Depuis les attaques du Hamas, le 7 octobre, le Proche-Orient est une nouvelle fois au bord de l’embrasement. Retour sur les affrontements qui ont précédé la naissance d’Israël et de son armée, dont la supériorité ne règle finalement rien.
Depuis le 7 octobre 2023 et les attaques terroristes du Hamas sur le sol israélien, le conflit entre l’État hébreu et le mouvement islamiste est passé de basse à haute intensité. Tsahal se masse à la frontière de Gaza pour une intervention terrestre imminente. Objectif : en découdre une fois pour toute. Ce n’est pas une guerre entre Israël et la Palestine, mais bien entre Tsahal et le Hamas, voire le Hezbollah.
Du côté du Hamas, dont la charte a subi un lifting en 2017, on dit et on répète que l’affrontement avec Israël est strictement politique. Pourtant, le modus operandi porte bien les stigmates d’une organisation religieuse dans laquelle le jihadisme a pignon sur rue. Pick-ups déboulant à vive allure dans les avenues, mitraillage indistinct de civils assistant à un festival musical… tout cela ressemble à s’y méprendre aux méthodes de Daech. Mais le Hamas n’est évidemment pas l’État islamique. Leurs références politico-religieuses sont à des années-lumière.
Il faut le dire, la dernière attaque du Hamas semble brouiller les cartes, car s’y mêlent des motivations antisémite, antijudaïque et antisioniste. Elle rappelle aussi d’autres affrontements entre combattants juifs et arabes, en particulier ceux datant d’avant 1948. Le samedi 7 octobre, les hommes du Hamas ont pris d’assaut plusieurs kibboutzim. Ce faisant, ils ont remonté le temps d’Israël : nombres de ces villages collectivistes, d’inspiration socialiste, souvent laïcs, avaient déjà été attaqués et pillés par les Arabes avant même la naissance du pays.
À l’époque, explique le sociologue et politologue Olivier Carré, « le mouvement sioniste de colonies agricoles en Palestine (…) est perçu comme une menace juive européenne contre l’islam […]. Des thèmes antisémites européens se transmettent aisément dans l’opinion arabe […] à cause d’une forte propagande nazie en langue arabe. Cet antisémitisme est encore présent. »
Terre sainte, guerre sainte ?
Le mouvement d’implantation de communautés juives en Palestine, qui était la base du projet sioniste, a commencé à la fin du XIXe siècle. À cette époque, précisément entre 1870 et 1896, l’Anglais Sir Moses Montefiore, le Français Edmond de Rothschild et les Hovevei Zion (les « Amants de Sion ») de Russie établissent 17 colonies agricoles en Palestine ottomane.
Au début du XXe siècle, les porte-paroles de la communauté juive continuent à demander le droit de s’installer dans la région. Mais l’Empire ottoman, qui la contrôle, fait la sourde oreille. Tout change avec la première guerre mondiale et la défaite de la Sublime Porte, alliée aux Empires centraux, qui bouleverse la situation politique et sociale du Proche-Orient. Ce sont désormais les Anglais qui se voient confier par la toute nouvelle Société des Nations (SDN) le mandat sur la Palestine.
Londres, sensible aux arguments des mouvements sionistes, décide, avec l’approbation des autres puissances européennes, d’accéder aux demandes des représentants juifs. Tout ceci est acté à la conférence de San Remo, en avril 1920. Dès juillet 1920, l’Israélite Herbert Samuel devient le premier Haut-commissaire britannique en Palestine. À charge pour lui d’appliquer les préconisations du premier « Livre blanc » (dit « de Churchill ») sur la Palestine qui régit et limite l’implantation juive. Deux autres de ces « livres » suivront, en 1930 et 1939.
Si ces programmes reconnaissent la nécessité d’un foyer juif en Palestine, les divers secrétaires britanniques aux colonies veillent au strict contrôle de l’immigration israélite. Le troisième « livre blanc », qui fait suite à une conférence anglo-judéo-arabe, fixe un quota d’arrivants juifs (75 000 migrants) et leur interdit l’achat de terres en différents endroits du pays, et notamment à Gaza ou à Beer-Shiva. Des dispositions loin de faire l’unanimité au sein des organisations sionistes.
Livres blancs, noire destinée
« L’Agence juive, les membres de l’opposition aux Communes dénoncèrent alors la nouvelle politique britannique comme une trahison de l’esprit et de la lettre du mandat », explique l’historien André Chouraqui. David Ben Gourion, futur fondateur d’Israël, se fait le porte-parole de cette frange radicale. Les sionistes modérés de Chaim Weizmann, favorables au dialogue avec les Anglais et les Arabes, ont perdu la partie.
Lors de la seconde guerre mondiale, le mouvement sioniste se radicalise. Alors que les Juifs d’Europe sont menés dans les camps d’extermination par les nazis, ceux du Proche-Orient entrent dans la guérilla. C’est le rôle dévolu à la Haganah (« défense » ou « protection » en hébreu), groupe paramilitaire qui n’hésite pas à s’en prendre aux troupes britanniques et à l’administration mandataire. En 1943, on évalue ses forces à 60 000 combattants. D’autres milices radicales, telles l’Irgoun et le groupe Stern, entrent également en action. L’attentat, en juillet 1946 contre l’hôtel King David à Jérusalem, qui ravage les bureaux du secrétariat de la puissance mandataire ainsi que ceux de son état-major, décide Londres à abandonner au plus vite son mandat sur la Palestine.
Bientôt c’est la guerre de tous contre tous : Anglais, Juifs, Arabes s’affrontent. Le plan de partage de l’ONU, en novembre 1947, l’abandon de l’idée d’un État fédéré binational et le retrait progressif de la British Army mettent le feu aux poudres. En 1948, l’ONU est chargée de mettre en œuvre le plan de partition. Dans un ultime revirement, les États-Unis souhaitent annuler provisoirement ce plan. Veto de l’URSS. Un cafouillage brouillon dans les plus hautes instances internationales qui ajoute l’insulte à l’injure.
Tout va dès lors très vite entre les extrémistes arabes et juifs qui se font face. « Les volontaires de l’armée de Saladin sont ainsi assimilés à ceux de l’ « armée du Salut arabe » qui prit part aux combats de 1948, tandis que l’Irgoun et le groupe Stern sont identifiés aux Templiers », souligne l’historien Emmanuel Sivan. La thématique religieuse vient – une fois encore – se greffer à l’action nationaliste. Les premiers affrontements se déroulent en janvier 1948. « L’essentiel des forces arabes est concentré dans la région de Jérusalem. Elles sont commandées par le neveu du mufti Abdel-Kader al-Husseini […]. Une force auxiliaire de volontaires, dépendant de la Ligue des États arabes et dirigée par Fawzi al-Qawuqji, prend position dans le nord de la Palestine », racontent les historiens Vincent Cloarec et Henry Laurens.
Le plan Daleth : harceler et déloger les Arabes
Mal entraînées, mal coordonnées, moins équipées et moins nombreuses, les forces arabes sont balayées dès février 1948. Mais la Haganah et les autres groupuscules sionistes ménagent la chèvre et le chou, craignant encore une intervention massive des Britanniques. Les forces sionistes consolident d’abord leurs positions selon un schéma préétabli, le plan Daleth, qui vise à expulser les Arabes de leur habitat. La Haganah, épaulée par les milices extrémistes, dynamite à tour de bras les villages arabes entre Tel-Aviv et Jérusalem, faisant fuir 10 000 à 15 000 Arabes.
Un épisode sanglant torture la mémoire arabe : celui du massacre par l’Irgoun des 254 villageois de Deir Yassin, à l’ouest de Jérusalem, dans la nuit du 9 au 10 avril 1948. Cette tuerie est probablement la réponse au massacre de 50 Juifs au Mont Scopus, à proximité de Deir Yassin, quelques mois auparavant. Un autre épisode torture, lui, la mémoire juive : celui du massacre de 245 colons dans le kibboutz de Kfar Etzion, entre Jérusalem et Hébron, en mai 1948. Au mois de mai également, le 13, a lieu la prise de Haïfa. La ville se vide : de ses 80 000 habitants, n’en resteront que 5 000. Le ménage est fait par l’Irgoun. Les Anglais ne bougeront pas.
Le 14 mai 1948, Ben Gourion, proclame l’État d’Israël. Sans attendre, il travaille à unifier les groupes paramilitaires en une seule armée, sachant très bien que les nations arabes voisines ne vont pas rester sans réagir. Le 26 mai 1948, un peu plus de dix jours après la naissance de l’État hébreu, Tsahal voit le jour. « La Haganah préfigure Tsahal », souligne le géopolitologue Frédéric Encel. Mettant à profit deux trêves imposées par l’ONU en juillet 1948, Tsahal s’arme tous azimut. Les premières armes obtenues par Golda Meir sont essentiellement tchécoslovaques. En quelques mois, la nouvelle armée israélienne peut aligner jusqu’à 100 000 hommes bien formés, armés et motivés, face à 40 000 soldats arabes pauvrement équipés.
Depuis 1948, Tsahal a rempli à la perfection sa mission de défense d’Israël. Mais que peut cette puissance vertigineuse, qui compte parmi les 15 armées les plus puissantes de la planète, face à un ennemi certes sans tanks ni sans dôme de fer, mais qui a pour lui l’énergie féroce du désespoir et n’a plus rien à perdre ?
