UN AUTRE ''GENRE RUMP '' MAIS FRANÇAIS CELUI LÀ :)
Après dix années d’enquête, les juges d’instruction considèrent qu’il existe aujourd’hui suffisamment de charges contre l’ancien chef de l’État pour qu’il soit jugé dans l’affaire des financements libyens. Un procès est également demandé à l’encontre de Claude Guéant, Brice Hortefeux et Éric Woerth. Du jamais-vu dans l’histoire politique et judiciaire française.
Un président, un dictateur et une affaire d’État comme aucune autre. Deux juges d’instruction du tribunal de Paris ont officiellement demandé, jeudi 24 août, la tenue d’un procès pénal à l’encontre de l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy dans l’affaire des financements libyens, douze ans après la révélation du scandale par Mediapart.
Au terme d’une ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel (ORTC), c’est-à-dire le document judiciaire qui clôt définitivement une instruction, les juges Aude Buresi et Virgine Tilmont considèrent qu’il existe aujourd’hui suffisamment de charges contre l’ancien chef de l’État français pour qu’il soit jugé pour quatre délits : « corruption passive », « association de malfaiteurs », « recel de détournements de fonds publics libyens » et « financement illicite de campagne électorale ».
Brice Hortefeux, Éric Woerth, Claude Guéant et Nicolas Sarkozy.
Depuis le début de l’enquête libyenne, Nicolas Sarkozy, déjà condamné dans deux autres affaires d’atteinte à la probité (Bismuth et Bygmalion), dément toute malversation. Il bénéficie, comme tout mis en cause, de la présomption d’innocence.
Aux côtés de Nicolas Sarkozy, trois de ses anciens ministres, Brice Hortefeux, Claude Guéant et Éric Woerth, sont également renvoyés devant le tribunal correctionnel, ce qui va immanquablement donner au procès qui se dessine une dimension inédite. Jamais, dans l’histoire politique et judiciaire française, autant de hauts responsables publics vont se retrouver sur le banc des prévenus dans un dossier politico-financier d’une telle sensibilité : le soupçon d’une démocratie, la France, corrompue par une dictature, la Libye.
Un sarkozyste de la première heure, l’affairiste Thierry Gaubert, qui fut un collaborateur de l’ancien président à la mairie du Neuilly-sur-Seine puis dans deux ministères sous le gouvernement Balladur (1993-95), est lui aussi renvoyé devant le tribunal. Tout comme deux protagonistes clés du scandale, Ziad Takieddine et Alexandre Djouhri, que l’on appelle pudiquement dans les allées du pouvoir des intermédiaires mais que les juges d’instruction considèrent, elles, comme deux agents de corruption présumés du clan Sarkozy.
Les magistrates ont décidé de renvoyer, au total, treize personnes devant le tribunal, conformément aux réquisitions du Parquet national financier (PNF) rendues publiques en mai dernier.
Une enquête judiciaire hors normes
Il y a plusieurs manières de voir l’affaire libyenne. Comme une histoire en soi. Ou comme une histoire en plus, mais la plus grave d’entre toutes, pour un sarkozysme dévasté par les scandales. Cela n’a rien d’anecdotique : au moins deux futurs prévenus du procès libyen, Thierry Gaubert et Ziad Takieddine, ont été condamnés (en première instance) dans un autre dossier, l’affaire Karachi, dont les faits remontent certes au mitan des années 1990 mais présentent, à une décennie d’intervalle, de frappantes similitudes avec le scandale Sarkozy-Kadhafi.
Dans les deux cas, l’intrigue judiciaire raconte en effet comment les relations internationales de la France avec des puissances étrangères, le Pakistan et l’Arabie saoudite dans un cas, la Libye dans l’autre, sont devenues le théâtre d’une République occulte sur fond de grands contrats commerciaux, comme les ventes d’armes par exemple.
Au-delà des protagonistes communs, les méthodes se ressemblent à s’y méprendre : une ambition présidentielle de responsables politiques à l’origine de tout, des rendez-vous secrets, une diplomatie cachée, des pressions étatiques, des comptes offshore dans des paradis fiscaux, des valises de cash et des faveurs de la France pour notabiliser sur la scène internationale des pays qui sont au mieux des autocraties, au pire d’effroyables dictatures.
Dans le cas de l’affaire libyenne, l’histoire va toutefois prendre un tour spectaculaire sous la forme d’une guerre. Initiée par Nicolas Sarkozy en 2011, elle va provoquer la chute du régime de Tripoli et la mort de Mouammar Kadhafi, quatre ans seulement après la « lune de miel » – selon l’expression d’un ambassadeur américain – du président français avec le leader libyen. Le premier avait même voulu vendre du nucléaire au dictateur…
Après dix années d’instruction, les juges et les policiers de l’Office anticorruption (OCLCIFF) ont pu reconstituer avec un luxe de détails et d’éléments matériels inédits la part d’ombre de l’histoire franco-libyenne, au-delà des récits officiels.
