La question de la récupération des fonds et des biens issus de la corruption d’hommes d’affaires, de militaires et des politiciens véreux ainsi que des parties influentes incarcérés pour corruption était une promesse de campagne du président mal élu Abdelmadjid Tebboune.
Aujourd’hui le bonhomme s’en remet à ses bons souvenirs et relance ce va-t-en guerre à la recherche de Dinars perdus dilapidés dans le cadre de la récupération des fonds dissimulés frauduleusement à l’étranger ou même en Algérie à travers des biens éparpillés çà et là. C’est d’ailleurs de l’un de ceux-là d’où est repartie cette affaire. Dimanche dernier, effectivement, le chef d’état lors du Conseil des ministres tenu sous sa présidence, avait sommé ses troupes d’accélérer la remise en production de l’usine des huiles végétales de Jijel, qui appartenait aux frères Kouninef, actuellement en détention pour corruption, lançant ainsi la première étape d’un début du processus de récupération.
C’est que l’histoire va chercher loin elle couterait au bas mot estiment les experts, plus de 7,5 milliards d’euros et 600 milliards de DA, un joli pactole pour des caisses assoiffées. Si pour ce qui est de récupérer l’argent volé et dissimulé à l’étranger, autant en faire son deuil tant les procédures complexes prendraient du temps pour le rapatrier, les démarches à entamer, se déroulant sous la houlette diplomatique. Au Bled c’est un autre son de cloche et cela semble plus envisageable. Mais dans cette histoire du voleur volé, et entre nous, le vrai pactole est en devises fortes et donc entre de bonnes mains chez les autres. Ce qui reste au pays va avec les pertes et profits. Et l’Exécutif algérien en ces temps durs est tout aise de rencontrer le fameux « limaçon » de la fable.
Sauf que là, la problématique de la récupération des biens et fortune des richissimes oligarques et hauts responsables du régime Bouteflika ne pourrait se faire, qu’après que toutes les voies de recours eussent été épuisées. D’ailleurs, seule la cour d’Alger « une voix de son maître sans équivoque », où se déroulent les procès en appel des accusés concernées par la confiscation de biens mal acquis, est apte ou non de confirmer les demandes de la partie civile, qui est le Trésor public en ordonnant donc la confiscation de biens précisément identifiés et localisés. Ce qui toutefois peut prendre parfois plusieurs mois, voire des années mais bien moins que pour l’autre opération de rapatriement.
Ces grands dossiers qui s’élèvent à 7,5 milliards d’euros, ont pour hommes d’affaires des sommités comme, Ali Haddad, Mahieddine Tahkout , Mourad Eulmi, Abdelghani Hamel, les frères Kouninef ainsi que des accusés de parts et d’autres, notamment ceux dont les biens ont fait l’objet d’un ordre de saisie dans l’affaire du montage automobile. La majorité de ces biens à confisquer se trouve dans la capitale Alger et ses environs, il s’agit de terrains, usines, sièges de sociétés ou bureaux… L’opération est, sauf retournement de situation comme c’est souvent le cas en Algérie, certes, des plus plausibles sur le plan juridique car la justice est toute acquise à l’exécutif qui n’est autre que l’uniforme en Algérie, mais elle restera dans le temps complexe à appliquer. Mais qu’on se le dise ! dans l’état actuel des choses ce n’est qu’une passation de mains ou de pouvoir. Les nouveaux « ayant droit » se bousculent déjà aux portillons de la bonne fortune que partage volontiers le parrain. C’est comme ça en Algérie depuis plus de six décennies. Les bonnes habitudes ne se perdent pas.
Environ sept millions de personnes auraient, en France, un lien avec l’Algérie. Immigrés, pieds-noirs, harkis, anciens soldats, enfants et petits-enfants... Le cessez-le-feu du 19 mars 1962 qui a mis fin à presque huit ans de guerre, devait tourner la page de 132 ans de colonisation. Mais dans les têtes, dans les corps, la guerre ne s’est pas tue. Un demi-siècle d’indépendance n’a pas suffi à effacer les traumatismes de la « nuit coloniale » pour la population algérienne, le sacrifice d’une génération partie faire une guerre qui ne disait pas son nom, les déchirures de l’exil des pieds-noirs. Le rapport sur les mémoires française et algérienne que vient de remettre l’historien Benjamin Stora se veut un pas vers la réconciliation. « L’Obs » est allé ausculter ces mémoires sur les deux rives. Ecrivains, artistes, intellectuels, ils racontent leur histoire algérienne.
« Il ne revient pas aux politiques de dicter l'histoire, mais de l'entendre »
Par Boualem Sansal, écrivain
« Au fond, la guerre arrangeait mes plans. J'avais envie d'aller à Paris »
Par Nicole Garcia, actrice et réalisatrice
« La jeunesse algérienne a le feu au ventre »
Par Camélia Jordana, chanteuse et actrice
« Mais alors, c'était peut-être 'Le Paul' qui avait tué l'oncle Tahar »
Par Lyes Salem, acteur et cinéaste
« On parlait du pays comme d'une personne »
Par Valérie Zenatti, écrivaine
« Quand la chanson 'Aïcha' passait, mes copines se tournaient vers moi »
Par Alice Zeniter , écrivaine et dramaturge
« Mon père détestait l'appellation 'pied-noir' »
Par Cédric Villani, mathématicien et député
« Tu as plus envie de t'identifier à Charles Martel qu'aux Sarrasins »
Par Magyd Cherfi, chanteur et écrivain
« La mort est entrée dans ma vie à 6 ans »
Par Maïssa Bey, écrivaine
« Un homme est entré un couteau à la main »
Par Jacques Ferrandez, auteur de BD
« J'ai besoin de m'identifier à des icônes vivantes »
Par Sofia Djama, cinéaste
« Quelle nationalité choisir ? Qui trahir ou ne pas trahir ? »
Par Nina Bouraoui, écrivaine
« Je rêve en arabe parfois »
Par Faïza Guène, écrivaine
« Mon grand-père s'appelait Khermiche Ould Cadi »
ParArnaud Montebourg, ancien ministre
« On est des millions de jeunes à vouloir des passerelles des deux côtés de la Méditerranée »
Par Slimane, chanteur
« Tout le monde avait des raisons d'avoir raison »
Par Laurent Beccaria, éditeur
« En visitant la région de Mâcon, j'ai eu l'impression d'être en Algérie »
Par Wassila Tamzali, écrivaine
« L'Algérien d'aujourd'hui n'existe pas »
Par Malek Bensmaïl, documentariste
« Paris m'a paru vieille et sale à côté d'Oran »
Par Julien Dray, ancien député
« Dans un carnet, mon père consignait les Algériens assassinés en France »
Par Farid Bentoumi, réalisateur
« J'ai grandi dans les parloirs des prisons d'Algérie »
Par Djanina Messali-Benkelfat, fille de Messali Hadj
« J'ai comme absorbé la souffrance »
Par Kahina Bahloul, imame
« Comment voulez-vous qu'on oublie ? Soixante ans ce n'est rien »
Par Philippe Labro, journaliste et écrivain
« Ce qui est facile à comprendre, ce sont les bombes »
Par Michèle Audin, fille de Maurice Audin
« Tu répèteras trois fois sur ma tombe : la France est partie »
Par Bachir Hadjadj, écrivain
« La torture était omniprésente »
Par Jacques Duquesne, journaliste
« Je suis revenue une fois. J’ai pleuré pendant quatre jours »
Lorsqu'on fait un tour dans les rues de nos villes, l'une des premières choses que l'on remarque est la prolifération des lieux où on mange (restaurants, gargotes, rôtisseries, pâtisseries) et la rareté des espaces où on se cultive (librairies, cinémas, théâtres, musées). Autant les premiers endroits ne désemplissent pas, sont très fréquentés, drainent beaucoup de monde, autant les seconds sont presque vides, paraissent abandonnés, meurent à petit feu. Faut-il alors en conclure, par une extrapolation rapide, que l'Algérie (comme nombre de contrées du tiers-monde) est, aujourd'hui, plus un pays qui mange et se nourrit d'aspirations prosaïques et terre-à-terre qu'une nation qui lit, apprend et veut devenir meilleure, une nation qui a une vision, des ambitions et se projette dans le futur ? Sur ce sujet précis, les Algériens se divisent en deux camps diamétralement opposés : les plus désabusés ou les plus pessimistes ne mâchent pas leurs mots et proclament qu'en Algérie, les carottes sont cuites, que nous sommes devenus l'équivalent d'un tube digestif, que la passion et le rêve ont déserté nos rangs, que nous passons notre temps à flemmarder, à tricher, à décrier, puis, comble de l'ironie, à nous lamenter sur notre sort. Les autres, plus sages ou plus tenaces, ne veulent surtout pas baisser les bras et appellent à un sursaut et à reprendre notre destin en main, plaident pour qu'on se serre les coudes et qu'on se rassemble autour d'un grand dessein national, insistent sur le fait qu'il faut miser sur le travail, le sérieux, le talent, et sur notre belle jeunesse instruite afin de bâtir une Algérie prospère où il fait bon vivre.
Nous laisserons, pour notre part, chaque lecteur choisir laquelle de ces deux convictions lui semble la plus plausible. Mais juste une dernière remarque avant de conclure ce modeste billet : que chacun de nous se demande honnêtement s'il pense avoir fait son devoir vis-à-vis de sa patrie, s'il en a pris soin correctement, ou s'il s'est contenté de téter son sein sans contrepartie ? Il est peut-être bon alors de rappeler ici cette célèbre phrase du président américain John Fitzgerald Kennedy prononcée durant son discours d'investiture, le 20 janvier 1961 : «Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays».
En librairie depuis le 25 novembre, Récits d’Algérie (Ed. Face Cachées) rend hommage aux anciens et aux anciennes qui ont vécu la colonisation et la guerre d’indépendance d’Algérie. Dirigé par Farah Khodja, le livre regroupe des témoignages recueillis par la première ou deuxième génération. Interview.
Tout est parti d’un silence. Celui du grand-père de Farah Khodja, mais aussi celui de tous les immigrés qui, par pudeur parfois par honte, préfèrent cacher les blessures du passé à leur descendance. Avec d’autres enfants ou petits-enfants issus de l’immigration algérienne, Farah s’est lancée dans une collecte de récits. Ceux de leurs anciens et leurs anciennes, ceux qui ont vécu la colonisation et la guerre d’indépendance d’Algérie.
Son projet démarre en 2019 sous la forme d’un site internet : Récits d’Algérie. Aujourd’hui, un livre éponyme est publié chez Faces Cachées édition, depuis le 25 novembre. Il restitue, des deux côtés de la Méditerranée, les expériences d’hommes et de femmes témoins de cette époque. Objet complémentaire du projet de départ, ce livre rend hommage aux Chibanis et Chibanias en inscrivant leurs mots en noir sur blanc.
Nous avons rencontré Farah Khodja. Interview.
Peux-tu nous expliquer Récits d’Algérie ?
Le projet Récits d’Algérie s’axe autour de deux missions : la collecte et la transmission des mémoires de la guerre d’Algérie. La collecte s’articule avec la rencontre de témoins de cette guerre d’indépendance. La transmission prend divers formats avec, notamment, le site internet. On y rédige des articles historiques et des portraits de personnages importants qui ont marqué la guerre de libération.
On veut agir en tant qu’acteur de la sauvegarde de la mémoire
On y fait aussi des recommandations littéraires et musicales. L’objectif est d’accompagner les récits que l’on collecte pour les ancrer dans une actualité plus contemporaine. On ne veut pas seulement laisser cette histoire dans le passé, mais agir en tant qu’acteur de la sauvegarde de la mémoire. Le site continue d’être alimenté pour permettre aux jeunes générations de comprendre le contexte dans lequel ces récits s’inscrivent.