Avant de céder le poste à son fils aîné, l’ex-premier ministre Hun Sen a redessiné la capitale cambodgienne à marche forcée, avec des promoteurs privés soigneusement adoubés. Les couches moyennes se sont adaptées comme elles ont pu. Quant aux plus pauvres…
Madame Yen Yat est rassurée. Son arbre va survivre. Les ouvriers de la voirie lui ont certifié que l’élargissement de la route, dix mètres de chaque côté, n’aura pas d’effet sur les racines de son vieux chan de 200 ans. Sous ses frondaisons, assise sur un klé en bambou, une plate-forme sur laquelle on s’installe au Cambodge pour se reposer ou pour manger, la sexagénaire observe le monde qui s’agite devant chez elle. Une cour dans laquelle vivent quatre familles. Ici, à Srok Chek, un faubourg excentré de la capitale Phnom Penh, les maisons entourées de jardins restent dominantes. Mme Yen Yat montre du doigt le panneau « À vendre » fixé sur la parcelle située en face. Le terrain est proposé à 600 000 dollars (560 000 euros) pour 1 328 mètres carrés, soit 450 dollars le mètre carré (420 euros). Rien à voir avec les 5 000 dollars le mètre carré du centre. Reste que « quelqu’un est venu me proposer 1 million de dollars pour ma maison, sourit-elle. Mais où irais-je ? ». Les rizières alentour ont disparu, l’immense lac voisin de Choeung Ek, vaste espace de lagunage se gonflant en période des pluies, est désormais en voie de comblement.
Hier paysans et pêcheurs, les habitants se reconvertissent. La famille de Mme Yen Yat tient une échoppe vendant boissons et nourritures. Ses clients : des ouvriers de la construction travaillant dans le secteur. « La ville grignote et arrive peu à peu jusqu’à nous », constate sa nièce. En effet, Phnom Penh a changé d’échelle. Composée de quatre districts urbains regroupant 1,6 million d’habitants en 2005, la capitale en comprend aujourd’hui quatorze s’étalant sur 692 kilomètres carrés et comptant plus de 2,1 millions de personnes, selon le dernier recensement(2019). On y vient pour faire des études ou pour travailler. Le revenu par personne y représente le double de celui des zones rurales : 903 000 riels (environ 200 euros), contre 452 000 riels (1). Telle une pieuvre déployant ses tentacules dans toutes les directions, la ville déborde des routes-digues construites au début du XXe siècle pour la protéger des inondations et des crues du Mékong.
Dans le centre, entre les berges de la rivière Tonlé Sap, la vieille poste, le Wat Phnom, le Palais royal et le marché central, le patrimoine architectural quasiment intact fait exception. Ailleurs, le paysage mute, la ligne d’horizon s’élève. Le siège de la Canadia Bank de trente-deux étages, inauguré en 2008, est resté le point culminant de la ville jusqu’en 2014. Deux ans plus tard, les Phnompenhois ont arrêté de compter ses concurrentes, trop nombreuses. Les maisons en bois de Boeng Keng Kang et leurs jardins disparaissent, remplacés par des hôtels, des immeubles en copropriété de standing toujours plus hauts, des cafés ou des boutiques tendance à l’architecture épurée.
Le stade olympique, marqueur incontournable de l’urbanisation de la ville par le roi Norodom Sihanouk (1922-2012) après l’indépendance en 1953, est occulté. Les deux tours de trente-cinq étages du Sky Villa ainsi que l’Olympia City, un complexe de bureaux et de résidences de standing construites sur son pourtour, le cachent à la vue de tous. Œuvre de l’architecte Vann Molyvann, un disciple de Le Corbusier et concepteur de la « nouvelle architecture khmère », le complexe sportif avait été érigé dans l’axe du monument de l’Indépendance. « Le stade est préservé comme un endroit du passé, mais il semble rapetissé par la hauteur des immeubles en copropriété de luxe, image du Cambodge de demain », constate Stéphanie Benzaquen-Gautier, chercheuse associée à l’université de Nottingham. Une éclipse comme un pied de nez au roi Sihanouk, figure tutélaire et père de l’indépendance.
Car le maître bâtisseur des temps modernes, c’est M. Hun Sen. Comme l’ancien roi, il grave son héritage dans la morphologie de la ville. Commandant adjoint d’un régiment khmer rouge, il a fui vers le Vietnam en 1977, avant de revenir avec les troupes de Hanoï qui ont renversé Pol Pot et son régime. Nommé premier ministre en 1985, à l’âge de 34 ans, il a occupé ce poste jusqu’en juillet dernier. « Il a traversé toutes les époques avec pragmatisme », explique Ou Virak, analyste politique et président du think tank cambodgien Future Forum. Chef du gouvernement provietnamien durant la guerre froide, battu aux élections organisées sous l’égide des Nations unies au début des années 1990, M. Hun Sen s’est imposé avec brutalité, éliminant toute alternative politique et marginalisant le roi Norodom Sihamoni, successeur de Sihanouk, décédé en 2012 (2). Aux yeux de l’autocrate de 71 ans, Phnom Penh doit incarner sa réussite : il a vaincu la dictature khmère rouge, instauré la paix et reconstruit l’économie. Fort d’un revenu national brut (RNB) annuel par habitant de 1 612 dollars en 2021, le pays est sorti de la liste des pays les plus pauvres selon la classification de la Banque mondiale, pour entrer dans celle des pays au revenu intermédiaire inférieur.
Ainsi, un long boulevard de soixante mètres de large, inauguré en 2017, porte le nom de M. Hun Sen. Tout comme le gigantesque aéroport en construction qui ouvrira en 2025, et sera, à terme, le plus grand de la région selon le gouvernement. Les bâtiments officiels expriment, au cœur de la cité, une certaine conception du pouvoir, tel le Palais de la paix où l’ancien premier ministre recevait les délégations étrangères sur un trône bordé d’or. Un nouveau ministère de l’intérieur est en cours d’achèvement sur le boulevard Norodom. Coût de l’édifice « promis pour durer cent ans », selon l’architecte Keo Malika : 60 millions de dollars. L’imposant siège du Parti du peuple cambodgien (PPC) vient également d’être refait pour la somme de 30 millions de dollars. Ancien parti communiste, désormais affilié à l’Internationale démocrate centriste, plus guidé par les intérêts mercantiles que par l’idéologie, le PPC se veut incontournable sur la scène politique et le montre en s’inscrivant dans le paysage urbain, à égalité avec les institutions de l’État.
Le 31 janvier 2022, M. Hun Sen citait avec fierté, dans un discours, les 1 600 bâtiments érigés : « Rappelez-vous, le 7 janvier 1979, nous n’avions que des immeubles de sept étages, aujourd’hui certains en atteignent cinquante. » La date mentionnée ne doit rien au hasard : c’est le jour de la chute du régime des Khmers rouges.
Les ambitions de l’autocrate se nourrissent, au tournant des années 2000, de l’intérêt des investisseurs étrangers. La croissance économique (7 % en moyenne par an entre 2009 et 2019), le coût modique du foncier, le faible prix de construction et les réglementations urbaines souples attirent, dans un premier temps, les capitaux de deux de ses voisins asiatiques. Le groupe indonésien Ciputra investit alors 600 millions de dollars dans la première « ville-satellite », Grand Phnom Penh International City. Puis le gouvernement lance, avec un consortium sud-coréen financé par la Busan Savings Bank, Camko City : ce projet de 119 hectares, d’un montant de 2 milliards de dollars sur quinze ans, s’est enlisé à la suite de la banqueroute de la banque, lésant 38 000 épargnants sud-coréens (3). Singapour, le Japon et la Chine vont suivre.
Les proches de l’ex-premier ministre et cadres du PPC enrichis, souvent illégalement, dans la vente de bois, de pierres précieuses ou l’accaparement des terrains, s’engouffrent dans le secteur immobilier pour y recycler leurs fortunes. « Un capitalisme de copinage opère. Des circuits de corruption se mettent en place dans toutes les administrations », observe Gabriel Fauveaud, chercheur à l’université de Montréal. Le Cambodge est situé à la 150e position sur 180 dans le classement 2022 de Transparency International.
La spéculation foncière est également alimentée par les classes moyennes. Elle apporte la seule garantie pour leurs vieux jours ou pour leurs dépenses de santé. Certains se sont constitué de petites fortunes en achetant et en revendant des biens fonciers. Le terrain a de la valeur, pas le bâti. Dès les années 1990, au début du processus de paix, il était fréquent de trouver des espaces clôturés le long des axes majeurs en périphérie de Phnom Penh. Ils restaient vides, dans l’attente que les prix montent. « Quand je peste contre ma mère et lui reproche de participer à la spirale spéculative depuis trente ans, elle me rétorque : “Comment ai-je pu payer tes études à l’étranger ?” Elles sont des milliers de mères comme elle à Phnom Penh », raconte Sothy, un promoteur immobilier. « Les prix fonciers et résidentiels réels dans la capitale ont, en moyenne, triplé en vingt ans, tandis que les terres périurbaines sont passées de quelques dizaines de dollars le mètre carré dans les années 1990 à plusieurs centaines voire milliers de dollars aujourd’hui », écrit Fauveaud (4).
