Le média training a parfois ses limites. Dans le chef-d’œuvre d’Albert Camus paru en 1942, le héros tue un Arabe…
A la question « Quel est votre livre de chevet ? », Jordan Bardella a donc répondu « l’Etranger » d’Albert Camus.
J’entends d’ici vos sarcasmes, vos pitoyables mots d’esprit.
« − Tu l’as lu dans la version manga ou TikTok, ma couille ?
− Eh, magique Sputnik, et “la Peste (brune)”, tu connais ?
− Bardella, il a lu deux bouquins dans sa vie : “l’Etranger” et “le Petit Prince”…
− Naaan, “Le Petit Prince”, il l’a même pas fini…
− En littérature française, Bardella a les mêmes goûts que ces touristes américains qui trimballent “l’Etranger” comme on trimballe un guide Lonely Planet.
− Attention, les gars, on va dire que vous donnez dans le mépris de classe. La mère de Bardella était agente territoriale spécialisée des écoles maternelles…
− Tu veux dire que Bardella est un transfuge de classe ?
− Comme Annie Ernaux ?
− Ouaip… Mais aussi comme Mussolini, Bokassa ou Thénardier. Contrairement à ce que dit une certaine gauche sulpicienne, tous les transfuges de classe ne sont pas cool ou super émouvants.
− Moi, je crois qu’il a cité “l’Etranger” pour faire marrer tous ses potes identitaires qui organisent des soirées “Etrangers dehors” et des apéros “saucisson”.
− La plus belle singularité de “l’Etranger”, c’est le passé composé. Je peux vous dire que le passé composé, mélangé, métissé de notre douce France, c’est pas son truc à Bardella.
− Bordello est aussi étranger à “l’Etranger” qu’aux étrangers, etc. »
Et si, au contraire, c’était la première fois que Bardella disait la vérité depuis le début de la campagne des élections législatives ? Il a découvert « l’Etranger » au lycée, dit-il. Il ajoute que « l’école doit redevenir un lieu de savoir qui éveille les consciences ». Comment ? Grâce au vouvoiement, si j’ai bien compris.
Je vois la scène d’ici. Le soir, après une journée de mensonges, de fausses promesses et de musculation, Bardella se replonge dans son livre de chevet. J’imagine sa conscience émoustillée et sa joie voluptueuse, quand ce fils politique de Marine Le Pen, pour la centième fois, relit à haute voix le début du roman : « Aujourd’hui, maman est morte […] J’ai reçu un télégramme de l’asile : “Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués…” » Et tout à coup son cœur bat plus fort, son esprit vagabonde et, dans son monologue intérieur et vespéral, il se dit : « Yes ! Ça veut dire que je vais devenir président de la République en 2027, direct ! Au cul la vieille, c’est le printemps ! »
Un étranger dans « l’Etranger »
Paru en 1942, « l’Etranger » se passe en Algérie française. Il est convenu de dire que c’est un chef-d’œuvre. Mais, au-delà de la sobre perfection de son style, cette fiction n’aurait-elle pas aussi de quoi séduire la conscience d’un président du RN ? Ne peut-on pas lire ce roman, par exemple, comme une défense de l’autodéfense ? On s’en souvient, au chapitre VI de la première partie, le héros, Meursault, tue d’un coup de revolver un homme qui le menace avec un couteau, sur une plage. « Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu », écrit Camus, avec un accent racinien qui détonne légèrement au milieu de la sobre et mâle narration de Meursault.
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D’un point de vue littéraire, notons d’ailleurs que le revolver de Camus est lui-même un étranger dans « l’Etranger ». C’est une importation américaine et un emprunt − comme le béhaviorisme et l’hypersudation du héros − au roman noir, tel que le définira, en 1948, la Série noire*.
Il se trouve que, dans le livre de chevet de Jordan Bardella, l’homme que tue Meursault est un Arabe.
