Renée Greusard, journaliste à « l’Obs » et autrice féministe. (CHA GONZALEZ POUR « L’OBS »)
LE JOUR OÙ J’AI COMPRIS QUE J’ÉTAIS NOIRE (1). « Ce 31 décembre 2020, je suis médusée… » Notre journaliste Renée Greusard se souvient d’une blague d’apparence légère, qui cache en réalité un sentiment de malaise et de domination. Premier épisode d’une réflexion intime sur le racisme au quotidien.
Retrouvez tous les épisodes de la série « Le jour où j’ai compris que j’étais noire», issue de nos archives et initialement publiée en juillet 2022.
La blague vient d’être dite. Dès lors, je ne suis plus là. Quelques minutes (combien ?) pendant lesquelles mon esprit, comme dissocié, prend le large : je me sens au-dessus de moi-même. Seul reste dans la pièce mon corps qui doit avoir un air étrange, un peu bête ou au moins inhabité. Je vous raconterai ladite blague plus tard mais pour l’instant, je suis prise dans une sorte de dialogue intérieur conflictuel.
« Calme-toi, ce n’est qu’une blague. » « Dis quelque chose, si tu ne dis rien, tu cautionnes… » « Si tu dis quelque chose, tu vas pourrir le réveillon ! » C’est le propre de ces blagues. Qu’elles soient racistes, sexistes, homophobes, transphobes, ou grossophobes, elles mettent toujours les personnes concernées dans une position intenable. Si tu parles, tu jettes un froid. Si tu ne dis rien, tu culpabilises de ne rien dire. Je parviendrai finalement à extraire de ma bouche cette phrase : « On n’était pas censés prendre une photo, au lieu de faire des blagues racistes ? »
Et donc, la blague. C’est le 31 décembre 2020. Je suis en couple depuis moins d’un an avec Clément. Mais, il se trouve que ces dernières années, la vie sentimentale de mon nouvel amoureux a été chaotique. Et pour la troisième année consécutive, le voilà qui se présente avec une femme différente au réveillon de ses potes. On en a parlé dans la voiture avant d’arriver : Clément est mal à l’aise avec cette succession de femmes. Ça ne lui ressemble pas. Nous arrivons chez ses amis : Léna et Paul, un couple que j’ai tout de suite adoré. Chaleureux, accueillant, drôle, intéressant.
Assez rapidement, pour détendre Clément, je choisis de rire ouvertement de la situation. Je dis : « Pas la peine de faire trop d’efforts avec moi, l’année prochaine, une nouvelle meuf occupera ma place ! » (Je suis drôle, non ?) Sur ce, Clément, toujours aussi mal à l’aise et pour poursuivre la rigolade, embraye : « Et en plus, cette année, ma nouvelle meuf a une petite touche exotique… »
Il parle de moi, là, oui.
Vilain petit canard
Ma mère est d’origine sénégalaise, mon père, Français. Je suis la seule personne qui semble racisée dans cette assemblée de six adultes et cinq enfants. Je lance à Clément un regard agacé. Je n’aime pas cet humour. Du tout. Mais pas grave, on en parlera plus tard tous les deux et surtout je n’ai pas envie de prolonger ce truc désagréable. C’est sans compter Léna, l’amie de Clément, qui embraye à son tour : « Et oui, Renée ! Tu es notre quota de couleur, ce soir ! »
Je me sens me liquéfier un peu. Cette impression soudaine et naissante d’être littéralement le vilain petit canard de la soirée : celui qui est tout noir. Cette sensation d’être mise dans un coin mais pas avec tout le monde. D’être exclue, tout simplement. Je crois que je ris les dents serrées, comme on fait parfois quand on est gêné. Cinq minutes plus tard, alors que je propose de la prendre en photo avec son amoureux (il porte des oreilles de renne), Léna qui est en plein dans une conversation légère avec un groupe d’amis sur son téléphone, me lance :
« On va plutôt prendre une photo de nous et je l’enverrai à mon groupe d’amis sur WhatsApp pour leur dire que je passe le jour de l’An avec une femme de couleur. »
Je ne sais pas ce que vous ressentirez, vous, en lisant cela. Peut-être trouverez-vous que ça n’était qu’une blague ? Ou au contraire que c’était violent ? Moi, qui en suis encore à la réaction du cœur, je me sens (sans contrôler ce truc) me dissocier. Léna prend un selfie d’elle et moi avec son smartphone. Je souris (un peu hébétée, sans savoir comme réagir) et je vois cette photo de moi, souriant bêtement à ses côtés, atterrir dans un groupe WhatsApp de personnes qui me sont tout à fait inconnues, avec cette légende : « J’ai presque embrassé une femme de couleur... Je tue le game ou pas ? Joyeux nouvel an. »
Je suis médusée et parviens seulement à dire, donc : « On n’était pas censés prendre une photo au lieu de faire des blagues racistes ? »
Rire « de » ou « avec »
Si je suis médusée, c’est que mes amis ne font pas ce genre de blagues et que je suis moi-même convaincue depuis un moment qu’elles sont problématiques. Je ne suis pas là pour me présenter comme une sainte. J’ai moi-même fait des blagues, dans le passé, dont j’ai très honte aujourd’hui. Mais un jour, j’ai arrêté. C’est Jason P. Steed, un avocat américain, prof de lettres et auteur d’une thèse sur la fonction sociale de l’humour (dans la littérature et les films) qui m’en a convaincu en 2016. Il avait alors fait un thread passionnant sur le sujet des blagues qu’on dit anodines, dans lequel il expliquait que l’humour est un outil social par lequel nous assimilons ou nous excluons. Il permet d’intégrer ou de tenir à l’écart du groupe.
