3 septembre 2023 à 15h07
SÉRIEÉPISODE 1 NANTERRE, APRÈS NAHEL
Deux mois après la mort de Nahel, Mediapart est retourné dans la cité Pablo-Picasso, à la rencontre de ses habitants et de leur histoire. Celle de travailleurs immigrés logés dans des bidonvilles, puis de familles installées dans les célèbres tours Nuages. Premier volet de notre série.
Nanterre (Hauts-de-Seine).– Son nom est partout : « Nahel, on va te venger. » Sur tous les murs aussi, son surnom, et une date : « Neh Neh. 27 juin 2023. » Sur le bitume, des traînées de feux, sur les trottoirs, des cabosses et quelques cartouches de gaz lacrymogène traînent encore. Des traces qui témoignent des révoltes qui ont secoué le quartier durant quatre nuits. « Un marqueur de la révolte », lance « Satoshi », chauffeur VTC et figure respectée du quartier souhaitant rester anonyme.
« Partout où je vais, dans toutes les banlieues, pour connaître les quartiers qui se sont soulevés et l’intensité probable du soulèvement, il suffit de regarder les traces sur le bitume », précise celui qui se fait appeler par le pseudonyme de la personne ayant inventé la cryptomonnaie Bitcoin. Pourquoi ? « Parce que tout le monde parle de lui mais personne ne sait s’il existe vraiment, un peu comme nous, les banlieusards », sourit-il.
Deux mois sont passés depuis la mort de Nahel, 17 ans, tué par la police à Nanterre le 27 juin. La vie ici a repris son cours. Seule une chose, peut-être, a changé. « La police patrouille beaucoup moins. Et quand ils passent ici, la tension monte d’un cran », assure Satoshi. « Ici », à Pablo-Picasso, personne n’a oublié Nahel.
Désormais, ce quartier est tristement célèbre en France comme à l’étranger. Alors à quoi ressemble le ciel des habitants au cœur des tours Nuages ?
C’est avant tout un paysage unique en France. Au milieu de la plateforme au bas de la tour 19, la plus haute du quartier, on se retrouve au centre géographique de tous les symboles de grandeur. Il suffit de lever la tête et on aperçoit la tour Eiffel. À gauche se montrent, pas moins arrogantes, les tours clinquantes de la Société générale, dans le quartier d’affaires de la Défense. À droite, la ville de Puteaux, brillante de propreté (même si son histoire municipale est loin de l’être). Et au loin, le Mont-Valérien, où sont enterrés nombre de résistants fusillés par les Allemands. Cette opulence à tout bout de champ est un mirage pour les habitant·es de Nanterre, un terme galvaudé par une histoire sociale héritée sans le vouloir, si près de la richesse et du monde en marche, mais à l’écart.
« Dès l’enfance, j’étais choqué de voir des gens venir de partout en France pour contempler nos tours et les prendre en photo. Je ne comprenais pas l’engouement. Pour nous, c’était normal, c’était notre quartier », se souvient Sofiane T., résident du quartier et gardien au parc André-Malraux, mitoyen. « L’État a essayé à plusieurs reprises de détruire ces tours. C’est comme s’ils essayaient de nous détruire avec. Mais ils ne peuvent pas le faire. Ce sont des monuments ancrés dans la ville, comme nou, et on en est fiers, même si on n’arrive pas à en sortir. On est dans un piège quelque part… », ironise-t-il.
Les ruines encore chaudes des bidonvilles
L’une des premières habitantes du quartier se remémore son arrivée dans les tours Nuages. C’était en 1977. « J’ai trouvé que c’était l’an 2000 dans un mauvais bouquin de science-fiction, se souvient-elle. On trouvait ça moche. Et en même temps, il y avait une curiosité autour de ces nouvelles habitations hors norme. » Hors norme comme son architecte, Émile Aillaud, qui disait lui-même que son œuvre était une façon de nier l’architecture.