Pourquoi être passé du format site internet à celui du livre ?
Le livre, qui entre dans ce projet de collecte et de transmission, est un format noble. Il transmet les récits des témoins en respectant leur caractère précieux. Les formats diffusés sur les réseaux sociaux peuvent altérer le caractère intime du récit, l’attention n’est pas la même.
On a pu réaliser une soirée de lancement pour la publication du livre. Le monde, qui s’est déplacé, est allé à la rencontre de ces récits. Je pense que c’est aussi leur rendre justice que de voir cet engouement et cette volonté de respecter ces mémoires.
Le livre est aussi un bel objet que l’on peut présenter, partager alors que le site internet reste immatériel. Tu peux le mettre dans ta bibliothèque et le transmettre de génération en génération. Un travail d’illustration a aussi été fait sur les doubles pages historiques, un travail magnifique.
On a l’impression que certains témoins ont plus de difficultés à raconter leur histoire que d’autres…
Beaucoup de témoins se sont prêtés pour la première fois à l’exercice devant des jeunes intéressées par leur histoire, qui pourraient être leur fille ou petite fille. Ils parlaient devant une caméra ou un téléphone pour enregistrer.
Les questions de la torture ou du viol reste très peu abordées
Par exemple, une des témoins, Hemama Kadri, avait du mal à parler. Puis à un moment, elle a expliqué avoir des choses à dire. C’est un des témoignages les plus émouvants que j’ai pu collecter. Elle nous a livré une leçon de vie incroyable. Plein de sujets sont aussi très tabou. Par pudeur, les questions de la torture ou du viol reste très peu abordées.
Le livre commence avec le témoignage de mon grand-père, mais c’est le dernier que j’ai recueilli. Récits d’Algérie est né de son silence. Je pensais souvent que ce silence voulait cacher quelque chose, puis j’ai compris que ce n’était qu’un non sujet pour lui. Il ne comprenait pas pourquoi cette histoire m’intéressait.
Il me disait que j’avais l’avenir devant moi et qu’il ne fallait donc pas ressasser le passé. Finalement, il s’est décidé à m’en parler, mais est resté très pudique. Il n’arrive toujours pas à comprendre ce besoin de savoir.
Beaucoup de jeunes étaient présents à la soirée de lancement du livre. Qu’est-ce que cela dit de cette jeunesse ?
Cela me confirme qu’un manque est présent. On est tous animés par la volonté de rendre justice et d’honorer ces mémoires. On veut se réapproprier cette histoire et l’écrire avec un grand H.
À la soirée de lancement, beaucoup de quarantenaires et de cinquantenaires sont venus me voir pour me féliciter, car eux n’avaient jamais osé (questionner leurs parents). Je pense que l’on a passé ce cap de la discrétion. On sort nos récits de la discrétion.
Aussi, beaucoup d’enfants d’autres diasporas sont venus me dire que le projet les inspire. Récits d’Algérie est pour toutes les personnes qui ont un lien avec la France ou l’Algérie. Mais c’est aussi un projet universel, car il s’adresse à tous ceux qui ont un rapport à la colonisation.
Docteur en science politique, Nedjib Sidi Moussa est spécialiste de l’Algérie indépendante. Cinq ans après « La Fabrique du Musulman » (Libertalia, 2017) dans lequel il s’interrogeait sur la confessionnalisation et la racialisation de la question sociale en France, il publie une « Histoire algérienne de la France » (PUF, 2022). Une analyse sans tabou du refoulé de la question algérienne qui éclaire les crispations identitaires et leurs recompositions traversant la société française depuis la fin de la guerre d’Algérie.
Le Comptoir : Dans votre livre, vous analysez un choc des générations algériennes qui trouve ses racines dans les années 1960 aux lendemains de l’indépendance de l’Algérie. En quoi s’agit-il d’un moment essentiel dans la structuration de la question algérienne en France ?
Nedjib Sidi Moussa
Nedjib Sidi Moussa : Les anticolonialistes conséquents, qui sont toujours restés minoritaires à l’échelle de la société française, ont continué, après leur lutte pour l’indépendance de l’Algérie, à suivre ce qu’il se passait de l’autre côté de la Méditerranée. Ceux que l’on a appelé les « pieds-rouges » ont essayé de contribuer à la construction du socialisme à l’algérienne, avant de connaître des déconvenues, notamment en 1965 avec le coup d’État de Houari Boumédiène au cours duquel certains seront arrêtés, torturés et expulsés par les autorités. De fait, des représentants de cette « génération algérienne » de tendance anti-impérialiste se sont exprimés dans la revue Partisans, éditée par François Maspero. Pour ces intellectuels et militants, souvent nés dans les années 1930, horrifiés par la répression d’octobre 1961, la lutte pour l’indépendance de l’Algérie constitue le premier fait d’armes et va laisser des traces sur la durée.
Mais on trouve également de l’autre côté de la barricade une seconde « génération algérienne » qui comprend ceux qui, au même âge, se sont engagés corps et âmes pour la fiction de « l’Algérie française », comme Dominique Venner, parfois en soutenant les terroristes de l’Organisation armée secrète (OAS). D’un côté comme de l’autre, ces éléments radicaux ont pris des risques, se sont exposés à la répression étatique, tout en demeurant fidèles à leur engagement algérien bien après 1962. En réalité, cette question traverse l’ensemble de la société française, la Cinquième République étant née de ce contexte-là et des figures importantes, comme Charles de Gaulle ou François Mitterrand, ayant occupé des responsabilités au cours de la guerre d’Algérie. Cela a toutefois été plus déterminant pour ceux qui ont assumé aux marges du champ politique des engagements antagonistes. L’idée du livre est de montrer comment des batailles politiques, idéologiques et culturelles nées à ce moment-là ont été refoulées, pour mieux revenir, de façon plus ou moins explicite, et se redéployer de la seconde moitié du XXe siècle à nos jours.
Quelle place occupe la question de la sexualité dans une époque également marquée par la libération des mœurs ?
Il y a un lien très fort entre le racisme, le ressentiment colonial et la sexualité. Une partie importante de l’extrême droite se reconstruit et se remobilise, après la bataille perdue pour « l’Algérie française », autour du rejet des travailleurs algériens dont l’immigration a été pendant des décennies quasi-exclusivement masculine, même si cela évoluera à partir des années 1960. Ces hommes, qui incarnent aux yeux des xénophobes le cauchemar de la « France algérienne », et dont la présence est jugée illégitime, restent vus comme d’anciens « fellaghas-égorgeurs », avant de devenir des « chômeurs-violeurs », puis des « terroristes-fanatiques » en puissance. La sexualité des hommes algériens est perçue comme étant anormale et déviante pour les nationalistes français qui cultivent à l’égard des anciens colonisés une grande ambigüité, en exprimant leur crainte du métissage. Les services de contrôle et de répression ainsi qu’une certaine presse observent ces prolétaires avec haine et fascination, notamment pour leur virilité ou leur violence fantasmées, avant de passer plus tard sur une autre obsession, centrée cette fois sur le corps des femmes, comme cela se manifestera autour de la question du voile.
Editions Payot, 2017, 400 p.
Si j’ai joué la métaphore du refoulement, c’est aussi pour affirmer que l’on ne peut pas comprendre l’histoire de la France, en particulier les controverses touchant au colonial, à l’immigration, au sécuritaire mais également au culturel et à la sexualité sans passer par la question algérienne. D’ailleurs, quand la presse ou les archives policières parlent de refoulement des indésirables, c’est pour signifier que l’on veut expulser du territoire national des personnes qui ne sont pas les bienvenues. L’autre définition du refoulement, qui relève davantage de la psychanalyse, renvoie à la répression de désirs jugés socialement inacceptables. Parler du rapport au corps des hommes et des femmes, c’est aussi se demander comment faire société, si l’on peut se fondre, s’assimiler et faire corps. Sans partager tous les présupposés théoriques de l’historien Todd Shepard, notamment dans son usage de Michel Foucault, son livre Mâle décolonisation est incontournable pour comprendre les passions contradictoires autour des hommes algériens en France. Le refoulement renvoie également à une sociologie bourdieusienne autour de la genèse des institutions. Or, en revenant aux origines de la Cinquième République, des débats sur la nationalité et d’autres problématiques fondamentales, on réalise que la question algérienne est incontournable.
Vous soulignez que les marches pour l’égalité et contre le racisme de 1983 étaient apolitiques et dépourvues de contenu de classe. Comment expliquer que dans les années 1980 la question algérienne se déploie davantage à travers la question de la lutte contre le racisme que de l’égalité ?
La première chose à rappeler, c’est le tournant culturel amorcé à l’université dès les années 1970 et qui alimente les débats sur la différence, la valorisation de la différence ou au contraire de l’indifférence. La seconde, c’est le « tournant de la rigueur » de 1983 qui acte le renoncement de François Mitterrand et de son gouvernement de gauche à la rupture avec l’ordre établi. Cela a déçu ceux qui pensaient, à travers leur vote, que la France amorcerait des changements d’ampleur, même si, dans les faits, les espérances révolutionnaires des années 1970 étaient déjà enterrées pour longtemps, du fait de la restructuration capitaliste, de l’offensive religieuse, de l’épidémie du SIDA ou de la prolifération de la drogue. C’est sans doute la raison pour laquelle la lutte contre le racisme – du moins une conception particulière de cette juste cause – l’emporte sur le combat pour l’égalité, sans parvenir à leur articulation.
« Se battre pour l’égalité impliquait des changements structurels profonds au niveau économique, social, culturel et politique. Or, le changement sera surtout culturel parce que ces marches mettent sur le devant de la scène la visibilité et la place des enfants d’ouvriers issus de l’immigration, notamment algérienne. »
Car, même si ces derniers peuvent revendiquer un ancrage avec le pays de leurs parents, leur avenir est français, qu’ils l’assument ou non, ce qui posera à terme la question de la nationalité voire de la binationalité, des deux côtés de la Méditerranée. Cependant, ces marches avaient indéniablement un caractère politique, ce qui est le propre de la lutte contre le racisme – que cela plaise ou non, indépendamment des illusions suscitées – même si des groupes marxistes reprochaient à ces mobilisations d’être en déconnexion avec la lutte des classes.
C’est également dans cette conjoncture qu’a lieu le tournant tiers-mondiste d’une partie de l’extrême droite, autour de la revue Éléments animée par Alain de Benoist. Ce « tiers-mondisme de droite » repose sur des emprunts complètement paradoxaux à Frantz Fanon, un éloge d’Ahmed Ben Bella et même une vision positive de l’islam – en raison du choc provoqué par la révolution iranienne –, qui permet de promouvoir un racisme ethno-différentialiste sur le mode : « puisque les Algériens ou les Iraniens défendent leur identité et leur culture, faisons de même de notre côté ». L’idée sous-jacente étant, bien évidemment, qu’il fallait à terme organiser le retour des immigrés dans leur pays. Il faudrait relire Le cauchemar immigré dans la décomposition de la France de Mezioud Oudamer.
Vous évoquez d’ailleurs le rôle du procès de l’ancien officier nazi Klaus Barbie en 1987 dans la genèse de ce que certains qualifieront dans les années 2000 de « nouvelle judéophobie ». En quoi constitue-t-il un moment de fracture au sein de la gauche anti-impérialiste ?