Et si, pour une conscience nationaliste, ce coup de revolver, tiré sur la plage d’un empire perdu, résonnait comme un appel à la nostalgie ? Comme le cri de la grive dans le parc de Montboissier, chez Chateaubriand ? Comme une métaphore balistique du « On est chez nous », un « nous » qui n’est pas le nôtre, un « nous » qui persécute nos compatriotes et pousse des cris de singe à leur passage ? Il semble en effet qu’avec le RN au pouvoir (enfer et Jordamnation), des millions de Français (nationaux, binationaux) vont « se sentir étrangers dans leur propre pays », comme dirait Bardella.
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Avant d’assassiner un Arabe, rien ne dit si Meursault avait trop regardé CNews ou Pascal Praud, dont la doctrine associe l’immigration à la prolifération des punaises de lit. Le roman semble souvent vouloir présenter ce tueur comme un Français innocent, injustement condamné par la justice de son pays. Après tout, en Algérie française, Meursault n’est-il pas « chez lui », en France ? Pour un lecteur d’extrême droite, l’histoire de Meursault n’est-elle pas celle d’un « vrai patriote » persécuté par la « République des juges » ?
Voici les derniers mots du meurtrier Meursault :
« Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine. »
Ces ultima verba pourraient être ceux du terroriste Anders Behring Breivik (mais aussi ceux du terroriste Mohammed Merah).
Trahison de classe
On l’aura compris, loin de moi l’idée que « l’Etranger » soit une œuvre barrésienne ou d’extrême droite. Je conçois seulement la lecture que Jordan l’identitaire pourrait en faire.
Par ailleurs, n’oubliez pas que le président du Rassemblement national est un transclasse, donc un traître à sa classe d’origine. Dans son livre de chevet, le héros tue un Arabe. Cette métaphore parle à Bardella. Pour lui, « tuer un Arabe », c’est aussi, symboliquement, trahir sa propre histoire. C’est trahir son arrière-grand-père, un travailleur immigré venu de Kabylie à Villeurbanne. C’est montrer patte blanche à ses copains « ausländer raus » (« Etrangers dehors ») et fraterniser avec toute cette merde. Mais que nous importent les tréfonds psychologiques d’une machine lepéniste qui veut détruire la France ?
A chacun son Camus.
Voyez celui de Kylian Mbappé, qui, comme Jordan Bardella, a grandi en Seine-Saint-Denis. Contre le camusien Bardella, le camusien Mbappé a pris la parole pour défendre la République, ses « valeurs de mixité, de respect et de tolérance ». « Lorsque Kylian a été appelé pour la première fois en équipe de France, en mars 2017, raconte son biographe Arnaud Hermant, son directeur d’école primaire, M. Saint-Aubert, lui a offert un exemplaire de “l’Étranger” d’Albert Camus parce que “Meursault, le héros de Camus, subit son destin. Kylian, grâce à ses parents, a pu choisir le sien…” Kylian l’a remercié à sa manière, avec humour : “Merci de vous occuper de ma culture”. »
On s’en doutait, Mbappé, capitaine de l’équipe de France, a meilleur goût que Bardella, caporal de l’anti-France. Lui, il ne cite pas « l’Etranger », mais « la Chute ». C’est ce qu’il a fait quand il a quitté l’AS Monaco, en 2017, pour démentir certaines « fausses informations » : « La vérité, comme la lumière, aveugle. Le mensonge, au contraire, est un beau crépuscule qui met chaque objet en valeur ». Ce passage de « la Chute » commence comme ça : « On voit parfois plus clair dans celui qui ment que dans celui qui dit vrai… » De là peut-être la gloire vicieuse de messieurs Bardella et Mélenchon, pour qui l’antisémitisme est un détail ou, comme dit Céline, une « bagatelle ».
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https://www.nouvelobs.com/opinions/20240628.OBS90365/l-etranger-de-camus-est-le-livre-de-chevet-de-jordan-bardella-pourquoi-il-faut-s-en-inquieter.html
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Tout sur les ancêtres de Jordan Bardella
Le destin incroyable d'un fils du village Aït R'zine à Béjaïa
https://tipaza.typepad.fr/mon_weblog/2024/06/tout-sur-les-anc%C3%AAtres-de-jordan-bardella.html
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