En colère ou désabusés, les enseignants sont nombreux à regretter que le gouvernement mette l’accent sur l’interdiction de l’abaya à l’école plutôt que sur d’autres sujets tels que la pénurie de professeurs.
Une jeune femme porte une abaya à Nantes, le 31 août 2023. (LOIC VENANCE / AFP)
« Il ne nous manquait plus qu’avoir à faire la police du tissu… » Gilles Vervisch, professeur de philosophie dans un lycée d’Eaubonne, dans le Val-d’Oise, n’arrive pas à voir un quelconque intérêt à l’annonce faite dimanche dernier par le ministre de l’Education Gabriel Attal de l’interdiction de l’abaya à l’école dès le lundi 4 septembre.
A cette date, ce vêtement traditionnel féminin couvrant le corps, porté par certaines élèves musulmanes, sera banni des établissements scolaires publics.
Le ministre a envoyé jeudi 30 août au soir, veille de prérentrée des enseignants, une note de service aux chefs d’établissements au sujet de l’interdiction de l’abaya et du qamis, leur assurant son « devoir absolu d’être toujours à [leurs] côtés ». Pour autant, les professeurs ne sont pas convaincus. Et regrettent que ce sujet occulte de plus importantes problématiques en cette journée de rentrée.
les filles s’habiller comme elles le souhaitent ? »
« Il est nécessaire d’apporter des clarifications sur le respect de la laïcité à l’école », souligne Sophie Vénétitay, secrétaire générale du syndicat Snes-Fsu et professeure de SES dans un lycée de l’Essonne. Pour autant, le sujet n’est pas pour elle « une priorité » en cette rentrée, et elle craint que cette mesure symbolique ne s’avère contreproductive : « Sur le terrain, on se rend bien compte que, dans 95 % des cas, ces situations se dénouent d’elles-mêmes par le dialogue. Ça permet d’éviter que ces élèves et ces familles quittent l’école publique et aillent dans le privé confessionnel. Ce serait alors une véritable défaite pour l’école de la République. »
De son côté, Gilles Vervisch juge cette interdiction « sortie de nulle part ». « L’année dernière c’était le “crop top”, cette année l’abaya… Les vêtements ne doivent être pas trop courts, ni trop longs… Quand laissera-t-on les femmes et les filles s’habiller comme elles le souhaitent ? », s’insurge-t-il. D’autant plus que cette tenue n’est pas considérée par le Conseil français du Culte musulman (CFCM) comme un vêtement religieux ostentatoire.
« Pourquoi aller chercher un signe religieux dans un habit traditionnel ? Dans ce cas, il faut aussi interdire les serre-tête pour les catholiques. Si on cherche à interdire tous les signes de culture arabo-musulmane, on ne fera que renforcer la stigmatisation… »
Un avis partagé par Paul*, enseignant en lettres et histoire dans un lycée professionnel de Seine-Saint-Denis, qui voit dans la mesure « une dimension raciste ». « Il existe des robes larges qui sont “fashion” et qui ne posent aucun problème à personne. L’abaya, parce qu’elle est associée à la culture musulmane, est combattue pour récupérer des voix. » Et de conclure que, pour lui, l’interdiction n’est rien d’autre qu’une mesure « populiste ».
« C’est toujours sur les profs que ça tombe »
La détermination entre ce qui est une abaya et ce qui est une robe ample et longue sera laissée au personnel éducatif, et notamment aux directeurs d’établissements, qui devront statuer sur ce qui est « religieusement acceptable ».
Sauf que, dans les faits, les enseignants craignent que cette tâche ne leur incombe. « De toute façon, c’est toujours sur nous, les profs, que ça tombe », lâche, laconiquement Eric*, enseignant dans un lycée public des Hauts-de-Seine. « Le directeur ne fait jamais la grille à l’entrée [l’accueil des élèves en début de journée, NDLR]. Ce sont les surveillants et les profs qui vont devoir juger la tenue des élèves », regrette de son côté Paul. Une surveillance qui s’ajoute aux missions, déjà nombreuses, des professeurs.
Lui assure d’ailleurs qu’il ne serait « absolument pas à l’aise » de demander à une élève de ne pas porter d’abaya. Gilles Vervisch non plus : « Je ne suis pas sûr que je le ferai, indique-t-il. Je ne vais pas sortir mon mètre à couture pour savoir si la longueur de la robe est bonne. J’ai d’autres chats à fouetter. »
Une décision qui masque les « vrais » problèmes
Tous s’accordent cependant à dire que cette mesure sortie du chapeau est en réalité l’arbre qui cache la forêt. Et qu’interdire l’abaya détourne le débat « des vrais problèmes » auquel est confrontée l’Education nationale. Pour Eric :
« C’est une polémique habilement lancée par Gabriel Attal, notre nouveau ministre de l’Education. Comme ça, on ne parle pas des vrais sujets de l’Education nationale : le besoin de réévaluer les salaires, les difficultés à recruter, etc. »
Sophie Vénétitay rappelle en effet que la rentrée de ce lundi sera marquée par un « manque de professeurs » et « des classes surchargées ». Selon les chiffres du ministère de l’Education nationale, début juillet, sur plus de 23 800 postes ouverts en 2023 dans le public, 3 163 n’ont pas été pourvus. Le nombre de postes non pourvus s’élève à 1 315 dans le premier degré (maternelle et élémentaire) et 1 848 dans le second degré (collèges et lycées).
Autre sujet d’importance, la revalorisation des salaires. Les responsables syndicaux portent ainsi un regard sévère sur le « pacte enseignant » mis en place par Pap Ndiaye, le prédécesseur de Gabriel Attal, et garantissant une hausse de 10 % des salaires des professeurs en contrepartie de nouvelles missions, comme l’aide aux devoirs. « On est très loin de cet objectif de 10 %. Actuellement, pour la moitié des professeurs, la revalorisation n’est que de 90 euros sans contrepartie. S’ils veulent plus, les enseignants doivent travailler davantage, ce qui nous semble inadmissible », soulignait ainsi Guislaine David, co-secrétaire générale du SNUIPP-FSU, syndicat majoritaire des enseignants du premier degré, à « l’Obs ».
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