Jacques Vergès (1925-2013)
En effet, les débats provoqués par cet événement permettent d’interroger ce qu’on a appelé la « nouvelle judéophobie » – même s’il faudrait questionner cette supposée « nouveauté » –, ainsi que la rhétorique du « deux poids, deux mesures » toujours à l’œuvre chez certains groupes sensibles au discours décolonial. Au cours de ce procès, une mise en concurrence perverse est établie par Jacques Vergès entre le sort tragique réservé aux Juifs d’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale et les victimes de l’impérialisme occidental à travers le monde. L’ancien défenseur des indépendantistes algériens constitue d’ailleurs symboliquement un front d’avocats issus d’anciennes colonies européennes – avec un Algérien, un Congolais et un Bolivien. La volonté affichée de dénoncer les crimes du colonialisme – ou plutôt de dévoiler l’hypocrisie des gouvernements issus de la Résistance – se manifeste à travers le procédé pernicieux de relativisation de la Shoah. Cette logique n’a fort heureusement pas été acceptée par tous les anciens colonisés, à l’image de l’historien et militant algérien anticolonialiste Mohammed Harbi. Par ailleurs, une partie de l’ « ultra gauche » en France a été séduite par les thèses négationnistes, en raison d’un ultra-scepticisme l’amenant à prendre le contre-pied du discours associé à celui de l’État, des institutions et de la presse en partant, en pure perte, à la recherche de « vérités alternatives ».
La discussion consistant à savoir si l’on peut mettre sur le même plan le nazisme et le colonialisme, sur fond d’antisionisme flirtant avec l’antisémitisme – quelques années après les massacres de Sabra et Chatila –, repose pour l’essentiel sur l’instrumentalisation du ressentiment postcolonial, vingt-cinq après une indépendance devenue synonyme d’autoritarisme, de corruption et de pénurie en Algérie. Même si elle fut critiquée par des figures incontestables de l’anticolonialisme, comme l’historien Pierre Vidal-Naquet, la rhétorique cynique de Jacques Vergès a influencé négativement des pans entiers de l’intelligentsia algérienne francophone et des diasporas africaines. Le « deux poids, deux mesures » et la concurrence victimaire ne pouvaient faire que des dégâts sur la rive Sud de la Méditerranée en l’absence de libertés démocratiques et de traitement des crimes coloniaux.
« Une partie de l’ « ultra gauche » en France a été séduite par les thèses négationnistes, en raison d’un ultra-scepticisme l’amenant à prendre le contre-pied du discours associé à celui de l’État, des institutions et de la presse en partant, en pure perte, à la recherche de « vérités alternatives ». »
À partir de quand la question algérienne se restructure autour de celle de l’islam et que la lutte contre le racisme anti-arabe cède la place au combat contre l’islamophobie ?
Le rapport à l’islam est inséparable de la question algérienne, et ce depuis la conquête française qui a donné lieu à des aberrations juridiques, comme ce fameux arrêt de la cour d’appel d’Alger qui, en 1903, affirme que le terme « musulman » doit être déconnecté de son sens confessionnel. Au cours de la lutte contre le colonialisme, les dirigeants indépendantistes – y compris ceux qui avaient pris, à titre individuel, leur distance avec l’islam – ont instrumentalisé le sentiment religieux de la population et ne se sont jamais quasiment jamais démarqués d’une conception arabo-islamique de la nation, ainsi que je le rappelais dans Algérie, une autre histoire de l’indépendance (PUF, 2019).
Après 1962, plusieurs rapports au religieux coexistent en Algérie, avec des lectures progressistes cherchant à associer l’islam au socialisme et d’autres courants, plus conservateurs, mobilisant le référent religieux pour s’opposer aux évolutions touchant à la propriété privée ou au statut des femmes. Néanmoins, les oppositions de la gauche algérienne, malgré leur marginalité, se retrouvaient sur l’exigence de la laïcité, a minima – contrairement aux héritiers du Parti communiste algérien (PCA), plus en phase avec les autorités au moins sur ce point –, tandis que certains groupes, certes de moindre envergure, s’engageaient à travers leurs publications, dans une critique radicale de la religion, ainsi que j’ai tenu à le souligner dans Dissidences algériennes (l’Asymétrie, 2021).
Le contexte international est également déterminant puisque la révolution iranienne et l’invasion soviétique de l’Afghanistan provoquent le réveil des courants intégristes sunnites, majoritaires dans le monde musulman. Les autorités algériennes s’appuient pour leur part, de façon cynique, sur les franges conservatrices pour contrer les courants de gauche et/ou berbéristes, notamment à l’université. Enfin, on assiste en France dans les années 1980 à un regain de religiosité et un retour à l’islam parmi les harkis ou leurs enfants, ce qui était sans doute pour eux un moyen de se reconnecter à un pays dans lequel ils ne pouvaient plus retourner, du moins pour les parents.
« Faute d’utopie laïque, l’utopie devient islamiste, portée par les couches défavorisées qui pensent que l’islam est la solution. »
C’est donc durant cette période que commence à se poser en de nouveaux termes la question de l’islam. En quelques décennies, nous sommes passés de l’ouvrier nord-africain, au travailleur arabe, au beur, puis au musulman. Cette évolution n’est pas seulement liée à la manière dont ils sont perçus par la société française, mais cela a aussi à voir avec la façon dont ils se présentent, s’organisent et s’expriment, individuellement ou collectivement. Cela sur fond d’effondrement du mouvement ouvrier et révolutionnaire ainsi que de reflux des organisations de gauche laïques et internationalistes. Le nationalisme indépendantiste, le socialisme bureaucratique, tout comme le tiers-mondisme sont en crise et n’offrent plus d’alternative. Faute d’utopie laïque, l’utopie devient islamiste, portée par les couches défavorisées qui pensent que l’islam est la solution. Après tout, peut-être que ce qui a commencé en Iran se terminera en Iran. C’est du moins ce que j’espère en observant avec sympathie le soulèvement en cours qui remet en cause les fondements de la théocratie.
Certains opposent aujourd’hui un féminisme « blanc » à un féminisme « non-blanc ». Quel est le rôle des féministes algériennes auxquelles vous accordez une place importante et semblent « prises en tenaille entre l’obscurantisme religieux en Algérie et le racisme en France » ?
Dépeindre le féminisme en France comme étant un phénomène exclusivement « blanc », aveugle à la différence, voire raciste, est non seulement choquant mais ne correspond à aucune réalité historique. Que ces thèses aient pu recevoir un tel écho démontre l’ignorance crasse, l’absence de transmission voire même de simple curiosité intellectuelle chez certains courants bien en vue de la fausse conscience contemporaine. C’est pourquoi j’ai choisi de consacrer un chapitre à « l’affaire Dalila Maschino », à savoir l’enlèvement au Canada, en 1978, d’une jeune Algérienne – orchestré par son frère, Messaoud Zeghar, un homme d’affaires proche de Houari Boumédiène –, mariée à un non-musulman. Ce rapt provoque une importante mobilisation outre-Atlantique, mais se révèle beaucoup plus timide en France – n’oublions pas qu’à cette époque une partie importante de la gauche française soutient le régime algérien. De nombreux articles sont toutefois publiés par Simone Hamelin dans Rouge, alors quotidien de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR).
« Ne pas isoler la femme à travers ses problèmes », El Djeich, n° 180, mai 1978
Cette conjoncture est particulièrement intéressante puisque ce moment coïncide avec l’apparition de groupes de femmes arabes, notamment algériennes, qui se trouvent au contact des milieux féministes et immigrés – notamment des groupes de l’opposition de gauche, souvent hostiles au féminisme –, et qui expriment, à travers leurs communiqués, articles ou interviews, les aspirations et tensions que l’on retrouvera plus tard à l’occasion des débats soulevés en France par la promotion de la parité et de la diversité ou la diffusion de l’intersectionnalité. Plus largement, cela met en évidence les crispations autour de la représentativité et de l’authenticité de la parole des groupes subalternes ou marginalisés, favorisant les accusations de « trahison » – qui reflète l’influence du nationalisme des exilés –, d’autant que le champ politico-médiatique français demeure relativement fermé au pluralisme concernant la question algérienne.
« Dépeindre le féminisme en France comme étant un phénomène exclusivement « blanc », aveugle à la différence, voire raciste, est non seulement choquant mais ne correspond à aucune réalité historique. »
Pour revenir à la transmission, une question qui me tient particulièrement à cœur, la difficulté tient à l’effondrement des organisations de gauche (politiques, syndicales et associatives) qui, malgré tous leurs défauts – et je pourrais en parler longuement –, constituaient des lieux de socialisation, de formation et d’élaboration. Elles permettaient aux jeunes générations de mener des combats communs avec les plus anciennes et d’accéder à tout un héritage constitué de luttes, d’expériences ou de débats qui ont disparu de l’imaginaire de militants désormais engagés avec un enthousiasme plus ou moins limité dans des mobilisations sectorielles voire ponctuelles – quand il ne s’agit pas de vaines polémiques sur les réseaux sociaux. Gageons que cela ne soit pas irrémédiable.
Quid de la guerre civile algérienne des années 1990 qui ressemble à un point aveugle ?
La « guerre civile » des années 1990 – qui a eu des répercussions hexagonales – a indéniablement fait évoluer les termes du débat, en particulier à travers la manière dont une partie de la gauche française a légitimé les représentants de la mouvance islamo-conservatrice au nom de la sortie de crise. En effet, chacun a été amené à prendre position : fallait-il s’allier aux islamistes en les considérant comme des interlocuteurs valables au nom de la démocratie ou fallait-il s’allier avec le régime militaro-policier afin d’éradiquer les groupes islamistes armés pour le salut de la République ? Ces deux positions rétrospectivement intenables – à savoir l’opposition entre « réconciliateurs » et « éradicateurs » – ont structuré les débats en Algérie, puis en France, en prenant en étau les individus et groupes qui cherchaient à faire entendre une autre voix. Ce manichéisme va ensuite se redéployer en France dans les années 2000 autour de la question musulmane, dans le contexte international de « guerre contre la terreur » et des nouvelles affaires de voile au plan national, avec en toile de fond le clivage issu de la tragédie algérienne.
Maintenant ils peuvent venir (2015), de Salem Brahimi, KG Productions
Des militants, éditeurs, journalistes ou universitaires se sont faits les relais du discours islamiste, quand d’autres se sont faits les avocats des autorités algériennes, en passant sous silence les exactions des uns ou des autres, illustrant ce que Pierre Bourdieu appelait les « cécités croisées ». Cela amène à interroger plus fondamentalement les guerres françaises – celles des milieux politiques et intellectuels qui savent se montrer particulièrement cruels ou sectaires – menées depuis 1830 sur le sol algérien ou par groupes algériens interposés, comme ce fut le cas chez les trotskistes engagés dans un soutien inconditionnel au Front de libération nationale (FLN) ou au Mouvement national algérien (MNA), en fermant les yeux sur leurs méthodes autoritaires ou les limites de leur programme, au nom de la justesse de la cause indépendantiste. C’est sans doute là une constante de l’internationalisme ou de la solidarité asymétrique sur laquelle viennent se greffer des fantasmes contradictoires qui reposent en grande partie sur la méconnaissance ou la simplification des enjeux.
« La critique de la religion, le refus de l’aliénation et la résistance à l’oppression ne sont pas des « privilèges blancs ». »
Dans le contexte des années 1990, cela a permis à une partie de la gauche de contracter des alliances contre-nature, à dénigrer les Algériennes et Algériens qui ne paraissaient pas suffisamment authentiques en raison de leur attachement à des valeurs universelles – quand il ne s’agit pas de l’affirmation de leur engagement laïque voire de leur athéisme –, et à les faire passer pour des marionnettes de l’impérialisme occidental ou des « informateurs indigènes » comme on l’entend parfois aujourd’hui dans les milieux universitaires. C’est un discours d’une très grande violence – surtout au regard des tabous qui pèsent au sein de la société algérienne et dans la diaspora confrontée également au racisme – qui visent à intimider les esprits libres car la critique de la religion, le refus de l’aliénation et la résistance à l’oppression ne sont pas des « privilèges blancs ».