Les investigations ont accumulé des centaines d’auditions en France et à l’étranger. Des milliers de pièces (bancaires notamment) ont été récupérées aux quatre coins de la planète ; une quinzaine de commissions rogatoires internationales ont été lancées. Des centaines de pages de documents diplomatiques ou des services de renseignement français ont été déclassifiées. Et, en définitive, un ancien président et ses lieutenants les plus fidèles ont été mis en cause dans le scandale potentiellement le plus retentissant de la Ve République.
Durant la procédure, Nicolas Sarkozy a d’ailleurs dû adapter sa ligne de défense à mesure des découvertes judiciaires. Après avoir démenti catégoriquement le moindre comportement problématique avec la Libye de Kadhafi, il a par exemple été obligé, en audition, de lâcher ses deux plus proches collaborateurs, Claude Guéant et Brice Hortefeux. « Je n’avais aucun élément pour connaître ce qu’était la réalité de leur vie », a-t-il ainsi déclaré sur procès-verbal, dénonçant des « fautes » et des fréquentations « incompréhensibles » de leur part.
Contestée à de nombreuses reprises ces dernières années par les mis en cause, dont Nicolas Sarkozy lui-même qui a multiplié avec ses avocats les recours pour tenter de faire tomber l’enquête, la procédure dirigée dans un premier temps par le juge Serge Tournaire, puis par sa collègue Aude Buresi, a été totalement validée par la cour d’appel de Paris et la Cour de cassation ces dernières années.
Sur le fond du dossier, les juges estiment aujourd’hui avoir identifié deux filières de financement occulte, comme Mediapart l’a raconté au fil de ses 145 articles consacrés à cette affaire – nos premières révélations datent de l’été 2011.
Un terroriste d’État libyen au cœur du dossier
La première filière est incarnée par Ziad Takieddine, l’intermédiaire qui fait le pont entre Karachi et Kadhafi. Ses archives, obtenues et authentifiées par la police, ont montré qu’il a été celui qui, dès le printemps 2005, a ouvert les portes de la Libye de Kadhafi au cabinet de Nicolas Sarkozy au ministère de l’intérieur.
D’après l’enquête, c’est d’ailleurs le 6 octobre 2005, jour d’une visite éclair de Nicolas Sarkozy en Libye, que s’est nouée la perspective d’un soutien financier du colonel Kadhafi au futur candidat de la droite française à la présidentielle.
Ziad Takieddine s’est appuyé en Libye sur le beau-frère de Kadhafi et chef du renseignement militaire, un certain Abdallah Senoussi. Dangereuse carte maîtresse : l’homme a été condamné en 1999 à la réclusion criminelle à perpétuité par la justice française pour avoir organisé l’attentat contre un avion de ligne de la compagnie UTA, qui a fait 170 morts. Il était depuis lors visé par un mandat d’arrêt international.
Mais cela n’a pas empêché, entre septembre et décembre 2005, Claude Guéant, directeur de cabinet, puis Brice Hortefeux, ministre délégué… aux collectivités territoriales, de rencontrer secrètement à Tripoli Abdallah Senoussi, dans le dos de l’ambassade française, des services secrets, sans traducteur ni garde du corps, mais en la seule compagnie de Ziad Takieddine. Plusieurs diplomates et responsables du monde du renseignement ont fait part durant l’enquête de leur stupeur devant de telles rencontres entre de hauts responsables publics français et un terroriste d’État recherché par la justice.
Devant les juges, Senoussi (aujourd’hui détenu en Libye) et Takieddine (en fuite au Liban) ont affirmé que ces deux rendez-vous cachés avaient bien comme objet le financement occulte de la campagne de Nicolas Sarkozy dans la perspective de l’élection présidentielle de 2007. Guéant et Hortefeux ont tous deux démenti de tels échanges, restant très vagues sur les raisons et la nature exacte de leur rencontre, qu’ils ont présentée comme un piège.
Les investigations ont en revanche révélé que quelques jours après la dernière rencontre avec Senoussi, ce dernier a fait verser, début 2006, par l’intermédiaire de Ziad Takieddine, 440 000 euros sur un compte non déclaré aux Bahamas appartenant à Thierry Gaubert. Une partie de la somme a ensuite été retirée en espèces en France.
