C’est en 1958, au hasard de mes recherches dans la bibliothèque familiale, que je découvris un ancien numéro du journal al-Bachir reproduisant le discours du commandant Charles de Gaulle à la cérémonie de distribution des prix de l’année scolaire 1931 à l’Université Saint-Joseph. Cet exemplaire avait sans doute été gardé dans notre bibliothèque parce que mon père et mon oncle, jeunes élèves, étaient présents à ce discours près de Philippe de Gaulle lui-même élève avec eux, et qui leur avait dit : « C’est mon père. » Et c’est un devoir de mémoire pour moi de relever que quelques mois avant sa mort, Philippe de Gaulle, âgé alors de 100 ans, a adressé une lettre manuscrite écrite avec une belle écriture à mon fils Georges lui rappelant son séjour à Beyrouth et ses regrets de n’y être jamais retourné.
Marqué par mes études gréco-latines si bien dispensées au collège des pères jésuites de Jamhour et particulièrement du fameux discours de Périclès sur la démocratie tel que reproduit par Thucydide dans sa sobriété et son laconisme, la simple lecture de ce discours, à un moment en 1958 où le général de Gaulle revenait au pouvoir, m’interpellait et m’interpelle toujours. Et il me plaît d’en rappeler certains termes adressés à la jeunesse libanaise qui m’ont poussé à témoigner sous le titre « De Gaulle avait raison ». Et je cite : « Il vous appartient de construire un État. Non point seulement d’en partager les fonctions, d’en exercer les attributs, mais bien de lui donner cette vie propre, cette force intérieure, sans lesquelles il n’y a que des institutions vides. Il vous faudra créer et nourrir un esprit public, c’est-à-dire la subordination volontaire de chacun à l’intérêt général, condition sine qua non de l’autorité des gouvernants, de la vraie justice dans les prétoires, de l’ordre dans les rues, de la conscience des fonctionnaires. Point d’État sans sacrifices. »
Ce discours de De Gaulle s’inscrit pour moi et pour nous tous comme un moment éminent de l’expression d’une conscience politique responsable et de haute vision qu’un homme, alors jeune commandant dans l’Armée française du Levant, a voulu proclamer et insuffler à une jeunesse libanaise – première génération au lendemain du retrait ottoman qui a duré 402 ans et de la fin de la Grande Guerre – jeunesse promise à la création d’un État à la mesure de ses composantes sociales, religieuses et historiques, véritables familles spirituelles.
Mais ce discours de De Gaulle s’adresse également à une société libanaise aux écoutes de l’Occident depuis des siècles – sans toutefois oublier ou renier sa surface culturelle moyen-orientale et arabe – car il constitue un programme, une volonté et un choix institutionnel tous empreints d’intelligence, d’intégrité et de dévouement.
Et je dis institutionnel car les idées proposées dans ce discours s’inscrivent pour ce lecteur de Bergson et de Barrès au cœur des valeurs institutionnelles et morales gréco-romaines et judéo-chrétiennes dictées par l’histoire et qui ont permis l’émergence de l’Occident. Mais c’est aussi une solution et une réponse aux susceptibilités, aux sensibilités, aux aspirations et aux défis de cette société proche-orientale chrétienne et musulmane que de Gaulle connaissait bien déjà, puisqu’il était en poste au Levant depuis 1929 et qu’il allait mieux connaître encore suite à plusieurs longs séjours au cours de sa vie publique à Beyrouth et d’autres villes de l’Orient. Et cette expérience sera pour lui un appoint fondamental dans sa future politique méditerranéenne, musulmane et arabe. Appeler ainsi à une solution institutionnelle dans cette société du Liban, terre de rencontre et d’existence pour des familles spirituelles islamo-chrétiennes, reste un appel à prôner ces mêmes valeurs qui ont permis l’émergence de l’Occident mais qui ont malheureusement été progressivement laminées au cours de ces décennies passées au point même de voir ces sociétés de l’Occident et du Proche-Orient sombrer dans la violence particulièrement avec l’éclatement de cette nouvelle question d’Orient et balkanique – car il s’agit bien de cela aujourd’hui – dont nous vivons les malheurs et les soucis du cœur de l’Europe et jusqu’à la mer Rouge – et bien plus loin encore – dont nous connaissons à peu près les origines sans savoir ou deviner son aboutissement dramatique ou diplomatique.