À la manière des rois bâtisseurs angkoriens
L’urbanisation échevelée profite aux consortiums locaux, tous proches de l’ancien premier ministre. Depuis le début des années 2010, plus de huit mille hectares, soit 12 % du territoire urbain de la capitale, leur ont été concédés. Charge à eux de les aménager. Cela « permet de faire des économies », assurent les services de la municipalité pour expliquer le principe de ces vastes concessions. Une manière pour M. Hun Sen de garantir son rôle de grand ordonnateur. C’est lui qui décide d’attribuer tel ou tel pan de la capitale aux okhnas, comme on désigne les hommes d’affaires proches du régime.
Ainsi, à trente kilomètres au nord du centre historique, sur la péninsule de Chroy Changvar, située entre le Tonlé Sap à l’ouest et le Mékong à l’est, 1 300 hectares de terres ont été confiés au sénateur Ly Yong Phat, conseiller de l’ex-premier ministre et homme d’affaires douteux (5). Un golf, un zoo, des hôtels et appartements de luxe, des centres commerciaux font petit à petit leur apparition. Deux monuments séparés par un boulevard structurent le quartier. D’un côté, un nouveau stade construit et offert par Pékin à l’occasion des Jeux d’Asie du Sud-Est (SEA Games) qui s’y sont tenus en mai 2023. L’arène de soixante mille places porte le nom de Morodok Techo, signifiant « héritage du puissant », forme abrégée du titre honorifique par lequel chacun a l’obligation d’appeler M. Hun Sen. En face, le mémorial Win-Win. Inauguré en 2018, ce sanctuaire moderne, qui mêle codes architecturaux de l’ère angkorienne et brutalisme de l’époque socialiste, célèbre la stratégie dite win-win (« gagnant-gagnant ») du pouvoir, qui a consisté à accueillir d’anciens Khmers rouges en les réintégrant dans la société, afin de garantir la paix. Sur les bas-reliefs, M. Hun Sen apparaît comme le plus grand de tous les personnages. Il écrit sa propre légende à la manière des rois bâtisseurs angkoriens. Des sculptures sur pierre glorifient la clairvoyance de sa politique et ses succès. « Comment ne pas voir un parallèle entre la logique de Norodom Sihanouk et celle à l’œuvre aujourd’hui ?, explique Benzaquen-Gautier. Comme à son époque, un monument et un stade sont construits, socles d’un nouveau récit national. La “ville-satellite” du sénateur Ly Yong Phat autour des deux édifices participe de la tentative de créer une nouvelle vision du Cambodge centrée autour de la classe moyenne. »
C’est là que Phally, trentenaire, salariée d’une organisation non gouvernementale (ONG), a décidé de s’installer avec sa famille. Sa villa est en cours de construction à quelques kilomètres au nord du stade. « Nous nous sommes acheté un peu de bonheur, plaisante-t-elle. C’est ce que promettent les pancartes de publicité en tout cas. » La jeune femme souligne qu’un an après sa signature la valeur de son bien avait déjà doublé. Autre atout, elle vivra avec ses semblables. Finie la cohabitation bruyante avec des voisins ouvriers ou chauffeurs de touks-touks. Signe de sa réussite sociale, elle rejoint la cohorte des couches de la classe moyenne qui migrent vers les borey, comme on appelle ici les lotissements fermés situés en périphérie.
Clôturés, sous surveillance vidéo et sécurisés par des gardiens, ces borey portent des noms pompeux : Win-Win, Elite… Au sud de la capitale, le Peng Huot Star Platinum, un des lotissements fermés les plus sélects, plaît aussi pour son attraction : l’Euro Park. Y sont reproduits miniaturisés la tour de Londres, la tour Eiffel, l’opéra de Sydney et même un canal de Venise, avec son gondolier. Ceux qui vivent là n’en sortent plus ou presque. Ils trouvent tout sur place. Une école, des commerces, des salles de gymnastique, des restaurants. Les habitants y créent de nouveaux réseaux de sociabilité, fermés sur eux-mêmes.
« Les borey forment une excroissance déconnectée du maillage de la ville », estime Virak, un architecte qui veut garder l’anonymat. Si un lotissement, par exemple, empiète sur un canal de drainage, les services municipaux doivent organiser le contournement de l’égout, au risque de ralentir l’écoulement. « On en arrive à des aberrations que les équipes techniques de la municipalité doivent gérer ! Les services publics ne sont pas en position de force pour négocier avec les acteurs privés. De manière générale, la puissance publique est là pour ne pas entraver les initiatives privées », complète Fauveaud.
Malgré le schéma directeur sur vingt ans adopté en 2015, l’aménagement urbain se fait au rythme du bon vouloir des consortiums privés adoubés par le pouvoir — « un urbanisme de l’ombre », selon l’expression du chercheur. « Tenir à jour une carte de Phnom Penh est mission impossible », affirme Jules, un architecte occidental qui, lui aussi, a réclamé l’anonymat. Les constructions avancent plus vite que les employés de la mairie. Comme des blocs de Lego, les quartiers sortent de terre au gré des projets privés, laissant de grands vides les uns entre les autres, compromettant toute idée de cohérence urbaine.
Les tours du centre-ville, elles, sont majoritairement vides de tout habitant. Acheter est ici un placement. Pour les riches Cambodgiens mais aussi pour la clientèle chinoise portée par la politique des nouvelles routes de la soie. « Avant la pandémie, des séjours étaient organisés par des agences de voyages à destination de ces acheteurs », rappelle Fauveaud.
« Pour préserver son charme de ville verte et son statut de perle de l’Asie du Sud-Est, Phnom Penh doit se doter de plans stratégiques et d’outils pour garantir un développement urbain durable, assurer la prévention et la maîtrise des risques naturels auxquels nous sommes exposés », écrivait pourtant, en 2019, le gouverneur de la capitale, M. Khuong Sreng (6). Mais les programmes d’investissement d’une surface supérieure à trois mille mètres carrés échappent à la municipalité, qui n’a pas de budget propre. Tout se décide au niveau du ministère de l’aménagement urbain, du conseil des ministres voire du bureau du premier ministre.
L’« urbanisme de l’ombre » ne s’embarrasse pas des besoins des habitants ou des risques climatiques. Le bureau des services d’urbanisation de Phnom Penh avait conseillé de conserver au moins cinq cents hectares du lac Choeung Ek, au sud, afin d’éviter les inondations et de garantir un peu de fraîcheur à une cité transformée en « pile thermique ». Mais l’aménageur privé poursuit le comblement. Un rapport réalisé par un groupement d’ONG en juillet 2020 n’a pu qu’alerter sur les conséquences (7) : des risques d’inondation accrus dans des quartiers où vivent plus d’un million et demi d’habitants. La capitale cambodgienne se situe en dessous du niveau des crues du Mékong et du Tonlé Sap. Et la gestion de l’écoulement des eaux en période de mousson s’appuie sur un réseau de canaux, de pompes et de vannes qu’il faut entretenir.
Environ trois mille tonnes de déchets sont produites chaque jour par les Phnompenhois, et le ramassage est erratique. Ainsi, les eaux usées se mélangent à celles de la pluie, et la proximité des déchets avec les habitations entraîne un risque sanitaire. La municipalité entreprend la construction d’un système de collecte et de traitement des eaux, avec le soutien de l’Agence japonaise de coopération internationale (JICA). Mais la gestion demeure problématique. De même, dans les quartiers excentrés, la fourniture en eau reste inégale. La capacité du réseau d’adduction n’a pas suivi l’extension urbaine. Les coupures d’électricité sont fréquentes aussi, et on suffoque dans les appartements à la saison chaude.
« Il va falloir construire, non pour l’argent, mais pour les gens »
« Des milliards sont gagnés dans l’immobilier, mais au bénéfice de qui ? s’inquiète Ses Aronsakada, chercheur associé au Future Forum. Singapour a comblé ses lacs avant d’être obligée de creuser plus tard des lacs artificiels. Mais en aurons-nous les moyens ? Peut-être pourrions-nous nous éviter cette peine. Essayons de ne pas reproduire les erreurs de nos voisins plus développés que nous. » N’est-ce pas déjà trop tard ?
Au terme d’une décennie d’urbanisation frénétique, il faut ralentir, admet M. Thierry Tea, vice-président d’Overseas Cambodian Investment Corporation (OCIC), acteur privé majeur de l’immobilier et de l’aménagement urbain. « La génération qui a reconstruit le pays a connu la guerre. Il fallait aller vite. Rattraper nos voisins. Une nouvelle génération arrive aux commandes. Cela va changer la donne », assure-t-il (lire « Une transition dynastique »).
Mais quelle vision de la capitale porteront les nouveaux dirigeants ? La pandémie, la guerre en Ukraine, la hausse des taux d’intérêt ont refroidi les ardeurs. Les clients chinois ont disparu. Les immeubles en copropriété de standing du centre-ville ne trouvent plus preneurs. Les spéculateurs craignent de perdre leur mise. Les chantiers calent. Le gouvernement a annoncé en avril dernier une aide exceptionnelle au secteur immobilier et à la construction, une branche qui emploie plus de 200 000 personnes et représente 10 % de la croissance.
Ce seau d’eau glacée sur un moteur en surchauffe satisfait le promoteur Sothy : « Il va falloir construire, non pour gagner beaucoup d’argent, mais pour les gens. » Ses Aronsakada croit aussi à un changement : « Il y a cinq ans, on ne parlait que de la taille et du prix du terrain. Aujourd’hui, j’ai l’impression que parmi la classe moyenne émerge une exigence nouvelle sur la qualité de vie. »
Il rêve d’un urbanisme plus humaniste et propose, par exemple, de réserver aux piétons et aux vélos les quais longeant le Tonlé Sap. Les habitants y viennent en fin de journée, avant de rejoindre l’autre rive et d’admirer de loin leur ville qui se transforme. Mais combien de temps leur mégalopole en devenir sera-t-elle vivable ?