Devant les juges, mais aussi dans les médias, Nicolas Sarkozy a assuré que ces faits lui étaient totalement étrangers, n’ayant plus eu la moindre relation avec Thierry Gaubert depuis le milieu des années 1990. Des archives obtenues par les enquêteurs ont prouvé qu’il s’agissait d’un pieux mensonge, comme l’a raconté Mediapart, Nicolas Sarkozy et Thierry Gaubert n’ayant jamais cessé de se fréquenter durant ces années-là, soit directement, soit par l’intermédiaire de Brice Hortefeux, parfois même en lien avec les affaires libyennes de Ziad Takieddine.
Une « note de calendrier » de Thierry Gaubert, rédigée quelques jours avant de recevoir les fonds libyens d’Abdallah Senoussi, portait même la mention « NS-Campagne ». « NS » pour Nicolas Sarkozy.
Ces éléments accumulés sont d’autant plus accablants que les investigations ont mis en lumière le fait que l’équipe Sarkozy a, dans le même temps, multiplié les diligences pour tenter de faire sauter le mandat d’arrêt visant Abdallah Senoussi en France. L’avocat personnel de Nicolas Sarkozy, Me Thierry Herzog, s’est même rendu à Tripoli pour rencontrer à cette fin, en novembre 2005, l’équipe de défense pénale du terroriste libyen. En mai 2009, une réunion, dont la trace a été trouvée par les policiers, a également eu lieu à l’Élysée concernant le sort judiciaire de Senoussi.
Et le carnet manuscrit d’un ancien dignitaire libyen, retrouvé par les enquêteurs après sa mort suspecte à Vienne (Autriche) en 2012, contenait lui aussi la trace de plusieurs versements en faveur de Nicolas Sarkozy et de ses proches au moment de la campagne de 2007 – le nom d’Abdallah Senoussi était d’ailleurs cité dans ces documents.
Au-delà des virements bancaires, il y a aussi les espèces, d’après l’enquête. Ziad Takieddine s’est en effet auto-accusé dans le dossier d’avoir également transporté 5 millions d’euros en cash entre Tripoli et Paris pour remettre les fonds, en trois fois, à Claude Guéant (deux fois) et Nicolas Sarkozy (une fois).
Ces deux derniers ont vigoureusement démenti les faits, l’ancien président assurant même à la juge Buresi avoir dans son agenda la preuve qu’une telle remise était physiquement impossible à la date soupçonnée par l’enquête (il s’agit de la fin janvier 2007). Problème : au moment de produire son fameux agenda quelques jours plus tard, Nicolas Sarkozy a fait savoir à la magistrate qu’il l’avait en fait égaré.
Les investigations ont par ailleurs montré que, durant l’année 2006, Ziad Takieddine a retiré en cash plus d’un million d’euros, préalablement versés par le régime libyen, avant de rapatrier les sommes en France.
Et des espèces non déclarées, les enquêteurs en ont, de fait, retrouvé en quantité dans la campagne présidentielle victorieuse de Nicolas Sarkozy en 2007. Une étude commandée par la justice a ainsi établi qu’à la fin de la campagne, après toutes les prestations réalisées, il restait dans les armoires de la trésorerie dirigée par Éric Woerth au bas mot 250 000 euros en grosses coupures, ce qui laissait présumer une circulation massive d’espèces durant la campagne.
Pour sa défense, Éric Woerth a expliqué que ces grosses coupures avaient été envoyées anonymement par la poste par des admirateurs aussi généreux que discrets de Nicolas Sarkozy. Une version démentie lors de l’enquête et finalement jugée « captieuse », c’est-à-dire visant à tromper, selon un rapport de police.
La détention par Claude Guéant durant la campagne présidentielle d’une chambre forte à la BNP – elle était si grande qu’un homme pouvait y entrer debout – n’a probablement pas été de nature à apaiser les soupçons. Claude Guéant a expliqué avoir loué ce coffre-fort géant pour y entreposer des archives confidentielles et des discours de Nicolas Sarkozy.
À l’automne 2020, au lendemain de la mise en examen de Nicolas Sarkozy pour « association de malfaiteurs », Ziad Takieddine a contre toute attente annoncé sur BFMTV et dans Paris Match qu’il retirait ses accusations contre l’ancien président. Ce dernier s’en est félicité dans les minutes qui ont suivi – « La Vérité éclate enfin ! », a-t-il tweeté – et a profité de ces confidences pour lancer une offensive d’une rare virulence contre les juges.