Vous parlez à cet égard d’orientalisme à rebours. Pouvez-vous préciser ?
Sadik Al-Azm ou Sadek Al-Azem (1934-2016)
J’emprunte la notion d’ “orientalisme à rebours” au philosophe Sadiq Jalal al-Azm, malheureusement peu connu et boycotté par une partie des orientalistes français, au même titre que d’autres intellectuels de gauche. Si, en France, les milieux progressistes et intellectuels adhèrent généralement à la critique de l’orientalisme formulée par Edward Saïd, on connaît en revanche beaucoup moins le rejet de « l’orientalisme à rebours » qui tend à valoriser l’Orient au détriment de l’Occident, en jouant sur les mêmes ressorts essentialistes que l’orientalisme et qui s’exprimera en particulier dans le sillage de la révolution iranienne chez nombre d’intellectuels ou militants subjugués par le pouvoir religieux. Ce glissement ne convenait pas aux militants révolutionnaires, marxistes et socialistes issus du monde arabo-musulman qui ont très vite établi une analogie entre l’idéologie islamiste et le fascisme européen – et cela bien avant la récupération de ce thème par les néoconservateurs nord-américains qui se sont lancés dans une croisade contre l’ « islamo-fascisme ». Que le parallèle soit justifié ou nom au regard d’une analyse rigoureuse des processus historiques, l’islamisme a de nombreuses affinités avec les courants conservateurs et réactionnaires au plan international. Il se place indubitablement à droite voire à l’extrême droite de l’échiquier politique.
L’expression d’ “extrême droite musulmane” que l’on entend dans le contexte algérien semble impossible en France…
Depuis la vague d’attentats de 2015-2016, il peut arriver, dans le contexte français, de tomber sur des discours qui dénoncent l’islamisme d’un côté et l’extrême droite de l’autre, ce qui laisse sous-entendre qu’il s’agit de deux phénomènes n’ayant rien en commun – ou plutôt que l’extrême droite est une caractérisation réservée à la politique occidentale. Dans ce cas parler d’extrême droite musulmane devient forcément plus compliqué voire inconcevable pour de nombreux militants ou intellectuels de la gauche française. C’est pourtant quelque chose d’évident dans les pays où des organisations islamistes exercent une influence déterminante – et pas exclusivement en Algérie ou dans le monde arabe, encore une fois, regardons du côté de l’Iran.
« Écoutons la voix des progressistes et révolutionnaires, du moins ceux qui osent encore affirmer des principes fondamentaux, malgré la répression, malgré le reflux historique de la gauche, sans se laisser corrompre par l’État ou les courants réactionnaires. »
Car il faut un courage extraordinaire pour résister à la pression conjuguée des forces de l’argent, du nationalisme et de la religion. Tous n’ont pas réussi, loin de là, mais il ne s’agit pas de donner des leçons et encore moins d’en recevoir. Certains de ceux qui, dans le contexte algérien, se retrouvaient dans le pôle « éradicateur » dans les années 1990, basculeront par la suite, dans le contexte français, dans l’alliance avec des groupes islamo-conservateurs au nom de la lutte contre le racisme. Ces revirements, qui ont eu lieu dans ce sens comme dans l’autre, expliquent pourquoi une partie des acteurs de cette génération est mal à l’aise pour revenir sur cette séquence.
Ces dernières années ont été marquées par la reconnaissance du massacre du 17 octobre 1961 et la commémoration des Accords d’Évian, laissant dans l’ombre les vingt ans de la guerre civile algérienne que nous évoquions. Faut-il y voir un symptôme du fait que l’Algérie ne semble exister en France qu’à travers le spectre du passé colonial et de la guerre d’indépendance ?
PUF, 2022, 300 p.
Il suffit d’entrer dans une librairie parisienne pour mesurer le déséquilibre entre la section consacrée à l’Algérie coloniale, relativement bien fournie, et celle sur l’Algérie indépendante où les titres se font plus rares. Il y a un autre problème lié à l’institution universitaire qui encourage peu la recherche en général, en raison de la dégradation accélérée de ce service public, et encore moins celle sur l’Algérie coloniale ou postcoloniale, faute de postes pérennes et du désintérêt – voire du mépris, osons le mot – d’une grande partie des enseignants-chercheurs pour la question algérienne – ou, plus précisément, pour ceux qui s’y consacrent car les intellectuels d’origine algérienne restent, souvent malgré eux, porteurs de rapports sociaux hérités d’un passé récent : la colonisation et l’exploitation. Cela suffit à les condamner à la précarité à vie. Alors quand s’ajoute à cela une remise en cause de la doxa du moment dans le microcosme et le refus de cautionner la logique des États…
Si le moment colonial est convoqué au détriment de l’histoire postcoloniale cela traduit l’absence d’une alternative saisissable et la difficulté à se confronter à un passé récent, notamment celui de la guerre civile dont de nombreux acteurs et témoins sont toujours en vie. L’incapacité à envisager un avenir enthousiasmant de part et d’autre de la Méditerranée conduit à un repli sur les expériences les plus traumatiques, et il devient quasiment impossible de sortir de cette téléologie négative, de cette relecture de l’histoire à travers un prisme exclusivement doloriste. Ce faisant, on oublie les joies et les espoirs suscités par la lutte commune contre le colonialisme, le capitalisme, l’autoritarisme, le sexisme et le racisme. Car il en reste forcément quelque chose, quelque part…
Dans « Alger-Tokyo », la philosophe Seloua Luste Boulbina revient sur le volet asiatique, largement méconnu, de la « diplomatie de guerre » mise en œuvre par les indépendantistes algériens.
Dans son dernier ouvrage, intitulé Alger-Tokyo. Des émissaires de l’anticolonialisme en Asie, la philosophe franco-algérienne Seloua Luste Boulbina revient sur les liens méconnus qu’ont tissés, très tôt, les indépendantistes algériens avec l’Asie. Une stratégie payante puisqu’elle contribua, explique l’autrice, à la création d’un « axe afro-asiatique [qui] bouleversa l’ordre mondial en donnant naissance au non-alignement ».
Outre son sujet, la grande originalité d’Alger-Tokyo est d’offrir une plongée dans de multiples documents d’époque : archives, unes de journaux, photographies, extraits d’ouvrages de référence, ainsi que des extraits de la correspondance d’un Algérien détenu à la prison de Fresnes avec Michihiko Suzuki, traducteur de Frantz Fanon au Japon.
Vous montrez que les indépendantistes algériens ont très tôt cherché à internationaliser leur lutte. Pourquoi ?
La dissymétrie des forces en présence était criante. D’un côté, un Etat doté d’une armée capable de mener, en même temps qu’au Cameroun (1955-1962), une guerre de longue durée en Algérie (1954-1962), où elle usa du napalm. De l’autre côté, des indépendantistes convaincus, faiblement équipés, n’ayant d’autre option que la guérilla. La France soutenait qu’il ne s’agissait que d’un problème de politique intérieure. S’est alors constituée, côté algérien, une « diplomatie de guerre », selon la formule de l’indépendantiste Abderrahmane Kiouane, afin de remporter une victoire politique internationale quand la France cherchait une victoire militaire.
En quoi consistait cette « diplomatie de guerre »?
En un renversement. Le Front de libération nationale (FLN) avait deux objectifs : informer la communauté nationale et internationale pour contrer la désinformation française et obtenir tous les soutiens possibles, où qu’ils soient et quels qu’ils soient, gouvernementaux ou non gouvernementaux. En 1958, année clé, le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) est constitué. Il sera formellement reconnu à l’étranger par de nombreux pays du Sud, au Maghreb et au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie : Egypte, Ghana, Chine, Indonésie, Nord-Vietnam, Corée du Nord… Au Japon, les deux émissaires algériens, Abderrahmane Kiouane et Abdelmalek Benhabylès, sont reçus par des membres du gouvernement.
La gauche japonaise anticolonialiste, très active, s’est montrée solidaire de la lutte pour l’indépendance
Quel rôle a joué Tokyo dans la lutte anticoloniale ?
La solidarité est une stratégie politique. Les conférences internationales afro-asiatiques d’étudiants, de juristes, de femmes, ont permis de nouer des contacts, de constituer des réseaux, d’établir des alliances, de faire naître des amitiés. Les Algériens ont soutenu, sur place, les Japonais luttant contre le nucléaire. La gauche japonaise anticolonialiste, très active, s’est montrée solidaire de la lutte pour l’indépendance. Elle s’est opposée, en 1960, aux essais nucléaires en Algérie. Est-il besoin d’en rappeler les dommages ? Des intellectuels, des artistes parmi les plus grands, écrivirent et mirent en scène, au théâtre, ce qui se passait alors d’horrible en Algérie.
La situation algérienne a aussi permis de penser l’histoire japonaise, notamment par la découverte de Frantz Fanon. Comment ?
C’est Abdelmalek Benhabylès, dit « Socrate », qui fait découvrir Frantz Fanon à son interprète et traducteur au Japon, Michihiko Suzuki. Ce grand spécialiste de Proust, homme très engagé, traduira d’abord des textes comme Des rappelés témoignent, document sur les atrocités commises par l’armée française en Algérie. Il publiera plus tard Les Damnés de la terre, de Frantz Fanon, en japonais. L’Algérie devient ainsi un révélateur intellectuel et politique de ce qu’est le Japon dans ses relations avec la Corée. Deux rapports entre puissance impériale et colonie sont corrélés. L’Algérie et la Corée, ainsi que leurs ressortissants, ont été infériorisés et maltraités. Leur rapport à l’ancienne métropole est rugueux. Celle-ci a du mal à faire face à son passé colonial, quand bien même l’ordre du monde a politiquement changé.
La Chine a considérablement soutenu les Algériens, financièrement, matériellement et politiquement
En dehors du Japon, les soutiens aux indépendantistes algériens ont été nombreux en Asie…
La diplomatie algérienne s’est inscrite dans la solidarité afro-asiatique anticolonialiste à partir de la conférence de Bandung. En Indonésie, l’Algérie fut soutenue par le plus grand parti musulman de l’époque, le Masyumi. Les Etats afro-asiatiques, « alliés naturels » selon la formule du FLN, très actifs dans leur politique étrangère, demandèrent à partir de 1955 l’inscription de la question algérienne à l’ordre du jour de l’ONU. La Chine a considérablement soutenu les Algériens, financièrement, matériellement et politiquement.
Votre ouvrage propose de très nombreux documents, photographies, lettres… Pourquoi ce choix ?
Pour ce livre de « philosophie documentaire » consacré à une diplomatie singulière – en ce qu’elle a précédé la souveraineté et l’Etat –, mon éditeur m’a permis de donner corps à ma façon arborescente de penser, qui absorbe toujours une multiplicité d’images, de données et de points de vue. Car j’ai toujours baigné dans l’internationalité. Michihiko Suzuki m’a remis les lettres reçues de son ami algérien détenu à Fresnes. C’est une façon de proposer au lecteur des références visuelles et textuelles dont certaines sont inédites. Ce sont des ouvertures.
Alger-Tokyo. Des émissaires de l’anticolonialisme en Asie, de Seloua Luste Boulbina, éd. Les Presses du réel, 224 pages, 22 euros.