(5) Clothilde Le Coz, « The canes of wrath », South East Asia Globe, Phnom Penh, 10 mai 2013.
(6) Phnom Penh, extension et mutations, (PDF), coédité par la municipalité de Phnom Penh, la Ville de Paris et l’Atelier parisien d’urbanisme (APUR), mai 2019.
r, Fatiha Boukhers : Profil d’une Juge-femme d’affaires…
Dans son édition de ce mardi 25 août, El Watan revient sur un personnage peu médiatisé de l’ère Bouteflika : Fatiha Boukhers, l’ex-présidente de la cour de Tipasa et épouse de l’ex patron de la gendarmerie nationale, le Général Ghali Belkecir.
Ainsi, le quotidien rapporte que c’est au tout début du « Hirak » que Fatiha Boukhers prend conscience que le vent a tourné. Et c’est « le débarquement », manu militari, de son mari le Général Ghali Belkecir , mais aussi celui de son «protecteur» Tayeb Louh, ex-ministre de la Justice, qui l’a définitivement décidé de mètre les voiles. Elle prend dés lors, une disponibilité de deux ans, ses trois enfants et direction : Paris.
Il faut dire, écrit El Watan, que le choix de la capitale française comme lieu d’asile des Beleksir n’est pas fortuit. C’est là que la famille a acquis des biens immobiliers durant ces dernières années, dont un grand appartement bien situé, au nom des deux filles, offert comme donation par un ressortissant français.
Fatiha Boukhers : Juge et femme d’affaires
Le quotidien rapporte que le nom de la magistrate Fatiha Boukhers, épouse Beleksir, a surgi dans de nombreuses affaires. La plus emblématique est le scandale du matériel de communication israélien importé par des Jordaniens – qui ont pris la fuite après avoir bénéficié d’une mise en liberté provisoire, accordée par son amie, une juge du tribunal de Koléa, qui était en charge de l’instruction – le dossier avait fait tache d’huile avant d’être étouffé.
Le couple Belkecir continue à faire parler de lui bien qu’il soit en fuite à l’étranger depuis prés d’une année maintenant.
Ainsi, dans son édition de ce lundi 23 mars, le site Algérie Partévoque la vie parisienne de la fille du Général Ghali Belkecir et de Fatiha Boukhers, ancienne présidente de la Cour de Tipaza.
Plus précisément Wafa Ines Belkecir née le 20/06/92 à Mostaganem qui est confortablement installée à Paris dans un appartement situé dans la très chic rue de la Pompe du 16e arrondissement, l’un des quartiers les plus huppés de la capitale française.
En effet, dans le très chic 16e arrondissement parisien, la Rue de la Pompe est une adresse signature très convoitée où il fait bon vivre. Les loyers au niveau de ce quartier peuvent dépasser facilement les 2000 euros par mois, « à savoir presque le double du salaire algérien de son père lorsqu’il était patron de la gendarmerie algérienne de juillet 2018 à juillet 2019 », commente Algérie Part.
Selon le site d’investigation, la fille du général Belkecir n’a aucune activité particulièrement lucrative en France. Elle est étudiante et détentrice d’un titre de séjour étudiant en cours de validité jusqu’au 16 mai 2020.
Et de s’interroger : « Comment cette étudiante peut-elle donc se permettre une telle adresse dans l’un des quartiers les plus chers de la capitale française ? »
Un mystérieux milliardaire algérien derrière la vie parisienne de Wafa…
Selon la même source derrière le faste dans lequel évolue l’enfant chéri des Belkecir, il y a un homme d’affaires algérien, propriétaire d’une célèbre marque de boissons minérales. Ce serait ce milliardaire qui couvrirait les frais de la vie parisienne de Wafa Ines Belkecir après avoir bénéficié de la protection précieuse du clan Belkecir pour la réussite de ses affaires en Algérie.
Le site promet de divulguer son identité dans ses prochaines éditions…
Juriste spécialisée en droit international, Rima Hassan est l’une des rares voix palestiniennes audibles en France. Elle évoque ici la difficulté de faire entendre un autre récit sur la situation en Palestine — notamment depuis l’attaque menée par le Hamas le 7 octobre 2023 —, et revient sur le quotidien des Palestiniens, marqué par l’apartheid et la colonisation. Propos recueillis par Maël Galisson.
Réfugiée d’origine palestinienne, née dans le camp de Neirab en Syrie, puis naturalisée française, il me semble essentiel de porter la voix des Palestiniens, et notamment celle des réfugiés des camps. En France, quand il est question de la Palestine, on entend peu de voix palestiniennes, et encore moins celles de femmes jeunes. Quand j’interviens dans les médias, je me rends compte que le récit palestinien « fait tache » au milieu des experts et des journalistes.
Depuis l’attaque du Hamas menée le 7 octobre 2023, c’est encore plus compliqué. Ce qui s’est passé ce jour-là est horrible, et nous touche dans notre humanité. Mais si je peux me sentir solidaire de la société civile israélienne et du traumatisme qu’elle a vécu, il m’est impossible de soutenir l’État d’Israël, alors que nous sommes témoins de violations continues du droit international à l’encontre du peuple palestinien.
Le débat est aujourd’hui confisqué, réduit à ce tweet de l’armée israélienne le 12 octobre dernier : « Soit vous soutenez Israël, soit vous soutenez le terrorisme ». Avec ce type de déclaration, l’armée israélienne supprime toute nuance sur ce que revendiquent les Palestiniens depuis des années : un pays. Le peuple palestinien, ce n’est pas le Hamas. Depuis le 7 octobre, je n’ai vu nulle part un discours condamnant ses actes tout en insistant sur une société palestinienne qui ne se réduit pas au Hamas. Aujourd’hui, quand j’écoute les discours des responsables politiques, les débats sur les plateaux de télévision ou sur les réseaux sociaux, je me sens niée dans mon identité de Palestinienne.
« JE SUIS NÉE EN COLÈRE »
Quand on regarde la manière avec laquelle la situation en Palestine est traitée en France, on constate que le débat est imprégné de la rhétorique officielle israélienne. Un exemple : dans sa déclaration annonçant le siège de Gaza en réponse à l’attaque du Hamas, le ministre israélien de la défense, Yoav Gallant, affirme : « Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence1 » (9 octobre). En France, quand des journalistes demandent à Olivier Véran, le porte-parole du gouvernement, de réagir à ces propos, il s’y refuse : « Il ne me revient pas de commenter (...) la manière dont Israël décidera d’engager une riposte2 ». Il n’a même pris la peine de rappeler une seule fois le droit international qui consisterait à dire que cette opération militaire ne doit pas se transformer en une punition collective à l’encontre des Palestiniens de Gaza.
Il devenu impossible aujourd’hui de se revendiquer « propalestinien ». Être « propalestinien », cela veut dire lutter pour une égalité des droits entre Palestiniens et Israéliens. C’est aussi simple que cela. Je ne me considère pas comme une activiste. Je suis une Palestinienne qui a à cœur de parler de ce qu’elle est et la peine qu’elle ressent. Je me suis toujours sentie « en manque » d’une partie de moi-même, déracinée. Je me sens étrangère partout où je me rends, et cela doit sûrement être lié au rapport aux lieux et à l’espace qui me vient des camps de réfugiés. Et je mesure que je vais vivre jusqu’à la fin de mes jours avec ce manque qui ne sera jamais comblé par un amour, par un foyer, par du confort, par une carrière.
Je dis souvent que je suis née en colère. J’ai été biberonnée à la colère. J’ai vu ma mère traumatisée par son parcours. Il y avait quelque chose d’obsessionnel chez elle dans l’idée de parler de notre exil, de la vie dans les camps de réfugiés palestiniens. C’était « non-stop ». Comme beaucoup de Palestiniennes et de Palestiniens, je n’ai pas une image positive de moi-même, de ce que nous sommes. Quand je pense à mon identité, quand je pense à notre histoire, seules me reviennent les images d’humiliations. L’histoire du peuple palestinien est une série d’humiliations. Ce sont des blessures très profondes.
« UN VÉCU BASÉ SUR L’APARTHEID »
Embrasser la voie du droit m’a permis de me sauver de ma colère. La fondation de l’Observatoire des camps de réfugiés m’a permis de la canaliser et de la raisonner. La boussole du droit, l’obligation d’enquêter et de me pencher sur la situation des personnes en exil me permettent de dire que j’ai d’autres repères que cette colère.
Parler du vécu des Palestiniens, c’est parler d’apartheid. L’utilisation de ce terme est le résultat d’un long et minutieux travail juridique, réalisé notamment par des ONG palestiniennes, israéliennes ou internationales3. L’apartheid obéit à une logique de séparation institutionnalisée.
Celles et ceux qui refusent l’utilisation de ce terme rétorquent notamment que « s’il y a un apartheid à l’égard de tous les Palestiniens, il devrait se matérialiser partout de la même façon ». Cet argument ne tient pas, car il ne peut pas y avoir un apartheid uniforme, compte tenu de la fragmentation de l’espace vital palestinien : les territoires de Cisjordanie n’ont pas les mêmes statuts et les populations qui y vivent n’ont pas les mêmes droits, car ils ne dépendent pas des mêmes autorités.