Seulement voilà : cette rétractation n’en était pas une. Une nouvelle enquête judiciaire, toujours à l’instruction, a permis de montrer que l’entretien de Takieddine avait été le fruit de négociations et de versements de fonds. L’opération a été orchestrée par une femme d’affaires, Michèle Marchand, une intime de Nicolas Sarkozy et de sa femme, Carla Bruni, d’après la justice.
Plusieurs personnes, dont « Mimi » Marchand, sont aujourd’hui mises en examen pour « association de malfaiteurs » et « subornation de témoin » dans ce volet du dossier. Et Nicolas Sarkozy, récemment entendu comme suspect par les policiers, est à son tour menacé judiciairement, en plus de tout le reste.
La thèse de l’enrichissement personnel de Claude Guéant
L’autre filière de corruption présumée identifiée par les juges a été pilotée par l’homme d’affaires Alexandre Djouhri. Ancien chiraquien passé au service de Sarkozy à la veille de la présidentielle de 2007, Alexandre Djouhri a réussi à prendre petit à petit la place de Ziad Takieddine dans le cœur de la Sarkozie. Les deux hommes, concurrents, se détestent de longue date.
Au sein du régime libyen, le levier d’influence d’Alexandre Djouhri était un dignitaire du nom Bachir Saleh. Il s’agit de l’ancien directeur de cabinet de Mouammar Kadhafi et ex-président de l’un des plus puissants fonds souverains du pays, le Libyan Africa Portfolio (LAP).
Après avoir publiquement nié les faits, ce dernier a finalement reconnu devant les enquêteurs libyens que « Nicolas Sarkozy a demandé à Mouammar Kadhafi de l’aider dans sa campagne » en octobre 2005, précisant que Mouammar Kadhafi avait répondu à Nicolas Sarkozy : « Si mon ami Chirac ne se présente pas, je suis prêt à vous aider. » Plusieurs fonctionnaires libyens en poste à l’époque, entendus l’été dernier, ont confirmé cette sollicitation.
Bachir Saleh est en outre poursuivi dans l’affaire pour un versement de 10,1 millions d’euros, postérieur à la présidentielle 2007, qu’il a fait opérer par le fonds étatique LAP, qu’il présidait, en faveur d’une société offshore panaméenne appartenant à Djouhri. Un versement réalisé sous couvert de l’achat d’une villa dans le sud de la France, qui en coûtait cinq fois moins. Or, Alexandre Djouhri est soupçonné d’avoir financé personnellement, grâce à cette opération, à hauteur de 500 000 euros Claude Guéant quand il était secrétaire général de la présidence de la République. Donc avec de l’argent libyen, comme l’a analysé la cour d’appel de Paris en novembre 2021.
Les fonds, qui ont servi in fine à l’achat d’un appartement derrière l’Arc de Triomphe, à Paris, ont été versés en mars 2008, soit trois mois après le tapis rouge déroulé par Nicolas Sarkozy à Mouammar Kadhafi pour une visite d’État qui avait été largement décriée en France.
En contrepartie, les juges soupçonnent Claude Guéant (dont le RIB a été retrouvé en perquisition au domicile d’Alexandre Djouhri) d’avoir fait pression sur le groupe EADS pour que celui-ci verse à Alexandre Djouhri des reliquats de commissions occultes sur la vente d’avions de ligne Airbus au régime Kadhafi.
Alexandre Djouhri, qui est également accusé d’avoir offert une montre Patek Philippe à Claude Guéant, apparaît dans un autre volet de l’affaire libyenne – et non des moindres. Il concerne l’exfiltration de France de Bachir Saleh au lendemain de révélations de Mediapart en avril 2012, dans l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle.
Les investigations ont en effet établi qu’Alexandre Djouhri, main dans la main avec le chef des services secrets intérieurs de l’époque, Bernard Squarcini, avait supervisé la fuite de France, destination l’Afrique du Sud, de Bachir Saleh alors que celui-ci était visé par une notice rouge émise par Interpol.
Interrogé sur cet épisode, considéré par les juges comme la substitution à l’autorité judiciaire d’un témoin clé de l’enquête, Nicolas Sarkozy a assuré n’avoir jamais rien su des conditions de cette exfiltration, même si son ancien bras droit à l’Élysée, Claude Guéant, était ministre de l’intérieur au moment des faits.
Fabrice Arfi et Karl Laske
25 août 2023 à 11h52
https://www.mediapart.fr/journal/france/250823/argent-libyen-nicolas-sarkozy-et-trois-anciens-ministres-sont-renvoyes-devant-un-tribunal?utm_source=ABO&utm_medium=email&utm_campaign=Mailing_20230823_ORTC_Sarko&utm_content=&utm_term=&xtor=EREC-1031-%5BABO%5D&M_BT=8187884375239
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