Propos recueillis par Séverine Kodjo-Grandvaux
Publié le 06 décembre 2022 à 20h00, mis à jour le 06 décembre 2022 à 20h00https://www.lemonde.fr/afrique/article/2022/12/06/l-algerie-a-ete-un-revelateur-intellectuel-et-politique-de-ce-qu-etait-le-japon-dans-ses-relations-avec-la-coree_6153242_3212.html.
Entre les deux géants du Maghreb, les lourds contentieux provenant de la colonisation et de la décolonisation ont rapidement pris une tournure militaire. Aujourd’hui, dos à dos, Alger et Rabat durcissent leur politique de défense : le Maroc crée une nouvelle zone militaire, la zone « est », à sa frontière avec l’Algérie, tandis que les nouveaux accords pour l’acquisition d’équipement militaire ne cessent de renforcer les arsenaux respectifs.
La question des frontières est l’élément décisif qui va marquer soixante ans d’opposition marqués par des accès de violence directe ou par proxy (le Front Polisario). Elle influence profondément l’élaboration des politiques de défense des deux pays. La France coloniale porte une grande responsabilité dans la genèse de ce différend. Le contentieux des frontières fut le marqueur indépassable de la querelle. Il trouve ses racines dans le découpage desdites frontières par la France, à chaque fois au bénéfice de l’Algérie (alors trois départements français (1). Par ailleurs, le partage du Maroc en zones d’influence hispano-françaises, à la suite de la conférence d’Algésiras du 7 avril 1906 et du traité de Fès du 30 mars 1912, va contraindre le pouvoir chérifien à récupérer son territoire morceau par morceau (« en kit » comme dira Hassan II un jour (2) : le nord espagnol, la zone franche de Tanger, Ifni et le cap Juby et enfin à exiger la restitution du Sahara espagnol qu’il ne récupérera qu’en 1975, dans un coup de force face à un pouvoir franquiste épuisé. Cette restitution tardive favorisa l’émergence d’un acteur local, le Front Polisario, qui refusa l’annexion marocaine et réclama la tenue d’un référendum d’autodétermination. Le Maroc refusa et chassa le mouvement indépendantiste qui prit les armes. L’Algérie, après une hésitation initiale, prit fait et cause pour le Front Polisario et les affrontements se multiplièrent. Les deux armées se heurteront d’ailleurs, en 1976, à Amgala, dans une bataille en deux temps. Mais la prudence prévalut et, pour éviter une guerre sans merci, les deux pays ne s’affrontèrent plus que par Polisario interposé.
Une lente structuration des politiques de défense
Au début de la période postcoloniale, les deux États se soucient peu des conditions juridiques et politiques de l’exercice de la défense nationale. Des deux côtés, l’élément principal est l’incarnation. Les deux chefs d’État assument dans leur personne la souveraineté nationale et sont les garants de sa protection. Côté marocain, la simple appellation « forces armées royales » (FAR) de l’armée démontre le caractère propriétaire, néo-patrimonial, assumé de ce corps. En Algérie, l’Armée de libération nationale (ALN) devient l’Armée nationale populaire (ANP) mais demeure sous le contrôle exclusif du président Houari Boumédiène après sa prise de pouvoir en 1965, qui assume aussi la fonction de ministre de la Défense.
La politique de défense algérienne : grands principes et schéma directeur
La politique de défense algérienne, depuis l’indépendance, s’appuie sur de grands principes théoriques. Sur le plan interne, le soldat est l’héritier du moujahid de l’ALN et du fellagha de la résistance intérieure. Le maintien de la conscription, qui fit l’objet de grands débats à l’orée des années 2000, est vécu par le pouvoir comme un élément symbolique majeur, et ce, même si la professionnalisation de l’armée a été largement engagée. La terrible guerre civile algérienne (1991-2002) démontra, en ses premières années, l’incapacité des conscrits à tenir l’arrière-pays et surtout à combattre à armes égales avec les jihadistes des Groupements islamiques armés (GIA) et de l’Armée islamique du salut (AIS). Aujourd’hui, le quadrillage efficace du pays (en dehors de quelques endroits reculés) est une réalité.
Sur le plan des frontières extérieures, l’Algérie a toujours assuré une surveillance étroite de la zone contiguë avec la Libye, toujours inquiète des sautes d’humeur du bouillant colonel Mouammar Kadhafi. Avec la Tunisie, après des années de gel, une coopération réciproque s’établit avec un droit de suite dans le cadre de la lutte contre les maquis antiterroristes. Au sud, l’APN assure le contrôle des maquis et de la guérilla jihadiste repoussée sur les franges maliennes pendant la guerre civile. À l’ouest, la défense de la frontière ouest avec le Maroc est évidemment la priorité, même si l’action militaire potentielle contre le royaume chérifien est dévolue aux forces combattantes de la République arabe sahraouie démocratique (RASD), épigone étatique du Front Polisario, proclamée en 1976, et dont la population est en exil à Tindouf depuis cette date.
Les capacités de l’Algérie à projeter ses forces avaient été entravées dès l’origine par le refus initial de ses constitutionnalistes d’autoriser les interventions extérieures (ce principe fit l’objet d’une exception pendant les guerres israélo-arabes.) Cette autocensure était liée au traumatisme initial de sa propre guerre d’indépendance et voulait éviter que le pays ne s’engageât dans des « aventures » coloniales ou impérialistes. L’Algérie ne prit pas moins part à quelques opérations des Nations Unies, mais sans commune mesure avec l’activisme du Maroc dans ce domaine. La politique de défense algérienne est fortement marquée par la guerre d’indépendance. Le renvoi perpétuel aux « martyrs » (chahid) comme mémoire et exemplarité en est l’illustration. La dernière révision de la Constitution (en 2020, après l’ère Bouteflika) donne les principes suivants : « Digne héritière de l’Armée de Libération Nationale, l’Armée Nationale Populaire assume ses missions constitutionnelles avec un engagement exemplaire ainsi qu’une disponibilité héroïque au sacrifice, […]. Le peuple algérien nourrit une fierté et une reconnaissance légitimes à l’endroit de son Armée Nationale Populaire, pour la préservation du pays contre toute menace extérieure, et pour sa contribution essentielle à la protection des citoyens, des institutions et des biens, contre le fléau du terrorisme, […]. »
L’État veille à la professionnalisation et à la modernisation de l’ANP, de sorte qu’elle dispose des capacités requises pour la sauvegarde de l’indépendance nationale, de la défense de la souveraineté nationale, de l’unité et de l’intégrité territoriale du pays, ainsi que de la protection de son espace terrestre, aérien et maritime (3).
La mission de l’ANP est prioritairement dédiée à la défense du pays, mais cette dernière mouture constitutionnelle n’interdit plus à cette force militaire d’intervenir au-delà de la frontière.
Même si le texte est plus explicite sur le maintien de la paix, c’est aussi la possibilité d’un droit de suite qui est ainsi libéré.
Algérie : un regard de plus en plus sudiste
Au début, le jeune État algérien s’est peu préoccupé des régions sahariennes. Dès 1963, avec la guerre des sables opposant l’Algérie et le Maroc, l’ouest fut la préoccupation principale. Au fil du temps, un colonel, Mouammar Kadhafi — de plus en plus imprévisible —, la nécessité de détruire les convois de jihadistes remontant les armes des vieux dépôts tchadiens, et les infiltrations dans ces zones moins défendues, conduisirent les responsables militaires à investir sur la défense du sud. Trois nouvelles régions militaires furent alors créées : Ouargla, Tamanrasset, Illizi.
Le renforcement de la frontière sud se poursuivit car l’effectif était notoirement insuffisant : « Seule 10 % de l’armée algérienne est positionnée dans la zone saharienne (la moitié étant positionnée à la frontière avec le Maroc) (4). » Mais ce désintérêt est en cours de correction active depuis 2012 (5). Vis-à-vis des voisins, un embryon de coopération existe : un « comité d’état-major opérationnel conjoint » (CEMOC) avec la Mauritanie, le Mali et le Niger, mais il n’a donné que peu de résultats depuis sa création en 2010. La nouvelle stratégie algérienne a été conçue pour tenter de répondre plus efficacement à la fluidité et à la rapidité des groupes jihadistes (6).
En résumé, la politique de défense algérienne s’accroche toujours à ses fondamentaux (esprit moujahid, défense nationale du territoire contre toutes les menaces, obsession marocaine) mais elle tente également de s’adapter à un environnement fluctuant et plus conflictuel. La guerre en Libye, pour abattre Kadhafi, a traumatisé l’exécutif et la haute hiérarchie militaire. Les attaques venues des jihadistes du Sahel aussi. Sur le plan multilatéral, l’Algérie a perdu la prééminence absolue en matière de sécurité qu’elle avait à l’Union africaine. Le Maroc est revenu dans l’organisation. La RASD est affaiblie. La chute du clan Bouteflika, la mort du puissant chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah, et la reconstitution d’un nouveau pouvoir, ont entraîné un repliement sur les fondamentaux de défense traditionnels. Parmi ceux-ci, le Sahara occidental revient en première ligne.
Le Maroc : présent sur deux fronts ?
Depuis le référendum constitutionnel du 7 juillet 1962, le Maroc est une monarchie constitutionnelle. Les quatre autres constitutions ne modifieront pas ce principe. Cependant, si la souveraineté revient au peuple, le monarque est le cœur à partir duquel convergent tous les pouvoirs et notamment celui de conduire les armées. Comme nous le disions, « le Roi est la figure centrale et absolue du dispositif de défense. On peut même dire, avec Abdelwahab Maalmi, que le Roi, pris en tant qu’organe de l’État, est le “véritable producteur de sens” » (7).
Les coups d’État de 1971-1972, dans lesquels l’armée a été impliquée à tous les niveaux, entraînent un raidissement du pouvoir et conduisent à une purge profonde puis à une centralisation accrue avec tous les pouvoirs dans les mains royales. Si le dispositif s’est en partie décentralisé, à partir de la deuxième moitié de la guerre du Sahara, pour pouvoir répondre à la mobilité de l’adversaire, le Palais exerce cependant un contrôle étroit sur la haute hiérarchie.
Dans la dernière constitution du 1er juillet 2010, le roi demeure l’élément central, à la fois politique et symbolique, des principes et de l’organisation de la défense. Le préambule précise qu’en tant qu’« État musulman souverain, attaché à son unité nationale et à son intégrité territoriale, le Royaume du Maroc entend préserver, dans sa plénitude et sa diversité, son identité nationale une et indivisible ». L’article 42, qui détaille les pouvoirs et les compétences royales, stipule que le monarque est « le Garant de l’indépendance du pays et de l’intégrité territoriale du Royaume dans ses frontières authentiques ». L’article 53, quant à lui, précise que le roi est le « Chef Suprême et Chef d’État-major Général des Forces Armées Royales ». Comme le note Brahim Saydi, « la politique de défense marocaine a toujours été définie en fonction de son combat pour l’intégrité territoriale du pays et des menaces que représentent ses voisins. La principale composante de cette menace est associée à l’Algérie […]. Les relations hispano-marocaines constituent le deuxième élément de cette perception de la menace » (8)
Les notions d’indivisibilité et d’authenticité des frontières font référence, bien évidemment, au Sahara occidental mais aussi aux présides, ces possessions espagnoles au nord que sont les villes de Ceuta et Melilla, les îlots Leïla/Perejil et les îles Chaffarines. La récupération de ces petits territoires demeure un élément central du récit nationaliste marocain — lui-même contesté par l’Espagne, qui fait valoir une antériorité historique sur ces terres africaines (9). Cette préoccupation n’est pas totalement anecdotique, et le Maroc poursuit l’Espagne sur le terrain des instruments internationaux de décolonisation. Elle utilise aussi désormais l’arme des migrants. À deux reprises, en 2021 et en mars 2022, elle a laissé 8.000 puis 1.200 migrants prendre d’assaut les barbelés des deux villes, et par la mer. Les défenses furent saturées. Mais la véritable affaire demeure celle de l’opposition avec l’Algérie et la question du Sahara occidental. Depuis le succès de la stratégie des murs à partir de 1981, le Maroc contrôle l’essentiel du territoire contesté, renvoyant la RASD aux confins de la Mauritanie et de l’Algérie. Le dispositif de défense s’est perfectionné et l’investissement financier pour le développement du territoire a été considérable, mais rien n’est réglé sur le fond. Le référendum d’autodétermination prévu par les plans Baker n’a jamais pu se tenir et les deux camps se renvoient depuis la responsabilité de l’échec (10).
