« Quand on voit leurs conditions de vie... »
« Tous les matins je pars à 7 heures de Géryville en convoi jusqu'à Kef El Ahmar [...] et là je soigne les Arabes [...]. Aujourd'hui, nous n'avons pas arrêté un instant à deux infirmiers et un toubib qui n'est là que quelques jours par semaine, il vient d'un poste à 40 km de là. Métrite, ganglions tuberculeux avec abcès, énormes abcès, gosses affreusement rachitiques et déshydratés avec début de purpura, et alors impétigos en pagaille, des gosses dont le crâne n'est qu'une croûte, bronchites, trachomes... Mais quand on voit leurs conditions de vie... La nuit il fait très froid sous les tentes, ils sont sous-alimentés au possible, troupeaux encore plus insuffisants qu'avant, et inconscience des militaires. »
> Lettre de Xavier Jacquey, le 15 janvier 1959. Le séminariste Xavier Jacquey est appelé au service militaire en 1957, d'abord en Allemagne puis en Algérie, dans le Sud oranais. Il a publié son témoignage chez L'Harmattan en 2012.
Une école sans fenêtre
« Le commandant de compagnie ouvre une école et un dispensaire dans l'ancienne épicerie. Je suis nommé instituteur ainsi que Jean C. Le premier jour, j'enregistre une cinquantaine de présences. Nous irons jusqu'à 65, tous à peu près fidèles. Les conditions d'installation sont des plus précaires. L'école étant détruite, nous nous installons dans une maison sans fenêtres. Il faut donc laisser les portes ouvertes si l'on veut avoir de la lumière ; résultat, impossible de chauffer. [...]. Certains jours, nous claquons des dents et c'est pitié que de voir les mignonnes frimousses qui me regardent avec de grands yeux désespérés : "M'sié, je suis froid ; la main écrit pas." Nous allongeons les récréations pendant lesquelles nous les faisons remuer le plus possible. »
> Stanislas Hutin, le 3 janvier 1956.
« L’armée pacifie, l’armée construit » ?
« J'ai lu sur des affiches : "L'armée pacifie, l'armée construit". Qu'a-t-on fait, effectivement, à Sidi El Ghézali, depuis cinq ans ? On a commencé par chasser les habitants du djebel et par les regrouper [...]. Mais on a oublié de leur procurer des moyens d'existence, leur interdisant de retourner sur leurs terres pour faire paître les bêtes ou pour cultiver. Les quelques distributions de farine et de semoule [...] n'ont évidemment pas empêché la misère et le rachitisme. On a envoyé plusieurs familles à la CAPER (coopérative) où elles ont trouvé du travail et une vie plus décente. Heureuse initiative certes, mais c'est le village entier qu'il aurait fallu transformer en CAPER. Dans les foyers où le père, compromis avec le FLN, a été arrêté, je me demande comment la femme et les enfants, pourtant irresponsables, font pour subsister. On a fait une école, un cercle féminin, une infirmerie, très bien ; mais peut-être aurait-il fallu se soucier des moyens d'existence [...]. »
> Journal de Bernard Bourdet, le 8 juin 1961. On décrit ici des actions positives mais menées au prix de déplacements massifs de population, avec la création des « zones interdites », qui empêchent les Algériens de cultiver leurs champs. Les personnes regroupées dans les camps sont totalement dépendantes de l'armée française.
« Mon lieutenant... »
« Lieutenant, J'ai l'honneur de vous écrire ces quelques lignes pour vous faire savoir de mes nouvelles qui sont en bonne santé, et parfaite également. Je vous donne un grand bonjour et vous souhaite bien. J'espère qu'un jour vous viendrez nous voir. Vous avez nous fait des progrès. J'accepte avec plaisir vos offres si flatteuses pour moi. Je suis très content de vous connaître.
Mais quand vous êtes partis (sic), nous sommes pas très contents car le lieutenant Jorno n'es pas comme vous. Maintenant, je fais des progrès. Cette année je passerai le CEP. J'aurai un bon métier. Je travaille pour ma vie. J'ai rien à vous dire. À bientôt, mon lieutenant. »
> Boukahous, le 27 juin 1961. Jean-Pierre Desffontaines, jeune ingénieur agronome, part pour l'Algérie en 1959 comme instructeur au centre de formation de la jeunesse algérienne de Bourkika, près de Blida. Lorsqu'il retourne en métropole, en 1961, il reçoit des lettres de ses anciens élèves, dont celle-là (orthographe et syntaxe respectées).
Une école bien accueillie par les villageois et le FLN !
« Il y a trois bonnes semaines que je fais la classe, un groupe de 35 mouflets le matin et autant pour un second groupe l'après-midi. Il a fallu se bagarrer pour obtenir un peu de matériel mais je me débrouille [...]. Un tiers environ des enfants vont à l'école. Les autres gardent les troupeaux ou sont occupés à divers travaux. De toute manière, il n'aurait pas été possible de les prendre tous. Les parents ont plutôt bien accueilli l'ouverture de l'école. Le chef du village m'a aidé à convaincre certaines familles d'y envoyer leurs filles. J'ai rencontré moins de difficultés que je ne l'avais imaginé avec des élèves ne parlant pas le français [...].
