Si l’œuvre d’Ernest Renan porte sur des questions théoriques de linguistique et de philologie, elle reflète plus généralement sa perception de l’identité et de l’altérité « sémitiques », construite dès le départ sur une dimension binaire, essentialiste et conflictuelle. Renand aura ainsi contribué à l’élaboration d’une pensée légitimant l’entreprise coloniale dans la seconde moitié du XIXe siècle.
L’Arabe du moins, et dans un sens plus général le musulman, sont aujourd’hui plus éloignés de nous qu’ils ne l’ont jamais été.
Cette citation d’Ernest Renan extraite de son texte De la part des peuples sémitiques dans l’histoire de la civilisation1 s’inscrit dans la formation du discours orientaliste du XIXe siècle.
Docteur ès lettres avec une thèse sur le philosophe Averroès achevée en 1852, Ernest Renan poursuit ses études de philologie et rédige une Histoire générale et systèmes comparés des langues sémitiques, qui sera publiée en 1855. Il va alors réaliser un travail — inédit en France — de codification de la grammaire arabe d’une part, et il va également inaugurer ce qu’on appelle la linguistique historique ou philologie comparée.
Parti sur le projet d’une grammaire hébraïque, il donne une profondeur historique à sa démarche de recherche linguistique, se démarquant ainsi des recherches purement grammaticales qui lui sont contemporaines, tels que les travaux des linguistes Charles de Rémusat, Silvestre de Sacy ou encore Saint-Martin. Cette volonté de reconstituer l’histoire des langues, des religions et des grandes civilisations signe la particularité de son œuvre. Par l’Histoire générale et systèmes comparés des langues sémitiques, Ernest Renan donne leur place aux langues sémitiques dans le champ de la philologie comparée française, comme l’explique l’historienne Perrine Simon-Nahum2.
« L’ORIENT CRÉÉ PAR L’OCCIDENT »
Le contexte politique dans lequel s’inscrit Ernest Renan a indéniablement marqué sa pensée au-delà de la linguistique pure. Reprenant les principaux travaux de l’école allemande, plus avancée sur le terrain de la linguistique, il inaugure un « orientalisme franco-allemand » qui, non seulement marquera les sciences sociales, mais constituera aussi l’une des bases de la notion d’État-nation. Son célèbre discours prononcé à la Sorbonne en 1882 : Qu’est-ce qu’une nation, est encore cité aujourd’hui par de nombreux États comme un modèle de référence. C’est aussi l’époque où l’Europe connaît le développement des sciences sociales (dont la linguistique historique) et le début de l’entreprise coloniale française.
L’expédition militaire française menée par Napoléon Bonaparte en Égypte en 1798 va nourrir les imaginaires et la représentation d’une Europe plus avancée que l’Orient en proie à sa propre perdition. Cela va cristalliser une distinction culturelle binaire élaborée par les orientalistes entre l’Orient et l’Occident. L’un des tenants majeurs de la lecture critique de l’orientalisme est Edward Saïd, théoricien littéraire palestinien qui dans son œuvre L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident (Seuil, Paris, 1980) étudie les discours produits par les savants orientalistes et leur reproche de présenter l’islam comme une « synthèse culturelle qui pouvait être étudiée en dehors de l’économie, de la sociologie et de la politique des peuples islamiques ». Il adresse plus particulièrement ses critiques au travail d’Ernest Renan et lui reproche d’avoir omis l’étude des réalités sociales au profit d’une polarisation sur les traditions classiques.
Car si Ernest Renan a mené un travail de philologie comparée aussi remarqué que remarquable, il a néanmoins tenté de démontrer l’infériorité des langues sémitiques par rapport aux langues indo-européennes. C’est ce que nous allons explorer à travers ces deux œuvres majeures que sont l’Histoire générale et systèmes comparés des langues sémitiques et De la part des peuples sémitiques dans l’histoire de la civilisation.