Pendant presque vingt ans, la situation du territoire est restée figée. Le référendum s’est enlisé alors que des crises politiques chez les Sahraouis limitaient leur capacité d’action. La guerre civile algérienne n’arrangea rien car le pouvoir algérien se replia sur la survie. Depuis quelques années, le réarmement algérien, rendu possible par la remontée du prix des hydrocarbures et l’élimination de la menace intérieure, a permis de relancer l’intérêt pour la cause de la RASD. La question sahraouie est devenue un enjeu de politique interne en Algérie. L’armée en a fait aussi une cause sacrée.
Conclusion : une paix armée ?
La période Bouteflika a été celle d’un réarmement massif de l’Algérie, devenue la deuxième armée d’Afrique (11). Des achats d’armements colossaux à la Russie ont fait progresser ses capacités militaires dans tous les domaines. En face, le Maroc — ne pouvant pas s’aligner au niveau financier — joue la carte de la qualité et s’approvisionne, surtout aux États-Unis, en matériel de très haute technologie. Les nombreuses coopérations de ce pays visent également à mettre les armées à la pointe de la technologie. Dans cet environnement militarisé, il n’y a pas d’ouverture de paix prévisible. Le nouveau gouvernement algérien s’est engouffré dans le dossier sahraoui pour renforcer, si besoin était, sa légitimité en revenant aux fondamentaux et le Maroc a lancé une offensive diplomatique tous azimuts pour bétonner sa position politique. Au milieu, des accrochages commencent à se produire, impliquant d’un côté la RASD et de l’autre les forces marocaines. La volatilité de la situation stratégique mondiale et, dans l’affaire ukrainienne, la réhabilitation de l’usage de la guerre par la Russie comme règlement des contentieux peuvent faciliter la libération de volontés jusqu’alors contenues par un environnement international juridique et politique positif. Le face-à face-va donc continuer…
Jean-François Daguzan
Notes
(1) Voir, entre autres, Michel Foucher, Fronts et frontières : un tour du monde géopolitique, Paris, Fayard, 1991, p. 207-211.
(2) Hassan II & Éric Laurant, La mémoire d’un Roi : entretiens avec Éric Laurent, Paris, Plon, 1993.
(3) « Algérie : Constitution de 1996 (version consolidée du 30 décembre 2020) », Digithèque MJP (https://mjp.univ-perp.fr/constit/ dz2020.htm).
(4) Jean-Pierre Dufau, « Rapport autorisant l’approbation de l’accord de coopération dans le domaine de la défense entre le gouvernement de la République française et le gouvernement de la République algérienne démocratique et populaire », Assemblée nationale, 7 novembre 2012 (https://www.assemblee-nationale.fr/14/rapports/r0343.asp).
(5) Voir Salim Chena, « L’Algérie : de la puissance idéologique à l’hégémonie sécuritaire », in Mansouria Mokhefi & Alain Antil, Le Maghreb et son Sud : vers des liens renouvelés, IFRI, CNRS éditions, Paris, 2012, p. 19-37 (https:// books.openedition.org/editionscnrs/22836?lang=fr).
(6) Abdennour Benantar, « Sécurité aux frontières : portée et limites de la stratégie algérienne », L’année du Maghreb, 14, juin 2016, p. 147-163 (https://journals.openedition.org/anneemaghreb/2712?lang=ar).
(7) Jean-François Daguzan, Le dernier rempart ? : forces armées et politiques de défense au Maghreb, Publisud-FMES-FED, Paris, 1998, p. 138.
(8) Brahim Saidy, « La politique de défense marocaine : articulation de l’interne et de l’externe », Maghreb-Machrek, n°202, hiver 2009-2010, p. 124 (https://www.cairn.info/revue-maghreb-machrek-2009-4-page-115. htm).
(9) Leila ou Perejil (persil) selon que l’on parle du Maroc ou d’Espagne. Pour la dimension historique et politique, voir Yves Zurlo, Ceuta et Melilla : histoire, représentations et devenir de deux enclaves espagnoles, L’Harmattan, Paris, 2005.
(10) Du nom de l’ancien secrétaire d’État américain, James Baker III, chargé de la médiation par l’ONU. Voir Lucile Martin, « Le dossier du Sahara occidental », Les Cahiers de l’Orient, 2011/2, n°102, p. 43-57 (https://www. cairn.info/revue-les-cahiers-de-l-orient-2011-2-page-43.htm).
(11) « Le Maroc 55e puissance militaire au rang mondial », Challenge, 21 janvier 2022 (https://www.challenge.ma/le-maroc-55eme-puissancemilitaire-au-rang-mondial-231143/)
Une édition enrichie de l’ouvrage référence de Sid Ahmed Semiane sur les événements d’octobre 1988 paraît à la fin du mois. En voici, en exclusivité, les bonnes feuilles.
Octobre 1988. Des émeutes d’une extrême violence secouent plusieurs régions de l’Algérie, obligeant le président Chadli Bendjedid, au pouvoir depuis dix ans, à faire sortir l’armée des casernes pour rétablir l’ordre. Le bilan est lourd. Le traumatisme l’est tout autant. Révolte spontanée ou complot ourdi par un clan au pouvoir ? Tortures ordonnées et couvertes par l’État ou simples dépassements d’agents devenus incontrôlables ? Trente ans plus tard, toutes les vérités n’ont pas été dites sur cet épisode qui signa la fin du système du parti unique – le FLN – et ouvrit la voie au pluralisme.
Les protagonistes sont aujourd’hui décédés, âgés ou astreints à un devoir de réserve en vertu d’une loi de 2016. L’écrivain et journaliste Sid Ahmed Semiane (SAS) a eu accès à ces témoins privilégiés. Une première fois pour un ouvrage de référence publié en 1998, intitulé Octobre. Ils parlent, dans lequel il confessait responsables politiques et militaires, acteurs de l’opposition et victimes.
Une nouvelle édition sortira fin octobre chez Barzakh, enrichie de témoignages, d’éclairages et de documents. L’ouvrage original n’aurait pas vu le jour sans le concours de l’avocat Miloud Brahim, dont l’entregent et le carnet d’adresses ont permis d’entrouvrir les portes du sérail et de convaincre les responsables civils et militaires de livrer enfin leurs versions des faits. Une gageure tant ces hommes cultivent le secret, la confidentialité et l’omerta.
Voyage au cœur du pouvoir
Le général-major Larbi Belkheir, chef de cabinet de la présidence en octobre 1988, et le général-major Lakehal Ayat, chef du renseignement à l’époque, ont accepté de revenir sur le contexte entourant ce « printemps algérien ». EI-Hadi Khediri, alors ministre de l’Intérieur, sur les accusations de torture. Le général Khaled Nezzar, commandant des forces terrestres, chargé du maintien de l’ordre durant l’état de siège décrété le 6 octobre, fut le premier à témoigner en 1998.
SACHEZ QUE SI VOUS NE FAITES PAS L’HISTOIRE, ELLE SE FERA CONTRE VOUS, LANCE SID AHMED SEMIANE À NEZZAR
Nezzar se prêta alors au jeu des questions-réponses pendant sept heures. Mais le 25 juin 1998, l’assassinat du chanteur Matoub Lounès manque de faire capoter le projet du livre. Au lendemain de ce crime qui embrase la Kabylie, Nezzar décide de retirer son témoignage. « Le pays va mal, explique-t-il à son confesseur. Ce n’est pas le moment de parler. » Le journaliste insiste. Le témoignage de Nezzar, dont l’ascendant moral sur les civils et les militaires est évident, est la clé de voûte de l’ouvrage. Si lui se défile, personne n’acceptera plus de parler.
« Sachez que si vous ne faites pas l’Histoire, elle se fera contre vous », lance SAS. Nezzar se laisse convaincre. D’autres personnalités firent le choix du silence, comme le président Chadli, impossible à approcher après qu’il eut quitté ses fonctions avec fracas en janvier 1992, et qui emporta ses secrets dans la tombe vingt ans plus tard. Mouloud Hamrouche, secrétaire général de la présidence en 1988, refusa aussi de témoigner. Le général Mohamed Bétchine, chef de la direction centrale de la sécurité de l’armée ? Il posa une condition : ne pas évoquer la torture contre les manifestants et opposants.
Octobre. Ils parlent est un voyage saisissant et documenté – 500 pages – dans les arcanes du pouvoir. Une plongée fascinante et bouleversante au cœur de ces événements qui changèrent le cours de l’histoire de l’Algérie.
Combien de morts ?
Selon le bilan établi le 12 octobre 1988 par la gendarmerie nationale, 169 personnes – 144 civils et 25 membres des services de sécurité – ont perdu la vie durant les événements. La vox populi évoque, elle, de 500 à 1 000 morts. C’est ce chiffre qui est repris partout, ce que déplore Khaled Nezzar, chef du commandement terrestre à l’époque des faits.
Selon lui, l’armée avait communiqué aux médias un bilan officiel lors d’une réunion tenue sur les hauteurs d’Alger. « Aucun journaliste n’a rapporté le contenu de notre conférence », déplore le général-major.
Ali Haddad, les frères Kouninef, Mahiedine Tahkout… ont amassé des fortunes colossales avec la complicité, le concours et l’assentiment de l’ancien pouvoir. Leurs procès révèlent les principaux ressorts de la corruption sous le règne du président déchu.
Les procès instruits contre d’anciens Premiers ministres, ex-ministres, hauts gradés de l’armée et hommes d’affaires ont révélé l’ampleur de la corruption et de la prédation sous le régime de l’ancien président Abdelaziz Bouteflika. Ces procès sans précédent dans l’histoire de l’Algérie ont mis en lumière les montants faramineux obtenus par ces oligarques dans le cadre de leurs diverses activités, ainsi que des avantages et des biens acquis durant cette période. Mais pas seulement.
Ces procès, bien que tenus en suspicion par une partie de l’opinion, ont été autant d’occasions de mieux connaître et cerner les schémas corrupteurs qui ont permis à des hommes d’affaires d’amasser des fortunes colossales avec la complicité, le concours et l’assentiment de hauts responsables de l’État. Les Algériens savaient que la corruption était endémique. Ils connaissent aujourd’hui un peu mieux ses ressorts et ses mécanismes.
Président bis
Dénominateur commun de presque tous les procès qui ont vu d’anciens membres du gouvernement et des oligarques lourdement condamnés : Saïd Bouteflika, frère cadet de l’ex-chef de l’État et puissant conseiller de l’ombre qui agissait comme un président bis.
PUISSANT CONSEILLER DE L’OMBRE, SAÏD BOUTEFLIKA SE COMPORTAIT COMME LE CHEF DU CLAN PRÉSIDENTIEL
Durant les quatre mandats d’Abdelaziz Bouteflika, notamment à partir du troisième, qui a commencé en 2009, Saïd s’est comporté comme le chef du clan présidentiel, dont le noyau était constitué par une poignée de businessmen et de ministres, dont Ali Haddad, PDG du groupe ETRHB et président du Forum des chefs d’entreprise (FCE), les frères Kouninef (Réda, Karim et Tarek) et Abdeslam Bouchouareb, ancien ministre de l’Industrie et des Mines, en fuite à l’étranger. Pendant des années, les membres de ce petit groupe se réunissaient régulièrement dans une villa sur les hauteurs d’Alger, propriété des Kouninef.