L’apartheid se matérialise à Gaza avec un blocus illégal qui dure depuis dix-sept ans. Dans les territoires occupés, il se matérialise par un régime militaire, tandis que les colons dépendent d’un régime civil. Il faut aussi y ajouter — entre autres exemples emblématiques de l’occupation — les routes de contournement qui quadrillent le territoire. Vus du ciel, les territoires occupés ressemblent à une peau de léopard : la stratégie d’implantations des colonies juives est de s’installer entre deux villages palestiniens, coupant liaisons et communications et ainsi toute possibilité de résistance collective. L’étape suivante, c’est de tracer les routes dont les colons ont besoin et d’accaparer les ressources (notamment l’eau).
Les Palestiniens d’Israël sont pour leur part considérés comme des citoyens de seconde zone. Malgré l’existence d’une citoyenneté commune, ils sont victimes de discrimination à l’embauche, ne disposent pas de la même liberté de circulation que les Israéliens, ne peuvent accueillir d’autres Palestiniens qui ne vivent pas en Israël. Alors qu’ils représentent 20 % de la population, les Palestiniens d’Israël ne vivent que sur 5 % à 6 % du territoire, et leur représentation politique reste minoritaire. Une situation qui a encore été exacerbée depuis le vote de la Loi fondamentale en 2018 qui fait d’Israël « l’État-nation du peuple juif ».
« POUR NOUS, LE DROIT AU RETOUR N’EXISTE PAS »
Pour les Palestiniens des camps de réfugiés, l’apartheid repose sur la dichotomie Juifs/non Juifs. Tous les Juifs du monde bénéficient de la « la loi du retour » en Israël. Cependant, pour nous réfugiés le « droit au retour » n’existe pas. J’arrive à localiser géographiquement le village et la maison de mes grands-parents. Dans les camps de réfugiés d’ailleurs il n’y a pas une famille qui ne soit pas capable de te décrire le village d’où elle vient, de parler de ce que faisaient leurs parents et arrière-grands-parents. Ce droit au retour, les réfugiés de Palestine n’en bénéficient pas. L’apartheid est aussi là, dans cette logique de séparation, d’exclusion des Palestiniens de leurs terres.
Je ne parle pas de descendants de la Nakba, je parle de survivants. Les Palestiniens des camps ont survécu aux massacres et aux expulsions menés par l’État israélien et son armée. Près de 800 000 Palestiniens ont été expulsés (sur une population d’1,4 million habitants à l’époque), 532 villages ont été rasés. Les pays qui soutiennent Israël voient ce que cet État a pu offrir à la communauté juive, mais personne ne retient ce qu’il a infligé aux Palestiniens.
Selon moi, il est urgent de remettre les Palestiniens au centre du débat. Dans la crise actuelle en Israël, qui se traduit par un important mouvement de contestation contre la réforme du système judiciaire, il y a un impensé dont personne ne parle : les Palestiniens. Pour nous, la crise existe depuis 1948, parce qu’on a vécu la Nakba, parce qu’on a vécu le blocus de Gaza depuis dix-sept ans, parce qu’on a des territoires occupés, parce qu’il y a eu pléthore d’intellectuels et de dirigeants qui ont été assassinés par le Mossad, qui ont été traqués dans des pays occidentaux depuis 2001. Et on peut aller plus loin encore. De 2001 à 2023 des dizaines de journalistes ont été assassinés4 . C’est plus d’un cas par an !
Les voix des Palestiniens ne sont pas écoutées parce que nous sommes toujours considérés comme des sujets colonisés. C’est particulièrement le cas de ce côté-ci du monde, en Occident. La France, le Royaume-Uni et d’autres empires ont dominé les peuples du Proche-Orient et ont toujours eu ce type de rapport avec ces populations locales. Il est toujours utile de rappeler que la France et le Royaume-Uni, avec les accords Sykes-Picot [signés en mai 1916 entre Londres et Paris] ont découpé cette région du monde au début du siècle dernier et que la Palestine est devenue un territoire sous mandat britannique.
Il y a de nombreux symboles de la résistance palestinienne qui sont devenus des symboles sous la colonisation des Britanniques. Le keffieh, par exemple. On fait du keffieh un symbole très politique et anti-israélien. Mais c’était au départ un foulard porté par les paysans, les fellahs. Lors de la révolte arabe contre l’Empire britannique en 1936, les autorités coloniales avaient interdit aux paysans de le porter. C’est devenu, au fil de la lutte, un signe de ralliement à la cause et un symbole de la résistance palestinienne contre l’occupant britannique.
Dans les pays arabes, la voix des Palestiniens a cependant toujours compté. Quand je dis « dans les pays arabes », je devrais parler des sociétés arabes davantage que des États : la cause du peuple palestinien a été instrumentalisée par la Syrie, le Liban, la Jordanie ou l’Égypte. Je ne pense pas, tout compte fait, que nous ayons eu de véritables alliés dans les pays arabes. Mais dans les sociétés arabes, notre voix compte. On l’a vu lors de la Coupe du monde de football au Qatar en 2022, pendant laquelle des drapeaux palestiniens ont été arborés par des joueurs ou déployés par des supporters dans les tribunes. Tout le monde en a parlé, ça a été aussi un rappel pour les gouvernements des États arabes.
« CELA FAIT 75 ANS QU’ON ATTEND D’ESPÉRER »
Nous, les Palestiniens, cela fait 75 ans qu’on attend d’espérer. Je dis bien « qu’on attend d’espérer » car, selon moi, les conditions n’ont jamais été réunies pour qu’on puisse envisager la libération du peuple palestinien. Il me semble pourtant qu’il est devenu difficile de justifier de la logique du « deux poids, deux mesures » pratiquée par la communauté internationale par rapport à l’invasion russe en Ukraine, tandis qu’elle passe sous silence ce qui se déroule en Palestine. Aux yeux d’une partie de la jeunesse engagée sur le climat, sur les questions de justice et de la lutte contre les discriminations, la posture de nombreux gouvernements occidentaux est devenue compliquée à justifier.
Aujourd’hui, la cause palestinienne est d’abord une question de justice. La question désormais devrait être : comment, à notre échelle, pouvons-nous démanteler ce régime d’apartheid ? Des hommes et des femmes politiques qui se prétendent progressistes devraient s’en saisir, sans se faire nécessairement les porte-voix de la cause palestinienne. C’est une question de justice, comme en Afrique du Sud.
Accusé à tort d’avoir allumé des incendies en Kabylie, Djamel Bensmail a été lynché et brûlé par la foule. En appel, la justice a prononcé 38 condamnations à mort contre les assassins. Que s’est-il vraiment passé le 11 août 2021 à Larba Nath Irathen ?
Poignardé, lynché, brûlé, décapité. C’est un crime barbare qui a choqué au-delà des frontières de l’Algérie. Un crime barbare qui a révolté les Algériens, lesquels ont pourtant vu et vécu mille et une barbaries durant la décennie noire des années 1990. A l’époque, les crimes et les massacres des terroristes des groupes islamiques ou les exactions des forces de sécurité n’étaient documentés que par les journalistes. Celui-ci va se dérouler presque en direct sur les réseaux sociaux. Et les vidéos enregistrées et diffusées ce jour-là serviront plus tard à confondre et à arrêter les assassins et les auteurs d’actes de lynchage et de torture.
Le mercredi 11 août 2021, Djamel Bensmail, artiste et peintre âgé de 38 ans, est dans la ville de Larba Nath Irathen, en Kabylie, pour porter secours aux populations qui luttent contre les incendies qui ont fait en l’espace de deux jours 65 morts et des dizaines de blessés dans plusieurs villages de cette région montagneuse. Pris à partie par des jeunes qui l’accusent d’avoir délibérément allumé des incendies, Djamel sera supplicié dans l’enceinte du commissariat de police de cette ville avant d’être brûlé et décapité sur une place publique.
Le procès en première instance, qui s’est tenu en novembre 2021 et a abouti à la condamnation à la peine capitale de 49 prévenus, a levé un coin de voile sur les circonstances de cet homicide. Le procès en appel organisé en octobre 2023 a apporté d’autres détails, qui permettent aujourd’hui de reconstituer le déroulé de ce crime. Les aveux circonstanciés de certains condamnés, les vidéos filmées le jour du crime, ainsi que les informations et éclairages fournis par les procureurs et les avocats de la partie civile complètent le récit, bien qu’il subsistera toujours des zones d’ombre.
Après une semaine d’audience au tribunal de Dar El Beïda, dans la banlieue est d’Alger, celui-ci a prononcé 38 condamnations à la peine capitale, notamment pour homicide volontaire avec préméditation, torture et incitation à la torture. Le tribunal a également condamné 6 prévenus à vingt ans de prison et prononcé 26 acquittements. À moins d’un retournement inattendu de la part des juges de la Cour suprême, ces peines devraient être confirmées dans les prochains mois, excluant ainsi la possibilité d’un nouveau procès qui pourrait éclaircir lesdites zones d’ombres.
À la chasse aux pyromanes
Le 11 août 2021, Djamel Bensmail est donc à Larba Nath Irathen, qu’il a ralliée la veille de sa ville de Miliana (à trois heures de route de Tizi Ouzou) pour prendre part, comme de nombreux bénévoles venus des quatre coins d’Algérie, aux opérations d’extinction des feux qui dévorent les villages de Kabylie. À une chaîne locale qui l’interroge sur sa présence, Djamel explique vouloir être aux côtés de « ses frères kabyles, qui donnent des leçons de solidarité, de courage et de force ».