L’homme à l’origine de ce quartier avouait qu’il lui aurait fallu l’obligation d’habiter une HLM et n’avoir aucun revenu pour habiter « passionnément » dans ces tours. Ironie ou cynisme ? Se doutait-il déjà que la ville de Nanterre était une fantaisie pour les yeux, mais un piège pour les populations immigrées ?
Le chef-lieu du département le plus riche de France, les Hauts-de-Seine, avait tout le potentiel pour se développer. Bien que le quartier Pablo-Picasso abrite une partie du quartier d’affaires de la Défense, la ville a gardé son identité populaire, essentiellement composée d’une population ouvrière et d’employé·es. Elle a continué à se « ghettoïser ». Les cadres de la Défense ne sont finalement pas venus habiter « la ville du futur ».
Si les problèmes que l’on y rencontre sont propres à la plupart des banlieues de France – chômage élevé de la jeunesse, abandon des services publics, trafics de drogue plus importants qu’ailleurs –, il existe une particularité à Nanterre : la plupart des logements sociaux ont été construits sur les ruines encore chaudes des bidonvilles où vivaient en majorité des travailleurs immigrés algériens. Au cœur des tours Aillaud, la mentalité des habitants et habitantes est complexe. Peut-être explique-t-elle en partie les relations depuis toujours tendues avec la police.
Au 20e étage de l’une des tours Nuages, dans un appartement donnant sur la tour Eiffel, Abou Faysal, l’un des plus anciens habitants du quartier, replonge dans sa mémoire. « Mon premier souvenir est une sensation, le froid glaçant de l’hiver dans une France qui se prétendait prospère. » Cet hiver de l’année 1960, Abou Faysal entame sa vie française dans les bidonvilles, « plus précisément dans une construction de bric et de broc d’un ami de [s]on père, au milieu des rats ».
Un étrange sentiment commence à habiter l’enfant de 12 ans, algérien, mais qui arrive de Tunis, où sa famille vivait et travaillait. « Son climat, ses fruits et ses poissons grillés ont bercé mon enfance. Arrivés ici, nous étions à moins de 5 kilomètres des Champs-Élysées. Mais j’avais froid, c’était la guerre en Algérie, on avait peur car c’était aussi la guerre en France en quelque sorte. Entre le Front de libération nationale et la police. C’est dans ce climat de terreur que je me suis forgé », se remémore celui qui deviendra l’un des plus célèbres bouchers du quartier.
Au maximum de leur affluence, les bidonvilles nanterriens comptaient jusqu’à 14 000 habitant·es. La particularité de Nanterre est son continuum historique, bastion de plusieurs causes, sans liens apparents mais qu’il serait intellectuellement malhonnête d’occulter. Ces passages sombres de l’histoire ont fabriqué le paradoxe de Nanterre et son syndrome des bidonvilles. En particulier les relations tumultueuses entre les habitant·es et la police.
Abou Faysal en porte les stigmates. « Je n’avais que 12 ans mais je me souviens de rafles. Alors on marchait toujours par petits groupes pour rester en sécurité. Au début des années 1960, c’était déjà très compliqué avec la police. L’OAS [Organisation armée secrète, organisation terroriste française d’extrême droite créée pour La Défense de la présence française en Algérie – ndlr] était encore très active. Mais on avait surtout peur de la police. C’est elle qui procédait à des rafles », raconte Abou Faysal. Lorsqu’il aperçoit son fils à ses côtés ouvrir de grands yeux, il s’arrête.
« Papa, tu nous as jamais raconté ça ! », s’emporte son aîné. « Mais c’était une autre France. Et puis pourquoi en reparler ? C’est une vieille histoire ! », répond Abou Faysal, comme s’il voulait conjurer le passé. Le sentiment d’avoir rouvert une plaie instaure un étrange climat dans la pièce. Abou Faysal finit par abréger la conversation par une phrase à l’intention de son fils : « Je n’oublierai jamais la botte de ce policier en train d’écraser la tête de mon père. C’était la guerre. La France d’aujourd’hui, ce n’est pas ça, d’accord ? Ce n’est plus la même police. » La conversation aura duré moins de vingt minutes. Elle se conclut par une question du fils adressée à son père : « Pourquoi t’en a jamais parlé ? » Silence dans la pièce en guise de réponse.
