L’attaque d’une ampleur sans précédent lancée par le mouvement palestinien depuis la bande de Gaza vise à rebattre les cartes du conflit avec Israël.
Une boule de feu et de la fumée s’élèvent après l’explosion d’une tour d’habitation palestinienne à la suite d’une frappe aérienne israélienne dans la ville de Gaza, samedi 7 octobre 2023.
Cinquante ans quasiment jour pour jour après le déclenchement de la « guerre d’Octobre », appelée « guerre du Kippour » en Israël : la date que le Hamas a choisie pour passer à l’attaque contre l’Etat hébreu n’est pas fortuite. L’assaut d’une ampleur sans précédent lancé par le mouvement palestinien, samedi 7 octobre, contre des cibles à la fois civiles et militaires, ambitionne de rebattre les cartes du conflit israélo-palestinien, de la même façon que l’offensive lancée par le président égyptien Anouar El-Sadate, le 7 octobre 1973, avait bouleversé le rapport de force israélo-arabe.
Dans l’imaginaire des populations du Moyen-Orient, la percée des commandos du Hamas, à travers la clôture fortifiée qui enserre la bande de Gaza, rappelle, toutes proportions gardées, la traversée par les troupes égyptiennes de la ligne Bar-Lev, le rempart édifié par Israël, le long du canal de Suez, après sa conquête du Sinaï en 1967. L’une comme l’autre étaient considérées comme infranchissables et pourtant, l’une comme l’autre, ont fini par être franchies.
La guerre de 1973, qu’Israël a failli perdre, reste un traumatisme dans la psyché israélienne. Elle déclencha une série de réactions en chaîne, de la paix de Camp David à l’invasion israélienne du Liban, qui ont remanié en profondeur le Proche-Orient. Il est évidemment beaucoup trop tôt pour deviner quelles seront les conséquences précises du nouveau conflit qui a éclaté à l’aube de Simhat Torah, une fête du calendrier juif, comme la guerre d’Octobre avait débuté le jour de Kippour. La géopolitique moyen-orientale de 1973 n’a pas grand-chose à voir avec celle d’aujourd’hui.
Mais à l’évidence, l’ampleur de l’attaque menée par le Hamas est sans commune mesure avec les opérations qu’il a menées depuis 2007, date de sa prise de pouvoir à Gaza et de la mise sous blocus de la langue de sable palestinienne. Le Moyen-Orient vit un nouveau séisme politico-sécuritaire.
Revers infligé à l’Etat hébreu
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en milieu d’après midi, moins de douze heures après le début des hostilités, les autorités israéliennes déploraient 70 morts et 900 blessés, victimes des tirs de roquettes et des combattants du Hamas infiltrés. Selon les médias israéliens, des « dizaines » de civils et de militaires auraient été faits prisonniers et conduits dans la bande de Gaza. Le ministère de la santé de l’enclave palestinienne avançait de son côté le chiffre de 198 tués et 1 610 blessés dans les bombardements menés en représailles par l’aviation israélienne. En fin d’après midi, l’armée israélienne a déclaré que des combats se poursuivaient dans vingt-deux endroits différents de la partie sud de l’Etat hébreu. Il ne s’agit plus d’un conflit de basse intensité, la qualification habituellement retenue pour les violences israélo-palestiniennes
Au-delà des bilans humains, sans précédent côté israélien, le revers infligé à Israël est, comme en 1973, d’une brutalité symbolique inouïe. Le Hamas a porté la guerre sur le sol israélien avec une intensité jamais vue depuis la création de l’Etat hébreu en 1948. Par le passé, le mouvement islamiste avait réussi à introduire quelques-uns de ses hommes sur le territoire de son voisin, notamment lors de l’opération qui avait mené à la capture du soldat franco-israélien Gilad Shalit, en 2006. Mais ces incursions ont toujours été très rapides et n’ont impliqué qu’un nombre très limité de combattants. Dans le cas présent, il s’agit d’une véritable opération terrestre, avec de multiples points de pénétration, des dizaines de participants. Un assaut semblable à ceux dont le Hezbollah libanais menace régulièrement Israël dans ses contenus de propagande.
