Née à La Goulette en 1927, décédée en 2020, l’avocate et féministe française s’est engagée très tôt en faveur de l’indépendance de la Tunisie, puis de celle de l’Algérie. Retour sur ces années essentielles.
isèle Halimi, à Paris, en 1977. © Michele Brabo/Opale
« Auriez-vous préféré rester Tunisienne au cas où vous en aviez eu le libre choix ? lui demande-t-on. –Probablement, répond Gisèle Halimi après quelques secondes de réflexion. Parce que j’étais très intégrée à la lutte de ce pays, encore qu’elle a été relativement courte. C’est plutôt dans la bataille d’Algérie que j’ai pris la plus grande part. Aujourd’hui, je me demande si, finalement, je ne suis pas plus Algérienne que Tunisienne, compte tenu que j’ai donné presque huit ans de ma vie à la cause de l’indépendance algérienne. »
Icône du féminisme français
Ainsi se définissait Gisèle Halimi, interpellée par une invitée au cours de l’émission télévisée Aujourd’hui Madame, en 1974. Ces propos sont rapportés par Ilana Navaro dans Gisèle Halimi, la fauteuse de troubles. La documentariste explique la raison qui l’a conduite à consacrer son premier livre à celle qui fut avocate, militante et députée sous le premier septennat du président français François Mitterrand : « Quand l’icône du féminisme français est décédée, en juillet 2020, j’ai été étonnée de voir à quel point on parlait peu de ses origines tunisiennes. »
Trois livres évoquant son « altérité oubliée » sont, depuis, sortis en l’espace de quelques mois : outre l’essai précité d’Ilana Navaro, La Révolte au cœur, un roman jeunesse, de Maïa Brami, et Gisèle Halimi, une jeunesse tunisienne, une bande dessinée signée Danièle Masse et Sylvain Dorange.
Zeïza Taïeb, enfant de La Goulette
La Tunisie, Zeïza Gisèle Élise Taïeb y est née en 1927, à La Goulette. Ses parents, honteux d’avoir une fille, cachent l’enfant à leur entourage. Son père, Édouard, est un Twensa [nom des Berbères judaïsés depuis l’Antiquité], et sa mère, Fritna, une Grana [minorité juive d’origine italienne]. Fière de son lignage et bouffie d’orgueil, cette dernière estime avoir fait une mésalliance.
Pendant son enfance, Zeïza vit entre une mère qui ne manifeste pas la moindre marque d’affection et un père admiré au point que ses deux filles se disputent l’honneur de lui enfiler ses chaussons quand il rentre du travail. De sa mère, elle dira : « Fritna est l’explication de toute ma démarche. J’ai voulu que les femmes ne lui ressemblent pas. »
Pour situer l’ambiance qui règne chez les Taïeb, Ilana Navaro cite, dans son livre, une anecdote racontée par Jean-Yves Halimi, l’un des fils de Gisèle : « Un jour, j’ai demandé à mon grand-père ce que signifiaient ces expressions en arabe, qui revenaient souvent. Il m’a expliqué, et c’était loin d’être des amabilités : “Je te souhaite d’avoir les yeux crevés par un croc de boucher et d’être pendue au plafond.” […] C’est une famille dans laquelle il y avait un très, très, très haut niveau sonore ».
Deux événements marquent la prime enfance de Gisèle. Elle a 6 ou 7 ans quand son frère cadet, André, placé sous sa surveillance, s’ébouillante en renversant une casserole qui était sur le feu. Il mourra au bout de quelques jours dans d’atroces souffrances et plus personne n’aura le droit de parler de lui. Des années plus tard, elle s’insurge de devoir se charger des tâches ménagères alors que son frère aîné, Marcelo, en est exempté. Elle entame une grève de la faim de trois jours jusqu’à obtenir gain de cause et remporte ainsi son premier combat pour l’égalité entre les hommes et les femmes.
Sa lutte pour l’égalité se prolonge sous une autre forme. À 11 ans, la jeune Gisèle est témoin d’une scène lors d’une manifestation pour l’indépendance, à Tunis. Les forces de l’ordre ouvrent le feu pour disperser la foule. Le surlendemain, l’une de ses camarades de classe, hilare, racontera comment des soldats français ont forcé un professeur arabe à enlever son pantalon. Nourrie par les livres, qu’elle dévore, et par l’idéal républicain français, qui prône la liberté, l’égalité et la fraternité, la jeune femme s’insurge contre le traitement réservé aux Arabes. Au grand dam de ses parents, elle prend parti pour l’indépendance tunisienne. Jacques, son oncle paternel, communiste, exerce une influence décisive sur elle, et un jour où, lycéenne, elle vend à la criée un journal proche du PC tunisien, son père la surprend et lui balance une gifle mémorable.
Rencontre avec le général Massu
Le rêve de la jeune fille de partir en France pour faire des études à la Sorbonne constitue la trame de La Révolte au cœur et de Gisèle Halimi, une jeunesse tunisienne. Les deux ouvrages se concluent sur le même épisode : à l’aéroport, Gisèle, 18 ans, s’apprête à s’envoler pour Paris, en 1945. Elle part à la recherche de Marcelo, déporté pendant la Seconde Guerre mondiale. Une version officielle, que contredit Ilana Navaro : en réalité, Gisèle a épousé un certain Raymond Zemmour, de dix ans son aîné, lorsqu’elle avait moins de 20 ans. Un mariage arrangé puis caché pour ne pas brouiller son message féministe.
