave et cinglant, alors que Gérard montrait une forme d’indiscipline joyeuse, mais aussi une intuition diabolique de l’autre », décrit Bruno Nuytten, alors directeur de la photo des Valseuses.
Dewaere séduit. Depardieu inquiète. C’est à ce dernier qu’incombe la charge sexuelle, amplifiée par le vocabulaire le plus cru. Le producteur Paul Claudon le pressent et le dit à Bertrand Blier dès le début du tournage, à la fin de l’été 1973 : « Cet acteur va faire peur aux femmes. »
Depardieu fait même parfois peur à toute l’équipe. D’autant qu’au-delà du scénario le réalisateur laisse aux acteurs une part d’improvisation. « Gérard était compliqué à l’époque, car insaisissable, confirme Bertrand Blier. Il y avait du Depardieu à droite, du Depardieu à gauche, on ne savait jamais où il se trouvait, mais face à la caméra, il trouvait d’instinct sa place, comme Alain Delon. »
Le comédien n’est ni malléable, ni prévisible, ni même raisonnable. Doit-il, pour une scène, conduire une 2 CV et suivre un trajet précis ? Il part au volant et plus personne ne le revoit. « A la fin de la journée, raconte Blier, il m’appelle et m’annonce que la 2 CV est dans un ravin. Il cassait un peu tout à l’époque, les voitures et les mentons. » Dans ce tournage joyeux qui prend quinze jours de retard, Bertrand Blier constate aujourd’hui que si ses trois acteurs principaux, Depardieu, Dewaere et Miou-Miou, sont difficiles à gérer, « les deux garçons, surtout, continuaient d’être leur personnage après leur journée de travail » : « Je rentrais à mon hôtel, mais eux dormaient dans leur costume. »
« Une véritable bombe atomique »
Alors que le film sort en salle, le 20 mars 1974, Depardieu tourne au même moment l’une des dernières scènes de Vincent, François, Paul et les autres. Claude Sautet, mieux que d’autres cinéastes, comprend l’irrésistible fragilité et les failles de l’acteur, lui offrant un beau rôle de jeune boxeur, aux côtés de noms consacrés, Yves Montand, Michel Piccoli et Serge Reggiani. En voyant son acteur partir quelques jours pour faire la promotion des Valseuses, Claude Sautet sait qu’il quitte un comédien et retrouvera une star. « Une véritable bombe atomique », dira-t-il. D’autant que Depardieu plonge avec délectation, tout comme Blier, dans le scandale qui accompagne la sortie du film.
A cause du sexe – images et mots –, l’Eglise catholique s’indigne. Le quotidien L’Aurore réclame que le film soit interdit. La Croix parle d’« une décharge publique ». Le Figaro évoque une « œuvre marquée du sceau de la bassesse ». Même Libération, compagnon de route de l’esprit Mai 68, prend ses distances avec un film qui se proclame symbole de la liberté sexuelle, jugeant « phallocrate » la représentation des femmes. L’acteur, lui, partage intuitivement l’avis du critique du Monde, qui salue « un film bourrasque auquel on ne résiste pas ». Il faut dire que le journaliste appuie essentiellement son enthousiasme sur les comédiens, et notamment sur Depardieu, « dont la présence remplit l’écran » et dont il prédit déjà que ce long-métrage « va le hisser au premier rang ».
Aujourd’hui, le sexisme des Valseuses saute aux yeux. Mais, dès ces années 1970 et au cours des suivantes, il devient un film-culte. Il s’inscrit dans la lignée d’œuvres cinématographiques à la sexualité ostensible et à la violence affirmée qui séduisent alors le public : Orange mécanique, de Stanley Kubrick (1971), Le Dernier Tango à Paris, de Bernardo Bertolucci (1972), La Grande Bouffe, de Marco Ferreri (1973), et bientôt Emmanuelle, de Just Jaeckin (1974). C’est une période – elle ne durera pas – où films traditionnels et films pornographiques sont diffusés dans le même circuit, et parfois dans les mêmes cinémas.
Après avoir frôlé la censure pure et simple, Les Valseuses est interdit aux moins de 18 ans. Il triomphe cependant, favorisé par le soufre qu’il porte : près de 6 millions d’entrées. Dans un paysage dévasté de cités-dortoirs annonçant la crise économique, Bertrand Blier fait habilement de jeunes décomplexés les enfants tardifs de Mai 68, les porte-parole d’un esprit libertaire, l’annonce d’un nouveau monde. Symbole ultime, le président Georges Pompidou meurt dix jours après la sortie en salle. « On a mis le paquet à la France de Pompidou », ose alors déclarer le réalisateur. Quarante ans plus tard, lors d’une projection au festival Premiers Plans d’Angers, en 2015, Depardieu l’envisage toujours ainsi : « La France était coincée du cul dans ces années-là ! On ne voyait pas beaucoup de femmes aussi libres que celle interprétée par Miou-Miou. »
En attendant, l’acteur brosse sa légende. Il répète, d’interview en interview, combien il ressemble au petit voyou dérivant au cœur de la France profonde. Il superpose son rôle et son passé, rajoute des détails qui en réalité n’existent pas. Quelle importance ? Le cinéma est devenu sa vraie vie.
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