C’est dans ce lieu cossu et discret que les affaires de l’État se réglaient, que les marchés se concluaient, que les projets et des prêts bancaires s’octroyaient, que les ministres, walis (préfets) et hauts responsables de l’administration étaient promus ou frappés de disgrâce. Si le cœur du pouvoir se trouvait à la résidence de Zéralda, le bunker dans lequel Bouteflika s’était installé depuis son AVC de 2013, la villa de Kouninef en était l’annexe.
Mélange des genres
Un mélange des genres complet, donc, entre les oligarques et le pouvoir incarné par les frères Bouteflika. Le deal était simple : les chefs d’entreprise, ainsi que les grosses fortunes finançaient à coups de millions de dollars les campagnes électorales de l’ex-chef de l’État (2004, 2009, 2014 et 2019).
LES HOMMES D’AFFAIRES QUI REFUSAIENT DE METTRE LA MAIN À LA POCHE POUR SOUTENIR LA CANDIDATURE DE BOUTEFLIKA ÉTAIENT BLACKLISTÉS
En échange, ils obtenaient marchés publics, terrains, prêts bancaires et de multiples avantages fiscaux et facilités administratives. Les hommes d’affaires qui refusaient de mettre la main à la poche pour soutenir la candidature de Bouteflika étaient blacklistés.
Le cas d’Issad Rebrab, patron du groupe privé Cevital, est édifiant. Pour avoir refusé de verser son obole au clan présidentiel, Rebrab a vu plusieurs de ses projets retardés, bloqués, voire compromis. Il souhaite investir dans un port ? Son projet est confié à un concurrent. Il veut monter une usine de trituration de graines oléagineuses ? Initiative bloquée pour permettre aux Kouninef de monter le même projet pour un investissement de 250 millions de dollars, dont une grande partie provenait d’un prêt bancaire. Le groupe Rebrab possède la concession de voiture de la marque Hyundai depuis des années ? Elle lui est retirée pour être accordée à l’homme d’affaires Mahiedine Tahkout, lequel purge aujourd’hui une peine de dix-huit ans de prison dans un pénitencier de Khenchela.
Prédation
Amis et proches parmi les proches de Saïd Bouteflika, les frères Kouninef, à la tête du conglomérat dénommé KouGC, sont la parfaite illustration de ce système de corruption et de prédation mis en place grâce à la manne pétrolière qui s’est déversée sur le pays au cours des deux dernières décennies. Leur procès, qui s’est déroulé du 9 au 12 septembre, aura été l’occasion d’évoquer leurs méthodes, même si leurs avocats rejettent en bloc les accusations et estiment que leurs clients ont été condamnés avant d’être jugés.
Fondé dans les années 1970 par Ahmed Kouninef, KouGC a obtenu au cours des dernières années 1,5 milliard de dollars de crédits bancaires, ainsi que 600 millions de dollars d’avantages fiscaux. Selon la justice, le groupe ne présentait pas de garanties suffisantes pour être éligibles à ces prêts. Il n’empêche que les banques, ainsi que le Fonds national d’investissement (FNI) ont continué à soutenir le groupe de frères Kouninef.
QUI POUVAIT DIRE NON AUX KOUNINEF, DONT LES RELATIONS TRÈS ÉTROITES AVEC LES BOUTEFLIKA ÉTAIENT CONNUES DE TOUS ?
Ces derniers sont en outre accusés d’avoir illégalement transféré vers l’étranger l’équivalent de 125 millions de dollars. Qui pouvait dire non aux Kouninef, dont les relations très étroites avec les Bouteflika étaient connues de tous ?
Autre dossier qui illustre le système en vigueur sous Bouteflika : en avril 2014, quelques jours après la réélection de Bouteflika pour un quatrième mandat, les Kouninef, qui avaient financé la campagne du président à hauteur de 310 000 euros, obtiennent deux marchés sans passer par un bureau d’études et accordés par l’Agence nationale d’intermédiation et de régulation foncière (Aniref) pour un montant de 61 millions de dollars.
Pour ces deux projets, le groupe Kouninef a mobilisé le même matériel et les mêmes travailleurs pour les mêmes délais de réalisation. Or, durant le procès, l’on a appris que non seulement ces deux projets n’ont pas été réalisés, mais que les responsables chargés de rappeler à l’ordre les Kouninef sur les retards dans les chantiers étaient priés de garder le silence.
Au tribunal, la directrice régionale de l’Aniref avoue avoir obtenu plusieurs promotions pour avoir fermé les yeux sur ces retards et autres anomalies. Pis, alors même que ces deux projets n’avaient pas été achevés, KouGC obtenait, en février 2017, un nouveau marché d’un montant de 81 millions de dollars.
Soutien indéfectible
Sans être aussi intime avec Saïd que ne l’étaient les frères Kouninef, Ali Haddad, qui purge lui aussi une peine de dix-huit ans de prison à Tazoult, est l’autre symbole de l’intrusion de l’argent privé dans la politique. Soutien indéfectible de la présidence à vie de Bouteflika, Haddad se targuait de faire et de défaire des ministres, de promouvoir des préfets et même de recevoir des ambassadeurs à Alger.
Au cours des quinze dernières années, le groupe ETRHB des frères Haddad a obtenu 214 marchés publics dans plusieurs secteurs pour un total de plus de 6 milliards de dollars. En 2012, Haddad a acquis un hôtel de luxe à Barcelone pour 68 millions d’euros.
DEVANT HADDAD, SELLAL ET OUYAHIA NE POUVAIENT PAS RESPIRER
Lorsque les services de renseignements algériens ont souhaité l’entendre sur cette acquisition qui pouvait laisser penser à du blanchiment d’argent, Saïd Bouteflika a fait pression pour bloquer une éventuelle audition de son ami. Non seulement ce dernier pouvait s’appuyer sur sa proximité avec le frère de l’ex-président, mais il avait également le soutien de Sellal, de Ouyahia et de Bouchouareb.
« Devant Haddad, Sellal et Ouyahia ne pouvaient pas respirer, confie un connaisseur du sérail. Personne n’osait dire non à Saïd et donc à Haddad. » En mai 2015, Ali Haddad est même parvenu à faire nommer son ami Mustapha Karim Rahiel ministre directeur du cabinet du Premier ministre Sellal. Avant d’occuper cette fonction, Rahiel travaillait au sein du groupe ETRHB. Autant dire qu’avec lui à un tel poste Haddad était dans le saint des saints du pouvoir. Placé en détention préventive en juin 2020, Rahiel est la « boîte noire » des liens opaques entre le pouvoir et le groupe des Haddad.
Des oligarques au bras long
Leur puissance et leur influence, Haddad et les oligarques aujourd’hui en prison en ont fait la démonstration à l’été 2017. À l’époque, Abdelmadjid Tebboune, alors Premier ministre, avait décidé de s’attaquer à l’argent sale en ciblant notamment le groupe de Haddad. La riposte est foudroyante : avec le concours décisif de Saïd Bouteflika, Tebboune est remercié, quatre-vingts jours seulement après sa nomination à la tête du gouvernement.
Le prochain procès d’un autre membre éminent du clan présidentiel, Tayeb Louh, pourrait éclairer davantage les pratiques en vigueur sous l’ancien régime. Entre 2013 et 2019, Tayeb Louh était ministre de la Justice. Il était en contact direct avec Saïd Bouteflika, qui lui transmettait ses instructions oralement ou par SMS, lesquels ont été versés au dossier en cours d’instruction.
En tant que garde des Sceaux, Tayeb Louh faisait pression sur les procureurs et les juges pour influer sur le cours de dossiers en instruction ou encore sur des décisions de justice. L’audition de magistrats et des responsables de ce ministère offre un aperçu de ses méthodes.
LA PRÉSIDENCE DE LA RÉPUBLIQUE ET AHMED OUYAHIA S’IMMISÇAIENT DANS LE TRAITEMENT DE LA JUSTICE
Interrogé par un juge de la Cour suprême, l’ex-secrétaire général du ministère de la Justice affirme que la présidence de la République et Ahmed Ouyahia s’immisçaient dans le traitement de la justice. « Ils appelaient les procureurs pour intervenir en faveur de Tahkout et de Haddad », confie-t-il, selon le quotidien Le Soir d’Algérie.
Le cas de Chakib Khelil, ex-ministre de l’Énergie, aujourd’hui en fuite aux États-Unis, est une autre illustration de l’instrumentalisation de la justice au service des puissants. En août 2013, Khelil et sa famille sont inculpés par la justice algérienne dans le cadre d’une affaire de corruption à la Sonatrach.
Des mandats d’arrêt sont lancés contre eux. Aussitôt nommé ministre de la Justice, Louh commence à faire pression sur les magistrats pour enterrer le dossier. Trois ans après sa fuite, Chakib Khelil fait un retour triomphal en Algérie. Il est blanchi de toutes les accusations sans même mettre le pied chez un juge d’instruction.
Interrogé sur le cas Khelil à la prison militaire de Blida, où il purge une peine de quinze ans, Saïd Bouteflika a indiqué que l’ordre d’annuler le mandat d’arrêt contre Khelil a été donné par le président à Tayeb Louh. C’est Saïd qui a joué les messagers.
Ancien patron des services secrets, ex-éminence grise du président Zeroual, homme d’affaires prospère, le général-major Mohamed Betchine est décédé mardi 29 novembre, emportant avec lui de nombreux secrets.
Du temps où le général-major Mohamed Betchine était aux affaires, son influence et sa puissance étaient telles que les journalistes osaient à peine prononcer son nom. Un épisode datant du milieu des années 1990 montre à quel point Betchine, à l’époque conseiller politique du président Liamine Zeroual, pouvait se montrer impitoyable à l’égard de ceux qu’il estimait vouloir s’en prendre à sa personne.
En décembre 1995, le quotidien Liberté publie un entrefilet annonçant sa probable nomination au poste de ministre de la Défense. Crime de lèse-majesté ? La sanction est immédiate. Le directeur du journal ainsi que l’auteur de l’article sont incarcérés pendant une dizaine de jours, tandis que le quotidien écope d’une suspension de quinze jours.
Des épisodes comme celui-là, il en existe tellement dans la vie de Betchine qu’il faudrait un livre ou deux pour les raconter. Mais le général, décédé mardi 29 novembre à l’âge de 88 ans, n’était pas homme à se raconter, à se confier, à s’épancher.
« En militaire expérimenté, il m’a déjà été donné d’affirmer que c’est moi qui choisirai le lieu, le moment et les thèmes de mes contre-attaques, je n’en démords pas », aimait-il à répéter aux journalistes pour apporter une réplique, un démenti ou une précision à un article jugé diffamatoire ou non conforme à sa version des faits.
Formation militaire en URSS
Maintes fois, il a promis de divulguer ses secrets dans ses Mémoires. Il disparaît finalement en les emportant dans sa tombe. Ses Mémoires seront-elles publiés un jour ? S’il y a un ponte de l’armée algérienne auquel conviendrait parfaitement l’expression « La Grande Muette », ce serait sans doute le général-major Mohamed Betchine.
Plonger dans la carrière de cet homme, c’est aussi plonger dans les arcanes de l’armée, des services secrets et dans l’histoire du pays. Notamment les années 1980 et 1990, qui ont vu l’Algérie basculer de l’ère du parti unique vers le pluralisme politique et médiatique, avant de plonger dans une guerre civile dont Betchine aura été un acteur et un témoin majeur.