Alors, ce jour-là, qu’a voulu faire Léna ? A-t-elle voulu m’inclure ou m’exclure ? Rire « de » ou « avec » moi ? Elle a voulu m’associer au groupe, c’est certain. Léna est l’amie de mon mec progressiste, la compagne d’un des amis les plus proches. Mais pour ça, elle a paradoxalement utilisé une blague excluante. Elle a inversé le rôle social de l’humour.
Pourquoi s’est-elle emmêlé les pinceaux ? Une sensation d’incongruité liée à son environnement l’a mise mal à l’aise, finit-elle par dire. Léna et Paul habitent un tout petit village dans une très jolie montagne. Là, on peut boire l’apéro en regardant le soleil se coucher derrière des camaïeux de couleurs sublimes mais on ne voit pas beaucoup de Noirs. Elle concède :
« Moi, dans mon entourage, je n’ai pas d’amis d’origine maghrébine par exemple. Là où je vis, il n’y avait qu’un enfant noir et il a déménagé. »
Alors ça lui faisait bizarre et il fallait le dire ?
« En fait, j’ai tendance à mettre les pieds dans le plat et s’il y a une réalité qui n’est pas dite mais qui est quand même présente, il n’est pas rare que, sans même y réfléchir, j’en parle. Ce jour-là, le fait que nous soyons tous blancs et que tu sois noire était existant. C’était certes censé être un non-événement, mais en réalité, c’était un événement. A force de vouloir faire comme s’il n’y avait pas de sujet, on vient écraser le réel », réfléchit-elle.
« Incongruité », c’est précisément le mot qu’emploie Jason P. Steed quand je lui parle de tout ça :
« Il semble que votre petit ami et ses amis ont vu votre couleur de peau comme une incongruité dans cette soirée. Vous étiez “différente” d’eux et ils ont essayé de faire quelque chose de ça, par l’humour. Parfois, l’humour, et en particulier l’humour lié à la race, a pour effet d’assimiler ET d’aliéner simultanément. »
Léna est intelligente. Après le réveillon, quelques mois plus tard, sentant que je n’avais pas trop goûté cet épisode, elle est, d’elle-même, revenue dessus. Par messages sur WhatsApp, je lui ai alors dit comment je m’étais sentie. Forcément, c’était désagréable pour elle aussi. « J’en garde un souvenir poisseux. » Aujourd’hui, je crois que Léna et moi sommes en paix avec cette histoire. Je l’aime beaucoup et ça ne changera pas. Elle reconnaît que la blague disait quelque chose de plus profond, et qu’effectivement, ce n’était pas juste une blague.
Mais un symptôme. De quoi au juste ?
Le poids des clichés
J’appelle Rokhaya Diallo, journaliste, autrice, et réalisatrice qui s’intéresse depuis longtemps à ces sujets pour qu’elle réagisse à cette problématique précise. « Une blague de ce genre montre juste que son autrice est un produit de la société. On est tous et toutes potentiellement racistes parce que le racisme est lié à un contexte sociohistorique de colonisation et qu’on est tous et toutes socialisés pour croire au racisme, qu’on le veuille ou non. » Et dans ce cas précis : « Il ne s’agit donc pas de dire qu’il y a des gentils qui ne sont pas racistes et des méchants qui le sont. Moi, ce qui m’intéresse, ce n’est pas de qualifier les gens. Ce qui m’intéresse, c’est de qualifier leurs actes. »
C’est ce que j’ai fait ce soir-là, sans aller plus loin :
« On n’était pas censés prendre une photo au lieu de faire des blagues racistes ? »
Car à ce réveillon, je le sais, je ne suis pas au milieu de personnes qui votent Marine Le Pen ou Eric Zemmour. Je suis avec des gens de gauche, féministes, pour qui le mot « raciste » est une insulte. Des gens pour qui ce mot ne peut donc en aucun cas être accolé à leur personne ou à une blague dont ils seraient à l’origine. « Dans ma notion du moi, c’est inacceptable et je ne suis pas raciste », me dira plus tard Léna.