LE « CARACTÈRE GÉNÉRAL DES PEUPLES »
Dans l’introduction de De la part des peuples sémitiques dans l’histoire de la civilisation, Ernest Renan explique sa méthodologie :
Je consacrerai cette première leçon à m’entretenir avec vous du caractère général des peuples dont nous étudierons ensemble la langue et les littératures, du rôle qu’ils ont joué dans l’histoire, de la part qu’ils ont fournie à l’œuvre commune de la civilisation (p. 9).
Ernest Renan expose ici le schéma de sa pensée générale, la méthodologie à laquelle il recourra tout au long de son œuvre, qui est de partir de l’étude des langues pour en définir les caractères généraux des peuples, ce qui est le propre de la philologie comparée. Il opère un glissement d’une analyse technique de la langue vers la mise en place d’un procédé qui prétend en déduire les caractères des peuples qui la parlent :
Nous sommes autorisés à établir une rigoureuse analogie entre les faits relatifs au développement de l’intelligence et les faits relatifs au développement du langage.
L’unité et la simplicité, qui distinguent la race sémitique, se retrouvent dans les langues sémitiques elles-mêmes. L’abstraction leur est inconnue ; la métaphysique, impossible. La langue étant le moule nécessaire des opérations intellectuelles d’un peuple, un idiome presque dénué de syntaxe, sans variété de construction, privé de ces conjonctions qui établissent entre les membres de la pensée des relations si délicates, peignant tous les objets par leurs qualités extérieures devait être éminemment propre aux éloquentes inspirations des voyants et à la peinture de fugitives impressions, mais devait se refuser à toute philosophie, à toute spéculation purement intellectuelle (Histoire générale et systèmes comparés des langues sémitiques, p. 471).
Les éléments essentiels de la conception d’Ernest Renan sont ici réunis : la parenté des langues sémitiques d’une part et indo-européennes d’autre part. En cela, il essentialise les effets de chaque langue sur la pensée de peuples auxquelles elles sont attachées, et distingue clairement également les langues sémitiques des langues indo-européennes. Il met en évidence des caractéristiques de la langue qui serait partagée par tous les peuples « sémitiques » :
L’Arabe du moins, et dans un sens plus général le musulman, sont aujourd’hui plus éloignés de nous qu’ils ne l’ont jamais été. Le musulman (l’esprit sémitique est surtout représenté de nos jours par l’islam) et l’Européen sont, en présence l’un de l’autre, comme deux êtres d’une espèce différente, n’ayant rien de commun dans la manière de penser et de sentir (De la part des peuples sémitiques dans l’histoire de la civilisation, p. 18).
Dans son discours inaugural, Ernest Renan retrouve dans l’organisation politique des républiques grecques et romaines et dans les idéaux de la Révolution française : « un vigoureux élément moral, une forte idée du bien public » où « le sacrifice à un but général ». L’Orient n’a quant à lui « jamais connu de milieu entre la complète anarchie des Arabes nomades et le despotisme sanguinaire et sans compensation ». Pour conclure, « Théocratie, anarchie, despotisme, tel est, Messieurs, le résumé de la politique sémitique ; ce n’est pas heureusement la nôtre » (De la part des peuples sémitiques, p. 14). Aussi, le « vieil esprit sémitique », « antiphilosophique et anti-scientifique » par essence ne permettra aux Arabes d’éclairer l’Europe que pendant « un siècle ou deux », avant que celle-ci ne « connaisse les originaux grecs » (p. 17).
LA NÉGATION DES INFLUENCES ARABES
Plus que l’absence d’héritage politique et scientifique arabe à l’Europe, Ernest Renan s’attachera à nier les influences arabes dans l’art en général. S’il écrit par exemple que la « poésie hébraïque [qui] a pris place pour nous à côté de la poésie grecque, non comme nous ayant fourni des genres déterminés de poésie, mais comme constituant un idéal poétique » (De la part des peuples sémitiques, p. 16). C’est pour ensuite préciser « l’absence complète d’imagination créatrice, et par conséquent, de fiction », trait qui serait caractéristique de l’esprit sémitique (Histoire générale et systèmes comparés des langues sémitiques, p. 151).