Depuis deux jours, presque aucune localité n’est alors épargnée par ces feux, qui ne laisse aucun répit aux populations locales. Tant et si bien que certains finissent par croire qu’ils sont d’origine criminelle. Dans un climat de fournaise, de deuil, de colère, de stress extrême, de paranoïa et de suspicion, les esprits s’échauffent d’autant plus vite que d’aucuns cherchent des coupables à ces incendies devenus incontrôlables. À Larba, ce mercredi après-midi, un groupe de jeunes repère une Clio blanche immatriculée à Boumerdes, à 60 kilomètres de Tizi Ouzou, dans laquelle se trouvent Lyes Fekkar et Fouad Mezrara. Ce sont des étrangers à la région, crie-t-on. Des suspects forcément, des pyromanes assurément.
La Clio est alors encerclée par des assaillants qui entendent en extirper ses deux occupants, dont Dieu seul sait le sort qui leur serait réservé s’ils venaient à tomber entre leurs mains. L’un des passagers est exfiltré par un policier pour le mettre à l’abri d’une bastonnade, voire pire. Le deuxième, coincé encore dans la Clio, sera sauvé par un autre policier lui évitant un lynchage certain. Si les deux passagers sont mis à l’abri au commissariat de la ville, leur Clio en revanche est mise à sac, désossée et saccagée. Parmi ces justiciers en jeans et bermuda se trouvent deux personnages qui seront directement impliqués dans la mort de Djamel Bensmail.
Le premier est Chaabane Mostefai, un quadragénaire grassouillet portant T-shirt blanc et bavette sur le visage. Le second est Aghiles Zetri, plutôt beau gosse et vêtu d’un T-shirt noir avec le sigle « AX ». Chaabane Mostefai, qui a déjà subtilisé le téléphone d’un de deux passagers de la Clio, monte sur le toit de celle-ci pour haranguer la foule. À ses côtés se trouve Aghiles, qui participe activement lui aussi à cette curée.
Fourgon de police cerné
Djamel Bensmail se trouve sur les lieux même et filme la scène de l’attaque contre la Clio à l’aide de son téléphone portable. Aghiles et Chaabane l’ont-ils repéré en train de filmer la mise à sac de la Clio ? Ont-ils peur que la vidéo prise par Djamel puisse éventuellement servir de pièce à conviction dans le cas où les deux passagers porterait plainte ? Toujours est-il que Djamel Bensmail est vite désigné comme un des passagers de ce véhicule, comme son propriétaire et, pire encore, comme l’un de ceux qui ont allumé les feux à Larba et dans ses environs. Venu porter secours et assistance, il passe de suspect à coupable sans aucune forme de procès. Pour échapper à la vindicte populaire, il trouve refuge auprès de la police, qui le conduira vers le commissariat. Délivré et sauvé ? Son calvaire ne fait en réalité que commencer.
Très vite, des jeunes se pressent derrière le fourgon de police. Le bouche-à-oreille rameute d’autres passants. À l’approche du commissariat, la foule grossit, et les esprits s’excitent aux cris de « Pouvoir assassin » et « Oulach smah oulach » (« Pas de pardon »). Casque vissé sur la tête, un homme mime le geste de trancher la gorge de Djamel Bensmail en s’adressant à lui à travers la vitre du fourgon. On tient enfin un coupable. Pas question de laisser la police accomplir son travail et de permettre à la justice de faire le sien. Comme au temps du Far West, la foule veut que justice soit rendue sur-le-champ. Comme au temps de l’Inquisition, le coupable brûlera sur le bûcher d’une place publique.
À l’intérieur du commissariat, ils sont maintenant des dizaines d’individus à cerner le fourgon à l’intérieur duquel Djamel Bensmail est encore sous bonne garde. Certains tapent sur les portières arrière avec divers objets pour tenter de la défoncer, d’autres sont juchés sur le toit. Les plus excités, les plus déterminés multiplient les assauts pour faire sortir le pauvre homme. La pression sur les policiers est telle qu’ils finissent par céder aux assaillants en quittant les lieux. Djamel Bensmail, torse nu et pantacourt noir, est maintenant livré à cette foule. Les uns et les autres filment avec leurs smartphones et diffusent la scène, qui passe en direct sur plusieurs comptes Facebook.
Chaabane Mostefaï, celui-là même qui a mené le saccage de la Clio, se fraie un chemin dans cette foule dense et force l’entrée du fourgon cellulaire, où Djamel se défend devant ceux qui l’accusent d’avoir allumé les incendies de forêt. On l’asperge d’essence, on le conspue, on l’abreuve d’insultes visant sa mère. Chaabane se présente devant lui, lui arrache les clés qui pendent au pantacourt, s’empare de son portable et de sa carte d’identité avant de descendre du véhicule. Il tient enfin entre les mains la preuve que Djamel Bensmail est venu en Kabylie pour y mettre le feu.
« Il faut qu’il soit brûlé »
De plus en plus déchainé, Chaabane brandit la carte de Djamel en indiquant qu’il est originaire de Aïn Defla, distante de plus de 360 kilomètres de Larba Nath Irathen. Djamel Bensmail est un étranger à la ville, à la région. Que vient-il faire ici, sinon la brûler ? La foule s’agglutine autour de Chaabane. Un conciliabule se tient dans l’enceinte même du commissariat, à cinq mètres du fourgon. Un tribunal populaire s’improvise pour juger Djamel. On hurle, on vocifère. Une voix s’élève pour annoncer la sentence : « Il faut qu’il soit brûlé. Il a brûlé des maisons. Il a brûlé des familles, des villages. Il a brûlé la Kabylie. Il faut qu’il soit brûlé. Voilà la décision finale. »
La foule a rendu son verdict : Djamel Bensmail sera immolé par le feu. L’excitation est maintenant à son comble. La foule est en transe, hystérique, assoiffée de vengeance, avide de meurtre. Un groupe d’assaillants tente de pénétrer dans le fourgon où Djamel est désormais gardé par un ou deux civils. Le pauvre homme a déjà le visage en sang en raison des multiples coups qu’il a reçus.
Le verdict prononcé, Aghiles Zetri va entrer en scène. Aghiles fait partie de ceux qui avaient saccagé la Clio une heure auparavant. Sa présence sur les lieux du saccage a été filmée par le portable de Djamel Bensmail que Chaabane Mostefaï a subtilisé avec les clés et la carte d’identité. Aghiles s’enferme seul avec Djamel dans le cagibi cellulaire. « Pourquoi tu as fait ça ? » lui demande-t-il. « Je n’ai rien fait. Je n’ai rien fait », répond Djamel. Aghiles n’est pas venu pour entendre les explications du pauvre supplicié, pour connaitre sa vérité ou pour le défendre contre cette hystérie collective. Il est venu avec un couteau. Aghiles poignarde alors une première fois Djamel au flanc droit. Puis une deuxième fois au même endroit. Il sort du fourgon et disparaît dans la nature. D’autres prennent le relais.
Le corps de Djamel, encore vivant mais inconscient, est violemment extrait du fourgon et jeté par terre. Une fureur vengeresse saisit la foule. Coups de pied sur la tête, dans le dos, au ventre, dans les jambes, plusieurs personnes s’acharnent sur le corps désarticulé de la victime au milieu de la clameur et des hurlements. Le corps est tourné et retourné sur l’asphalte du commissariat comme une bête qu’on vient d’abattre dans une partie de chasse. Deux coups de couteau ne suffisent pas. Le lynchage ne suffit pas non plus. Le jury populaire qui s’est improvisé justicier a décidé que Djamel Bensmail sera immolé par le feu, comme ces 65 victimes qui ont péri dans les incendies qui consument la Kabylie depuis deux jours.
Deux personnes saisissent chacune Djamel Bensmail par un pied et traînent son corps sur quelque 200 mètres vers la place Abane-Ramdane, dirigeant de la révolution assassiné par ses compagnons d’armes en décembre 1957. C’est sur cette place qui porte le nom d’un héros de la guerre d’indépendance que Djamel sera sacrifié. On jette de l’essence sur le corps sans vie de la victime pour allumer un brasier. Ahmed Guers, employé dans un restaurant dans le sud de l’Algérie, met deux cartons pour attiser le feu.
Des selfies avec le cadavre
Tayeb Koriche, dit Tiareti, jette des branchages tandis que la foule disposée en cercle filme et diffuse le spectacle en direct sur les réseaux sociaux. Nabila Merouane, infirmière à Hadjout, est présente sur les lieux avec l’une de ses amies. Nabila sort un cutter qu’elle tend à Idir Ouardi en lui criant : « Coupe-lui la tête, dépèce-le ! » Elle s’adresse ensuite directement à la victime, tout en lui donnant des coups de pieds : « Tu meurs comme un chien ! »
Fortement ennivré, Idir s’acharne sur la dépouille. Il va en faire des brochettes, dit-il. Il l’égorge avec le cutter. Et quand la lame de celui-ci se casse, il achève le travail avec un bistouri. La tête de la victime résiste ? Idir donne des coups pour la détacher du corps qui se consume encore. Quelqu’un s’approche pour remettre de l’essence sur le brasier humain. Toujours disposés en cercle, les spectateurs filment et se prennent en selfie avec la dépouille fumante. Loucif Chemini est professeur de sciences islamiques à l’université. Lui aussi veut immortaliser ce moment de châtiment collectif. Il prend un selfie avec le cadavre et publie une story sur sa page Facebook avec ce commentaire : « Celui qui brûle sera brûlé. Voila la Kabylie. »
La nuit est tombée sur la place Abane-Ramdane. La dépouille de Djamel Bensmail fume encore au milieu des détritus de bouteilles en plastique, de cartons et de branchages. Elle y restera pendant de longues heures.