Ses diplômes en poche et son divorce prononcé, l’avocate s’inscrit au barreau de Tunis et se marie avec un fonctionnaire, Paul Halimi. Très vite, elle défend des indépendantistes tunisiens. Après une émeute à Moknine, que des gendarmes répriment impitoyablement, en 1953, elle est la seule femme à défendre les accusés, dont certains sont passibles de la peine de mort. Pendant cinq ans, elle se consacre à ce combat et, après l’indépendance, en 1956, reprend naturellement le chemin des tribunaux dans le pays voisin, l’Algérie.
"Gisèle Halimi, la fauteuse de troubles", d’Ilana Navaro (éd. des Équateurs, essai, 152 p., 17 euros) ; "La Révolte au cœur", de Maïa Brami (éd. Albin Michel Jeunesse, roman jeunesse, 307 p., 15,90 euros) ; "Gisèle Halimi, une jeunesse tunisienne", de Danièle Masse et Sylvain Dorange (éd. Delcourt-Encrages, BD, 136 p., 17,95 euros). © Montage JA; Editions Delcourt; Editions Albin Michel; Editions Equateurs
C’est sans nul doute cet épisode de sa vie qui vaut à Gisèle Halimi de ne pas (encore) être entrée au Panthéon. Elle vit entre Paris, où se trouve son bureau d’avocat, et Alger, où elle défend ses clients. Ses deux enfants, à Paris, bénéficient de la protection d’étudiants de l’Unef en cette période où, comme le dit Benjamin Stora, cité par Ilana Navaro, « tous ceux qui voulaient s’opposer à la présence française en Algérie sous la forme d’une possible indépendance étaient considérés comme des terroristes ou des ennemis ». Gisèle Halimi relate, effarée, un entretien surréaliste qu’elle aura avec le général Massu. Ce dernier justifie l’usage de la torture tout en lui montrant les marques que lui ont laissées les électrodes qu’il s’est fait poser sur le corps afin de tester sa propre résistance à la douleur. L’écart entre son idéal français et la réalité de la politique en Algérie ne fait que croître.
« La putain du FLN »
En 1955, dans l’exploitation minière d’El Halia, des nationalistes algériens tuent 123 Européens – des mineurs et leurs familles. Le massacre est suivi d’une répression aveugle et disproportionnée. Même cécité lors du procès, en 1958 : les accusés ont été inculpés sur la base d’aveux extorqués sous la torture et sans preuves tangibles. Gisèle Halimi reçoit des mini-cercueils chez elle, à Paris, qu’elle transforme en garages pour les voitures miniatures de ses enfants ! En mai 1958, elle assiste à une manifestation qui vire à l’émeute et manque se faire lyncher par la foule, qui la traite de « putain du FLN ». Quand le Comité de salut public prend le pouvoir, à Alger, elle est arrêtée avec son confrère, Pierre Braun, et n’est libérée que quelques semaines plus tard. Sa vie tenant constamment à un fil, elle croit en sa baraka.
Si une affaire judiciaire est particulièrement associée au nom de Gisèle Halimi, c’est bien celle de Djamila Boupacha. En 1960, cette jeune militante du FLN, âgée de 22 ans, est détenue à la prison de Barberousse parce qu’elle a voulu faire exploser une bombe. Voyant que l’endroit où elle devait la déposer était bondé, elle avait renoncé. Ce revirement n’a pas empêché qu’elle soit torturée et violée. Le viol, souvent utilisé l’armée française, est alors fréquemment tu par les victimes car il touche à un tabou : la perte de la virginité, vécue comme pire encore que la torture.
Avec Simone de Beauvoir
Parallèlement à son action judiciaire, Gisèle Halimi fait appel à son modèle, la philosophe et écrivaine Simone de Beauvoir, qui écrit immédiatement une tribune dans Le Monde. Plus tard, les deux femmes cosigneront un livre intitulé Djamila Boupacha, dont un dessin de Pablo Picasso ornera la couverture. Le Comité Djamila Boupacha compte d’autres personnalités comme Jean-Paul Sartre, Louis Aragon, Geneviève de Gaulle, Germaine Tillion… Le procès prend un tour politique, et Gisèle Halimi s’en sert de tribune pour accuser le gouvernement et l’armée d’utiliser la torture et le viol comme armes de guerre. Djamila Boupacha est finalement libérée en avril 1962. Par la suite, la moudjahidate (« combattante ») se mariera et aura des enfants.
Lorsqu’elle avait environ 12 ans, la future Gisèle Halimi, citée par Maïa Brami, écrivait : « De toute manière, je serai l’avocate contre l’injustice. Avocate avec un “e” ». Très en avance sur son temps pour l’accord en genre, la militante féministe s’est trompée sur l’accord en nombre : elle a été avocate contre les injustices, qu’elles soient coloniales, faites aux femmes, etc., comme elle le prouvera tout au long de sa vie.
Les commentaires récents