Il reconnaît cependant deux apports aux « sémites » : l’écriture, dont les caractères, qui servirent pour exprimer les sons des langues sémitiques, servent encore aujourd’hui aux langues indo-européennes, et la religion, que les indo-européens auraient adoptée. Selon Ernest Renan, « Le monde civilisé ne compte que des juifs, des chrétiens et des musulmans. La race indo-européenne en particulier, si l’on excepte la famille brahmanique et les faibles restes des Parses, a passé tout entière aux religions sémitiques ». Mais il s’empresse d’ajouter dans son discours de 1862 qu’ « en adoptant la religion sémitique, nous l’avons profondément modifiée. Le christianisme, tel que la plupart l’entendent, est en réalité notre œuvre » (p. 21).
Après avoir procédé à une analyse comparative des langues indo-européennes et sémitiques, Ernest Renan entame une nouvelle argumentation par laquelle il établit une division hiérarchique des « races ». Il explique ainsi :
Quelque distincts, en effet, que soient le système sémitique et le système aryen, on ne peut nier qu’ils ne reposent sur une manière semblable d’entendre les catégories du langage humain, sur une même psychologie, si j’ose le dire, et que, comparés au chinois, ces deux systèmes ne révèlent une organisation intellectuelle analogue. Je suis donc le premier à reconnaître que la race sémitique, comparée à la race indo-européenne, représente réellement une combinaison inférieure de la nature humaine (Histoire générale et systèmes comparés des langues sémitiques, p. 469).
Si les caractéristiques d’une langue et d’une race sont données une fois pour toutes et sont par-là « a historiques », il conclut son discours en argumentant que la civilisation européenne ne perdurera qu’à la condition de la « destruction de la chose sémitique », qui :
(…) est la plus complète négation de l’Europe ; (…) ; l’islam est le dédain de la science, la suppression de la société civile ; c’est l’épouvantable simplicité de l’esprit sémitique, rétrécissant le cerveau humain, le fermant à toute idée délicate, à tout sentiment fin, à toute recherche rationnelle, pour le mettre en face d’une éternelle tautologie : Dieu est Dieu. (…) L’avenir, Messieurs, est donc à l’Europe et à l’Europe seule.
Finalement, selon Ernest Renan, l’appartenance à une famille linguistique assigne à une appartenance raciale, comme l’explique le linguiste Djamel Doukoughli. Il fonde les races selon leur organisation linguistique et par là démontre la prétendue pauvreté intellectuelle de certaines « races ».
UNE PRÉTENDUE INFÉRIORITÉ
Le travail d’Ernest Renan comporte des limites, aux conséquences encore actuelles. Comme l’explique l’historien français Henry Laurens, les écrits d’Ernest Renan ont été utilisés à des fins colonialistes, car dans la seconde moitié du XIXe siècle, les pouvoirs politiques ont « justifié l’œuvre colonisatrice en ayant recours au discours des devoirs de la race supérieure “aryenne” envers les races inférieures (sémitiques) »3. Son travail de philologie comparée a ainsi servi de justificatif à l’entreprise coloniale.
En démontrant une prétendue infériorité des langues sémitiques sur les langues indo-européennes, Ernest Renan a également contribué à cristalliser les imaginaires qui dessinent encore des lectures essentialistes du monde, notamment des relations entre Europe et islam. Il semble que la représentation qu’a aujourd’hui de l’islam la pensée dominante soit figée, comme si elle ne connaissait pas une pluralité, liée à son histoire et ses idées.
C’est ce qui constitue l’essentiel de la critique d’Edward Saïd lorsqu’il questionne ces essentialisations identitaires et propose une autre façon de penser l’« Autre », notamment au regard de notre propre histoire.
ANAÏS CARTON
https://orientxxi.info/lu-vu-entendu/le-racisme-savant-d-ernest-renan-au-service-de-l-oeuvre-coloniale,6768
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