En octobre 1973, en pleine guerre du Kippour, sortaient « les Aventures de Rabbi Jacob », le film le plus politique de Louis de Funès et Gérard Oury. On le revoit un demi-siècle plus tard, le cœur serré.
Dans un monde idéal, regarder « les Aventures de Rabbi Jacob », en 2023, ça devrait être simplement rire devant les plongeons successifs de Louis de Funès dans le bassin de chewing-gum à la chlorophylle. Ça devrait être seulement se marrer des mimiques incomparables de l’acteur, de savourer les répliques cultes et se réjouir devant la célèbre scène de danse, dans le Marais, au son de la musique entraînante de Vladimir Cosma. Ça devrait être aussi de se dire que ce film a bien vieilli et qu’il est le témoin d’un temps révolu, que cette comédie antiraciste, extrêmement audacieuse pour l’époque, serait désormais à ranger aux côtés des autres films cultes du duo Louis de Funès-Gérard Oury.
Il n’en est rien. Regarder « Rabbi Jacob », en 2023, ce n’est pas ça. Cinquante ans après sa sortie, le film garde un statut à part et le revoir en cette date anniversaire, alors qu’Israël pleure les morts après l’attaque massive du Hamas et que Gaza subit un siège total, c’est constater que rien n’a bougé en un demi-siècle entre Juifs et Arabes, depuis cette époque où les deux adversaires s’affrontaient durant la guerre du Kippour.
Rien n’a changé. Bien au contraire. Entendre aujourd’hui Victor Pivert, incarné par Louis de Funès, dire aux personnages de Slimane, leader révolutionnaire arabe, et Salomon, le juif de la rue des Rosiers, « vous ne seriez pas un peu cousins ? » résonne toujours comme une question terrible. « Eloignés », répond Slimane avant un gros plan sur la poignée de mains entre les deux hommes. Victor Pivert interrompt la scène par un « pas maintenant, plus tard ». Un « plus tard » qui n’a jamais semblé aussi lointain.
« Un film sur l’amitié entre Juifs et Arabes, mais vous délirez ! »
Retour dans les années 1970. Louis de Funès, au sommet de sa popularité, enchaîne les comédies à un rythme effréné. Gérard Oury, son réalisateur fétiche, traîne une vieille idée : réaliser un film sur l’amitié entre Juifs et Arabes. L’époque est pourtant marquée par une grande tension entre Israël et Palestine. Les Jeux olympiques de Munich, en 1972, ont été bouleversés par la prise d’otages et l’assassinat de onze athlètes israéliens par un groupe de terroristes palestiniens. Autant dire que tout le monde conseille au réalisateur d’abandonner son projet hautement risqué, dans lequel il n’y a que des coups à prendre. Alain Poiré, son producteur historique, le prévient qu’il ne le suivra pas sur ce film. Dans ses mémoires, Gérard Oury résume ainsi les réactions au projet « Rabbi Jacob » :
« Un film sur l’amitié entre Juifs et Arabes, non mais vous délirez ! Alors qu’à chaque instant le Proche-Orient risque de s’embraser à nouveau. Et de Funès bourgeois français raciste, xénophobe, antisémite, déguisé en rabbin orthodoxe, avec barbe et papillotes, lancé dans une affaire de prise d’otages ! Les Arabes le prendront mal, les Juifs encore plus. Vous voulez prouver quoi ? »
Mais le réalisateur du « Corniaud » est sûr de son fait. Il a d’ailleurs déjà convaincu Louis de Funès de l’accompagner dans cette aventure. Dans « Rabbi Jacob », il va ainsi reprendre les habits qu’il connaît bien du Français irascible et ronchon, mais cette fois, il sera, en plus, d’un racisme totalement décomplexé. Un personnage odieux pour mieux dénoncer les relents peu reluisants de la société. Un rôle bien plus profond et politique qu’à son habitude.
Dès les premières minutes du film, Victor Pivert peste sur les Noirs, les Anglais, les Belges. Quand son chauffeur, Salomon, émet l’hypothèse que son patron « est peut-être un peu raciste », M. Pivert s’offusque : « Moi, raciste ? » Mais quand ce même Salomon lui apprend qu’il est de confession juive, il tombe des nues et finit par lui répondre, plein de dépit : « Ecoutez, ça ne fait rien, je vous garde quand même. »
Voilà tout le propos du film : rire du racisme et de l’antisémitisme pour mieux leur tordre le cou. Si le processus n’a rien de nouveau, le mettre en œuvre sur un tel sujet est inédit et audacieux. D’autant que l’actualité du Moyen-Orient est particulièrement inflammable et vient percuter la sortie en salles du film, programmée pour le 18 octobre 1973. Le 6 octobre, éclate la guerre du Kippour. Comment oser placarder, alors, dans toute la France, des affiches où l’on peut voir un Louis de Funès déguisé en rabbin ? Cela risque d’être pris comme une provocation, alors qu’Israël est attaqué par l’Egypte et la Syrie. Henri Verneuil, qui a vu le film, prévient Oury, dans une anecdote rapportée par Vladimir Cosma :
« On ne peut pas sortir un film comme ça, il va y avoir des émeutes ! »
Décision est toutefois prise de maintenir la sortie, malgré les pressions et les craintes d’attentats. Gérard Oury et sa fille Danièle Thompson, coscénariste du film, vont jusqu’à sortir de nuit dans Paris arracher des affiches pour limiter la publicité autour du film !
Et la réalité rattrape encore le long-métrage une semaine plus tard. Au jour de la sortie du film, Danielle Cravenne, épouse du publicitaire Georges Cravenne, qui n’est autre que l’attaché de presse du film, détourne un Boeing et menace de le faire exploser si « Rabbi Jacob » sort effectivement sur les écrans. Instable psychologiquement, elle est abattue par le Groupe d’Intervention de la Police nationale (GIPN) sur le tarmac de l’aéroport de Marseille.
Le drame n’empêche toutefois pas l’engouement du public. Le succès, populaire et critique, est au rendez-vous. Le film réunit 7,3 millions de spectateurs en France et même l’austère revue « le Film français » le qualifie de « chef-d’œuvre ». Un triomphe !
« Ce film m’a décrassé l’âme »
Loin d’être perçu comme moqueur envers la communauté juive ou la communauté arabe, le film est considéré avant tout, et à juste titre, comme un plaidoyer antiraciste, un appel à la paix et au dialogue entre les peuples. Dans une interview télévisée pour promouvoir le film, Louis de Funès lui-même se laisse aller à une confession personnelle troublante. Alors qu’il décrit son personnage comme un être ignoble « anti-tout », il déclare :
« Ce film m’a fait beaucoup de bien, car j’avais de bonnes petites idées anti… Il doit m’en rester encore. Mais, comme je le dis à Gérard Oury, ce film m’a décrassé l’âme. »
Et le pouvoir du rire n’a pas « décrassé » la seule « âme » de l’interprète principal du film. De retour d’un voyage au Proche-Orient, Gérard Oury racontait, en 1993, à l’émission « Envoyé spécial » que « Rabbi Jacob » avait « laissé une trace » dans la région tant côté juif que côté arabe. Et de raconter que l’ancien président de l’Autorité palestinienne, Yasser Arafat, avait réagi à la fameuse poignée de main entre Salomon et Slimane en disant : « C’est vrai que nous sommes des cousins éloignés. »
Alors que la tension entre les communautés n’a jamais été aussi forte qu’aujourd’hui, un nouveau « Rabbi Jacob » peut-il à nouveau jouer ce rôle de rapprocher les peuples ? Danièle Thompson avait déclaré en 2016 réfléchir à une suite, cinquante ans après. Elle a annoncé il y a quelques mois avoir abandonné l’idée, regrettant qu’il « n’y ait plus cette liberté-là. C’est dommage parce que l’humour doit exploser tout le temps et partout ». Un demi-siècle plus tard, peut-être est-il tout simplement urgent de voir et revoir ce film qui n’a, finalement, pas pris une ride. Surtout la scène de la poignée de mains.
PLAN CULTE
On récite les répliques de ces films. On connaît par cœur les paroles de ces chansons. On est intarissable sur les personnages de cette série… Bref, c’est culte ! « Rocky », « Glee », « C’est arrivé près de chez vous », « Dragon Ball »… Chaque semaine, « Plan culte » plonge dans l’histoire des œuvres mythiques.
Il a chanté le hawzi et le chaâbi pendant plus de deux décennies. Sa voix unique, où la complainte merge quasiment en sanglots, est reconnaissable aux premières intonations.
Hadj M’rizek fait partie des pionniers de la nouvelle musique populaire qui déferlait sur la Casbah d’Alger pendant la première moitié du XXe siècle. Il fait partie des grands maîtres qui ont donné ses lettres de noblesse au chaâbi algérois.
Bien que d’origine kabyle, il semble qu’il n’ait jamais chanté dans la langue de ses parents.
Du temps où ne régnait que fraternité entre juifs et musulmans d’Algérie, il s’était produit sur scène avec l’inclassable Lili Boniche, le plus arabe des juifs algériens !