Ce silence, en creux de cette conversation, reflète l’absence de communication entre les générations, entre ceux arrivés dans les bidonvilles et ceux nés dans les tours de ciment. Le refus de transmettre les traumas, certainement. Mais aussi l’inquiétude de voir se reproduire les mêmes schémas.
Nanterre fait partie des villes de la proche banlieue parisienne qui portent le poids historique de ces habitations insalubres. Ces camps de baraquements de fortune sont inscrits dans l’ADN des habitant·es du quartier. Même les plus jeunes sont au courant de la précarité des conditions de vie de leurs parents et grands-parents, dont il reste encore beaucoup de témoins.
« La bavure de trop »
« Nanterre attire et attise les différences. Notre ville est pour moi un phare qui illumine l’injustice d’État », explique Satoshi, que nous retrouvons dans un café au cœur du quartier, accompagné d’Ismaël F. et de Mourad B., deux autres figures de Pablo-Picasso. Pour Ismaël, ces révoltes sont un cri collectif. « Un banlieusard sera toujours en marge, quoi qu’il fasse, qui qu’il soit. Si près du miroir de nos rêves, mais si loin de la réalité. En fait, de ce miroir, on ne voit que le reflet. »
Quant aux émeutes qui ont suivi la mort de Nahel, lui n’y voit pas de continuité historique, mais un cumul des dysfonctionnements dans la police. « La révolte grondait dans les quartiers populaires de France depuis plusieurs années déjà. C’est la bavure de trop, qui aurait pu être évitée si les pouvoirs publics avaient pris à bras-le-corps les nombreux problèmes dans la police et son rapport si détestable avec les habitants des cités. Mais aussi le problème de la discrimination à l’emploi », ajoute-t-il.
Il ne s’explique pas comment une ville aussi proche de la Défense, qui est un très gros employeur potentiel, peut avoir un taux de chômage aussi important. Quant au manque de volonté politique de la part des responsables pour créer un partenariat avec la ville, afin de former des personnes aux besoins de la Défense, « c’est du gâchis », conclut-il.
Mourad, lui, regrette la mixité d’autrefois dans le quartier. « Il y avait de tout quand j’étais enfant. Pablo-Picasso, ce n’était pas que les bidonvilles et les foyers d’immigrés. Ça s’est détérioré avec le temps. Il y a eu un abandon », décrit celui qui deviendra développeur web, « en travaillant quatre fois plus que [s]es collègues parisiens ». Dans la tragédie autour de Nahel, il voit avant tout la mort d’un enfant. « Ce n’est pas propre à Nanterre. Moi, ça m’a tout de suite évoqué la mort de Zyed et Bouna à Clichy-sous-bois. C’est une thématique liée à la classe populaire. On n’est pas écoutés ni entendus. On manque de représentativité, alors peut-être qu’on utilise le seul recours à la colère : la violence. Je ne légitime pas ça mais c’est une réalité et ça peut se comprendre. »
Nanterre et son symptôme tangible du miroir déformant lié à son environnement incube une désespérance profonde parmi les habitant·es, ces victimes du « si près mais si loin ». Au quartier Pablo-Picasso, certes, le calme est revenu, mais les problématiques n’ont pas changé. L’une d’entre elles s’est même intensifiée. À chaque passage de la police dans le quartier, une colère sourde gronde et remplit le vide laissé par la mort de Nahel. Pour l’instant, elle se contient. « Jusqu’à la prochaine bavure », entend-on partout dans le quartier.
Nanterre, après Nahel
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Feurat Alani
3 septembre 2023 à 15h07
https://www.mediapart.fr/journal/france/030923/un-passe-au-present-dans-les-tours-de-nanterre
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