Pour l’establishment politico-sécuritaire israélien, qui est resté paralysé, comme hébété, pendant toute la matinée, c’est une faillite sans précédent récent. Une opération de cette magnitude nécessite à l’évidence des mois de préparation et pourtant, les services de renseignement israéliens n’ont rien vu venir. Pour le premier ministre Benyamin Nétanyahou, qui se plaisait à se présenter comme le « Monsieur sécurité » d’Israël, la débâcle a une dimension personnelle. Passé le choc initial et l’union sacrée qui devrait prévaloir pendant au moins quelques jours, le chef du Likoud aura des comptes à rendre. Pas sûr qu’il survive politiquement à cette épreuve, à côté de laquelle la crise engendrée par sa réforme de la justice pourrait ressembler à une aimable contrariété.
La nouvelle guerre de Gaza aura une résonance inévitablement régionale. Le coup de force du Hamas percute de plein fouet le processus de normalisation israélo-arabe, entamé à l’été 2020, avec la reconnaissance de l’Etat hébreu par les Emirats arabes unis et le Bahreïn, suivis par le Maroc. Une dynamique relancée ces derniers mois par les tractations saoudo-américaines visant à déboucher sur l’ouverture de relations diplomatiques entre le royaume et l’Etat hébreu. Comme à l’accoutumée, les images des bombardements sur Gaza promettent d’enflammer les opinions arabes et de plonger leurs dirigeants, du moins ceux ayant noué des relations avec Israël, dans une situation très inconfortable. Le message envoyé par le Hamas aux Etats de la région et aux chancelleries occidentales est limpide : il n’y aura pas de stabilité au Proche-Orient sans la Palestine – et sans lui.
Bain de sang
Le mouvement islamiste joue bien sûr très gros dans cette affaire. Le blocus d’Israël et le refus de la communauté internationale de le reconnaître comme un interlocuteur politique l’ont acculé dans le rôle ingrat du gestionnaire de la bande de Gaza, comme le Fatah de Yasser Arafat le fut en son temps. Vraie tactique ou simple diversion, les efforts qu’il a déployés ces derniers mois pour attiser la résistance en Cisjordanie n’ont pas suscité de véritable dynamique. Le Hamas a choisi de sortir de cette impasse en renouant avec son ADN, celui d’un mouvement de lutte armée. Il ambitionne de réécrire l’équation politico-militaire à son profit.
La manœuvre est particulièrement risquée. Les prochaines heures devraient révéler l’étendue du bain de sang causé par les combattants palestiniens dans les localités de la périphérie de Gaza où ils ont pénétré. Ces images promettent de recoller sur le mouvement islamiste le stigmate « terroriste » que lui avaient valu ses campagnes d’attentats suicides, dans les années 1990 et 2000 et dont il n’est jamais parvenu à se débarrasser par la suite. Une guerre de communication a déjà commencé dont il n’est pas certain que le Hamas – et la cause palestinienne – sorte vainqueurs dans l’opinion publique occidentale.
Ironie de l’histoire, lundi 9 octobre, le Hamas était censé déposer une plainte devant la Cour pénale internationale, sous la forme d’un épais volume de 400 pages, détaillant les violations des droits de l’homme commis par Israël à Jérusalem, notamment la colonisation et les transferts forcés de population, délogée par des colons juifs. Une initiative évidemment gelée. « La branche armée du mouvement a décidé que c’était le moment d’agir et on a donc décidé de reporter le dépôt de la plainte », confie Gilles Devers, l’avocat français du Hamas.
La population de Gaza risque par ailleurs de payer très cher les ambitions de l’organisation islamiste. Parmi les dizaines de bâtiments frappés par l’aviation israélienne depuis samedi matin figurent trois tours de plus de dix étages. L’armée israélienne affirme avoir « demandé aux habitants d’évacuer les lieux » avant de procéder aux tirs.
Mais trente ans après les accords d’Oslo, alors que la colonisation juive en Cisjordanie a atteint un point de non-retour et que les extrémistes au pouvoir en Israël ne leur proposent rien d’autre que la soumission, la prison ou la mort, bon nombre de Palestiniens, dans l’enclave, comme en Cisjordanie ou dans la diaspora, se sentent solidaires du Hamas. Sur le plateau de la chaîne qatarie Al-Jazira, alors que le présentateur lui faisait remarquer que l’état de guerre avait été décrété en Israël, un analyste palestinien a eu ces mots : « Cela fait des décennies que la Palestine est en état de guerre. »
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