Ancien maquisard, le jeune Betchine fait naturellement sa formation militaire en URSS, à l’instar de la quasi-majorité des futurs hauts gradés de l’armée et des services de renseignements algériens. Il sort diplômé de l’école supérieure d’artillerie et de l’école interarmes de Moscou. La même que fréquentera Liamine Zeroual, dont il deviendra plus tard un collaborateur et un ami fidèle.
Cet officier à la gueule de boxeur, qu’on dit baroudeur et dont on connaît le tempérament volcanique et sanguin, effectue la première partie de son parcours comme commandant des 3e et 4e régions militaires, dans les années 1980, avant de connaitre une nouvelle ascension au printemps 1988.
Au pouvoir depuis février 1979, le président Chadli Bendjedid décide, à l’automne 1987, de réorganiser en deux unités la Sécurité militaire (SM), la puissante police politique mise en place par son prédécesseur. La direction de la sécurité intérieure et extérieure est confiée au général Lakehal Ayat, tandis que Mohamed Betchine hérite de la direction de la sécurité de l’armée, chargée du renseignement militaire et de la protection de l’armée.
Lourdes accusations de torture
Le contexte social dans lequel intervient cette réorganisation est très tendu. Confronté à une grâce crise économique due principalement à la chute des prix du pétrole, le pays ressemble à une cocotte-minute prête à exploser.
L’explosion se produit le 5 octobre 1988, quand de violentes émeutes embrasent plusieurs villes d’Algérie. Devant l’ampleur des violences, le président fait appel à l’armée, sous le commandement du général Khaled Nezzar, pour restaurer l’ordre.
Le bilan de la répression est effroyable. Plus de 500 morts, selon diverses estimations, 169 selon un bilan officiel de la gendarmerie. Aujourd’hui encore, le nombre exact des victimes est sujet à controverse.
L’autre grande polémique née de ces événements sanglants porte sur l’usage massif de la torture par les services de sécurité. Durant la dizaine de jours d’émeutes, des centaines de personnes ont subi des tortures, des sévices sexuels et des violences psychologiques qui ont rappelé aux Algériens les traumatismes de la guerre d’Algérie. Qui a donné les ordres en 1988 ? À ce jour, le sujet reste tabou.
De nombreux témoignages désignent Mohamed Betchine comme l’un des principaux responsables des actes de torture qui ont eu lieu à la caserne de Sidi Fredj, sur le littoral ouest d’Alger.
Dans ses Mémoires, ainsi que lors de différentes interventions médiatiques, le général Khaled Nezzar accuse nommément Betchine d’y avoir fait pratiquer des actes de torture en compagnie du gendre du président Chadli. « Qu’il vienne m’affronter sur un plateau télé sur ce dossier et sur d’autres s’il a le courage », lance un jour Khaled Nezzar. Réplique en substance de Betchine : les accusations sont un tissu de mensonges, Nezzar est un malade à la personnalité déséquilibrée et c’est lui qui a ordonné de tirer sur les foules.
Sur le fond de l’affaire, Betchine a toujours refusé de s’exprimer publiquement. En 1998, il décline l’invitation à collaborer au livre Octobre, ils parlent, que le journaliste Sid Ahmed Semiane consacre à ces événements, alors que de nombreux responsables de l’époque ont accepté de livrer leur version des faits.
Au journaliste qui a sollicité son témoignage, Betchine a posé une condition : ne pas évoquer la torture de manifestants et d’opposants. Mais il ne donnera jamais sa version de l’histoire.
Démission après la victoire du FIS
Les feux de la révolte éteints, Chadli Bendjedid se débarrasse de certains responsables pour calmer la rue. Mohamed Betchine passe entre les gouttes. En octobre 1988, il est nommé à la tête de Direction générale de la prévention et de la sécurité (DGPS). Ébranlé par l’ampleur des émeutes, le président est contraint d’annoncer des réformes politiques qui mettent fin au règne du parti unique, instaurent le multipartisme et la liberté de presse.
L’Algérie entre dans une nouvelle ère avec l’émergence des partis islamistes comme principale force politique du pays. Les premières élections libres et démocratiques de juin 1990 donnent la majorité au FIS (Front islamique du Salut) dans les communes. Un séisme qui va ébranler le pouvoir et qui aura de graves répercussions sociales, politiques et sécuritaires.
Au lendemain de la victoire du FIS, Mohamed Betchine adresse un rapport au président dans lequel il met en garde contre les conséquences de l’arrivée au pouvoir des islamistes. S’il a toujours refusé de divulguer le contenu de ce rapport, dont il disait détenir une copie, il soutient que des divergences profondes avec les responsables le poussent à la démission.
Mohamed Betchine se retire de la scène et verse dans les affaires. Il est alors considéré comme une sorte de brebis galeuse par les puissants généraux (Khaled Nezzar, Toufik, Mohamed Lamari et Abbas Gheziel) qui constituent, au début des années 1990, l’ossature du pouvoir. Mais son retrait de la politique sera de courte durée.
En mars 1994, deux mois après la nomination du général Zeroual comme président de l’État, Mohamed Betchine est nommé conseiller politique avec rang de ministre d’État. Son retour, avec la double casquette d’homme d’affaires et d’influent bras droit de Zeroual, déplait fortement au haut commandement de l’armée.
Omniprésent à la présidence, il fait de l’ombre aux autres généraux. Dépourvu de réseaux tant il a fait l’essentiel de sa carrière dans l’armée, Zeroual n’est pas porté sur la politique. Mohamed Betchine devient l’interface entre la présidence et le reste des institutions. Le pouvoir de ce conseiller politique s’accroit avec la création, en février 1997, du Rassemblement national démocratique (RND), dont il est la pièce maîtresse. En octobre 1997, moins de dix mois après sa naissance, le RND rafle la majorité à l’Assemblée nationale grâce à une fraude massive ordonnée par le même Betchine.
Aux côtés de Zeroual, l’ancien général est une sorte de président bis. Pour affaiblir le président, il faut s’en prendre à son ami Mohamed Betchine. Le commandement militaire veut que le chef de l’État se sépare de son éminence grise mais, fidèle en amitié et peu enclin à céder aux pressions, Zeroual refuse de lâcher son conseiller politique.
Une féroce campagne médiatique est alors lancée contre lui durant l’été 1998, tant et si bien que Mohamed Betchine finit par démissionner en octobre. Depuis son retrait, le général s’est totalement éclipsé de la scène politique et s’est astreint à un devoir de réserve qu’il ne brise qu’une ou deux fois pour répondre à ses détracteurs.
Adoptée en octobre 2003 et ratifiée par 180 pays, la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel promeut la sauvegarde des connaissances et du savoir-faire nécessaires à l’artisanat traditionnel. Outil de la diplomatie culturelle, elle récompense également des « pratiques culturelles transmises de génération en génération, comme les traditions orales, les arts du spectacle, les pratiques sociales, rituels et événements festifs ou encore les connaissances et pratiques concernant la nature et l’univers ».
Réuni à Rabat, le Comité du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco, qui honore avant tout des traditions à sauvegarder plus que les produits eux-mêmes, a annoncé avoir inscrit la harissa, le raï et la sljivovica à sa liste du patrimoine immatériel. Cette liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité compte donc désormais plus 530 éléments inscrits, dont 72 nécessitent une sauvegarde urgente. Ce mercredi, c’est la baguette qui avait eu les honneurs de l’Unesco.
La harissa, « élément fédérateur de tout un pays »
La harissa, condiment national en Tunisie confectionné à base de piments, a donc été inscrite jeudi par l’Unesco au patrimoine immatériel de l’humanité. Le comité a annoncé avoir inscrit « la harissa, savoirs, savoir-faire et pratiques culinaires et sociales ». Et la harissa, c’est quoi ? Cuisinée à partir de piments séchés au soleil, d’épices fraîchement préparées et d’huile d’olive qui la conserve et en atténue le piquant, elle se trouve quasiment dans toutes les assiettes de restaurateurs en Tunisie et elle est exportée vers de nombreux pays. « Elle est perçue comme un élément identitaire du patrimoine culinaire national, et un facteur de cohésion sociale, ajoute le comité. Préparée et consommée sur tout le territoire tunisien, la harissa est perçue comme un élément fédérateur de tout un pays ».
« Faisant partie intégrante des provisions domestiques et des traditions culinaires et alimentaires quotidiennes de toute la société tunisienne, la harissa est préparée, le plus souvent, par les femmes dans un cadre familial ou vicinal convivial, à caractère festif, marqué par une entraide communautaire remarquable », explique le dossier de candidature.
Le raï, l’Algérie sans tabou ni censure
Le raï, chant populaire d’Algérie a lui aussi été inscrit jeudi au patrimoine immatériel de l’humanité. Moyen de véhiculer la réalité sociale sans tabou ni censure, le raï aborde des thèmes tels que l’amour, la liberté, le désespoir et la lutte contre les pressions sociales.
Apparu dans les années 1930, il était à l’origine pratiqué en milieu rural par des doyens qui chantaient des textes poétiques en arabe vernaculaire, accompagnés d’un orchestre traditionnel, selon l’Unesco. C’est au milieu des années 1980 que le raï explose : sous l’influence de « Chebs » (jeunes), cette musique traditionnelle algérienne de la région d’Oran (ouest) se modernise.
Ce genre musical débarque en France à l’occasion d’un festival à Bobigny en 1986. Le public français découvre alors la voix de Cheb Mami, qui, aux côtés de Cheb Khaled ou de Cheikha Rimitti, deviendra par la suite une star mondiale.
En quelques années, le raï élargit son public, intéresse les grandes maisons de disques. Cheb Khaled devient le premier maghrébin à entrer au Top 50 au début des années 90 avec son tube Didi. Au cours des années 2000, le raï a peu à peu disparu des grands plateaux de télévision et retrouvé son public confidentiel des débuts. Il a été victime aussi de sorties de routes (condamnation de Cheb Mami pour violences envers son ex-compagne) et de la montée en puissance des musiques urbaines. Le raï a été remis au goût du jour cet été par le succès phénoménal du dernier titre de la star planétaire franco-algérienne, DJ Snake, Disco Maghreb.
La sljivovica, un « médicament » du quotidien
La sljivovica, eau-de-vie à base de prune produite en Serbie, a rejoint la liste de l’Unesco. La prune (sljiva en serbe) y est un symbole national et la rakija (eau-de-vie) qui est fabriquée à base de prune, appelée Sljivovica, est étroitement liée à la vie et aux coutumes des Serbes. Les eaux-de-vie à base de fruits sont produites dans toute la région des Balkans, mais en Serbie, la sljivovica est obligatoirement présente sur les tables à l’occasion des naissances, des baptêmes, des mariages, des fêtes familiales et des fêtes dans leur ensemble et lors des décès.
La sljivovica se consomme fraîche, mais aussi comme boisson chaude, surtout l’hiver. En Serbie on l’appelle le thé de la Sumadija, faisant référence à une région de ce pays où les prunes sont abondantes. La sljivovica et également utilisée comme un « médicament » du quotidien. Une serviette trempée de sljivovica sera placée autour du cou pour soigner une gorge douloureuse. Les plantes de pieds sont massées avec de la sljivovica pour endiguer des fièvres élevées.
Chaque famille qui se respecte et qui en a les moyens produit sa propre sljivovica. C’est une question de fierté. Plus de 60 % des prunes en Serbie sont destinées à la production de la sljivovica. En 2022, plus de 470.000 tonnes de prunes ont été cueillies.
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