Nelly Quemener, sociologue et autrice de l’ouvrage « le Pouvoir de l’humour » (Armand Colin, 2014), explique d’ailleurs que ce qui crée la blague raciste, sexiste, etc., ce sont avant tout ses « effets de réception » :
« La même phrase dite par une personne homosexuelle devant une audience LGBTQIA + et par une personne hétérosexuelle devant une audience hétérosexuelle n’aura pas la même résonance. Ce qui compte, c’est la performance, pas les mots. »
« Tout le monde ne peut pas rire de tout de la même manière. Un nazi qui rit des juifs et Elie Kakou qui fait des blagues sur les juifs, ça ne raconte pas du tout la même chose », abonde de son côté Rokhaya Diallo.
Reste que Nelly Quemener note l’ambivalence de ce genre de blagues et leur effet sur le réel. « Il y a une espèce de jeu ambigu, on va montrer qu’on sait que ce n’est pas bien de dire ça mais on le dit quand même, et par là on réinstitue des stéréotypes sous-jacents. » La blague raciste renforce les clichés et les positions. Si on rit au détriment d’une personne ou d’un groupe dont on ne fait pas partie, il y a de fortes chances pour qu’on soit juste en train de renforcer sa position de supériorité. Et l’on envoie le message, à l’intérieur du groupe, que le racisme est acceptable.
Il aura fallu que nous parlions, qu’elle s’introspecte, surtout, pour que Léna parvienne à cette conclusion : « OK, j’ai eu une attitude raciste. »
« Culpabilité blanche »
Dernière chose : pourquoi Léna a-t-elle utilisé une expression aussi désuète ? Pourquoi n’a-t-elle pas dit « noire » ?
Nelly Quemener s’attarde sur l’expression originellement anglo-saxonne : « personne de couleur ». C’est une expression qui a été « un lieu d’affirmation identitaire », mais elle présente cette particularité de ne pas faire du blanc… une couleur. « Il y a cette idée que la blanchité ne serait pas une couleur. » Comme si le blanc, c’était le neutre et que le reste détonnait. Et la chercheuse de poursuivre : « Une façon d’interpréter cette sortie, c’est aussi d’y voir l’expression d’une culpabilité blanche, une question qui est travaillée en recherche. Cette blague dit en réalité beaucoup plus de la personne qui l’a dite que de vous. Elle dit son malaise. »
En conclusion, cette blague était bien raciste (puisqu’elle est sous-tendue par la domination et parce qu’elle la renforce), mais elle n’implique pas que mon amie soit raciste. Elle est néanmoins la preuve de deux choses : la contamination raciste de toute la société sans exception et mon incongruité en milieu non urbain. Et pour la première fois, cela m’a fait mal.
Est-ce que parce que j’y étais confrontée pour la première fois ?
Est-ce parce que j’étais là dans un contexte amoureux, au tout début d’une histoire ?
Est-ce que parce que je fais un gros déni depuis des années ?
Je suis féministe depuis plus d’une vingtaine d’années. J’ai très vite compris que nous étions tous sexistes, qu’il ne s’agissait pas de distribuer des bons points mais de déconstruire les mécanismes à l’œuvre et que c’était un travail quotidien. On parle souvent de lunettes féministes. Le jour où on les enfile, on ne peut plus les quitter et on découvre chaque jour de nouvelles bizarreries sur ce sujet. Dernière en date de mon côté : une amie qui m’a fait remarquer qu’on disait « le petit de la vache ». Comme si les veaux étaient tous le fruit d’immaculées conceptions. Marrant, non ?
Bref, j’ai, très tôt, dans ma vie de jeune femme, enfilé ces lunettes.
Pourquoi m’aura-t-il fallu trente-six ans pour enfiler celles de l’antiracisme ?
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https://www.nouvelobs.com/rue89/20230803.OBS76539/le-jour-ou-j-ai-compris-que-j-etais-noire-la-blague-du-nouvel-an-par-laquelle-tout-commence.html
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