Au début, il a fallu leur apprendre les mots essentiels pour communiquer et ils y ont mis beaucoup de bonne volonté. Une petite leçon sur la propreté a été prise très au sérieux car maintenant ils viennent avec la frimousse impeccable et ils adorent se laver les mains à notre robinet de barrique [...]. Après la classe, il y a souvent des civils qui m'attendent pour une permission, une lettre à faire, quelque chose à demander. J'essaie de les arranger au mieux avec les interdictions et les règlements de l'armée. Ils me font confiance parce que je les respecte.
Le rôle d'"écrivain public" est particulièrement intéressant parce qu'on entre dans l'intimité des familles, on finit par devenir leur confident et cela crée des liens. L'école, une ancienne ferme, est assez loin du poste, de l'autre côté du village. Bien entendu, je ne prends jamais d'arme. Si les maquisards voulaient tenter quelque chose contre moi, ce serait facile, mais je ne pense pas qu'ils en aient l'intention. »
> Journal de Bernard Bourdet, 14 novembre 1961. Affecté près d'un camp de regroupement, il est enseignant, infirmier, écrivain public... Il est aidé par le chef du village, qui n'est autre que le responsable du FLN, ce qu'il apprendra au cours de son séjour. L'indépendance approchant, il craint moins l'action de l'ALN que celle de l'OAS.
Des barbelés et des fusils
« Je visite deux fois par semaine, avec le médecin, un camp de regroupement d'environ 1 200 personnes. Le camp est situé sur un plateau sans aucune végétation où règne une chaleur étouffante. Le sirocco souffle toujours, traînant des tourbillons de poussière. Tous les enfants ont les yeux gonflés et purulents. L'état hygiénique est lamentable, tant l'eau est rare. Il y a une distribution de semoule par mois. Les gens ont le droit d'aller deux fois par semaine cultiver leur terre mais, comme ces terres se trouvent à dix ou quinze kilomètres, il reste bien peu de temps pour travailler, d'autant que le couvre-feu intervient à six heures du soir. [...] Des familles de vingt personnes vivent dans des baraques en torchis de six mètres sur trois. Nous rencontrons toutes les maladies [...]. Nous soignons pendant huit heures chaque semaine, mais il faudrait être là constamment. Combien de fois avons-nous emmené à l'hôpital des enfants déshydratés, près de mourir [...]. La première vision du monde qu'ont les enfants, c'est celle des barbelés et des fusils. La résignation se lit dans leurs yeux. Ils jouent, par habitude. Les femmes se disputent. [...] Les hommes sont emmenés les uns après les autres. Ils sont soupçonnés de renseigner les rebelles. »
> Lettre de Benoist Rey. Né en 1938 dans une famille bourgeoise antidreyfusarde, antisémite et pétainiste. En opposition croissante avec son milieu, il devient ouvrier typographe avant d'être appelé au service militaire en 1958. Affecté dans un commando de chasse, il raconte son expérience dans Les Égorgeurs, publiés aux Éditions de Minuit en 1961.
« La condition de la femme »
« Il est question de créer à Sidi El Ghézali un cercle féminin. Les femmes du village y viendraient apprendre la couture, comment s'occuper d'un bébé, comment tenir un foyer... sous la conduite d'une monitrice musulmane. Elles auraient ainsi l'occasion de se voir et de parler. Nous nous sommes malheureusement heurtés à l'hostilité des hommes qui refusent de laisser sortir leurs femmes du gourbi. Il a fallu élever la voix, parfois même menacer, pour que les mâles se résignent enfin à laisser aller leurs épouses. Elles semblaient réellement heureuses de pouvoir s'évader quelque peu et bavarder.
La condition de la femme, dans cette région, est ce qui nous révolte le plus. À partir de quatorze ans la jeune fille est littéralement séquestrée dans la mechta de son père. Mariée ou plutôt vendue très jeune, elle devient ensuite la véritable esclave de son mari qui n'a pas moins, quelquefois, de 20 ou 30 ans de plus qu'elle. Beaucoup de femmes ne sortent presque jamais du gourbi avant d'être vieilles. Si elles se rendent au marabout, les jours de fête ou pour les enterrements, c'est toujours voilées et en groupe.
Quand nous entrons dans un gourbi, avec l'interprète musulman, les femmes se cachent le visage. Si l'interprète n'est pas avec nous et qu'il n'y a pas d'homme dans la mechta, elles restent au contraire dévoilées et sont très sympathiques. Nous avons affaire ici à une population très arriérée [...]. »
> Journal de Bernard Bourdet, 12 avril 1961. Les SAS avaient aussi comme objectif la promotion de l'émancipation des femmes, surtout dans les campagnes. Mais cette marche à l'émancipation (notamment marquée par l'octroi du droit de vote aux femmes algériennes, en 1958), en étant portée par la puissance coloniale et parfois de manière forcée, a aussi conduit à des mouvements de refus ou de repli.
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