Ainsi le Liban en s’écartant progressivement depuis la fin des années soixante et de l’ère chéhabiste des principes mêmes affirmés sobrement dans ce discours a abouti à la chute de sa société politique. Et le risque était là de voir entraîner dans cette chute toute la société civile n’était-ce la profondeur de l’enracinement et de la détermination des Libanaises et des Libanais – tous âges et communautés confondus – de résister en un courage volontaire aidés et soutenus dans cette grande infortune par une solidarité locale et d’au-delà des mers et surtout par des institutions religieuses – telle l’Université Saint-Joseph qui fête ses 150 ans – et civiles solidement implantées ainsi que le soutien d’États – dont particulièrement et principalement la France – et d’organisations civiles tous mus par une longue et grande tradition.
Ainsi face à des événements excessifs et des défis considérables, cette société politique au lieu de coopérer en un face-à-face civilisé a vu chaque partie préférant, dès les années 1968, caresser des composantes étrangères croyant les manipuler et finissant par être leur homme lige sans honte et sans regret au point de tomber malheureusement dans les affres d’une politique de politiciens à défaut d’une politique d’hommes d’État soit donc de personnes capables d’initier des solutions institutionnelles équilibrées et acceptables car dotées du génie du dialogue et de la communicabilité et d’une surface culturelle capable de deviner les changements et de considérer que la sécurité revient à l’adaptation au risque, un risque calculé où l’homme d’État fort est bien celui qui exerce la sagesse de son intelligence et qui est capable de compter ses pas, ses mots et ses actions – ayant en somme du caractère – pour contenir les dégâts des situations excessives.
Et puis, après tout ce que j’ai dit, d’aucuns ici ou ailleurs pourraient s’interroger sur cette situation libanaise en se demandant : « Mais enfin, de quoi parle ce conférencier et avec qui travailler politiquement ? » Je me dois ici d’être compréhensif et de rappeler ce que de Gaulle lui-même disait dans une de ses interviews le 14 décembre 1965 : « Il faut prendre les choses comme elles sont, car on ne fait pas de politique autrement que sur les réalités. »
Et il est significatif de rappeler ici les propos tenus personnellement par le général de Gaulle en juin 1968 à Fouad Boutros, alors ministre libanais des Affaires étrangères, et qui témoignent bien de sa profonde connaissance de la structure politique libanaise : « Si Israël venait à toucher au territoire libanais par une annexion partielle ou par des implantations militaires, le Liban peut être assuré que la France saisirait le Conseil de sécurité pour exiger des représailles politiques ou militaires. Si les Nations unies ne parvenaient pas à assumer leur mission, la France enverrait ses propres troupes pour défendre l’intégrité du territoire libanais. » Puis regardant Boutros dans les yeux, le général lui dit : « Mais si, par malheur, les choses venaient un jour à se dégrader entre Basta et Gemmayzé, alors la France, pas plus que quiconque, ne pourrait rien pour vous. C’est au seul génie libanais qu’il appartiendrait alors de régler ses problèmes » (Joseph Chami, Le Mémorial du Liban, tome 5, le Mandat Charles Hélou, p. 185, Beyrouth 2004).
Et si je rappelle tous ces termes c’est pour ne pas me faire taxer d’idéalisme, mais bien pour vous inviter avec moi à considérer ce discours de De Gaulle en 1931 comme un appel à l’action et au dévouement pour créer un État. Et cela même et surtout dans notre société qui, promise un jour à de grands lendemains, s’est vue malheureusement confrontée à une chute annoncée quand, à un moment ou à un autre, celles et ceux qui auraient dû et qui devaient être les bâtisseurs et les artisans du sursaut et du redressement sont devenus les agents mêmes de l’infortune de la nation.
Hyam MALLATAvocat et sociologue,
ancien président du conseild’administration de la Sécurité sociale puis des Archives nationales
Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.
Quel grand homme il avait raison quand il a dit quand les choses se dégradaient entre Basta et’Gemmayze la France ne pourra rien faire à ce moment il n’y avait pas le parti de Dieu , my God
00 h 41, le 26 juin 2024
https://www.lorientlejour.com/article/1418367/de-gaulle-avait-raison-1.html
.
Les commentaires récents