Avec son look de « dandy », dans son habillement et ses manières aristocratiques, Hadj M’rizek n’est pas sans rappeler l’allure élégante du rossignol kabyle Allaoua Zerrouki.
Biographie
De son vrai nom Arezki Chaïb, Hadj M’rizek est né en 1912 à la Casbah d’Alger au sein d’une famille kabyle et mort le 12 février 1955 à Alger.
Hadj M’rizek s’intéresse à la musique grâce à son demi-frère, organisateur de spectacles. Il suit les représentations des vedettes de l’époque, comme Mustapha Nador.
M’rizek fait un apprentissage musical classique (tar, darbouka) avant de faire de la mandoline alto – appelée demi-mandole par les musiciens – ne devienne son instrument de prédilection. Il apprend les grands textes de la poésie populaire et travaille différents types de chants en commençant d’abord par le Hawzi avant de se mettre au Chaâbi. M’rizek avait des qualités artistiques que sont la clarté de l’expression verbale et son sens inné du rythme. C’est le premier artiste qui réussit à faire sortir le Chaâbi hors de la Casbah d’Alger.
À tout juste 17 ans, il devient la star de la casbah en 1929 et participe à des fêtes à Dellys, Cherchell et dans le M’zab. Sa renommée arrive en métropole où il débarque et enregistre plusieurs 78 tours. En 1937, il fait son pèlerinage à la Mecque et devient hadj. Il devient aussi vice-président du Mouloudia Club d’Alger. En 1951, du temps où juifs et musulmans se côtoient en toute fraternité, il fait un concert avec Lili Boniche et enregistre El Mouloudia, son plus gros succès. Il meurt le 12 février 1955. M’rizek est enterré au cimetière d’El Kettar.
Complètements fournis par Fodil Fellag, frangin de notre humoriste national
M’rizek est le demi-frère de Rouiched. Ils étaient originaires de Kanis, à quelques minutes de marche à l’est de mon village, Aït Illoul. D’ailleurs, la petite colline qui nous sépare s’appelle Thighilt n’Kanis. Kanis est prononcé avec le k kabyle, comme le ich allemand. Rouiched et M’rizeq avaient au moins un autre frère, un musicien qui a joué avec El Anka. Je crois qu’on l’appelait Mohand Aroumi, à cause de sa physionomie européenne, aussi surnommé Q’hiwdji (diminutif de qahwadji). Le plus vieux frère semble avoir été l’ami de Si Muh U M’hend à Alger, d’après El Anka, dans une interview accordée à Kateb Yacine. À noter que dans cet entretien, El Anka mentionne bien sa relation tumultueuse avec M’rizek. Ceux qui ont fréquenté notre Cardinal disent qu’il était peu indulgent, voire féroce, avec tous les autres chanteurs de Chaâbi de son époque. Quasiment sans exception. Une anecdote confirme cela : M’rizeq serait allé voir le luthier italien qui fabriquait les mandoles d’El Anka pour lui demander de lui fabriquer un instrument identique à ceux du Cardinal. Après l’avoir essayé, dit-on, M’rizeq revient se plaindre que l’instrument ne produisait pas le même son. Le luthier lui aurait alors répondu : « Je peux vous fabriquer le mandole d’El Anka, mais pas ses mains. » Kateb Yacine lui a demandé si cette anecdote était vraie et notre Cardinal la confirme bien dans l’interview.
Rouiched et Moh-Saïd Fellag, en 1968 – 1969
En ces temps-là, Moh-Saïd était à l’Ecole d’Art Dramatique de Bordj-El-Kifan. Il partageait une chambre avec Mustapha Ayad, comédien et fils de Rouiched. Le premier jour, Mustapha Ayad engage la conversation avec lui :
– Je sais que tu es kabyle. De quelle partie de Kabylie es-tu originaire ?
– Azeffoun ! répond Moh-Saïd.
– Non, je ne te parle pas de moi, je te demande d’où tu es, toi ! lui rétorque Mustapha Ayad.
– Mais, bien évidemment que je te parle de moi-même ! Je suis originaire d’Azeffoun. Pourquoi, tu es d’Azeffoun, toi aussi ?
Mustapha Ayad bondit hors de son lit, tout excité et se rapproche de Moh-Saïd, comme s’il venait de retrouver un frère perdu de vue depuis longtemps. Quand il apprit que nos villages étaient tout près l’un de l’autre, il a insisté pour qu’il vienne passer le weekend chez eux à El Biar, l’assurant que son père serait très content de rencontrer un jeune mmis n tmurt qui est né et grandi là-bas. Moh-Saïd y est allé, heureux de rencontrer le grand Rouiched qui a été très sympathique et accueillant. Moh-Saïd a invité Mustapha Ayad plusieurs fois chez nous à Tizi Ouzou par la suite. Un jour, au début des années 1970, j’étais au marché hebdomadaire du jeudi à Azeffoun, et j’ai vu Mustapha Ayad et son frère cadet transportant chacun un agneau sur leurs épaules. Je leur ai demandé ce qu’ils faisaient et ils m’ont appris qu’ils se dirigeaient vers le village d’origine de leur père pour renouer avec leurs racines. Les deux moutons étaient pour la waâda. Deux agneaux étaient largement suffisants pour un village si petit.
Kanis c’était aussi le village du mari de H’nifa, un type malfamé. Un petit truand qui l’enchaînait dans le « adaynine » (étable) avec les bœufs pour l’empêcher de s’enfuir, ce qu’elle a tout de même réussi à faire. Elle en parle dans la chanson « Lukan d argaz ay telliḍ, a ţedduḍ d w at ukeṛṭuc, imi d axeddaɛ amcum lmut ik daxel u tercuc » allusion au fait qu’il avait été tué par la gendarmerie française comme truand et non comme moudjahid.
Parmi les grands succès de Hadj M’rizek, citons : Ya Rebbi Sahelli Zora, Mesbah Ezzine, Yal qadi, El bla fi el-kholta, Youm el djemaâ kherdjou leryam, Lellah ya ahli aâdrouni.
Pour le plaisir des oreilles, nous vous proposons l’une de ses grandes interprétations : Y’a El-qadi.
Le général Belkecir est de retour et fait du chantage au régime algérien pour exiger sa réhabilitation
C’est un sujet explosif qui est traité avec beaucoup de sérieux au plus haut sommet du régime algérien. Dans une totale discrétion, ce sujet a provoqué plusieurs réunions des services secrets algériens autour du président algérien Abdelmadjid Tebboune. Ce sujet concerne les nouvelles démarches entamées par le général Ghali Belkecir, l’ex-patron de la Gendarmerie algérienne de 2018 jusqu’à 2019, et l’un des officiers les plus influents de l’ère du défunt Ahmed Gaid Salah, notamment de 2015 jusqu’à 2019, lorsqu’il était principalement en charge de toutes les grosses enquêtes menées sur les affaires de corruption et de dilapidation de l’argent public en Algérie.
En fuite à l’étranger depuis l’été 2019, le général Ghali Belkecir s’est établi pendant longtemps en France et en Espagne. Mais l’homme qui est présenté comme le général le plus corrompu de l’armée algérienne s’est offert le passeport du Vanuatu à 130 000 dollars américain au début de l’été 2021 et possède plusieurs avoirs bancaires des paradis fiscaux.
Faisant l’objet d’au moins 4 mandats d’arrêt internationaux lancés à son encontre par la Justice militaire algérienne depuis mars 2021, le général Ghali Belkecir a noué récemment le contact avec les autorités algériennes à travers un canal lié directement à l’entourage du président Abdelmadjid Tebboune. Selon nos informations, le général Belkecir a fait clairement du chantage au Président algérien et à l’ensemble des dirigeants actuellement aux commandes du pays.
Ghali Belkecir leur a donné un délai qui court jusqu’à la fin de l’année 2022 pour obtenir sa réhabilitation définitive et son « blanchiment » par les autorités judiciaires. Si toutes les procédures judiciaires menées à son encontre ne sont pas clôturées et définitivement enterrées, l’ex-patron de la Gendarmerie Nationale a menacé de divulguer et de diffuser massivement de nombreux dossiers compromettants qui impliquent Abdelmadjid Tebboune ainsi que plusieurs dirigeants de son entourage dans des affaires de corruption, des scandales de moeurs et des complots politiques d’une extrême gravité.
Le général Ghali Belkecir détient chez lui des vidéos, des photos, des documents qui accablent les enfants de l’actuel Président algérien et plusieurs ministres actuellement en fonction ainsi que de nombreux généraux puissants de l’actuelle institution militaire algérienne et à leur tête Saïd Chengriha, le patron de l’Etat-Major de l’Armée populaire et nationale (ANP).
En sa qualité d’ex-commandant de la gendarmerie nationale, Ghali Belkecir avait à sa disposition de toutes les enquêtes menées discrètement par les brigades de recherches et d’investigation de ce corps militaire sur lequel s’appuyait Ahmed Gaid Salah durant son long règne à la tête de l’institution militaire algérienne.
Plusieurs sources confirment que Ghali Belkecir est actuellement la seule boite noire du régime algérien et personne ne détient autant que lui des secrets ou des dossiers considérés comme très dangereux pour la stabilité du régime algérien. Notons enfin que parmi ces « revendications », le général Ghali Belkecir a exigé la libération de plusieurs de ses proches emprisonnés récemment en Algérie.
Les commentaires récents